Claudette écoute France-Info sur la radio de ma tire quand je la rejoins. Je la regarde avec attendrissement avant d’ouvrir ma portière. Elle ne m’a pas vu surviendre et se tient sagement assise, le buste droit, les mains croisées sur sa jupe par-dessus son sexe qui devrait avoir un goût de fraise des bois, si mon imagination ne déraille pas trop.
Je lance la phrase banale et qui se veut d’excuse :
— Je vous fais attendre…
Elle me répond qu’elle n’a strictement rien à faire, sinon se rendre chez Gibert Jeune, mais que cette course n’est pas urgente ; d’où je conclus que ma compagnie ne lui déplaît pas outre mesure.
Je lui montre la carte de vœux trouvée par Bérurier dans une sacoche de son défunt papa.
— Ça vous dit quelque chose, ça, ma chérie ?
Elle rougit du mot « chérie » et s’empare de la brème.
— Ça devrait ? murmure la tendre adolescente.
— On l’a trouvée dans les fontes de votre père. Oh ! oui, je sais, fait Claudette.
Elle empalme du coup mon intérêt.
— Racontez ?
— Les autres, c’étaient des faire-part de naissance ou des messages de Noël. Cela jouait Happy birthday ou le Divin Enfant.
— Elles se trouvaient en possession de votre papa ?
— Provisoirement, car il les portait aux intéressés.
— Il était coursier, à ses heures ?
— Pour rendre service.
— A qui ?
— Une connaissance à lui qui fabrique ces cartes de façon, paraît-il, artisanale, et les faisait livrer à titre d’échantillon à des gens susceptibles de lui en commander une forte quantité. Le mécanisme musical est spécial, d’une grande fragilité, et il ne voulait pas les confier aux postes.
Moi, ce bigntz me semble foireux.
— Intéressant. Vous connaissez la personne en question ?
— Non.
— Où habite-t-elle ?
— Je l’ignore, mon père n’était pas bavard et, au reste, je n’attachais pas d’importance à la chose. Je lui reprends l’objet, le refais jouer. La musiquette crincrin n’a rien de novateur. Des années que l’on trouve ce genre de gadget dans les carteries et les papeteries.
— Cette carte vous préoccupe ? demande Claudette.
— Au cours d’une enquête, le moindre détail m’intéresse. Dans le cas présent, je ne vois pas de différence entre celle-ci et celles du commerce. Simplement je tique à propos de la fragilité d’une chose faite pour recevoir des coups de tampon de la part de postiers moroses. Je vais aller la montrer au directeur de notre laboratoire.
— Laissez-moi où vous voudrez, je prendrai le métro.
— Puisque vous n’êtes pas pressée, restons encore ensemble, il y a si longtemps que je n’ai pas apprécié la compagnie d’une jeune fille.
Je ne regarde pas si elle rougit derechef.
Cela va de soi.
Mathias s’est fait tailler les crins presque rasibus, ce qui lui donne une tronche de lézard préhistorique.
Drapé dans une blouse de laboratoire verte, il ne lui manque que des écailles pour parfaire l’illuse. Il arrache sa prunelle gauche de l’œilleton d’un microscope et s’en sert pour nous regarder. Il sourit à Claudette que je présente brièvement par son prénom.
— Du nouveau ? me demande-t-il.
— Peut-être cela, Rouquemoute, à toi de m’affranchir.
Trois phrases au bâti sommaire et je dépose la carte près du microscope.
— Il devrait y avoir un mystère dans ce truc-là, Xavier.
— Eh bien, s’il y en a un, nous le découvrirons, assure-t-il.
J’apprécie son pluriel de politesse et le laisse œuvrer.
Sur la liste des six « suspects » (mais en sont-ce ?), il reste deux personnes à visiter : l’hôtesse Emma Troussé et le radio Albert Deliaige. J’apprends de Pinaud que l’un et l’autre sont de service. La première se trouve à Tokyo, le second à Abidjan. Ils ne seront « touchables » que dans quarante-huit heures.
— Allons à votre librairie, décidé-je.
Et ça me fait, comme chaque fois, un grand bonheur d’entrer dans une boîte où l’on vend tant de bouquins différents. Si tu l’as remarqué, les librairies s’amenuisent. Partout où je passe, je les retrouve tronquées : New York, Paris, Lyon, Fribourg. Les anciennes grandes maisons ont cédé la moitié ou les deux tiers de leur pas-de-porte à des disquaires, des agences de voyages ou des marchands d’ordinateurs. Le bouquin recule, se fait tout petit. La culture ? Tiens, fume ! Et cependant, des books, il en paraît de plus en plus. Mais ils demeurent dans des dépôts. On n’a plus de place pour les déballer. Un jour on paiera les éditeurs pour pas qu’ils les impriment. Y a plus que le papier-cul qui se vende encore bien : on se fait tellement chier, tout le monde.
Je suis la môme à travers les rayons. Son mignon dargif ondule sous sa jupe à plis. Grisant ! Elle doit être bonne à aimer, cette exquise. Suppose que je l’épouse, hein ? Je démissionne, l’emporte dans un coin à palmiers, mer et soleil. La tire à perdre haleine. Ensuite je commence à m’emmerder et me fignole une cirrhose au punch créole ou au Ricard. O.K. : je l’épouse pas et garde mon poste.
Elle prend, gravement dans un casier, un gros bouquin relié, à couverture blanche et bleue, et puis un second, tout mignard, à couverture jaune, titre rouge. Puis va à la caisse en comptant de misérables biftons ; l’argent des gens modestes a beaucoup plus de valeur que celui des gens riches.
Je m’interpose :
— Laissez, petite, j’ai des prix !
Elle proteste, mais, par timidité, laisse la place à mon assurance. Ensuite elle veut glisser ses piastres dans mes fouilles. Elle va toucher ma queue si elle descend trop sa menine !
— Je vous les offre. Ça me fait plaisir de participer à vos études pour une infime partie.
Encore des protestations que j’endigue. On se retrouve sur le Saint-Michel, vaguement désemparés.
Je sens que mon histoire Marmelard fenouillarde. Pleins de gens en biffurquance. Ça se croise, a l’air de s’enchevêtrer, et puis non, ça ne suit pas. La collusion franco-helvétique tombe à plat. Je lève des forbans annexes qui ne font que frôler l’affaire elle-même. Franchement, j’appelle cela une enquête à la con !
— Vous avez l’air triste ?
Merde, elle a le fillinge, cette gosse.
— Préoccupé, rectifié-je. Je suis immergé dans un bain de mystères qui me collent après comme des algues. Vous êtes pressée de rentrer chez vous ?
— Non.
— Votre belle-doche ?
— Elle est allée passer la nuit chez sa sœur de Pontoise pour soigner sa peine.
— Et la vôtre, de peine ?
— Elle s’en fout.
— Pas moi. On va aller bouffer des choses marrantes pour se changer les idées. Quand je traverse une période de marasme, je stoppe tout et j’emmène ma mère au restau. Quel genre de tortore aimez-vous ? Chinoise, japonaise, russe, arabe ?
— Vous savez, je ne connais rien de tout ça. Si, le restaurant chinois, parfois ; j’en sais de pas chers pour étudiants.
— Allons dans un petit restaurant russe que je connais, avenue de la Bourdonnais : le Prince Igor. L’ambiance est feutrée et la cuisine de tradition.
Aux anges, qu’il est, mon ange. Je me sens tout fringuche, brusquement. Comme au temps où j’offrais des diabolos-menthe à des petites potesses encore pucelées (mais j’y mettais bon ordre, la plupart du temps). J’ai toujours eu une grosse démangeaison au bout du chibroque, mon guizeau avait sans cesse besoin de piquer une tête dans les touffeurs fumelles.
Je louche sur ma toc. Trop tôt pour se rabattre chez les copains ruscoffs. Depuis ma guinde, j’appelle le beau Mathias aux allures de tyrannosaure endimanché. Une rouquinerie aussi intense, ça n’existe plus depuis le secondaire.
— T’évolues, Blondinet ?
— Mystère k.-o., Votre Honneur ! plaisante-t-il, tant il est enjoué.
— J’en étais certain, gars : on ne prête qu’aux riches. Alors ?
— Tu ne reviens pas à la Maison Pue-des-pieds ?
— Toinet s’y trouve ?
— Oui, pourquoi ?
— Je ne tiens pas à le rencontrer en ce moment, murmuré-je en louchant des deux yeux à la fois sur l’adolescente. Qu’as-tu trouvé ?
— J’ai mis à jour la musiquette noyée dans le papier, c’est en fait un cassettophone archiminiaturisé. J’ignorais que ce fût possible de réduire à ce point ce genre d’appareils. Un branchement lilliputien permet d’écouter autre chose que la Marche nuptiale.
— Quoi donc ?
— Des mots…
— Quels ?
— Ils correspondent à un code.
— Tu l’as percé à jour ?
— Pas encore, c’est très coton : il y a plusieurs langues incriminées : français, anglais, espagnol, allemand.
— Donc des langues dites usuelles ?
— En quelque sorte. J’ai rendez-vous avec Olbricht Tanner, un savant zurichois spécialisé dans ce genre de mise en clair. Il se trouve justement à Paris où a lieu un séminaire de ses collègues européens. Je passe à son hôtel dans une heure.
— Champion ! Dans notre région natale, il existe un vulnéraire qui s’appelle « l’élixir du Bon Secours ». Tu es mon « élixir du Bon Secours », Xavier. Après ton rancard, tu rentres chez toi ?
Il hésite. Pas la peine qu’il profère une syllabe, j’ai pigé qu’il va retrouver son « assistante-nièce-maîtresse » dans le studio de ladite. Il a rencontré l’amour après son dix-septième chiare, le Rouillé. L’égérie est encore plus moche que sa rombiasse, du moins est-elle plus jeune et c’est cela qui fait la différence, comme on dit à France-Inter.
J’extrais mon carnet d’adresses et lui donne le biniouphone du Prince Igor.
— Tu pourras me joindre à ce turlu une bonne partie de la soirée, beau blond.
— D’accord.
La Claudette paraît pensive et triste.
— Dites, chuchote-t-elle, vous ne pensez pas que mon père a trempé dans une mauvaise affaire ? C’était un homme totalement intègre, vous savez ! Il me prêchait sans cesse l’honnêteté, le droit chemin, la vertu. Il n’était pas riche, n’avait que sa paie d’employé d’Air France pour nous faire vivre.
Je lui prends la main et la porte à mes lèvres, toute douce et palpitante.
— Je ne pense que du bien de votre papa, petite chérie. Les facteurs qui délivrent le courrier ne sont pas responsables du contenu des lettres. A vue de nez, on se sera servi de lui pour coltiner des messages un peu glauques. Il ne vous a jamais fourni de précisions sur son fameux ami fabricant de cartes ?
— Je vous jure que non.
En tout cas, à présent, je sais à quelle porte aller frapper : celle de Christine Marmelard qui m’a bien eu avec ses airs de pauvre épouse délaissée. Mais je n’irai la voir qu’une fois que je saurai à quoi m’en tenir à propos des fameux messages codés.
De sa main, Claudette, je passe à ses lèvres.
Pour un baiser très rapide et chaste, d’une grande douceur. Néanmoins, elle en frissonne de partout.
Et ça j’aime, tu vois ?