LE JOUR SE LÈVE

Maman apporte le vin chaud.

— Vous n’êtes pas contre la cannelle, monsieur le directeur ? s’inquiète la chérie adorée de son fils.

— Au contraire.

— Et c’est terriblement aphrodisiaque, remets-je la gomme.

— Ah ! je l’ignorais, répond l’assassin d’Hector, d’une voix faussement indifférente.

Il souffle sur le breuvage dont on lui promet monts (de Vénus) et merveilles.

Il dit, soumis, à travers la vapeur odorante de la grande tasse :

— Eh bien, mon petit garçon, dites à papa.

Le môme me sourit affectueusement.

— J’ai donc fait à M. le directeur un compte rendu détaillé de nos pérégrinations genevoises et il a décidé de reprendre l’enquête là-bas. Pendant le voyage en jet privé, il n’a cessé de me poser des questions. A la fin, il m’a dit : « Il y a un personnage que vous avez comme escamoté, votre père et vous. Et c’est… »

Je l’interromps en plaquant ma main sur sa bouche.

— Moi qui le dis le premier, Toinet !

— Ah ! vraiment, ricane mon alter ego (centrique) avant de se cogner une breuvée de vin chaud. Je suis curieux de l’entendre.

— Une certaine Marika Feder qui tient la galerie de tableaux de la dame Bergovici.

Je les cloue. Le barbon cloaque de la trappe. Son râtelier pète un joint de culasse et prend de la gîte par bâbord.

— V vvvvous, vous le savonniez ? fait-il à blanche voix.

Ma franchise éternelle :

— A vrai dire, je ne le sais que depuis cette nuit.

— De qui le ternissez-vous ?

— Du sieur Azzola, l’homme damné de feu Marmelard. Il est enchaîné dans notre ex-cave à charbon. J’ai pu le confondre et l’ai acculé dans ses derniers retranchements. Ce type est un ancien agent au service des Soviets. Une taupe infiltrée à Paris depuis bien des années. Il était très lié à Roger Marmelard et il est devenu une sorte d’associé de ce dernier. Quand les affaires de la société de transports ont battu de l’aile et que son ami Roger s’est trouvé aux abois, il lui a proposé de travailler en marge de ses occupations habituelles.

« Pris à la gorge, le beau Marmelard a accepté de sortir du droit chemin, comme on dit dans les manuels d’instruction civique. Il s’agissait de récupérer à l’Est des armes de tout poil, des techniques avancées, et de les faire entrer en France pour, ensuite, les fournir à des associations terroristes. C’est ainsi qu’ils procurent du matériel de mort aux Basques, à l’I.R.A., au F.I.S. islamique et à beaucoup d’autres combattants de la nuit, en France, en Italie, en Angleterre et ailleurs. Le tandem Azzola-Marmelard avait d’autres partenaires, dont Marika Feder qui traitait les achats à l’Est, tandis que nos deux copains s’occupaient des ventes à l’Ouest.

« Ils se goinfraient tous à qui mieux mieux. Seulement des services internationaux veillaient, se montraient trop curieux et trop actifs, et ça commençait à coincer. Des brigades de répression infiltraient peu à peu les compagnies aériennes, se constituaient des agents de surveillance parmi le personnel navigant. Les trafiquants le savaient, qui, de leur côté, organisaient des éléments de contre-espionnage, si je puis dire. Azzola et Marmelard recevaient des tuyaux relatifs aux gens dont ils devaient particulièrement se méfier.

« Ainsi, mon Toinet, cette liste de gens navigants que tu avais détectés et que nous avions dressée comportait, non des complices, mais des adversaires du réseau. Et nous, braves cons, de leur injecter du sérum de vérité, alors qu’ils étaient de notre bord, les pauvres, à l’exception (là je baisse le ton) d’un employé au sol, le père de la petite Claudette, qui leur servait de facteur et qui fut liquidé par des complices à eux car il donnait des signes de frousse. »

— Mon Dieu, balbutie mon Toinet, une si gentille gosse, si fraîche, si pure. Il va falloir que je m’occupe d’elle !

— Pas nécessairement, mon fils ; pas nécessairement, lui réponds-je.

Je fuis son regard indécis pour regarder le Vioque.

— Ce fut une enquête difficile, apprécie l’Homme-au-paf-mâchouillé, et nous eûmes grand mérite à la mener à bien. Vous savez que la dame Feder Marika, soûle comme une grive et, je crois bien, follement surexcitée par notre petit Toinet qui jouait de la balalaïka sur ses jarretelles, nous a expliqué qu’elle avait reçu l’ordre de « programmer » la mort de Marmelard, comme souvent dans ces associations, on charge quelqu’un « d’ailleurs » de faire le ménage chez soi, ce qui limite les risques.

— Je le sais. Elle ne vous a pas précisé ce qui avait valu la sentence de mort à Roger Marmelard ?

— Non.

— Je vais vous l’apprendre : simplement le sale tour que lui a joué la maman de sa jeune maîtresse en faisant photographier ses ébats avec sa fille. Elle voulait se venger de l’épouse, ce qui est un comble, mais c’est ainsi : les maîtresses nourrissent davantage de haine pour la légitime que le contraire. Et se venger aussi du volage Roger, naturellement.

« En recevant cette image particulière, Christine l’a montrée à Azzola. Ce dernier a bondi. Pas à cause de la fornication de son pote dont il connaissait la gaillardise, mais parce que quelqu’un l’avait flashé à son insu. Donc, Marmelard avait un (ou des) ennemi(s) ! La calamité ! Si un mauvais esprit avait décidé la perte du bellâtre, leur fructueux négoce pouvait être découvert. Il en référa à ses « sponsors » qui, eux aussi, jugèrent l’élimination de Marmelard indispensable à la sécurité générale. Marika Feder fut chargée du boulot. Elle avait des antécédents éloquents.

« On lui remit la fameuse photo compromettante et la rusée se mit au boulot. Elle empruntait souvent l’auto de la femme Bergovici au cours des fréquentes absences de celle-ci. Dès lors, elle vint à Paris, recruta la main-d’œuvre nécessaire en la personne du malheureux Fauboursin Denis, organisa le chantage que nous savons sur Marmelard, et son sort funeste fut scellé. Plus tard, quand Toinet se rendit à la galerie pour enquêter, elle le fit “interpeller”. Ses hommes de main le conduisirent chez le banquier Strengerïnzenaïte en attendant qu’on décide de son sort. »

Un temps. Le Dabe a torché son vin chaud. L’alcool et la fatigue le dodelinent vachement. Manière de l’éveiller, je lui questionne :

— Comment, de votre côté, êtes-vous parvenus à Marika Feder ?

— Facile, mon cher. J’ai agi en vieux flic de routine, pas pressé, mais efficace.

— A savoir ?

— Notre Antoine m’a fait une description parfaite de la donzelle. Je me suis rendu aux Sommiers, nanti des précieux renseignements, et, aidé du préposé, j’ai pu sortir la fiche de cette aventurière, laquelle possède un joli pedigree chez nous. Simple, non ?

— Compliments, patron.

Patron !

Il s’irradie. Rose !

— Pourquoi avais-tu mentionné la Feder dans ta relation des faits, au point de faire réagir Chi… M. le directeur ?

— Elle m’avait impressionné, avoue Toinet. Son regard me séchait la gorge. Bref, je n’arrivais pas à l’oublier ; tu as dû connaître ce genre de chose ?

— Tu penses !

C’est le moment où Claudette surgit, fleurant bon le sommeil, avec le regard bordé de reconnaissance. Elle salue les derniers arrivants.

— Je ne dérange pas ? demande-t-elle gentiment.

— Pas le moins, riposté-je.

Le Toinet, il a tout pigé, et me virgule un éloquent regard où le reproche bat en retraite devant l’estime, voire l’admiration.

Pour lui, je suis un vieux, et il s’incline devant l’exploit. Il regrette de ne pas tenter sa chance auprès de l’adorable jouvencelle, mais, élégant, salue la performance.

Les dormeurs se sont éveillés car le jour nouveau fait son œuvre. On entend rugir un sommier dans la chambre occupée par la veuve et l’ex-maîtresse de Roger Marmelard. Béru qui les a réconciliées et leur interprète : « Tringlée sur le Bosphore, au soleil levant ».

Ses forces neuves s’expriment en toute violence. On l’entend leur répartir des oligo-éléments avec frénésie :

— A toi, salope ! Tourne ton cul du côté du Sacré-Cœur, la vieille ! Mouais, lèche mes burnes, ça attise !

La fille de Mado se pointe :

— Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? s’inquiète-t-elle.

— Un de mes collaborateurs passe une cassette « X » pour tromper le temps.


Dans sa cuistance, m’man, fataliste, reprépare du café, celui du matin.

— Ça a été duraille de faire parler Azzola ? questionne Antoine.

— Avec Mathias, rien n’est difficile dans ce domaine.

Il n’insiste pas. C’est déjà un vrai flic, cet ancien garnement.

Au reste, Chilou me le confirme, d’un ton empâté par l’exténuement :

— Vous savez, Antoine, votre garçon est un surdoué en matière policière. Je vais le prendre complètement avec moi et le former. Il faut qu’il connaisse autre chose que vos méthodes particulières…

— J’en serai très honoré, monsieur le directeur, le classicisme reste valable, à doses homéopathiques. Maintenant, nous allons rentrer à la Grande Maison afin de mettre de l’ordre dans tout ça. Demander des mandats d’amener.

— Il n’en faut pas des masses, objecte Antoine number two : Azzola, la veuve Marmelard ; plus, bien sûr, la Feder qu’on a ramenée de Suisse.

— Exact, mais je vais devoir préparer un rapport sur les activités des coquins que nous avons débusqués à Genève, pour éclairer nos homologues helvétiques ; entre les Bergovici, et les Strengerïnzenaïte, ils auront du pain sur la planche.

Je m’étire comme du chewing-gum.

— La nuit a été pénible, mais radieuse, ajouté-je en portant la menotte de Claudette à mes lèvres.

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