LE GRAND JEU EN PLUSIEURS PARTIES 5

Le Mastard m’attend sur le quai de la Mégisserie, lequel se trouve à cent pas. Un pont à traverser et j’y serai. Au lieu de m’y rendre à pincebroque, je prends ma chignole et place mon gyro sur le pavillon.

Pour bicher le quai en question dans le bon sens, je décris un viron important. Mon intention est d’adopter l’itinéraire suivant : quai Saint-Michel, quai des Grands-Augustins, quai de Conti (des fois qu’un bicorné ferait du stop), pont des Arts, ensuite un cent quatre-vingt-dix degrés pour piquer sur le quai de la Mégisserie.

Comme je bombe sur le Saint-Michel, une jeune linotte qui traverse hors des clous manque de se jeter sur le capot de ma 600 SL. Je m’apprête à la traiter de « connasse », à lui crier comme quoi elle ferait mieux de garer ses miches, au lieu de rêver à qui y plantera son trognon de chou, quand je reconnais l’adorable Claudette. Nos yeux s’enchevêtrent. Puis je lui souris et déponne la portière du passager.

— Montez ! lui crié-je.

Encore sous le coup de la frayeur, et peut-être aussi parce que ma péremptoirité lui en impose, elle se dépose à mon côté.

— Claquez votre porte, on bloque la circulation ! enjoins-je.

Effectivement, nonobstant mon feu tournant d’un beau bleu, ça conspue déjà derrière moi.

Rien de plus impatient que les tomobilistes parisiens. Si t’es pas au milieu du carrefour quand le feu passe au vert, ils sont prêts à arroser ta tire avec un jerrican d’essence et à y bouter le feu !

— Je voulais m’arrêter chez Gibert Jeune, murmure la petite.

— Je vous y conduirai dans un quart d’heure, j’ai une urgence.

Ce qui m’étonne, c’est qu’ayant enterré son daron ce matin, elle aille faire des emplettes l’après-midi. La chose me paraît inconforme avec le deuil, les larmes et autres congratulations familiales. Je m’enquiers discretos. Apprends qu’elle a perdu sa maman d’un méchant crabe, il y a dix ans. Son papa s’est remarié avec une amie de la famille qui veuvassait dans leur espace vital. Assez brave femme, mais inexistante au plan humain. Elles n’ont rien à se dire, mais la mère Marthe le dit quand même, ce qui bassine Claudette au-delà de tout. En ce jour de détresse, elle a sauté sur l’occasion que lui a offerte Toinet de se tailler. Ce qui la turlupe c’est qu’il lui faudra bien rentrer à un moment l’autre. Elle est terrorisée à l’idée de ce cruel tête-à-tête.

Elle envisage de se casser le plus vite possible. Seulement elle n’a pas un flèche, Claudette. Etudiante à la fac, elle fait un peu de baby-sitting pour s’assurer de la vaisselle de fouille, mais ne dispose d’aucun moyen pour s’offrir un studio ni la jaffe biquotidienne. C’est cruel comme dilemme.

Si elle a un fiancé ? Non, non. Des copains-copains seulement. Et encore, pas des copains-amis. Elle déteste les jeunes qu’elle juge par trop superficieux. Ils ne pensent qu’à rigoler et à tremper la triscotte. Des chiens ! J’ose pas lui demander si elle a encore son berlingot de Carpentras ! Question ridicule. Ça ne se fait plus depuis quarante ans. A croire que les petites frangines se carrent un gode au lieu d’un tampon d’écolière à l’âge de la « formation ».

Voilà le chenil mentionné par Terrasse Boulba. Des clébards dans les vitrines, chiots douteux chez lesquels le pedigree ne compense pas l’anémie.

Je laisse avec une belle impudence policière ma voiture sur le trottoir, gyrophare girant, Claudette à l’intérieur.

Entre et demande à une jeune fille de cinquante-trois ans aux cheveux plats et rares, si d’hasard, l’officier de police Bérurier, ne se trouverait point dans les environs.

La personne me sourit de tout son bec-de-lièvre, ce qui me permet de constater l’absence de toutes ses molaires et d’une partie de ses prémolaires.

— Au fond du magasin, une porte verte donnant sur la cour, c’est là que nous avons les grosses pièces de notre chenil !

Je vais. Trouve, débouche dans un quadrilatère cerné par du noir béton. Effectivement, au fond se trouve une verrière sous laquelle sont groupées de vastes cages de fer.

J’avise Béru, son fils, plus un individu malingre dont les favoris roux obliquent au niveau des lobes auriculaires pour rejoindre les moustaches, ce qui donne au personnage l’aspect de ces bouchons-souvenirs articulés qui ouvrent grand la bouche lorsqu’on actionne un menu levier situé vers la nuque.

Le Gros semble surexcité. Il clame :

— Moui, gamin ! Moui ! Vas-y, balance encore. Tu l’ domptisses ! Y grogne n’à peine. Encore ! J’veuille qu’y va se taire complèt’ment !

— Je peux plus ! geint le mougingue.

— On peut toujours quand t’est-ce on veut ! Bouffes-z’en n’encore une cuillerérée ! Ça t’ donn’rera du carburant !

Il puise dans une boîte de conserve avec une cuiller à soupe, en extrait cent grammes environ de haricots soissons, ventrus et blancs qu’il enfourne dans la clape de son rejeton. Apollon-Jules mâchouille sans montrer son entrain coutumier. Avale en rechignant.

Béru constate ma présence et s’écrie :

— Ah ! t’ v’là, l’grand ! Tu vas assister à une séance qu’ t’imagines pas ! Figure-toi qu’on a découvri un don, chez mon garçon. Dresseur d’chiens féroces ! J’tais venu en passant serrer la louche à Fonfon, un vieux pote à moi qu’entr’tient c’ ch’nil. Mon garn’ment a voulu voir les cadors d’garde. Il en a un’ d’mi-douzaine de terrib’, Fonfon. Sitôt qu’tu t’approches d’une cage, l’fauve qu’é d’dans se jette cont’ les barreaux pou’ t’ becter tout cru. Mais attends qu’on t’ fasse une démontrance. Tiens, va près du dalmachien qu’est au bout, c’est l’ plus v’nimeux du lot. Fais !

J’obéis.

L’animal moucheté gronde comme un orage d’août et se rue effectivement contre la grille.

— Cause-z-y ! Essaie d’l’amadouer ! invite le Carlos de la Rousse.

Je tente, déballant toutes les niaiseries franco-canines qui te viennent en pareil cas. « N’est gentil, le oua-oua ! Va donner sa papatte au monsieur, etc. » A pleurer !

Résultat, le dalmatien éructe jusqu’à moduler un véritable rugissement. Il bondit contre la porte, les griffes, les crocs sortis, les yeux sanguinolents, la bave stalactitante, la queue entre les jambes, le fourreau du sexe collé au ventre.

— Tu voyes ? fait Béru. Maint’nant, l’môme va opérer. A toi d’ jouer, Ben-Hur !

Béru fils se range à mon côté, le dos tourné à la cage ; il se pétrit l’abdomen et son masque devient douloureux. Puis un sourire promet l’éclaircie dans ce ciel tourmenté. L’enfant se penche en avant et il balance un pet digne de ceux de son père ; long et féroce, déchirant comme une nuit dans Les Hauts de Hurlevent.

Miracolo ! Instantanément, le dalmatien cesse ses démonstrations de férocité. Ventre à terre, gémissant, il rampe à l’autre extrémité de sa cage, comme agité par une terreur supérieure à celle qu’il tentait de provoquer.

— Incroyab’, non ? m’apostrophe Fonfon. L’animal l’plus cruel qu’j’aye connu. Y nous a égorgé deux caniches royals et un plombier zingueur v’nu consolider sa cage. C’gamin arrive alors qu’y n’était en pleine crise, y balance une loufe, et Attila s’aplatit. Faut l’avoir vu d’mes yeux pour l’croire. Et le morpion a r’fait d’même avec les autres méchants, tous ont réagi pareil.

— Apollon-Jules a un don, quoi ! tranche Alexandre-Benoît. Moi qui craque des louises beaucoup plus fortes, j’ai essayé à mon tour, et ces molosses n’en furent été qu’au plus davantage furax.

Je place ma dextre sur son épaule de bœuf.

— L’avenir de ton fils est assuré, heureux père. Mais est-ce pour me faire entendre les pets de ce génie flatulent que tu m’as fait venir ?

— Pas s’l’ment, reconnaît « l’a-dit-peu ».

— Alors ?

— J’sus été examiner la péteuse d’Aristide Bruyant, l’conductionneur d’engins d’pistes de la raie au porc, une idée, cornac. Un n’amas d’ferraille, un vrai n’amas. En fouliant ses sacoches, j’ai déniché ça, mon pote ! J’pense qu’ça devrerait t’faire moulier.

Il explore différentes poches, dont certaines offrent la particularité (et l’inconvénient) de n’avoir plus de fond.

Pourtant, Dieu jouant dans nos existences le rôle que tu sais, il finit par ramener une carte de vœux de mariage à deux volets. Sur le premier, il y a écrit « Happy mariage ». Sur le second, à l’intérieur, deux cœurs dorés sont réunis par un anneau également doré. Quand tu ouvres la carte, une musiquette retentit, produite par un appareil lilliputien logé dans l’épaisseur du bristol. Il s’agit des premières mesures de la Marche nuptiale de Mendelssohn.

J’écoute. Ne pige pas l’excitation que cette carte de bazar procure au Gros.

— Je me demande pourquoi Christophe Colomb était moins heureux de découvrir l’Amérique que toi cette carte à la con ? avoué-je.

— Regarde-la de plus mieux près, p’t’êt’ qu’ tu pigereras.

Du coup je mate les quatre faces de la double brème. Sur la dernière tout en bas, à peine lisible, une ligne tracée au crayon papier dont la mine est effilée comme une pointe d’aiguille : « C. M. Résidence Plein Soleil. Saint-Maur ». Faut pas être miraud pour écrire aussi petit, et surtout pour le lire.

— C.M., ça veut probab’ment dire Christine Marmelard, déclare l’Hénorme. Biscotte c’est son adresse qui suit. Tu n’croives pas ?

J’enfouille la carte au moment où ce qui doit arriver arrive : Apollon-Jules, à bout de dressage, se répand dans son bénoche.

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