LA NUIT VA FINIR (suite)

— Laisse quimper tes deux suce-pets, Rouillé, et apprête-toi à suivre cette unijambiste qu’on trimbale en carrosse.

La dame que je cause, elle semble indécise, une fois sortie de la zone policiarde, regardant de gauche et de droite comme une qui était certaine de trouver de l’accueil et qui joue sœur Anne.

Son cornac la propulse jusqu’aux bagages où les colibars en provenance de Bangkok sont déjà sur le tourniquet. La femme à l’ange désigne une grosse Samsonite grise constellée d’étiquettes d’hôtels du plus heureux effet. Son driver cramponne ladite, puis entreprend la difficile opération de sortir du hall aux luggages tout en coltinant à la fois la dame et sa valdingue.

L’idée !

— Claudette, fais-je, rendez-moi un service. Rejoignez l’unijambiste dans la salle d’arrivée (qui sert de salle de sortie) ; dites-lui que Christine a eu un empêchement de dernière minute et qu’elle vous envoie pour l’accueillir. Puis sortez de l’aérogare et attendez dehors avec elle, j’arriverai avec un taxi break.

Elle opine et fonce.

— Rejoignez Mathias, dis-je à Marguerite, ou Cécile, ou Rose (son prénom ne me revient toujours pas), vous filerez notre taxi.

Ayant dit, je me dirige vers la file des sapins et frète une Renault Espace de couleur bordeaux. Un flic me vocifère :

— A la queue, comme tout le monde !

Histoire de lui faire de la peine, je lui montre ma carte. Il se met à chialer derrière son kébour en faisant mine d’en essuyer la bande de cuir intérieure, mouillée par sa transpiration porcine.

A l’écart, il y a mon exquise Claudinette en compagnie de l’unipattiste et du pilote de chaise roulante. Les deux femmes s’expriment en anglais.

Je salue brièvement, comme le fait un ancillaire (à tout le moins, un subalterne) et, assisté de l’employé air-français, charge cette pauvre mutilée dans le taxoche. N’ensute de quoi, je virgule au Marocain qui taxite, l’adresse de notre pavillon de Saint-Cloud, qu’after, je récupère ma 600 SL pour foncer les attendre at home.

Cours de route, je téléphone à ma mother, lui expliquer que j’amène une dame à une jambe chez nous et est-ce qu’elle peut lui préparer la chambre d’ami (laquelle deviendra de la sorte une chambre d’amie avec un « e » muet) ?

Toujours partante, ma Féloche.

Doit-elle préparer un repas à la dame ?

Je réponds qu’une tisane devrait suffire accessoirement.

* * *

Je me pointe le preme. Viennent, dix minutes plus tard, le taxi Espace suivi de Mathias au volant de sa Ford Mondeo flambant neuve. Il l’a choisie noire, intérieur noir, afin que ça fasse ton sur ton.

Xavier est beau comme un feu rouge dans le brouillard. On déballe la dame de la guinde pour la porter dans mon pavillon.

La dame-qui-n’use-qu’une-godasse-à-la-fois demande à Claudette pourquoi on ne l’a pas conduite à son hôtel habituel.

— Par prudence, réponds-je dans la langue des Beatles, puisque c’est celle qu’elle emploie. Les choses deviennent plus délicates.

— Zozo n’est pas là ? qu’elle s’informe.

— Nous l’attendons (d’Achille), je lui réponds-je.

Elle acquiesce.

L’empressement de m’man ! Un poème ! Sa gentillesse éperdue, ses soins attentionnés, son regard clair à force de bonté ! La chérie ! Je suis certain que le Seigneur lui prépare un accueil de star pour le jour (lointain j’espère) où elle ira au rapport, ma vieille chérie.

L’arrivante est chouchoutée, cajolée. Depuis que je l’ai vue, je me demande pourquoi elle voyage sans mettre sa guibolle ersatz. Si on lui a confectionné une guitare de remplacement, c’est bien pour qu’elle « la chausse », non ? Je le lui demanderais bien, mais je crains que cela corresponde à une tactique et que ma question la mette sur ses gardes.

Pendant que « ces dames » installent l’arrivante, je taille une bavette avec Gaston (le Roux).

— Elle s’appelle Maria Samanski, née à Varsovie, naturalisée britannique et habitant Hong-Kong, m’annonce-t-il avec un détachement de teinturier.

N’a pas perdu son temps avec les flics du contrôle, l’oncle-amant-maître de Germaine, Lucette, Mélanie ? (toujours le trou). Je pourrais, d’une question à Mathias, élucider ce faux mystère, mais je me pique au jeu. Il faut que je retrouve seul ce foutu prénom. La mémoire, c’est comme un muscle qu’on doit faire travailler, assure m’man quand elle a « une saute » dans le caberluche.

— Je suppose que tu as amené cette femme ici pour l’avoir à disposition ? reprend cet excellent homme auquel il ne manque que d’engraisser pour que sa tête ressemble au motif central du drapeau japonais.

— Bien supposé.

— Je peux te dire qu’elle n’a pas coupé à mort dans ce vanne de Christine en retard. Elle a un doute.

— C’est probable.

— En mon âme et conscience, s’il y a quelqu’un qu’il faut traiter d’urgence au sérum de vérité, c’est bien elle en ce moment.

— Tu as ton matériel ?

— Dans ma voiture.

— Allez, go !

Il.

* * *

Tu sais comment on peut prévoir le destin d’un nouveau-né portugais ?

On le lance contre un mur. S’il se tient plaqué contre, on en fera un maçon. S’il tombe, on en fera un carreleur !

Je pense à cette blague en voyant Maria 4, descendre de sa chambre mansardée, sa chemise de nuit enfoncée dans la raie du cul, la barbe en bataille et l’œil plombé. Les ongles de ses pieds sont noirs, à cause d’un deuil récent survenu dans sa famille, mais ses pieds eux-mêmes paraissent propres.

C’est la nouvelle servante de Félicie. Un mois déjà ! Un mois de trop car c’est ma vieille qui se farcit tout le boulot pendant que Maria mange nos madeleines de Proust en regardant des abjections télévisées. Parfois, quand on projette un film « X », elle se branle ; mais d’un doigt et sans gueuler trop fort en prenant son panoche.

M’man qui n’est pas cliente pour ce genre de production, monte tricoter dans sa chambre. Je lui répète de sacquer Maria 4, mais elle refuse parce que notre soubrette est mère célibataire et qui est-ce qui carmera la nourrice quand elle sera sur le sable ? Elle est cornac, m’man, et c’est pour cela que je l’aime tant !

— Ma qu’est-cé vous lui fates ? elle s’exclame en me voyant tenir « la dame de la chambre d’amie » pendant qu’un homme couleur de baie de houx plante une seringue dans sa jambe restante.

— Son traitement, réponds-je. Qu’est-ce que vous foutez-là, connasse ? Retournez vous coucher !

Elle hoche la tête en dubitatant, se gratte l’entrejambe, ce qui lui enfonce aussi sa chemise dans le frifri, et finit par s’emporter.

— Tu aurais dû fermer la porte, me reproche l’Embrasé.

— Exact, j’aurais dû, conviens-je, mais, chez moi je me sens à l’aise.

— Tu crois qu’elle fera des gorges chaudes dans le quartier ?

— Faudrait d’abord qu’elle parle bien français.

— Tu la sautes ?

— Pas celle-là.

— Elle est jeune, cependant ?

— C’est pas pour moi un critère absolu. Je l’ai surprise nue : on dirait qu’elle porte une culotte en peau de chèvre, sauf qu’elle sent le bouc.

Redevenant professionnel, ce nouveau libertin me désigne la Maria de Pologne.

— Je pense que madame est prête.

Elle a un sourire béat. Ses yeux sont mouillés ; elle semble bénaise.

— Ça va, douce amie ? j’hasardé-je-t-il dans le patois de Churchill.

Very well.

— Comment avez-vous perdu votre jambe ?

— Accident de train en Silésie.

— Il y a longtemps ?

— Très longtemps.

Il est vrai qu’elle accumule les heures de vol, cette étrange femme. De près, et à travers son maquillage exténué, tu lui votes la presque soixantaine à la majorité du jury.

— Pourquoi n’utilisez-vous pas votre prothèse, madame Samanski ?

— Je l’utilise.

— Vous ne l’aviez pas à la descente de l’avion ?

Elle glousse.

— Je prétends vis-à-vis du personnel de bord que la fixation a lâché, ainsi on me véhicule et ni les policiers ni les douaniers n’ont le cour à me contrôler.

— Et c’est dans votre jambe artificielle que « ça » se tient ?

Elle me vrille la poitrine de son index noueux.

— Petit malin !

On s’esclaffe tu sais à quoi ? A l’unisson !

— Il y a longtemps que vous travaillez avec Christine ?

Elle cesse de rire.

— Je la connais à peine. Peut-être ai-je dû la voir une fois. Une jolie brune aux yeux bleus, il me semble ?

Ça nostalgise un chouïa dans ma cage à pine. D’évoquer, tu comprends ? On n’est pas en bois !

— Quel est votre correspondant, alors ?

— Zozo.

Elle prononce « tzo-tzo ».

Drôle de diminutif pour un trafiquant. Trafiquant de quoi, au fait ? Le moment solennel de le lui demander est peut-être arrivé, tu ne crois pas ?

Cela dit, entre nous et la tour de Pise, le gars Mathias est en train de décortiquer la guibolle bidon de la dame avec sa circonspection coutumière. Armé d’une sorte de cutter il s’occupe à défaire le capiton de cuir logé à l’intérieur de la prothèse. La chose paraît aisée, celui-là étant fixé de point en point.

— Vous « passez » souvent ? demandé-je à la Polono-britannique.

— Tous les deux mois environ.

— Et c’est toujours Zozo qui vous accueille ?

— Toujours.

— A quoi ressemble-t-il, ce cher homme ?

Elle fait la moue.

— Pas beau, mais viril.

— Dites-m’en davantage.

— Des yeux noirs terribles sous de gros sourcils épais. Une forte moustache, noire également. Plein de petits trous dans le visage.

Elle est en train de me raconter Azzola, le bras droit de Marmelard et la queue de remplacement de sa veuve. Mais, charognerie vivante, Zozo, c’est le diminutif d’Azzola, évidemment ! Tu sais qu’on vient de faire un pas de sept lieues vers la victoire finale ! En moins de temps qu’il n’en faut à l’équipe de France de foot pour se faire éliminer de la Coupe du Monde, j’ai gagné le canard ! Pipe, pipe, pipe, suce-moi ! Pipe, pipe, pipe, suce-moi !

— Vous êtes heureux ? remarque-t-elle.

— Très chère amie ! C’est Dieu qui vous a placée sur ma route.

— Dieu n’existe pas, répond-elle.

— On parie ? fais-je. Vous êtes bien rétribuée pour amener la « marchandise » ici ?

— Heureusement. Vous vous rendez compte du danger que cela représente ? Rappelez-vous le Tupolev de l’an dernier qui a explosé en vol : survivants, zéro !

Je ressens des picotements dans le sacrum.

— Mathias, blubaltié-je, gaffe-toi en bricolant cette gambette, madame prétend que l’année dernière, un Tupolev qui transportait une denrée identique a explosé.

Illico, le Doré sur tronche tressaille.

— Misère ! Je sais !

Il abandonne la fausse jambe sur la table où elle repose, en un mouvement d’effroi.

— Que sais-tu, mon vieux Géranium vivipare ?

— De quoi il retourne. Avant l’écroulement du régime communiste, des savants russes avaient mis au point le Vulgagrossium 18 dont on peut dire qu’il est l’explosif le plus puissant du moment. Cent grammes suffisent pour anéantir un gratte-ciel, et avec un kilo tu te paies un quartier complet. Facile à loger, comme le plastic, il passe inaperçu. Il a fait son apparition voici une quinzaine de mois dans le monde occidental et au Moyen-Orient, Te dire si tous les services de sécurité sont sur les nerfs ! On nous dit, fréquemment, qu’une voiture piégée a détruit des bâtiments, anéanti un cortège de voitures protégeant une personnalité. Bref, de plus en plus, le Vulgagrossium 18 met la société en péril. On connaissait son origine, mais jusqu’alors, il était impossible de lever une piste solide, tant ceux qui approvisionnent les groupes terroristes prennent de précautions.

Mathias regarde la hideuse jambe creuse. Un déchet humain, voire sa simple représentation, engendre un insurmontable malaise.

— Formidable ! Formidable ! fait-il. Je vais prévenir la brigade des artificiers. Quand je pense que j’attaquais gaillardement cette jambe !

Il s’approche du biniouphone.

— Pas tout de suite ! le sifflet-lui-coupé-je-t-il.

— Tu sais que c’est le genre de chose qu’il est préférable de placer dans un lieu de totale sécurité, m’avertit l’Incendié, si ce que contient ce faux membre explosait, la ville de Saint-Cloud serait détruite à quarante pour cent !

— Si personne ne s’en approche, ça ne craint rien, je pense ? Elle arrive bien de Bangkok, cette pattoune de merde et n’a pas voyagé dans de la ouate.

Il a un geste qui décline, à contrecœur, de graves responsabilités.

— Cette personne va se tenir peinarde combien de temps encore ? demandé-je à mon savant en lui désignant la Polak.

Il se tourne vers Camille, Lydie, Agnès ou Geneviève (mais je te jure qu’il me reviendra, son putain de préblase à l’assistante-nièce-maîtresse).

— Combien, déjà, darling ? lui demande le Brasero.

— Une demi-heure, mon Chou-chou-chéri, se risque à répondre Nathalie, Berthe, Muriel ou Stéphanie (je finirai par sortir le bon, tu verras).

Dis donc, elles « s’installent », leurs relations aux amants du labo. Ça tourne passionnel, leurs coups de tringle.

La fille ajoute :

— Succède ensuite une période de sommeil profond.

— C’est cela, Minounette ! exulte le savant personnage.

— Vous pouvez néanmoins la surveiller…, petite ? fais-je à la mocheté-tant-aimée-dont-le-prénom-m’est-énigme.

— Naturellement.

Je lui donne une caresse sur la joue, dont l’Embrasé prend ombrage, car la jalousie est sans cesse aux aguets. Les gonzesses les plus tartignoles provoquent souvent de folles passions. J’en ai connu qu’avaient des frites impossibles, des culs larges comme des poupes de paquebot, des jambes à la limite de l’éléphantiasis, des yeux qui se disaient merde, des bouches mal denturées et qui m’ont fait reluire à en appeler ma maman ! La vie est moins salope qu’on ne le croit. Elle offre des compensations aux déshérités du physique.

Je balance quatre coups de fil à la suite. Puis descends rejoindre m’man et Claudette qui pépient gentiment au salon. La gosse semble plaire à Félicie. Apprenant qu’elle vient d’enterrer son père, mort accidentellement, ma brave femme de mère déborde de compassion.

Dans le dos de ma « protégée », elle me fait signe que « c’est une jeune fille très bien ». Qu’elle a « de la tenue », du « savoir-vivre » tout bien comme il faut. Arrière-pensée inscrite en caractères d’affiche dans le regard de Féloche : « c’est une femme comme cela qu’il te faudrait ! »

Et moi, bon fils, de lui retourner : « Tu as raison je vais y penser. »

Je « réponds ça comme ça », tu penses bien.

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