LA NUIT VA FINIR

Je lui affirme avec tant d’énergie qu’on ne peut manger du caviar sans boire de la vodka qu’elle finit par « céder à mes instances », comme disent les éboueurs.

Elle s’étrangle, tousse en grimaçant, se comprime la poitrine.

— Oh ! non : c’est bien trop fort ! proteste-t-elle.

Devant ce constat d’échec, je lui commande une demi-champagne, ce breuvage étant le seul produit de remplacement en pareil cas. Mes amis des coteaux champenois vont me traiter de puant en me voyant qualifier leur divin breuvage de « produit de remplacement », je plaide non coupable, affirmant que les huileux œufs d’esturgeons ont besoin d’être digérés à l’aide d’un alcool fort. J’en parlais l’autre jour avec le livreur maghrébin de notre épicier et il était en plein accord avec moi.

Pour commencer, on cause de ses études, Claudette. Plutôt brillante, la petite grand-mère. Elle espérait aller haut, aller loin, mais la mort brutale du père remet tout en question et ce n’est pas avec ce que versera l’assurance qu’elle pourra fréquenter l’E.N.A. Moi, d’entendre ça après m’être ingurgité un carafon de Moscovskaïa, ça me met la pitié en torche. Tu sais quoi ? Je m’entends dire à ce moustique brusquement débarqué dans ma vie que je l’aiderai ! Pourtant je ne suis pas beurré, tant s’en faut (temps-sang-faux).

Elle interloque, la doucette. Me regarde ébaubie (et Bobby ?).

— Mais, objecte-t-elle, on ne se connaît pas…

Je lui répondrais bien qu’on va remédier à cette carence, mais j’aurais peur de la choquer.

— Il existe des élans, fais-je. J’en ai parfois et je considère comme un devoir sacré d’y répondre. Nous sommes sur terre pour nous entraider, pompiéré-je, hors antenne. Vous êtes, je l’ai compris au premier regard, une fille bien ; seule dans la vie désormais. Toinet, le garçon qui vous a conduite à moi s’est trouvé orphelin un vilain jour, ayant perdu père et mère dans la même journée. Je l’ai recueilli, ma mère l’a élevé et à présent c’est un type qui me fait honneur. Ce que j’ai fait pour lui, je peux le refaire partiellement pour vous.

Je jacte. La tchatche, la tchatche, la bon Dieu de tchatche, toujours ! Et in petto de me traiter d’hypocrite de merde. De me dire que je joue le grand seigneur parce que cette gamine, ce beau fruit vert, m’agace les chailles et que j’en ai une cornac qui me remue dans l’Eminence, bougre de dégueulasse ! Salaud ! Fourgueur de bite !

Tant qu’à la fin, je cesse de parler. On a fini le beluga et on passe au chachlik caucasien. Claudette a bu une coupe de mouette échaudée. Ça suffit pour faire briller ses jolis yeux. Je la ressers, mais elle dit « non » en empoignant le goulot de la boutanche pour m’obliger de le relever, chose d’une grande impolitesse, mais comment le saurait-elle ? Courageusement je le lui dis, en lui expliquant qu’elle ne peut passer outre les convenances élémentaires. Lorsqu’elle sera ambassadeur au Guatemala (grattez-moi-la), elle ira se saisir du goulot quand le maître d’hôtel la servira ! Elle a les larmes z’aux z’yeux de honte, mais comprend et me remercie.

Moment de gêne. Inévitable. Pour le dissiper, je lui caresse la joue du dos de la main. Main velue de mâle qui, là encore, provoque le frisson. Si tu veux essayer, madame, passe-moi un coup de bigorno, on prendra rendez-vous (je fais des livraisons à domicile).

Pour donner audit frisson toute son ampleur, je lui vote un délicat baiser XVIIIe dans les cheveux fous qui moussent sur ses tempes. Là, mon turbo se déclenche et la tête de mon nœud se fait une bosse en heurtant violemment le dessous de la table, Où ça va, ça ? Tu ne le pressens pas, Eloi ?

Une main s’appuie sur mon épaule, là où mon tailleur n’a pas besoin de rembourrer, tant tellement qu’il y a du muscle.

Je volte : Mathias et sa « nièce ». Ma première question est naïve :

— Comment savâtes-tu que j’étais ici ?

— Tu m’as donné le téléphone !

Malin, pour un flic !

— Asseyez-vous. Vous avez dîné ?

— Pas eu le temps.

— Vous prendrez bien une louche de caviar en passant ?

C’est pas de refus. Une omelette, ils auraient probablement décliné, mais là, ce ne sont pas les mêmes œufs que je leur propose.

Les gentils tsars du Prince Igor se grouillent d’assurer le couvert des arrivants. La nièce est tellement moche que ça fait du bien de contempler Claudette. Je te l’ai déjà narrée dans des précédenteries, l’assistante du tricératops. Vilaine, mais érudite ; fanatisée par son tonton ; comme lui surdouée en matière de chimie. Donne illico la nature d’une tache, qu’elle soit de foutre ou d’origine nasale. Elle ira loin si la femme du Rouquin ne la trucide pas après avoir découvert leur liaison coupable.

— Tu sais que je n’ai pas eu à visiter le professeur Tanner, glousse le crustacé court-bouillonné : cette exquise a découvert le code en moins de trois minutes !

— Ne me dis pas !

Il souffle à sa mocheté :

— Dis, toi, ma petite reine !

La petite reine (c’est vrai que si elle était moins grosse, elle ressemblerait à un vélo) dévoile, en tartinant son caviar :

— Tous les mots sont de deux syllabes, n’importe leur langue d’origine. Il convient de ne pas s’occuper de la première et de conserver la seconde. Je les ai donc transcrits sur un papier en les numérotant ; le mariage s’opère en assemblant les syllabes des mots pairs, puis des mots impairs. Vous voulez que je vous fasse une démonstration ?

— Plus tard, car j’ai compris, ma chérie.

— Bon. Une fois admise cette technique, ça a été ridiculement facile de constituer le message.

Elle ouvre la besace de facteur rural lui tenant lieu de sac à main et y prend une feuille de bloc sténo pliée en deux.

Je prends connaissance du texte décodé :

Vol 1608. Vendredi 19 De Gaulle. Code angelot. Jambe. Extrême prudence.

Aucune signature.

Je relis, re-relis, apprends le message par cœur (par chœur, Parker).

— Mande pardon, coassé-je, voulant me faire aussi gros qu’à Elbeuf. Le combien sommes-nous ?

— Mais… le dix-neuf ! répond coquinement Mathias.

Je regarde l’heure.

— Nous avons plus de deux heures devant nous, prévient l’étendard sanglant (mais pas sans gland, le cochon !). Le vol 1608 se pose à 23 heures 48.

Il prévoit tout, l’animal.

— Parfait. Il vient d’où ?

— Bangkok.

— Code angelot, vous avez une idée de ce que ça signifie, les deux génies ?

— Pas la moindre, mais peut-être éluciderons-nous la chose sur place ?

Toujours ce bel optimisme des gens qui découvrent l’amour sur le tard.

— Et ce mot seul : « jambe » qui ne ressemble à rien ?

— A voir…

Ils achèvent leurs œufs d’esturgeon brouillés et nous décarrons.

— Je vais vous laisser, déclare Claudette sans conviction.

— Vous n’avez donc pas envie de vivre les péripéties d’une enquête ? C’est souvent mieux que les feuilletons télé américains.

Tu penses bien qu’elle ne demandait que ça !

* * *

Trois quarts d’heure avant l’arrivée de l’avion, je rends visite aux services de police. Les préposés du soir (espoir) sont au garde-à-moi. Le big boss en personne qui vient les visiter, c’est événementiel, non ? Ils sont pétris en dévotion, ces gentils. Flairent le coup fumant. Je leur recommande de bien filtrer les voyageurs. Mieux : ils vont prendre une photocopie de tous les passeports, grâce au nouvel appareil qu’on vient de leur installer la semaine dernière. C’est suédois comme invention. Le voyageur présente sa pièce d’identité. Tu fais mine de la mater et clic clac, merci, Kodak. La feuille principale est enregistrée à l’insu de son détenteur.

Mathias a sorti des talkies-walkies de sa chiotte et s’est placé derrière le guichet de contrôle avec l’un des appareils. J’ai le second et me tiens en retrait de la file des gens débarqués, dans une sorte de box vitré, en compagnie des deux filles.

J’ai l’air de l’employé lutineur que le service ne concerne plus parce qu’il a terminé le sien.

On a puisé des cafés-chaussettes à un distributeur.

Claudette est excitée par l’action et, également, par sa coupe de champagne. Elle me trouve de plus en plus « géant » dans mon genre. L’archange de la Rousse, auréolé de tous les prestiges parce que plein de tous les courages.


Le zinc se pose avec cinq broquilles d’avance ! Venir de si loin, mettre une quinzaine d’heures pour franchir ces continents et respecter l’horaire rigoureux d’un train de banlieue, c’est beau la technique, non ? Ou je me goure ?

On m’a déjà prévenu que beaucoup de passagers in the night sont descendus aux escales et qu’il n’en reste qu’une trentaine pour Paname. Tant mieux, le « tri » s’en trouvera facilité.

Les voilà qui arrivent à bord de ces monstrueux bus que pilotait le père de Claudette, gigantesques et dont la cabine peut s’élever d’un étage.

Les traits tirés, le regard brouillé par un mauvais sommeil, puant de la gueule, le fond du slip composté, les cannes ankylosées, traînant des bagages à main, des sacs duty free, ils débouchent dans le sas d’arrivée ; certains essaient d’apercevoir, au loin, des gens à eux, venus les attendre. Déjà des saluts gestuels s’amorcent, des sourires fatigués. Faut vivre, retrouver le froid, la grisaille, les soucis, des cons à demi oubliés…

Tout de suite, malgré le nombre relativement restreint des débarquants, le découragement me biche. Il faudrait avoir du temps pour examiner chaque passager, le détailler, lui parler au besoin ; mais j’ai affaire à une bande de rats pressés qui n’a que le souci de s’égailler. Des Jaunes, des touristes, des businessmen, des amoureux retour de Puckett, jusqu’à un bonze vêtu de voiles orangés qui va devoir serrer fort les miches dans la froidure parisienne.

Qui, parmi ce groupe d’harassés, peut bien correspondre à ce que, plus ou moins, j’attends ?

De ma guitoune vitrée, j’observe. Décerne des « points d’innocence ». Il est certain que ces deux vieillards égrotants sont blancs-bleus, de même que ces amoureux qui n’arrêtent pas de se bouffer la gueule en faisant la queue. Cette famille de six membres : papa, maman et quatre chiares venus en salves rapprochées, n’inspire pas non plus de méfiance. Et pas davantage ces trois teutons roteurs de bière qui rentrent d’un voyage « d’étude », riche en massages thaïlandais. Alors qui donc ? Cet Asiate à lunettes d’or, vêtu de noir ?

Depuis son comptoir, Mathias me sonne.

— Oui, la Rouillure ?

— Je me suis permis une initiative : faire renifler tous les bagages par un chien dressé pour la drogue. Ils en ont un ce soir.

— Excellent. Tu ne repères rien de particulier ?

— Rien, c’est désespérément neutre. Et comment !

Encore pépé-mémé de retour du bouddha de jade ! Encore deux jeunes en chaleur. Encore un Jaune à frime de têtard : tronche glabre, regard en trou de bite ! une gueule à jouer les très méchants dans une production de troisième catégorie : genre « ennemi fieffé de James Bond » qui a déclenché le mouvement irréversible de la bombe H à bord du sous-marin.

— On retient le Magot ? questionne Mathias.

— Motif ?

— Vérification d’identité ; il y a une crotte de mouche sur la date d’émission de son passeport.

— Si tu le sens…

Je vois le Rouquemoute se pencher sur un policier et, six secondes plus tard, ledit invite « Tête d’haineux » à le suivre dans les bureaux.

Faut pas se gêner. La belle de Xavier, qui a suivi le manège, m’adresse une moue.

— Non ? je lui demande.

— Il a une bien trop sale gueule, me fait l’assistante.

Elle doit avoir raison.

Un autre gars mobilise mon attention. Un Américain ou assimulé, fringué comme seul un yankee ; deux mètres, cent vingt kilos. Il a un écouteur de cassettes sur les cages à miel et rit d’aise en marchant, comme si son truc débitait des recettes pour se faire nougater le gouvernail de profondeur.

— Mettez-moi le Ricain au frais, pendant que vous y êtes, enjoins-je à Xavier.

C’est n’importe quoi, décidément. A la tronche du clille. Tu fais fausse route, Tonio. Félicie t’a toujours enseigné qu’il ne fallait jamais juger les gens sur la mine.

Toujours est-il que ce gros bœuf cesse de se poirer quand un archer du guet lui demande de venir dans ses appartes privés. Moment toujours impressionnant. Tant que tu as affaire à ces messieurs en public, ça boume ; mais à partir du moment où ils te canalisent à huis clos, t’as les valseuses qui se mettent à faire la pâte comme du chocolat au soleil.

Ne reste plus grand monde, maintenant. Des traînards. Grosses dames tanguantes qu’en peuvent plus de trimarder leurs loloches de carnaval allemand ; des furtifs qui savent rien mais qui suivent sans vraiment faire confiance à qui les précède. Les branques, quoi !

Je soupire fort comme la tempête de Shakespeare.

Niqué, je me sens. Une fois de plus, ça devient sable fin, cette putain d’enquête. Je vais devoir me rabattre sur le Jaune et le Ricain, mais sans espoir.

— Eh bien, voilà ce que vous attendiez ! me dit brusquement Adeline, ou Charlotte, ou Noémie, merde je me rappelle plus son préblase à l’assistante-maîtresse-nièce-rouquine-très-moche de Mathias.

Elle me désigne du regard une femme qu’un employé du sanitaire d’Air-France pousse dans une chaise roulante. Surprenant cortège en vérité. La femme est encore jeune, assez belle dans les blondes un peu fanées en vitrine. Détail atroce pour une personne du beau sexe : elle est unijambeuse. Redétail plus impressionnant encore, une jambe articulée est allongée à côté d’elle sur le siège à roues. Une guibolle en chlorure de vinyle, pourvue d’un bas identique à celui de la bonne guitare et d’une chaussure faisant la paire avec l’autre.

Troisième détail, mais plaisant celui-là, elle porte, épinglé au revers de son manteau, un petit ange d’ivoire coiffé d’une couronne de diamants.

Quelqu’un de riche, en somme.

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