Le Vieux, à NOTRE bureau.
Il est aménagé pour (pas le Vieux, le burlingue) deux sous-mains, deux encriers, deux fauteuils. Depuis qu’il a rempilé en qualité de codirlo avec ma pomme[2], Chilou met tout en œuvre pour avoir l’air plus jeune que moi : massages faciaux, costumes clairs, traitement prolongé au Gériavit Pharmaton et au Ginsana G 115 ; il va même jusqu’à faire teindre sa calvitie en blond ! Au lieu d’être joyce de son retour à la Fabrique Pébroc, il est jaloux de ma présence ; aussi occupé-je mon siège le moins possible, lui abandonnant l’usage presque total des lieux (baisodrome attenant y compris).
Au moment où j’arrive de notre expédition ratée, il est en grande conversation avec une magnifique créature rousse assise sur le bureau, jambes ouvertes, les mains en arrière pour soutenir l’ensemble. Il lui parle à bout portant dans la chatte. La personne n’en ressent, dirait-on, qu’un plaisir mitigé car elle regarde une toile, appartenant au Mobilier national, représentant un cerf fortement cocu, forcé par des chiens de meute dans un hallier pas si Edern que ça.
Le Dabe n’a pas perçu ma venue et ce pour deux raisons complémentaires : il devient dur de la feuille et les cuisses de sa visiteuse composent les plus merveilleuses boules Quiès jamais vendues en pharmacie.
J’adresse un sourire à la rousse.
Elle y répond par un autre plein de drôlerie et je lis dans ses yeux un truc mutin, genre « Vous voyez ce que ce vieux gland me fait ? Ne dirait-on pas qu’il mange sa soupe sans son dentier ? » Je ne suis pas certain qu’elle veuille exprimer très exactement cela, mais dans les grandes lignes, ça devrait concorder.
Je m’approche à pas de loup et roule une pelle à la bénéficiaire de ce cunnilingus. Du coup, ça la stimule et la voilà qui trouve soudainement exquis de se faire allonger le berlingot ; ce que voyant, je lui masse en même temps les deux hémisphères. La rouquine jolie délire, se met à savonner comme une folle. Elle trémulse du joufflu ; pousse des cris qui parviennent aux tympans fanés du Dabe. Ne se sent plus, Achille. Passe des babines subtropicales de la personne à son petit borgne méfiant. La gentille déflaque bientôt en hurlant un prénom masculin, celui d’un certain Hervé qui n’est pas là, mais ça tombe bien car on n’a pas besoin de lui.
Aussitôt, je m’éloigne tandis que la menteuse de Chilou court sur son erre. Lorsqu’il sort sa tronche du sac à passion, je suis assis devant un dossier qui paraît mobiliser toute mon attention.
— Ah ! vous étiez là, Antoine ! remarque-t-il sans se formaliser.
— C’était trop beau pour que je me retirasse, réponds-je. Fichtre, on peut dire que vous n’avez rien perdu de vos qualités casanovesques !
Il sort sa pochette pour s’en tamponner les lèvres.
— Je dois admettre…
Il biche tu sais comme quoi ? Un pou ! Rien n’est plus fabuleux pour un vieux kroum que d’entendre ce genre de flatterie.
— Ma chère petite, fait-il à la fille, permettez-moi de vous présenter mon adjoint direct, M. San-Antonio.
La fille descend du bureau et me tend la main :
— Je m’appelle Madonna, dit-elle.
— Prénom célèbre ! renchéris-je.
— Ma mère adorait cette vedette à ses débuts et a tenu à me donner son nom, explique la rousse.
Là-dessus, la Madone remet sa jolie culotte transparente qui ne protège que de la poussière.
Jadis, Achille n’assistait jamais aux interrogatoires. C’était, à ses yeux, le boulot « grossier » de ses services. Il attendait les résultats en téléphonant à ses relations du Jockey-Club. Maintenant, sa cure de rajeunissement l’y poussant, il veut participer. De ce fait, nous sommes donc quatre, dans le bureau de l’officier de police Bérurier, pour « entendre » l’assassin de M. Marmelard Roger. Sommes réunis (si je puis dire) : Achille, Béru, M. Blanc et moi.
Pépère, bien sûr, s’est installé derrière le bureau du Gros, jonché de peaux de saucissons, de croûtons de pain, de coquilles d’œufs, de papiers gras, d’arêtes de harengs saurs (le poisson préféré du Gros, car il donne soif), de giclées de sperme (Sa Majesté baise beaucoup d’indicatrices), de photographies pornos (ça aide à décider les récalcitrantes), de tubes de vaseline épuisés (l’ampleur de son membre les rend indispensables) et de préservatifs qui éclatèrent avant que d’être utilisés (pour la raison précédente, mais les bénéficiaires de ses ardeurs ne s’en aperçoivent que le mois d’après, tellement qu’il feint bien d’être capoté, le bougre !).
— Si qu’ tout l’ monde y s’rait prêt, j’fais z’entrer le toro dans la reine ! annonce ce cher garçon.
Un assentiment du Vieux confirme l’intention.
Alors Bérurier décroche son téléphone.
— Branquille ? demande-t-il.
Ce doit être affirmatif car il balance un formidable rot dans le tympan de son correspondant. Cette exhalaison répand aussitôt une odeur de gueuze Lambic dégueulée au petit jour dans le bureau.
— Je vois que vous n’avez pas changé, Bérurier, soupire le Raclé de la touffe : toujours vos manières exquises d’homme du monde !
— Amène le clille, Branquille ! ordonne le Mammouth, sèchement et en vers, avant de tordre la fourche du combiné en raccrochant.
— Vous non plus, v’ n’avez pas changé, m’sieur l’codirecteur, grommelle-t-il, av’c vous, y a toujours des r’montracions à la clé !
My opinion est qu’il va devoir ramer, le Dabe, pour récupérer son autorité impériale. Un pote à moi disait toujours qu’il vaut mieux un mauvais commandant sur un navire que deux bons ; je sens qu’on va vérifier avant peu la justesse de cet adage.
L’inspecteur Branquille pousse devant lui le meurtrier de Roger Marmelard. Débarrassé de son casque de cycliste et de ses lunettes noires, il n’a rien d’un tueur à gages, le mec.
Il est grand, légèrement voûté, a un nez busqué, des cheveux qui clairsèment sur le dessus, une profonde cicatrice ancienne, de la bouche à l’oreille gauche. Son regard exprime l’anéantissement le plus complet.
— Veuillez prendre la déposition de cet individu, San-Antonio, m’enjoint Chilou.
Dis, où ça va, ce ton péremptoire ? Il n’a rien pigé à la distribution des rôles, le Fané !
— Nous allons appeler une secrétaire, mon cher Achille, lui décoché-je, calmos.
Il cabre sous le double coup d’éperons, mais ravale sa déconvenue comme tu ravales un glave dans le salon d’apparat de l’Elysée.
Je tube à Francine, ma gente secrétaire, de se pointer avec sa portable à traitement de texte, la machine à écrire qui rouille dans le burlingue du Gros étant inapte à tous travaux. Il s’agit d’une Remington dont se servait déjà l’aide de camp de Napoléon Pommier à Marignan.
Pendant ces échanges, le coupable reste debout et menotté au centre de la pièce. Il garde la tête baissée et ses lèvres remuent faiblement comme pour une prière d’agonique.
Francine est une ravissante nière qui a dépassé la trentaine. Style « brune piquante », aux formes comestibles. Bien sûr que je l’ai tirée d’entrée de jeu, mais son manque d’enthousiasme pour la chose m’a vite fait comprendre qu’elle choppait son feu d’artifesses ailleurs et que la veuve Clito l’intéressait davantage que le gourdin en chêne massif.
Elle salue à la ronde, y compris le prévenu, s’installe en bout de bureau après avoir refoulé deux cannettes de bibine vides et attend.
Je commence :
— On n’a pas trouvé de pièces d’identité sur vous, dis-je au patineur à roulettes.
Un haussement d’épaules éploré est sa réponse.
— Nom, prénoms, âge ?
— Fauboursin Denis, 34 ans.
— Adresse ?
— Hôtel de la Berezina, rue du Chevalier-Barayer, dans le dix-huitième.
— Profession ?
— Aux Assédic.
— Vous reconnaissez avoir assassiné M. Marmelard Roger à la terrasse de la Brasserie de Nevers ?
Il hésite, puis secoue la tête.
— Non, répond-il.
— Comment, non ! Je vous ai personnellement pris en flagrant délit !
— D’accord, j’ai tiré, mais je croyais qu’il s’agissait d’une farce : je ne connaissais même pas ce monsieur !
Béru émet un hennissement de mauvais augure pour le dénommé Fauboursin. Il chuchote au Vénérable :
— V’voiliez, co-boss, moive, c’t’à partir d’là qu’ d’habitude j’interventionne. Faut pas laisser s’développer ses vannes, qu’aut’ment sinon ça tourne au sac d’embrouilles !
— Eh bien, intervenez ! riposte Achille avec un sourire qui me permet de constater qu’il a encore un poil de rousse entre les chailles de son clavier bidon.
— J’prends note, co-boss ; j’vas l’traiter à l’annulaire téléphonique qu’est plus avantageux pour les bavures.
Et il s’empare d’un vieil annuaire consacré aux abonnés de Paris et banlieues. Il l’ouvre par le milieu, le pose en tuile sur son avant-bras, le tenant bloqué avec sa main et marche sur le prévenu.
— Une chose dont j’veux t’dire, mec ! Mon espécialité, dans c’te boîte, c’est d’éviter les embouteillages. Sitôt qu’un drôlet dans ton genre cherche à nous prendre pour des cons, j’ent’ dans la danse !
Pour illustrer son propos, il administre une manchette gainée d’annuaire au type qui choirait sous l’impact si son tortionnaire ne le retenait pas par son blouson.
L’Infatigable en place une seconde en remontant ; la frite du tueur rougit comme une communiante qui verrait deux Noirs se sodomiser. Lors, Sa Majesté percutante s’attaque à la poitrine de Fauboursin, un triplé rapide qui le prive d’oxygène. Il revient à la face et ne s’arrête que lorsque son rhumatisme à l’épaule se réveille.
La couverture de l’annuaire a cessé d’être bleue pour devenir d’un rouge éclatant qui virera au brun bientôt.
Alexandre-Benoît se débarrasse de cet ouvrage si peu romancé mais pourtant si riche en personnages et va ramasser « l’administré » qu’il installe difficilement sur une chaise, face au bureau.
— C’est honteux ! lâche Francine, les larmes aux yeux.
— Toi, la bouffeuse de cresson, tu mets ta sensibiliterie dans ta culotte ou n’alors tu cours travailler dans une pouponnière ! endigue Furax. Si tu voudrerais bien r’prendre la séance, Antoine, j’ai idée que le gusman sera moins incliné à la gaudriole !
Mais l’homme, haletant, sanglant, chancelant, déclare avec l’énergie du désespoir :
— Laissez-moi tout vous expliquer.
— Nous n’attendons que cela, grince le père Chilou.
Et l’homme raconte une histoire à la mords-moi les couilles qui ranime la rage massacreuse de Bérurier. J’ordonne à ce dernier de le laisser finir. Dur de calmer ce taureau en folie. Pour tenter de se défouler, il va montrer sa grosse queue à Francine, laquelle pousse un cri d’horreur. Malgré ce tohu, ce bohu et ce vent de dinguerie, Fauboursin Denis narre. Chose curieuse, il le fait si simplement, avec un ton d’une telle sincérité que je me mets à douter.
Son récit ?
Le voilà :
Un jour d’il y a peu, alors qu’il quittait le bureau de chômage à patins à roulettes (son mode de locomotion habituel), il a été abordé par une ravissante jeune femme qui fit allusion aux somptueux tatouages décorant ses bras et son cou. Elle l’invita à prendre un pot et il raconta qu’il avait servi dans la Légion à la suite d’une adolescence orageuse. Elle lui proposa alors dix mille francs pour participer à une farce d’un goût douteux : il s’agissait ni plus ni moins que de faire feu sur un bonhomme, à la terrasse d’un bistrot ; mais attention : au moyen d’un pistolet chargé à blanc.
Il accepta à la condition qu’il puisse vérifier « l’inoffensivité » de l’arme. Il demanda, en outre, ce qui motivait cet attentat bidon. La femme répondit qu’elle se trouvait entre les griffes d’un sale bonhomme auquel elle voulait flanquer la frousse, en manière d’avertissement.
Le mardi (donc aujourd’hui), à 17 h 30, il avait rancard avec la jolie dame, au fond d’une impasse déserte de l’avenue de Nevers. Elle lui remit l’arme, après avoir fait feu sur elle-même, puis tiré un autre coup contre lui pour lui prouver qu’elle était bien chargée à blanc. Ensuite, elle lui montra une photographie en gros plan de sa future cible et versa la prime provisoire. Fauboursin s’élança alors en direction de la brasserie. Son premier soin fut de poster, à son adresse, la liasse de biftons qu’il venait de palper, dans l’hypothèse ou un flic malencontreux, croyant à un véritable attentat, l’arraisonnerait (l’arraisonnement du plus fort est toujours le meilleur). Puis, le cœur léger, il fonça perpétrer sa mission.
Quelles ne furent pas sa stupeur et son épouvante, lorsqu’il vit l’impact des balles dans la poitrine du consommateur, suivi de jets de sang ! Il réalise à présent que la femme l’a possédé et que seules, les deux premières balles étaient à blanc dans le chargeur.
Silence. Bérurier se met à rouler ses manches de chemise.
— Jockey ! fait-il. Ça, c’est l’aversion pour Pointe Vulve Images du Monde, maint’nant t’reste plus qu’ d’abouler la vraie.
L’homme qui sent en moi un être de mesure, m’apostrophe.
— Je jure que c’est la vérité ! halète-t-il. Il faut retrouver cette femme et je me charge de lui faire confirmer ce que je viens de vous dire.
— Tu vas pas couper dans ses déconnades ! crie le Mastard.
M. Blanc dont, jusqu’alors, la réserve a été totale, déclare tout à coup :
— Pardonnez-moi, mais je pense que cet homme est sincère ; pendant qu’il parlait, son goula-machou n’a pas frémi une seconde !
Comme je lui demande ce qu’est le goula-machou, il nous explique qu’il s’agit de ce faisceau de minuscules rides surplombant notre tarbouif et qui, d’après les experts de son village à demi lacustre bordant le fleuve Sénégal, s’agitent lorsque nous mentons.
— C’est bien des giries de négros ! ricane l’Enflure.
Je me tourne vers Achille pour solliciter son opinion. Il n’en a pas pour le moment car il s’est endormi. Je suis sûr que son temps de retraite l’a fait disjoncter et qu’il devra bientôt retourner lécher des bottes de chicorée frisée dans son hôtel particulier de la rue d’Andigné.
— Ecoutez, monsieur Fauboursin, je suis prêt à admettre votre version des faits ; en ce cas, comme vous l’avez déclaré, il nous faut absolument mettre la main sur la « jolie dame ». Allons-y, vous êtes prête à écrire, Francine ?
— Naturellement, monsieur le directeur.
— On me demande ? sursaute Chilou, réveillé en sursaut.
On lui assure que non, allez, dodo, bien sagement ! Il replonge sur ses manchettes amidonnées placées en « V » sur le bureau-poubelle d’Alexandre-Benoît Bérurier.
« C’est une femme d’à peu près 35, 40 ans, de taille moyenne, commence le prévenu.
« Elle est d’un blond presque blanc, à reflets bleutés.
« Jolie, ça a été précisé.
« Un mignon nez pincé.
« Une bouche charnelle (Francie rectifie par charnue).
« Elle portait un tailleur de lin blanc sur un chemisier vert (la première fois).
« Un ensemble imprimé dans les teintes bleues (la seconde).
« Elle roule dans un cabriolet décapotable Audi, bleu pétrole.
« Elle a un tour de cou en perles, de trois ou quatre rangs.
« Il n’a jamais vu ses yeux car elle met des lunettes teintées à monture Cartier (le nom Cartier était écrit sur l’arc d’or au-dessus du nez).
« Ils ont pris un pot au Churchill Bar, boulevard Lieutenant-colonel Sarda. Il a bu un whisky et elle un Coca-vodka.
« Non, franchement, il ne voit rien de plus à dire, sinon qu’elle avait au poignet un bracelet dont les breloques se composaient de pièces de monnaies anciennes. »
Quand on possède mon métier, l’on se dit qu’un tel signalement est rarement inventé. Le meurtrier de Marmelard est un être un peu rugueux, sinon fruste. La « monture Cartier », le bracelet agrémenté de pièces anciennes, le tour de cou de perlouzes, sont là des précisions qui ne peuvent venir spontanément à l’imagination d’un chômeur ancien légionnaire. Non plus que le tailleur de lin blanc, ni le chemisier vert. Encore moins l’Audi décapotable bleu pétrole.
Je balance un instant, regarde Achille endormi (un vieil ange chauve aux lèvres brillantes de foutre).
— Mes amis, fais-je, nous allons en promenade avec monsieur. Béru, tu l’enchaînes à toi et me réponds de sa personne. Jérémie, prenons une tire banalisée.
Je décroche le biniou pour parler au Service des Automobiles. Je tombe sur Paul Déchapement, le chef de cette glorieuse institution.
— Paulo, lui fais-je, je veux dans les plus brefs des laids la liste des Audi 213, cabriolets, de couleur bleue ou assimilée, immatriculées en France et en Navarre, avec les noms de leurs propriétaires. Je te rappelle dans deux heures, ce qui doit être amplement suffisant quand on dispose d’ordinateurs. Ciao !
Puis, à ma troupe :
— Go ! gentlemen.
On laisse pioncer mon « codirecteur » parmi les bas reliefs du Gros.
Le Denis Fauboursin, il est choqué par son meurtre (involontaire ?), prostré, je dirais. Chez les gens simples, la tête basse est la marque de l’accablement.
A l’arrière de la Renault Espace que M. Blanc pilote avec maestria, il reste courbé en avant, sa patte gauche bougeant au rythme de la patte droite du Gros.
Première halte : le bureau de chômage devant lequel il aurait rencontré la « dame en blanc » (il l’appelle ainsi bien qu’elle fût « en bleu » à la seconde rencontre).
— Raconte ! fais-je au prisonnier.
Il se redresse lentement, comme un champ de blé après l’orage.
— Elle était garée dans ce renfoncement et se tenait contre la portière. Quand je suis sorti, elle s’est mise à me regarder d’un œil intéressé. Je suis parvenu à sa hauteur. Elle m’a dit :
« — Vous en avez de beaux tatouages !
« Ça paraissait la fasciner.
« — Je peux toucher ? » elle a ajouté. Tout de suite, j’ai cru à un monstre rentre-dedans et qu’elle était excitée. D’autant qu’après un moment de conversation, elle m’a proposé d’aller prendre un pot.
« J’ai accepté, croyant toujours que ça allait se terminer par un coup de queue. Elle m’a dit de monter et m’a emmené au Churchill Bar, boulevard Lieutenant-colonel Sarda. »
— Tu n’as rien à signaler, à propos de sa tire ?
— Elle sentait bon. Il y avait une étiquette ronde et verte collée sur le pare-brise avec dix chiffres imprimés, neuf en blanc sur vert et un seul, plus gros, imprimé vert sur blanc.
— Intéressant, et puis ?
— Quand nous sommes descendus, j’ai aperçu un deuxième autocollant que m’avait caché le pare-brise. Un carré jaune, avec un sigle d’autoroute vert, et 93 en bordeaux.
— Je rends hommage à ta mémoire visuelle, p’tit gars.
— Y t’ berlure ! affirme Bérurier qui, décidément, ne peut souder l’homme.
On se rend au Churchill.
— J’offre une tournée !
A cette heure, ça n’est plus la presse pour l’apéro. Quelques joueurs de 421 acharnent encore sur les bobs. Deux amoureux se bouffent l’intérieur de la bouche avec voracité, et la gonzesse a passé une jambe sur celle de son copain, histoire de mouiller plus à son aise. Me semble même qu’elle lui pratique un petit frottis flatteur sur le cortinaire orellanus[3] pour lui apprendre à marcher au pas de l’oie en quittant le Churchill.
Un jeune loufiat qui, s’il n’est pas maghrébin est au moins marocain, vient s’enquérir.
— C’est lui qui vous a servis ? demandé-je au meurtrier.
— Oui.
Le garçon pousse une frime sinistrée en découvrant ce client entravé.
— Hello, boy ! l’interpellé-je, vous souvenez-vous d’avoir servi ce monsieur, la semaine dernière ?
Il secoue négativement la tête avant que j’aie terminé ma phrase.
— Je parie que son goula-machou yoyotte ? demandé-je à Jérémie.
— Un peu, my nephew ! ricane le all black.
Le pauvre petit melon sait que la chasse à l’émigré bat son plein et ne veut se mouiller d’aucune manière. Cette converse avec des perdreaux, il la redoute pire qu’une chaude-lance.
— Ecoute, fils, lui fais-je, conciliant. Tu n’as rien à redouter. Sois franc et tout baignera dans le beur pour toi.
Il reste crispé.
— Je peux lui parler ? demande Fauboursin.
— Bien sûr.
Le tatoué regarde le loufiat.
— J’étais avec une dame blonde, habillée de blanc. Elle portait un chemisier vert, un collier de perles. Quand elle a payé, elle t’a tendu un billet de cinq cents balles et tu as dit que t’avais pas de monnaie. Alors elle t’a souri et t’a dit comme ça « Eh bien, allez en faire, mon ami, si vous voulez être payé ; il n’est pas indiqué sur la porte que le client doive faire l’appoint. »
Là, le serveur opine.
— Oui, oui, c’est vrai, oui, oui, je me rappelle.
Denis Fauboursin soupire d’aise.
— Ce petit Arbi vient de faire quelque chose d’important pour toi, assuré-je. Puis, au serveur Ben Machin, amène-nous une bouteille de bordeaux convenable.
Bérurier ronchonne, malgré ma commande. Il dit :
— Bon, y a une gonzesse blonde en tailleur blanc dans l’affaire, mais en quoi ça l’innocente, ce con ? L’histoire des deux premières balles à blanc, moi, é m’fout la gratte.
Et, effectivement, il gratte ses couilles où il se passe des choses turbulentes.
— Dis-moi, Fauboursin, quand la dame t’a ordonné de tirer « pour rire » sur le type de la terrasse, elle ne t’a pas demandé de prendre le sac en plastique qui se trouvait près de lui ?
— Non, il n’en a pas été question. Si elle me l’avait dit, je l’aurais fait, du temps que j’y étais ; quoique… En pigeant que le bonhomme venait de recevoir de vraies balles, j’ai pensé à filer le plus vite possible.
— Tu n’avais jamais vu ta victime ?
— Au grand jamais !
Le bordeaux commandé est d’une appellation chétive et incontrôlée malgré sa prétendue « mise en bouteille au château ». Bouchonné, de surcroît, ce qui, au moins, lui donne du goût.
Bérurier se l’expédie en Chronopost, le rote, et je lève le siège avant qu’il ne le pète.
— On va à ton hôtel ! décidé-je.
Fauboursin ne réagit pas.
L’Hôtel de la Berezina est un petit établissement pauvre mais digne, particulièrement étroit. Huit étages, quatorze chambres, le rez-de-chaussée étant réservé à la réception et à son salon.
Un vieux birbe qui a l’accent polak, une calvitie rousse et un nez en comparaison duquel celui de Mickey ressemble au pif de Blanche-Neige.
Voyant son locataire menotté, il s’écrie :
— Crucifix ! Crucifix, mais qu’est-ce que vous avez fait donc, monsieur Denis ?
— Pas de quoi fouetter une veuve, le calmé-je.
Je l’entraîne au salon et l’interroge à propos de son client. Il appert (de chaussettes) que Fauboursin est un homme plutôt tranquille. Il paye sa piaule le plus régulièrement du monde, émarge aux Assédic et exécute (outre des consommateurs de brasserie) des petits travaux au noir. Côté gonzesses, il est du genre calme. Deux ou trois fois, depuis deux ans qu’il crèche à l’hôtel, il a ramené une souris pour un coucher. Le genre de pétasse ramassée dans quelque ciné porno : radasse grassouillette, en cucul-jupe, qu’il devait bourrer pour se décongestionner les glandes. A part cela, un mec gentil, plutôt triste, qui paraissait charrier quelques fêlures anciennes. Ce patinage à roulettes était son unique distraction.
Par acquit de conscience, je monte visiter sa turne. Quatre mètres sur trois : lit, placard de bois blanc, deux chaises, petite table pliante qu’il a dû acheter lui-même. On va se laver l’œil de bronze et la bistougne à la salle de bains de l’étage au-dessous où se trouvent également les tartisses. Au mur de la chambre, un poster du Mont-Saint-Michel méprisé par les mouches. Juste au-dessus du lit, une photo de femme sans charme est punaisée. Le placard recèle un méchant costar, un duffle-coat élimé, quatre chemises, cinq slips informes, quelques paires de chaussettes, une seule cravate d’un marron pas fréquentable. L’indigence !
Un rayon du placard est recouvert de papier rouge, avec des étoiles d’or, style « emballage cadeau ». Je promène ma main dessus, sens un renflement, vérifie, trouve sous le papier une enveloppe jaunie contenant une lettre d’amour pleine de gaucheries et de fautes d’orthographe. Une certaine Madeleine raconte comme c’était bon, la dernière fois ; mais il l’a si tant « astiquée » qu’elle a été obligée de se pommader le « sesque ». Entre les pages de la lettre : une fleur séchée (œillet d’Inde, de couleur jaune fané).
Je m’empare de la vieille missive. Ça lui fera plaisir, peut-être, de la relire pendant le temps qu’il va passer au gnouf.
En revenant vers le Château des langueurs, je demande à Denis Fauboursin :
— Tu es seul dans la vie ?
Il opine.
— J’avais une petite fiancée, mais elle est morte, il y a quelques années, d’une péritonite.
— Madeleine ?
Il sursaille.
— Comment vous savez ?
Je lui tends sa lettre.
— C’est sa photo qui se trouve à la tête de ton plumard ?
— Oui.
— J’aurais dû te l’apporter aussi, je n’y ai pas songé.
— On va me garder longtemps ? murmure-t-il.
Je hausse les épaules.
— Que te répondre ? De toute façon, volontairement ou pas, tu viens de tuer un homme, non ?
Il baisse la tête à nouveau.