POCHETTE SURPRISE

Ils se mettent bien, à l’U.B.B. Tu verrais leur salon d’attente, tu te croirais chez un grossium en tableaux. Murs couverts en peau de Suède, meubles d’acajou authentique, fauteuils profonds comme le gouffre de Padirac. Toiles de maîtres au mètre : Dufy, Vlaminck, Utrillo et autres peintres de cette catégorie dont se délectent les fils des bourgeois qui, « à leur époque », pissaient contre leurs œuvres.

Des cigarettes et des cigares à dispose pour de futurs cancéreux des soufflets, des revues très « classe » sur papier couché (reliées et non brochées, je te prie de noter).

Tu sens que cette banque privée ne se prive de rien ; le blé y coule à flots, souterrain et silencieux. Pour trouver le nom des clients, t’as que la solution de chouraver le petit carnet du grand patron, sinon c’est mystère et trou-du-cul-cousu. Le silence étant d’or, il règne en maître absolu ; t’oses même pas tourner les pages de ton Adam de peur de produire un bruit incongru.

A peine cinq minutes que nous sommes arrivés et, déjà, le garçon d’étage en veste noire, pantalon gris, chemise blanche, nœud papillon, vient me chercher.

Il me précède comme si j’étais le président de l’Assemblée nationale entrant en séance. On glisse sur une moquette épaisse comme un club-sandwich.

Porte à moulures dorées que je devine déjà capitonnée de l’intérieur. Il sonne. Un voyant vert s’allume au-dessus du chambranle. Il s’efface avec un détachant instantané. Je pénètre.

The cocu ! Derrière un burlingue couvert de cuir vert incrusté de dorures. Un homme de taille moyenne, tête ronde accentuée (la rondeur) par une calvitie de cornard-du-répertoire. Costar gris croisé. Nez en forme de tubercule foiré, dix petits poils de cul jouant à la moustache ; un regard indécis, plein de méfiance et d’inimitié instinctive. Sur le bureau, parmi les dossiers, une bouteille d’Evian (France voisine) et un verre à pied.

Il soulève de dix centimètres son pauvre cul anémié, en marque d’accueil vibrant.

— Strengerïnzenaïte, se présente-t-il sobrement en me tendant la main.

Je la prends mais, au lieu de simplement la presser, comme le voudrait la civilité usuelle, je la serre très fort dans la mienne et la tire à moi comme un forcené, décollant le bankman de son burlingue. Simultanément, je plonge la tronche en avant, et il déguste mon frontal dans la margoule. Ça fait un bruit cartilagineux et le gazier s’effondre derrière son bureau sinistre (ou ministre, je ne sais plus) que je contourne pour le rejoindre. Je pose mon talon droit sur sa pommette gauche et twiste un bon coup. J’agis ensuite de même avec la droite, mais en usant du pied gauche cette fois, et ce monsieur qui, au départ n’était point beau, cesse carrément d’être regardable.

— Au secours ! commence-t-il à glapir.

Il peut toujours, avec sa porte capitonnée, le glandu ! Néanmoins, je lui clos le bec en dispersant dix-huit de ses dents préférées dans sa bouche d’un troisième coup de talon, plus appuyé que ses devanciers.

Vaincu, éperdu, sidéré, meurtri, épouvanté (et puis encore des tas d’autres choses que je t’énumérerai à tête reposée, aux gogues par exemple), il barbote dans son cloaque sanglant.

Je le ramasse d’un hissement sauvage, le balance dans son fauteuil.

Là-dessus, son téléphone grenouille.

Je décroche et, sans rien écouter, lance :

— Faites pas chier, bordel !

Réplique qui ne fut jamais proférée en ce lieu depuis la fondation de la banque en 1894 et encore était-ce par un maçon italien qui parlait remarquablement bien le français !

Ayant procédé, je vais entrouvrir la porte et lance au préposé sapé milord qui se plume derrière son bureau inutile où il est en train de lire le Blick[11] :

— Allez chercher la personne qui m’attend au salon !

Vaincu par ma péremptoirité, le vieux glandeur part en première ligne.

Je reviens vers ma victime, souriant.

— Vous devez vous demander la raison de mon mouvement d’humeur, Strengerïnzenaïte : je déteste les blabla, et dans dix secondes vous comprendrez tout.

J’ai mis juste car, onze secondes plus tard, Toinet fait son apparition, tenant le marmot du banquier dans ses bras.

L’autre clameurise d’orfraie :

— Mon enfant !!!!

— Calmos ! l’enjoins-je. Nous, nous ne sommes pas des kidnappeurs. Si nous avons ce marmot avec nous, c’est pour vous l’amener, sa mère étant incapable de le surveiller. Donne son chiare à monsieur, Toinet !

Et rien n’est plus saugrenu que ce bureaucrate à la gueule défoncée tenant sur ses genoux un petit enfant gazouilleur qui essaie de l’appeler « papa » (peut-être inconsidérément, si je m’en rapporte au comportement de sa maman).

Je désigne le fauteuil visiteur à Antoine qui tient mal sur ses fumerons.

— Repose-toi, mon grand !

Obéissant à un réflexe qui m’est familier (sinon ce ne serait pas un réflexe), je me dépose sur l’angle du burlingue.

— Qu’avez-vous fait de ma femme ? balbutie le mec.

— T’inquiète pas, tu la retrouveras ! Nous autres, on baise, mais on ne tue pas sans que la légitime défense soit prouvable. Maintenant tu racontes tout si tu veux conserver une chance de couper aux assises. Tu as du faire du droit pour être installé dans cette pièce, tu sais alors que tu encours des années et des années de prison pour ce rapt.

— Je n’ai pas…

— Non, mais le crime de séquestration avec violences physiques ne vaut guère mieux. A propos, mon garçon a mis un de tes jeans, ayant dû déféquer dans son froc, et aussi un de tes slips. Mais je ne veux pas t’interrompre davantage, bonhomme : balance-nous l’histoire, sans passer le moindre détail. Ah ! pendant que j’y pense…

Je lui brandis mon insigne policier devant les yeux.

— Juste pour que tu comprennes que nous ne sommes pas des voyous. Prends bien ton temps et ne t’inquiète pas si tu zozotes. Lorsqu’on t’aura posé un râtelier, ces petites misères s’estomperont. Fais-moi penser, avant que je me retire, de te pocher les yeux, dans ma précipitation j’ai complètement oublié.

* * *

Le soir, de très bonne heure, nous allons casser la croûte au Vallon, dans la proche banlieue de Genève, où l’on consomme des nourritures vraiment terrestres et sans poils de cul autour de l’assiette.

— C’est pas ton genre de claper de si tant bonne heure ? remarque tonton Bérurier.

— Le môme Antoine a besoin de se colmater les brèches après son jeûne prolongé. Par ailleurs, je dois me rendre à Annemasse avant dix plombes.

— Pour ce que ?

— Secret professionnel.

— Oh ! dis, l’artiss, épate-nous pas, c’est pas télévisé. Jockey, t’as r’trouvevé le gamin, mais grâce à qui ? Si Apo s’ s’rait pas étouffé av’c l’ stylo d’Antoine, y avait rien d’fait !

— Exact. Une fois de plus, le hasard a rempli son office.

— Bon, alors à not’ tour d’ s’remplir ! conclut l’Obèse.

Et il s’abîme dans la trépidante lecture du menu.

Il est marqué par son aventure, le gars Toinet. C’est curieux comme je le trouve mûri, en quelques heures. Il a souffert dans sa chair et dans son esprit et ce sont là des choses indélébiles qui projettent l’homme vers la sagesse.

Ma tendresse pour lui se teinte d’admiration. Or, tu n’aimes totalement que celui que tu admires. Tu as vu comme il a supporté vaillamment l’épouvantable épreuve !

Pendant qu’il téléphonait à la Tour Pointue, deux mecs s’annoncent contre sa cabine. L’un d’eux ouvre la porte, l’autre lui braque un soufflant entre les côtes après avoir, de son autre main, interrompu la communication.

Une fourgonnette Mitchubichiasse est là. Il y prend place, coincé entre les deux compères. Pas un mot. Ni l’un ni l’autre ne répond à ses questions. Comme il insiste avec véhémence, il prend un coup de crosse sur la tempe, qui l’estourbit à demi.

La Mitchoubimerde[12] roule vers la banlieue ouest jusqu’au pavillon du banquier. Le bonhomme est at home avec sa rombiasse et son chiareux. Les ravisseurs parlementent avec lui. Au début, il semble faire du rebecca, désignant sa famille. Mais les gaziers savent se montrer convaincants car il guide les arrivants et leur prisonnier au galetas où les deux brigands « installent » mon pauvre môme.

A partir de cet instant, l’Antoine ne reverra personne avant mon intervention. Strengerïnzenaïte prétend que c’était sur l’ordre exprès des vilains qu’on le laissait ainsi, bâillonné et ligoté.

« — Et si ces hommes ne vous avaient plus donné signe de vie, lui ai-je demandé, vous l’auriez laissé crever comme ça ? »

« — Oh ! tout de même ! » a-t-il bafouillé.

C’est à cet instant de mon interrogatoire que, fidèle à ma promesse, je lui ai poché les coquilles ; des deux poings à la fois : une première !

Pour quitter sa banque, il aura dû mettre une tenue de scaphandrier, ce salaud, qu’autrement y aura eu du riftingue dans l’établissement ! Mais c’était son problo. Encore heureux pour lui que je n’aie pas prévenu mes confrères genevois.

De la conversation sérieuse que nous eûmes, lui et moi, il appert (de burnes) que, plus j’avance dans cette enquête, plus je m’enfonce dans le brouillard du soir, si cher au pélican lassé d’un long voyage. L’action, au lieu de se resserrer, devient pleine de ramifications inattendues. Parti de Roger Marmelard, l’assassiné de la brasserie, je me mets à lever des forbans qui paraissent ne rien avoir eu de commun avec lui.

Je survole à tire-de-pensées ce monumental sac d’embrouilles. Passe une revue kaléidoscopique des personnages : le pauvre Denis Fauboursin pris dans une machination infernale, au point qu’il préférera se suicider plutôt que d’en assumer les retombées ; la jolie Christine, veuve de Marmelard, aux bontés faciles (le sieur Azzola peut en témoigner) ; Mado, la maîtresse du transporteur, lequel perpétrait ses vrais transports avec sa fille Marie-Catherine. Voilà pour le côté parisien de l’affaire ; j’y ajoute « la dame blanche à l’Audi bleue », organisatrice du singulier meurtre.

Ensuite je passe en Helvétie, et là, ça se complique. Premiers proprios de deux autres Audi bleues : les Bergovici, de Corsier, et leurs complices, des trafiquants de drogue redoutables, mais qui ne sont pour rien dans le rapt de Toinet, semble-t-il. Puis, les Strengerïnzenaïte qui, eux, le détiennent (contraints et forcés, aux dires du mari). On a barre sur lui parce qu’il trempe dans une énorme affaire de blanchiment de dollars en provenance des States. Le fondé de pouvoir se fait des couilles en platine avec ce juteux trafic et, bientôt, pourra troquer son pavillon contre un manoir et son Audi contre une Rolls Corniche. Il jure ses grands dieux ne rien savoir du meurtre de Marmelard et ne s’être jamais séparé de sa bagnole décapotable. Alors ? Ramification supplémentaire, le docteur Léonard Devaincy, l’amant d’Esther qui, lui, tremperait dans un autre bocal faisandé que les Bergovici. J’ai du pain sur la planche, non ?

Comme je cigle nos débauches, Antoine murmure :

— Programme ?

— Moi, j’ai école. Vous autres, rentrez à l’hôtel et reposez-vous.

— Et pourquoi n’irait-on-t-il pas av’c toi ? grognonne le Musculeux.

— Parce que, où je me rends, je suis presque de trop en étant seul, réponds-je.

— Dis-nous seul’ment où qu’tu vas, grand. Suppose qu’y t’arrive un turbin, comment l’saurait-il-t-on ?

Il n’a pas tort.

— Je file chez le docteur Léonard Devaincy, à Annemasse, qui attend pour dix heures une visite intéressante ; mais si vous venez dans mes pattes, vous carbonisez le coup.

Et je pars, laissant un royal pourliche à Gil, le serveur de l’élite.

Je lance déjà le moteur, quand on toque à ma vitre. C’est Antoine.

J’ouvre la lourde :

— Quoi, petit ?

— Tu ne vas pas m’abandonner à ces deux bœufs ! rouscaille-t-il. Après avoir passé des heures ligoté, tu parles d’une thérapie de groupe !

Comme je demeure de bois, il ajoute :

— Je resterai dans la bagnole, aussi peinard et silencieux que la roue de secours.

— Monte ! soupiré-je, vaincu.

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