POLICE SEMI-MONDAINE

Le Vieux a quitté le bureau de Béru mais ne se trouve pas dans le nôtre. Il n’est pas rentré chez lui puisque son chapeau est toujours accroché au portemanteau.


Guidé par mon instinct sioux, je file couler une œillerie dans le studio annexe et le trouve endormi sur le canapé où nous perpétrâmes tant et tant de coïts multiformes, lui et moi. J’en suis attendri. « Vieillard qui dort est près de la mort », me répétait bonne-maman. C’est vrai que les vioques doivent se débattre dans les insomnies, à remâcher leur passé en moisissance.

M. Blanc qui m’a suivi hoche la tête. Je relourde.

— Il a besoin de ça pour pouvoir se réajuster à ses anciennes activités, me dit le Noirpiot. Il avait décroché, et alors il s’est progressivement « répandu en lui-même », si je puis m’exprimer ainsi. Maintenant, il se « récupère » ; quand il aura accompli sa petite hibernation, il se réveillera en pleine forme.

— Hmm, crois-tu ?

— Tu verras !

J’appelle Paul Déchapement, du Service des bagnoles.

— Tu as ma liste des Audi 2 litres 3 décapotables ?

— C’est fait, je vous l’apporte.

— Il y en a beaucoup ?

— Pas des masses : une trentaine pour la région parisienne et, sur cette trentaine, trois seulement qui sont bleu pétrole.

— Du gâteau ! exulté-je. Arrive !

On se défrime complaisamment, Jéjé et moi.

— J’ai l’impression que tu es chaque jour un peu plus noir, lui dis-je.

— Parce que tu débronzes et que tu es chaque jour un peu plus blanc, assure mon éminent adjoint.

Il se lève :

— Je vais jusqu’à la cage à poules poser une question à ton drôle d’assassin, me dit-il.

Comme j’ai la langue levée pour lui demander des explications, Toinet pénètre dans le saint des saints.

— Ça boume ? demande-t-il. Le meurtrier s’est affalé ?

— Oui et non.

Je lui raconte. Il ne marque aucun sentiment, pesant le pou et le con.

— Et toi, qu’as-tu fait ?

— J’ai accompagné le mort à l’institut médico-légal, chef.

— La croisière t’a plu, Philéas Fog ?

— Intéressé. Quand il est arrivé, ils l’ont dessapé et ont dressé la liste des objets qu’il avait sur lui. J’en ai demandé une photocopie, tiens !

— Et on te l’a remise, comme ça ? A un blanc-bec !

— Un blanc-bec qui porte ton blaze, grand, rectifie-t-il.

Je parcours l’inventaire du regard : s’il comportait un raton laveur, il ressemblerait à celui de Prévert :

« Porte-cartes avec différentes pièces d’identité.

« Pince à billets comprenant 18 000 F.

« Canif or et argent Cartier.

« Stylo Parker.

« Carnet de chèques de la B.N.P.

« Montre Cartier en or et cuir.

« Chaîne d’or avec une croix de même métal.

« Agenda de poche.

« Boîte de préservatifs.

« Tablette de dragées destinées à purifier l’haleine. »

La panoplie du quadragénaire en action !

— Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est l’agenda, annonce Antoine II.

Je biche le petit livre et le feuillette. Il comporte des rendez-vous, c’est-à-dire des noms à des dates et à des heures.

— Cherchez l’erreur ? je demande. Elle se trouve dans les gens mentionnés ?

Il secoue négativement la tête.

— Tourne les pages lentement et dis-moi s’il y a quelque chose qui te surprend.

J’obéis, examinant chaque feuillet d’un mil lourd. Parvenu à la moitié de l’agenda, je remarque :

— Il fait beaucoup d’additions ?

— Bravo ! Et ensuite ?

— Ensuite quoi ?

Le petit trouduc roule des méninges en se pavanant. Il se prend pour qui est-ce ?

— Elles ont toutes la même particularité, ces additions, grand.

Re-examen du big chief.

Et puis je trouve.

— En effet : elles se composent toutes de huit chiffres à additionner.

— T’es géant ! exulte le môme. Tantôt ils s’étagent sur deux colonnes, formant quatre nombres de deux chiffres, tantôt sur trois pour donner deux fois un nombre de trois, plus un de deux.

— Exact. Tu conclus quoi, garnement ?

— Qu’est-ce qui a toujours huit chiffres, p’pa ?

Devinette. Je pars en exploration. Et ça m’arrive en force :

— Les téléphones de Paris.

— Exact, ainsi que la plupart de ceux de province. Ces additions sont des numéros téléphoniques « déguisés en additions ». Ton Marmelard usait de ce petit code à la con pour, je suppose, déjouer la curiosité de sa mégère.

— Et tu as trouvé ça tout seul ?

— Qu’est-ce que tu crois, grand ? Que j’ai de la paille d’emballage dans la tronche ?

Paul Déchapement se pointe avec la liste des Audi cabriolets. Il se heurte presque à Jérémie Blanc.

— Ça boume, le Mâchuré ? demande-t-il.

— Admirablement, ma tête de nœud blafarde !

Paul en lâche le feuillet qu’il m’apportait.

— Inutile de le ramasser, lui dit M. Blanchouillard ; sinon pour t’en torcher le fion !

— Joue pas au sphinx mal embouché, rabroué-je ; traduit en clair, ça veut dire quoi ?

— Que ton cabriolet n’est pas immatriculé en France, mais en Suisse. Quand il a été question des deux autocollants sur le pare-brise de l’Audi : l’un rond et circulaire, l’autre jaune avec le sigle d’une autoroute, j’ai songé à la Suisse. La première vignette est celle du contrôle antipollution, la seconde permet d’utiliser les autoroutes de la Confédération.

« Je viens de demander au tueur comment étaient les plaques de la décapotable en question. Il n’y a pas pris garde mais pense, en y réfléchissant, que l’immatriculation s’inscrivait en noir sur fond blanc. »

— T’es vachettement bien assisté, grand ! lance Toinet, enthousiaste. Des collaborateurs comme ça, tu devrais les contraindre à porter un tricot thermomachin pour qu’ils prennent pas froid !

Je me tourne vers Paul Déchapement.

— Tu as entendu, Popaul ? Il va falloir que tu te mettes en contact avec les Suissagas, mon pote !

Il renfrogne, ce tordu.

— Ça va être gai ! Là-bas, ils ont un Service des automobiles par canton, et il y a vingt-deux cantons !

— Non, vingt-trois ! rectifie Blanc avec délices (mais sans orgues).

Paul Déchapement secoue ta tête.

— Vous connaissez pas les Guillaume Tell ! Si vous croyez qu’ils balancent les renseignements à tout-va, vous faites erreur ; des tombeaux, ces mecs ! Vous leur posez des questions, mais c’est comme s’ils avaient du gruyère dans les cages à miel.

— La gonzesse qui drivait cette tire parlait le français, on peut donc espérer que l’auto est immatriculée en Suisse romande, ce qui réduit le champ d’investigation. Envoie un de tes gars sur place !

Il pousse un hennissement de vieux bourrin qui réclame son picotin d’avoine :

— Un de mes hommes ! Vous savez combien nous sommes dans mon service ?

Le mors aux dents, aux tripes, aux burnes, j’égosille :

— Bientôt vous serez un de moins car je te fais muter dans un commissariat de quartier ! Fous le camp de ma vue, j’ai des bubons qui m’arrivent en essaim quand je t’entends ! Je me démerderai sans toi, papelardier !

Il voudrait faire amende honorable, mais comme j’ai déjà l’encrier en cristal massif à la main, il croit plus prudent de s’emporter.

Alors, la voix adolescente de Toinet :

— Fais-moi un petit mot d’introduction, pour tes collègues de là-bas, p’pa, et j’irai en Helvétie te chercher les tuyaux !

Des détonations retentissent dans le couloir. D’abord une très puissante, comme un grondement de tonnerre, ensuite un chapelet d’autres moins brutales : feu d’artifice en cours d’apothéose.

— Qu’est-ce ? demande Jérémie, troublé.

— Tu le demandes ! ricané-je.

La voix courroucée de Francine, ma secrétaire, renseigne implicitement le Négus :

— Vous êtes un gros dégueulasse, Bérurier. Se laisser aller de la sorte dans une administration comme la nôtre est indigne !

Voix du Stentor[4] :

— Caisse elle a, cette gougnasse, à la ramener ? Quand on a la bouche qui pue la chatte, on la garde fermée ! Tiens, connasse, çui-là j’t’l’off’.

Et il en craque une si véhémente qu’elle doit ajouter à la rigidité de son slip loqueteux.

Entrée du Majestueux.

Point seul : son fils Apollon-Jules lui tient la main.

Le mouflet marche sur ses sept ans. C’est une sorte d’énorme poupard attardé, rougeaud déjà ; l’œil bovin, le cil blond, la tignasse virant au roux. Des végétations négligées lui gardent continuellement la bouche ouverte, ce qui ne contribue pas à lui donner une expression éveillée. Il mesure un mètre soixante malgré son très jeune âge. Quand on lui parle, il acquiesce ou dénègue de la tête, et quand on ne lui parle pas, il réclame à manger d’un ton geignard.

— Salut, les hommes ! lance le Gravos. Escusez-moive si j’vous d’mande pardon, mais j’avais personne pour garder mon fils dont au sujet duquel c’est l’jour d’ relâche. Sa mère est à V’nise av’c Alfred, son coiffeur. L’pommadin a un mariage familial, là-bas, et comme il est célibataire, il a emm’né Berthy en guise d’cavalière.

Il y va d’un nouveau chapelet qui fait songer à ces savants agencements d’explosifs permettant aux artificiers professionnels de désintégrer un building de l’intérieur, sans que le moindre gravat tombe dans la rue.

— J’ai un p’tit r’mue-ménage de boyasse, s’excuse l’Infâme, biscotte, quand la bourgeoise est absente, je rabats su’ les conserves. On s’est bouffé deux kilos d’cassoulet en boîte, moi et Apo.

— J’ai faim ! lamente le sus-nommé.

— J’vas déjà t’donner ton quat’ heures, mon mignon, fait le Mastard en sortant son impensable mouchoir de sa fouille.

Il le déplie pour dégager un cervelas de belle taille blotti au cœur d’expectorations variées.

— Mange douc’ment pour mieux en profiter, Bijou.

Le mouflard se jette sur la charcutaille.

— C’ qu’il a l’plus d’ nous, moi et Berthe, c’est l’appétit, s’attendrit Alexandre-Benoît. Un appétit pareil, y avait qu’mon père, qui jadis, à Saint-Locdu, a bouffé un cochon en trois jours av’c le Grand Cugnet, l’maréchal-ferrant. Et y s’sont foutu su’ la gueule à cause d’la queue qu’ils raffolaient, les deux.

Cette tapageuse interruption nous a fait perdre un instant le fil de notre enquête. Je reprends la direction des opérations :

— Pour en revenir à ta propose, Toinet : O.K., pars en Suisse chercher le fameux cabriolet Audi. Je vais te faire un mot d’accréditation auprès de mes excellents confrères helvétiques. Toi, Jéjé, tu vas rechercher à quoi correspondent tous les numéros de téléphone codés de cet agenda et essaie de dresser un « papier » succinct sur chaque abonné concerné ; quant à moi, je vais interviewer la mégère de feu Roger Marmelard.

— J’t’accompagne ! décide Bérurier avec péremptoirité. Les veuves, ça m’connaît : j’ai la manière.

— Je sais, dis-je, néanmoins tu m’attendras dans la bagnole avec ton chiareux. Cette dame a besoin d’être questionnée en douceur et avec un maximum de tact.

— L’ talc aussi, ça m’ connaît, grogne Sa Majesté déconfite.

C’est au tour de son engloutisseur de cervelas de se mettre à loufer. Curieuse famille, à laquelle il faut se faire en montrant beaucoup d’indulgence et de tendresse.

— V’la Bébé qui s’déchire ! annonce le Gros, comme si la prestation anale de son hoir avait besoin de sous-titres. Surtout, force pas, Apo, qu’aut’ment on a des surprises. L’ pet, mon gars, faut l’ laisser viv’ sa vie sans l’brusquer, sinon, y t’joue des tours qu’obligent à marcher les cannes écartées. T’sais, j’en ai z’eu des accidents d’trou d’balle, môme. Des louises qu’je craquais tout fiérot, sûr d’moi et dominateur, comm’ disait l’ grand Charlot et puis qui m’faisaient un méchant galoup à la dernière s’conde, pour un souffl’ d’trop, mon gars. La p’tit’ note superflue, qu’tu risques pour faire joli, qu’ ça soye mieux mélodieux, et tchaoff ! l’désast’. T’sais plus c’qu’y vient d’t’ débouler dans l’bénoche ! Tu veux pas y croire ! Tu t’ passes un doigt dans le fion, tell’ment qu’t’espères une fausse alerte ! Et puis si c’est bien la vilaine calamitas qui t’fait entrer dans les « ch’mises brunes » d’Aldophe Hitler. Suis bien mes conseils, mignard, t’as tout à apprend’ d’ l’éguesistence. J’voudrais tell’ment t’épargner des bourdes, mon Chignon, t’faire bénéficier d’ mon espérience.

Il essuie un pleur inattendu qui lui est venu comme ça, au détour de son discours pédagogique.

— J’ t’écartererai les ronces d’la vie, promet-il encore d’un ton pâle.

* * *

Depuis l’âge de douze ans où j’ai lu Les Trois Mousquetaires, je caresse l’envie de me farcir Mme Bonacieux. Peut-être parce que j’ai tendance à m’identifier à d’Artagnan ?

Jusqu’à ce jour, j’ai cru la rencontrer quelquefois, mais il ne s’agissait là que d’un sentiment fugace qui, vite, s’évaporait à la fréquentation du sujet.

En sonnant à la porte des Marmelard, j’ignore encore que mon rêve est en marche.

Ils habitent dans un petit immeuble dit de « grand standing » sur les rives de la Marne, du côté de Saint-Maur. Ils occupent le troisième et dernier niveau, et jouissent de la grande terrasse servant de toit.

C’est Mme Bonacieux qui m’ouvre. Oui : elle, telle que je l’ai toujours conçue. Une femme de trente-six ans, de taille moyenne, bien faite, jolie sans ostentation, une certaine modestie pleine de douceur dans l’expression. Brune, le cheveu flou, vaporeux. L’œil d’un bleu sombre, le visage serein.

Elle ne s’est pas mise en noir, comme ne manquent pas de le faire les veuves de fraîche date, et porte une jupe verte avec un chemisier assorti.

Je lui montre ma carte et murmure :

— Je suppose que vous avez été prévenue du drame, madame Marmelard ?

Elle opine.

— Un monsieur de chez vous est passé, dit-elle ; un homme très bien.

Je reconnais là le tact de Pinuche. Lui, c’est pas le genre de butor qui vient annoncer la mort d’un époux en demandant : « Vous êtes madame veuve Dupont ? ».

Classe, Baderne-Baderne ! Le masque meurtri, la voix onctueuse, l’œil emperlé. Empaillé complet.

— Puis-je vous parler, madame, sans trop prendre sur votre énergie ?

Mon discours la surprend. C’est une femme simple que le style ampoulé (comme on dit chez Mazda) déconcerte et met mal à son aise.

— Mais naturellement, fait-elle.

Décidément, elle n’a rien de l’ogresse tyrannique que j’imaginais et qui faisait (prétendait-il) chocotter son époux.

— Parlez-moi de votre mari ! demandé-je.

Elle m’introduit au salon, me désigne un fauteuil recouvert de velours bleu king. J’y dépose ce que je m’obstine à soustraire à la convoitise de mes copains homo. Elle-même s’installe, lovée, sur un canapé proche.

— Que vous en dire ? Onze années de mariage. Un homme suroccupé. D’un caractère conciliant, malgré ses soucis.

— Pardonnez mon indiscrétion : le grand amour ?

— Pas un instant. Mariage, non de raison, mais plutôt d’amitié. Je traînais un gros chagrin, Roger avait besoin d’un foyer… Nous nous sommes rencontrés à bord d’un paquebot grec, au cours d’une croisière de détente autour de la Méditerranée.

— Vous aviez déjà été mariée ?

— Pas du tout.

— Je croyais que vous aviez une fille d’un premier mariage ?

— Absolument pas.

Là, je perplexite. Repense à la photo « compromettante » sur laquelle on peut voir Marmelard enfiler une gamine. Il assurait que c’était la fille de sa femme, or son épouse n’a pas eu d’enfant avant de le rencontrer.

— Pas d’enfants ? questionné-je.

— Hélas non.

— Votre mari s’absentait beaucoup ?

— Constamment. Ses affaires…

— Vous ne paraissez pas avoir beaucoup de chagrin ? risqué-je.

— Pourquoi feindrais-je ? Je vous répète que nous étions si peu, l’un pour l’autre. De la peine, certes, j’en éprouve, mais du chagrin non, du moins pas encore ; peut-être cela viendra-t-il plus tard ?

Elle est sincère. J’aime la sincérité.

— Question classique : lui connaissiez-vous des ennemis ?

— Non, mais comme j’ignore tout de ses occupations…

— Quand mon funeste messager est venu vous apprendre son assassinat, qu’avez-vous pensé ?

Elle réfléchit.

— Je ne sais pas… A l’acte d’un détraqué, peut-être, aussi à la vengeance d’un jaloux.

— Vous avez des liaisons ?

— Hélas non. Je pensais à une jalousie venue de l’extérieur.

— Il vous trompait ?

— Probablement, mais comme ça me laissait indifférente, je ne lui ai jamais posé la question. Ça n’aurait pas été honnête de faire une scène à un homme pour qui on n’éprouve pas de sentiments amoureux.

J’acquiesce, sincèrement troublé par tant de loyauté. Mme Bonacieux, je te dis ! Comme la chère Constance, elle est nette, presque innocente.

On sonne. Elle va ouvrir. J’entends la voix de Béru tonitruer dans l’entrée :

— Je veusse pas vous déranger, mâme, j’sus le collala, le collobor, le collaborateur du m’sieur dont vous causez ensemb’. J’sus monté rapport à mon p’tit gars ici présent qu’ a b’soin d’aller aux tartisses. Chaque fois qu’y bouffe du cassoulet, y m’fait une diarrerhée du ventre ; pas qu’il eusse les intestines fragiles, mais les fléculents l’ détraquent. R’tiens-toive encore, Apo, la jolille dame va nous confier ses chiches, n’est-ce-t-il pas, mâme ?

— Au fond du hall, à droite, répond la veuve, interloquée.

— L’ bon Dieu vous les rendra ! remercie le Mammouth en entraînant son monstre, fils et arrière-petit-fils de monstres, car les Béru, c’est Jurassic Park à eux seuls !

Elle réapparaît, mi-souriante, mi-grimaçante.

Quant à ma pomme, mets-toi à ma place : la torture ! J’ose plus regarder mon hôtesse.

— L’un des meilleurs éléments de la Police française, soupiré-je, mais crétin en dehors du travail ; que dis-je : demeuré profond.

— Pittoresque, corrige-t-elle avec sa bienveillance habituelle (j’en suis certain).

La libération des entrailles malmenées d’Apollon-Jules constitue un affreux vacarme, comme si le tunnel sous la Manche prenait l’eau.

— Mais, fesse de con, retiens-toive ! aboie le Molosse. Tu peuves pas attend’ qu’j’ai dégrafé tes brailles ! Voilà qu’y m’a bédolé plein les gogues de la dame, ce Bazu ! A côté d’ la lunette, bordel à cul ! Mets au moins pas les pinceaux d’dans, goret. C’est tout sa mère, c’t’enfoiré !

Je prends une décision héroïque : feindre d’oublier l’inoubliable.

— Roger Marmelard disposait d’un bureau dans cet appartement ?

— Oui, mais il est davantage décoratif qu’utile. Il y passait peu de temps.

— Je peux y jeter un œil ?

Elle va actionner une double porte coulissante au fond du salon. Le « bureau » est en fait un prolongement de la pièce où nous sommes. On devine que la table de travail, en design moderne, n’a servi qu’à la rédaction de cartes de vœux, voire de mots croisés.

Je l’examine : le désert du Ténéré ! Un fauteuil, une bibliothèque contenant des ouvrages achetés en souscription à des clubs du livre et qui ne furent jamais ouverts, des reproductions de toiles d’avant-garde. Du volume mobilisé pour rien. Au prix du mètre carré, c’est dommage.

Apparition de Béru :

— Maâme, est-ce qu’ j’pourrais-t-il vous d’mander une serpillière et un seau d’eau, rapport à mon enfant qu’ j’l’ai trop lanterné avant d’monter et qui, d’c’fait, a un peu r’peint les murs d’vos lavoirtories ?

— Vous trouverez le matériel dans la cuisine !

— Mercille infiniment. Si n’en out’ vous m’ permettassiez d’lu faire prend’ un petit bain, c’s’rait, j’croive, le mélieur moilien d’r’mett’ l’ compteur n’à zéro d’en c’ qui l’concerne. Les gamins, v’savez ce qu’y sont ? C’est dur dur d’êt’ papa quand c’est qu’la mère fait la java su’ les bords d’la Méditerreranée, à Venise. Bon, j’m’occupe de tout et j’vous rendrerai les lieux aussi clines qu’on les a trouvés en arrivant !

Il disparaît.

Cette fois, la veuve prend le fou rire.

— Vous me jurez que cet homme est réellement policier ? insiste-t-elle.

— Et un grand policier, je vous le répète, ajouté-je. Je suis heureux de vous voir sourire.

Tout autre, croyant à un rappel à l’ordre, se sentirait obligé de vite adopter une frime en coin de rue bombardée. Elle non. Son regard bleu profond étincelle.

— Quel est votre prénom ? je questionne.

— Christine. Pourquoi ?

— Pour ça, fais-je.

J’approche ma bouche de la sienne et lui vote un délicieux baiser, tout juste humide, chaleureux sans voracité.

— Ça ressemblerait à quoi d’embrasser une femme dont on ignore le prénom ? lui demandé-je.

Elle ne répond pas. Elle n’est ni en colère ni effarouchée. Ça a été un élan, un geste d’êtres vivants sensibles à la qualité d’un instant qui ne se reproduira sans doute plus jamais. Qui ne déclenche pas la classique succession des mots, des gestes menant au plaisir soudain débusqué.

Je ne la prie pas de m’excuser. Il n’y a pas de reproche dans son regard.

— Je vais être obligé d’attendre la fin des ablutions du petit monstre, dis-je. J’en profiterai pour noter des renseignements à propos de Roger Marmelard.

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