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— Oui ? Que veux-tu ? demanda Zoug, l’air agacé.

Il faisait particulièrement chaud en ce début d’été. Zoug avait soif et souffrait de la chaleur, suant sang et eau à tanner en plein soleil une grande peau de daim. Il n’était pas d’humeur à se laisser interrompre dans sa tâche, et tout spécialement par cette horrible petite fille au visage aplati qui venait de s’asseoir à côté de lui, la tête baissée, attendant qu’il l’autorise à parler.

— Zoug désirerait-il un peu d’eau ? lui demanda par gestes Ayla, après qu’il lui eut tapé sur l’épaule. L’enfant qui est devant toi est allée à la rivière et elle a vu le chasseur travailler en plein soleil. L’enfant qui est devant toi a pensé que le chasseur avait soif, elle ne voulait pas le déranger, dit-elle avec les formules indispensables pour s’adresser à un homme.

Elle lui tendit une coupe en écorce de bouleau et souleva une outre ruisselante d’eau fraîche, confectionnée dans une panse de bouquetin. Zoug poussa un grognement affirmatif, dissimulant sa surprise devant ce témoignage d’attention, tandis que la fillette remplissait la coupe. Zoug n’avait pas réussi à attirer l’attention d’une femme pour lui demander de l’eau, et il ne pouvait suspendre sa tâche. La peau était presque sèche, et il devait continuer de la travailler s’il voulait qu’elle reste souple. Il suivit des yeux la petite fille qui posait l’outre à quelques pas dans un coin ombragé, où elle s’installa pour entreprendre le tressage d’un panier à l’aide de joncs et de racines ligneuses trempées dans l’eau.

Si Uka se montrait toujours respectueuse, répondant sans broncher à ses moindres désirs depuis qu’il vivait au foyer de son fils, elle anticipait rarement ses besoins comme le faisait sa compagne avant sa mort. Uka était nettement plus attentive aux désirs de Grod, son compagnon. Zoug regardait de temps à autre la fillette assise près de lui, toute au tressage de son panier, sans s’apercevoir qu’à son tour elle l’observait travailler du coin de l’œil, sans rien perdre de la façon dont il étirait, tendait et grattait la peau humide.

Plus tard, dans la journée, le vieil homme s’assit devant la caverne, les yeux perdus dans le lointain. Tous les chasseurs étaient partis. Uka les avait accompagnés ainsi que deux autres femmes, et Zoug avait été obligé de déjeuner au foyer de Goov et d’Ovra. A voir cette jeune femme, encore enfant dans les bras d’Uka il y avait si peu de temps, aujourd’hui adulte et unie à un homme, Zoug se surprit à songer avec nostalgie à toutes les belles années où il avait encore la force de chasser avec les hommes. Il avait quitté leur foyer dès la fin du repas. Peu après, Ayla s’était présentée, un petit panier d’osier à la main.

— L’enfant qui est devant toi a cueilli plus de framboises que nous ne pouvons en manger, dit-elle après que Zoug l’eut autorisée à parler. Le chasseur a-t-il encore assez faim pour y goûter ?

Zoug accepta le présent avec un plaisir non dissimulé. Et la petite fille attendit à une distance respectueuse qu’il eût fini les fruits juteux et sucrés. Zoug lui rapporta le panier et la regarda s’éloigner rapidement, sans comprendre en quoi Broud la trouvait insolente. Il ne voyait rien à lui reprocher, en dehors de son inqualifiable laideur.

Le lendemain, Ayla lui apporta de nouveau à boire et reprit à ses côtés le tressage de son panier. Quelques instants plus tard, tandis que Zoug finissait à peine de graisser la peau de daim souple, Mog-ur s’approcha de lui en clopinant.

— C’est un travail pénible de traiter les peaux en plein soleil, remarqua-t-il.

— Je fais de nouvelles frondes pour les hommes, et j’en ai promis une aussi à Vorn. Le cuir des frondes doit être extrêmement souple ; je suis obligé de le travailler sans cesse pendant qu’il sèche et absorbe la graisse. Il vaut donc mieux effectuer ce travail au soleil.

— Les chasseurs seront enchantés, affirma Mog-ur. Tu es irremplaçable pour fabriquer les frondes. Je t’ai vu en enseigner le maniement à Vorn. Il a de la chance de t’avoir comme professeur ! L’art de manier la fronde doit être aussi délicat que celui de les fabriquer.

— Je les découperai demain, répondit Zoug, flatté par tant de compliments. Je connais la taille de celles des hommes, mais je vais être obligé d’adapter celle de Vorn. Une fronde doit respecter certaines proportions pour gagner en force et en précision.

— Iza et Ayla sont en train de préparer le lagopède que tu m’as apporté l’autre jour. Voudrais-tu partager notre repas ce soir ? C’est Ayla qui l’a proposé et je serais ravi que tu te joignes à nous. Un homme a parfois le désir de discuter avec un autre homme ; or, je suis entouré de femmes.

— Zoug dînera avec Mog-ur, répondit le vieil homme, manifestement satisfait de l’invitation.

Si les festins étaient relativement fréquents ainsi que les réunions entre familles, Mog-ur invitait rarement à partager son repas. Encore peu habitué à posséder son propre foyer, il se contentait fort bien de la compagnie de ses trois femmes. Mais il connaissait Zoug depuis la prime enfance et l’avait toujours aimé et respecté. La joie qui éclaira le visage du vieil homme lui fit regretter de ne pas y avoir songé plus tôt.

Iza n’avait pas l’habitude de telles réceptions. Elle se dépensa sans compter pour préparer le repas. Sa connaissance de la flore s’étendant aussi bien aux plantes aromatiques, elle savait comment exalter le fumet d’un plat. Le dîner fut particulièrement savoureux. Ayla s’appliqua à se montrer d’une discrétion exemplaire, et Mog-ur se sentit flatté par tant de perfection. A la fin du repas, Ayla servit une infusion de menthe et de camomille, dont Iza savait qu’elle facilitait la digestion. Puis les deux hommes se mirent à évoquer le temps passé, tandis que les femmes se tenaient prêtes à satisfaire leurs moindres désirs. Zoug se sentit vaguement jaloux du bonheur du vieux sorcier, pour qui la vie n’aurait pu être plus douce.

Le lendemain, Ayla observa soigneusement Zoug en train de mesurer la fronde de Vorn, et prêta une grande attention aux explications du vieil homme sur la façon dont les deux extrémités devaient être taillées en pointe, ni trop courtes ni trop longues. Puis elle le regarda façonner le petit creux destiné à recevoir le caillou au centre de la fronde, à l’aide d’un galet bien rond et mouillé de manière à déformer et distendre légèrement le cuir à cet endroit. Au moment où Zoug rangeait les restes de cuir inutilisés, Ayla lui apporta à boire.

— Zoug a-t-il encore besoin de ces petits morceaux ? Ils ont l’air tellement souples, indiqua Ayla par gestes.

— Je n’en ai pas l’usage. Cela te ferait plaisir de les prendre ? proposa Zoug, qui se sentait rempli de bienveillance à l’égard de cette petite fille serviable et admirative.

— L’enfant qui est devant toi t’en serait reconnaissante. Certaines chutes sont encore assez grandes pour être utilisées, répondit Ayla, la tête baissée.

Le lendemain, Zoug regretta l’absence d’Ayla travaillant à ses côtés et lui apportant à boire ; mais il avait terminé son ouvrage ; toutes les frondes étaient enfin prêtes. Il la vit se diriger vers les bois, son panier de cueillette sanglé sur le dos, le bâton à fouir à la main. Elle va chercher des plantes pour Iza, pensa-t-il. Je ne comprends pas Broud. Zoug n’avait guère de sympathie pour le garçon ; il n’avait pas oublié le geste violent qu’il avait eu envers lui. Pourquoi est-il toujours à la réprimander ? Elle est travailleuse, respectueuse ; Mog-ur peut en être fier. Il a de la chance d’avoir Iza et cette fillette à son foyer. Zoug se souvenait de l’agréable soirée qu’il avait passée en compagnie du grand sorcier et, bien qu’il n’en fît point mention, il se rappelait que c’était Ayla qui avait suggéré au mog-ur cette invitation. Il la regarda s’éloigner sur ses grandes jambes. Dommage qu’elle soit si laide, déplora-t-il une fois de plus, elle pourrait rendre un homme heureux un jour.


Après s’être confectionné une fronde neuve avec les morceaux de cuir que Zoug lui avait donnés, la vieille fronde ayant fini par se déchirer, Ayla décida de se trouver un lieu d’entraînement plus éloigné encore de la caverne, bien à l’abri de toute surprise. Elle commença par remonter le cours d’eau, puis grimpa la colline en suivant l’un de ses affluents, se frayant un passage à travers les broussailles.

Elle parvint bientôt à une falaise abrupte du haut de laquelle chutait en une fine pluie le ruisseau. Cherchant un passage pour aller plus haut, elle longea la falaise et vit que celle-ci prenait une inclinaison qui rendait possible son escalade. Elle en vint facilement à bout et déboucha sur un plateau traversé par le ruisseau. Elle poursuivit son chemin vers l’amont.

Les pins et les sapins aux troncs recouverts de lichen vert-de-gris dominaient le site dans lequel elle pénétrait. Les écureuils sautaient d’arbre en arbre ou traversaient le tapis de mousse qui s’étalait indifféremment sur la terre, les pierres et les souches. Les arbres s’éclaircirent peu à peu, et elle parvint à un petit pré enserré entre les parois gris-brun de la montagne. Le ruisseau qui serpentait le long d’un des côtés de la prairie prenait sa source au pied d’un rocher, près duquel poussait un gros bouquet de noisetiers. La chaîne de montagnes était criblée de fissures et de failles. Elles recevaient les eaux de la fonte des neiges qui resurgissaient plus bas en sources fraîches et cristallines.

Ayla alla se désaltérer longuement à la source glacée, puis s’arrêta un instant pour examiner quelques grappes de noisettes enchâssées dans leurs coques de velours vert. Elle en prit une, la cassa entre ses dents, pour extraire le petit fruit à la chair blanche et tendre. Elle les préférait vertes plutôt que mûres. Sa gourmandise réveillée, elle allait en entreprendre la cueillette quand soudain, derrière l’épais feuillage, elle aperçut un trou noir. Elle repoussa les branches et découvrit une petite grotte dissimulée par les noisetiers. Elle se faufila à travers les troncs enchevêtrés des arbres, puis après avoir jeté prudemment un coup d’œil à l’intérieur, pénétra dans l’abri, laissant les branches se rabattre derrière elle. Le soleil éclairait faiblement une cavité de trois mètres de long environ sur deux de large, dont la voûte s’abaissait doucement vers le fond. Ce n’était pas grand mais il y avait assez d’espace pour qu’une petite fille puisse s’y mouvoir à son aise. Ayla découvrit à l’entrée une réserve de noisettes pourries et quelques crottes d’écureuil, et en conclut que seuls de petits animaux avaient occupé les lieux. Elle en fit le tour en dansant de joie, ravie de sa découverte. La grotte semblait avoir été faite sur mesure pour elle.

Elle ressortit et, après avoir contemplé un instant la clairière, escalada la paroi rocheuse jusqu’à une étroite corniche. Au loin, blottie au creux de deux collines, s’étendait la surface miroitante de la mer intérieure.

Tout en bas, elle distingua de minuscules silhouettes près du ruban argenté de la rivière. Ayla comprit alors qu’elle se trouvait pratiquement au-dessus de la caverne du clan.

Puis elle s’en fut faire le tour de la clairière. C’était exactement ce qu’elle cherchait. Elle pourrait s’entraîner à la fronde dans le pré, se désaltérer à sa guise, et s’abriter de la pluie dans la petite grotte, où elle pourrait également cacher son arme sans craindre que Creb ou Iza viennent à la découvrir. Et il y avait même des noisettes ! En outre, elle n’aurait plus à redouter l’arrivée inopinée des hommes, qui ne s’aventuraient jamais aussi haut pour chasser. Elle s’élança toute joyeuse vers le ruisseau où elle choisit quelques galets bien ronds pour essayer sa nouvelle fronde.


Dès qu’elle le pouvait, Ayla gagnait sa retraite pour s’entraîner à tirer. Elle découvrit un accès plus direct, quoique plus escarpé, à sa prairie. Il n’était pas rare qu’elle croise en chemin un mouflon, un chamois ou même un daim farouche en train de paître. Mais les animaux des hauts pâturages s’habituèrent rapidement à sa présence, et lorsqu’elle arrivait, ils se contentaient de s’éloigner à l’autre bout du pré.

Quand elle eut gagné en habileté et que le tir sur cible fixe eut perdu son piquant, elle se donna des objectifs plus difficiles. La fillette écoutait attentivement les conseils que Zoug prodiguait à Vorn, puis les mettait en pratique pour son compte personnel. C’était un jeu pour elle, et elle s’amusa à comparer ses progrès avec ceux du jeune garçon. Mais celui-ci considérait la fronde comme une arme réservée aux vieux et lui préférait de loin la lance, l’arme des chasseurs, avec laquelle il avait réussi à abattre quelques petites proies peu rapides, comme les porcs-épics et les serpents. Faute de s’appliquer autant qu’Ayla, il éprouvait plus de difficultés qu’elle. Et quand la fillette constata sa supériorité sur lui, elle en ressentit une certaine fierté qui se manifesta par un léger changement dans son comportement, changement qui n’échappa nullement à Broud.

Les femmes étaient censées se montrer dociles, soumises, modestes et humbles, et le jeune homme considérait comme un affront personnel l’absence de toute servilité chez Ayla. Cela représentait une menace pour sa virilité. Il l’observa attentivement, afin de discerner ce qu’il y avait en elle de changé, et lui envoya même quelques calottes, rien que pour voir sa peur et pour l’humilier.

Ayla s’efforçait d’obéir aussi vite que possible aux ordres de Broud. Elle n’avait pas conscience de sa liberté d’allure et de son aisance, acquises à arpenter les forêts et les prés, de son attitude fière, née des exploits récents dans l’art de manier la fronde mieux que son jeune rival, et de la confiance en soi qu’elle gagnait chaque jour davantage. Elle ne comprenait pas pourquoi Broud s’en prenait si souvent à elle, et Broud lui-même aurait été incapable de dire en quoi elle le dérangeait tant.

Le souvenir cuisant du jour où elle avait usurpé à son profit l’attention générale y était pour quelque chose, mais la raison véritable résidait dans son origine étrangère, dans sa naissance chez les Autres. Elle représentait une nouvelle race, plus jeune, plus vigoureuse, plus dynamique, moins conditionnée par les acquis de la mémoire. La morphologie même de son crâne annonçait une nouvelle intelligence. Il naîtrait de son cerveau des idées comme le Peuple du Clan ne saurait même en rêver. La race d’Ayla appartenait à l’avenir, celle du Clan était déjà du passé.

Broud sentait de façon inconsciente et profonde la différence de leurs destins. Ayla constituait non seulement une menace pour sa virilité mais pour son existence même. Sa haine à l’égard de la fillette était celle de l’ancien pour le nouveau, de la tradition envers l’innovation, de ce qui meurt envers ce qui vit. La race de Broud était trop statique ; elle n’évoluait pas. Quant à Ayla, elle représentait une nouvelle expérience de la nature, et en essayant de modeler son comportement sur celui des femmes, elle ne faisait qu’adopter une façade. En fait, elle essayait de découvrir le moyen de satisfaire un profond besoin qui cherchait à s’exprimer et, au fond d’elle-même, elle était déjà entrée dans la voie de la révolte.

Par une matinée qui s’était révélée particulièrement éprouvante pour elle, Ayla alla se désaltérer à la petite mare. Les hommes s’étaient réunis de l’autre côté de l’entrée de la caverne pour organiser la prochaine chasse. Ayla en était heureuse, car ainsi Broud ne serait pas là pour la harceler comme il prenait plaisir à le faire. Pourquoi fait-il toujours appel à moi pour les corvées ? Et j’ai beau m’exécuter du mieux que je le peux, il n’est jamais satisfait. Comme j’aimerais qu’il me laisse tranquille !

— Aïe ! s’écria-t-elle involontairement, surprise par la violence du coup que Broud venait de lui porter.

Tout le monde se tourna vers elle, puis regarda aussitôt ailleurs. Quand on est presque une femme, on s’abstient de crier quand on reçoit une taloche.

— Espèce de paresseuse ! A quoi rêvassais-tu, assise à ne rien faire s’exclama Broud. Je t’ai demandé de nous apporter à boire et tu n’as pas obéi. Pourquoi faut-il qu’on te le dise deux fois ?

Une bouffée de rage envahit Ayla. Elle s’en voulait d’avoir crié, de s’être humiliée devant tout le clan. Elle se leva, mais au lieu de bondir sur ses pieds, prompte à obéir, elle prit tout son temps et, jetant à Broud un regard noir, elle se mit en devoir d’apporter à boire aux hommes, muets de stupeur. Comment osait-elle se montrer si insolente ?

Donnant libre cours à sa colère, Broud se jeta sur elle, la fit pivoter et lui envoya en plein visage un coup de poing qui la projeta à terre. Il lui asséna un autre coup violent tandis qu’elle roulait en boule pour tenter de se protéger. Aucune plainte ne sortit de sa bouche, bien que le silence ne soit plus de rigueur en de telles circonstances. La fureur de Broud croissait avec sa violence ; il voulait l’entendre crier et, aveuglé par la rage, il fit pleuvoir sur elle une volée de coups féroces.

Se cuirassant contre la douleur, elle serra les dents, résolue à ne pas lui concéder ce plaisir. Mais au bout de quelques instants, elle n’était même plus en mesure de hurler.

Lentement, à travers le voile rouge qui l’aveuglait, elle prit vaguement conscience qu’on avait cessé de la battre. Elle sentit Iza l’aider à se relever et, en s’appuyant sur elle de tout son poids, elle tituba, à moitié évanouie, jusqu’à la caverne. Elle éprouva une vague sensation de bien-être quand la guérisseuse lui appliqua des cataplasmes et, avant de sombrer dans le sommeil, elle sentit confusément qu’on lui faisait absorber un breuvage amer.

A son réveil, la faible lueur de l’aube soulignait à peine le contour des objets familiers. La fillette essaya de se redresser, mais tout son corps se rebella, lui arrachant un gémissement qui réveilla Iza. La guérisseuse fut aussitôt auprès d’elle, les yeux pleins d’inquiétude et de compassion. De sa vie, elle n’avait vu quelqu’un se faire corriger aussi sauvagement. Son époux, même dans ses pires moments, ne l’avait jamais pareillement battue. Iza était convaincue que Broud l’aurait tuée si on ne l’en avait empêché à temps. C’était une pénible scène qu’elle n’était pas près d’oublier.

A mesure que la mémoire lui revenait, Ayla se sentait envahie par la peur et la haine. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû faire preuve d’une telle effronterie, mais jamais elle n’aurait imaginé une réaction aussi violente. Pourquoi donc Broud en était-il arrivé à cette extrémité ? Ce matin-là, Brun était en colère, d’une colère froide qui incita chacun à l’éviter autant que possible. S’il désapprouvait l’impudence d’Ayla, la réaction de Broud ne lui déplaisait pas moins. Broud avait eu raison de corriger la fillette mais avait largement exagéré l’ampleur de la punition. Il n’avait même pas répondu à Brun qui lui ordonnait d’arrêter ; il avait fallu que Brun l’écarte de force. Mais il y avait plus grave : Broud avait perdu son sang-froid d’une manière indigne d’un homme, à cause d’une femme, à cause d’une fillette un peu trop effrontée.

Après l’éclat de Broud à la clairière, Brun avait pensé que le jeune homme ne se laisserait plus aller à de tels excès. Or, il venait de récidiver plus gravement encore. Et pour la première fois, Brun commença à se demander, la mort dans l’âme, s’il serait sage de remettre à Broud la direction du clan. Plus que le fils de sa compagne, Brun était persuadé que Broud était une émanation de son propre esprit et il l’aimait plus que la vie même. Peut-être l’avait-il mal élevé ? se demanda-t-il, prenant sur lui les défauts du garçon. Peut-être s’était-il montré trop tolérant à son égard ?

Brun laissa couler plusieurs jours avant de parler à Broud, afin de bien réfléchir à tout ce qu’il devrait lui dire. Broud passa tout ce temps dans un état d’intense agitation, quittant à peine son foyer, et ce fut avec un réel soulagement qu’il vit Brun lui faire signe de le suivre. Il ne redoutait rien autant que la colère de Brun, et ce ne fut pas sans stupeur qu’il vit celui-ci lui exposer le fond de sa pensée avec des gestes simples et calmes. Se déclarant personnellement responsable des erreurs du fils de sa compagne, il se présenta à lui non comme le chef redoutable que le garçon avait toujours craint et respecté, mais comme un homme aimant et profondément déçu. Broud se sentit envahi de remords.

Puis il perçut une froide détermination dans le regard de Brun qui, à contrecœur, se devait de faire passer en priorité le bien de son clan.

— Encore un éclat de la sorte, même minime, Broud, et tu n’es plus le fils de ma compagne. Tu es destiné à me remplacer en tant que chef, mais sache-le bien, plutôt que de remettre le clan entre les mains d’un homme incapable de se contrôler, je te renierai et te condamnerai à la Malédiction Suprême. Tant que tu n’auras pas prouvé que tu es un homme, il te sera interdit de prendre ma suite. Je vais t’observer, Broud. Je ne veux plus voir aucune manifestation de mauvaise humeur. Et si je dois choisir un autre chef, tu seras ravalé au dernier rang du clan, et cela pour toujours. M’as-tu bien compris ?

— Oui, Brun, acquiesça-t-il, blême.

— Tout cela restera entre nous. Un tel bouleversement dans nos projets ne ferait qu’inquiéter les autres, or je ne tiens pas à les perturber inutilement. Mais ne te méprends pas, il en sera comme je l’ai décidé. Un chef a le devoir de faire passer les intérêts de son clan avant les siens propres. C’est la première chose à apprendre, Broud. Voilà pourquoi un chef doit savoir garder son sang-froid. Il assume l’entière responsabilité de la survie du clan. Un chef est moins libre qu’une femme, Broud. Il est parfois contraint de faire des choses qui ne lui plaisent guère. Et si besoin est, il peut même aller jusqu’à renier le fils de sa compagne. Tu comprends ?

— Oui, Brun, je comprends, répondit Broud, qui doutait d’avoir bien compris.

Comment se pouvait-il qu’un chef soit moins libre qu’une femme ? Un chef devait être libre de faire tout ce qu’il voulait et de commander à tout le monde, non ?

— Va, va-t’en maintenant, Broud. Je désire rester seul.


Ayla dut attendre plusieurs jours avant de pouvoir se lever et encore plus longtemps pour voir les ecchymoses violacées qui lui couvraient le corps virer au jaune pâle puis enfin disparaître. Au début, elle avait si peur de Broud qu’elle sursautait dès qu’elle le voyait arriver. Or, elle ne tarda pas à remarquer qu’un changement était intervenu en lui. Il avait cessé de la tourmenter, de la harceler et en vérité cherchait plutôt à l’éviter. Ses souffrances oubliées, elle se dit qu’à toute chose malheur est bon. La vie, sans l’oppression exercée par Broud, lui parut facile. Bien qu’elle continuât de vaquer aux mêmes tâches que les autres femmes, elle éprouvait une telle impression de liberté que son bonheur se lisait dans le moindre de ses gestes. Elle éclatait de rire et marchait la tête haute. Iza savait que la fillette était tout simplement heureuse, mais sa désinvolture et son exubérance suscitaient l’étonnement et la muette réprobation du clan, habitué à plus de réserve.

Quant au comportement distant de Broud envers Ayla, il n’échappait à personne. La fillette surprit par hasard quelques conversations et comprit que Broud avait été menacé d’un châtiment exemplaire s’il la battait encore une fois. Cela lui fut confirmé un jour où elle le provoqua sans résultat. Elle se permit tout d’abord quelques petites négligences, de petits riens, dans le seul but de l’irriter. Elle le haïssait et, se sentant protégée par Brun, prenait sournoisement sa revanche.

La petite taille du clan fit qu’en dépit des efforts de Broud pour éviter Ayla, il lui était nécessaire de recourir à elle en certaines occasions. Elle mettait alors un point d’honneur à satisfaire ses désirs le plus lentement possible. Après s’être assurée que personne ne regardait, elle le gratifiait de cette étrange grimace dont elle avait le secret, prenant un malin plaisir à voir les efforts désespérés du jeune homme pour garder son sang-froid. Elle faisait beaucoup plus attention lorsqu’elle n’était pas seule avec lui, ne désirant nullement s’attirer la colère de Brun.

De temps à autre elle surprenait le regard de haine que Broud posait sur elle, et il lui arrivait alors de s’interroger sur la sagesse de son comportement. Broud la tenait pour seule responsable de sa situation inconfortable. Si elle n’avait pas été aussi insolente, il ne se serait pas mis en colère comme il l’avait fait, et il ne serait pas aujourd’hui menacé du châtiment suprême. Pourquoi les autres ne se rendaient-ils pas compte de l’insolence de cette étrangère ? Pourquoi ne la punissaient-ils pas pour sa mauvaise conduite ? Oui, il la détestait encore plus qu’avant, mais il se gardait bien de le montrer, surtout quand Brun était là.

Si le conflit entre les deux jeunes gens devint larvé, son intensité s’accrut encore et la fillette déploya moins de finesse dans ses provocations. Tout le monde se demandait pourquoi Brun laissait faire et la tension entravait parfois la vie du clan, perturbant les hommes comme les femmes.

En réalité, Brun n’appréciait nullement le comportement d’Ayla dont les insolences, qu’elle croyait subtiles, ne lui échappaient pas, pas plus qu’il n’approuvait la relative résignation de Broud. Toute effronterie était inacceptable de la part d’une femme. Brun était choqué de voir la fillette s’imposer de cette façon contre un homme. Aucune femme du clan n’aurait imaginé pareille attitude. Elles étaient satisfaites de leur position dans la communauté. Elles possédaient un savoir qui leur était propre. L’art de la chasse n’était pas inscrit dans leurs gènes. Pourquoi une femme lutterait-elle pour changer le cours naturel de son existence ? Se rebeller contre l’ordre établi leur paraissait aussi absurde que de s’arrêter de manger ou de respirer. Si Brun n’avait été certain du sexe d’Ayla, le comportement de la fillette lui eût donné à penser qu’elle appartenait au sexe masculin. Pourtant elle avait remarquablement assimilé le savoir-faire des femmes et révélait même certains dons de guérisseuse.

Néanmoins, Brun se retenait d’intervenir dans ce conflit où il voyait enfin Broud lutter pour apprendre à conserver son sang-froid, qualité indispensable à un futur chef. Broud était un chasseur courageux, et Brun se sentait fier de sa bravoure. S’il parvenait à se corriger de son principal défaut, il ferait un chef remarquable.

Ayla n’était pas pleinement consciente de toutes les tensions qu’elle provoquait. Cet été-là, elle se sentit plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Elle profita de sa nouvelle liberté pour aller à travers bois et ramasser des herbes ou bien s’entraîner à la fronde. Sans pouvoir se dérober totalement aux corvées qui lui incombaient, elle bénéficiait cependant du prétexte de rapporter des plantes à Iza pour s’échapper de la caverne aussi souvent que possible. La guérisseuse n’était pas encore remise de son pénible hiver, bien qu’elle toussât beaucoup moins avec les beaux jours revenus. Creb et elle s’inquiétaient au sujet d’Ayla. Iza redoutait que son comportement ne finisse par incommoder le clan et appelle à une sanction. Elle décida d’accompagner la fillette dans sa cueillette pour trouver l’occasion de lui parler.

— Uba, viens vite, maman est prête, dit Ayla en soulevant la petite fille et en l’installant sur sa hanche.

Elles descendirent la colline, traversèrent la rivière et continuèrent leur route à travers les bois en suivant une sente ouverte par un animal et élargie par le passage des hommes. Iza fit halte dans une prairie dégagée et, après avoir repéré les lieux, se dirigea vers une touffe de grandes fleurs jaune vif qui ressemblaient à des asters.

— Ce sont des aunées, Ayla, dit Iza. Elles poussent généralement dans les prés. Les feuilles sont ovales et pointues au bout, vert foncé par-dessus et vert clair en dessous, tu vois ?

Iza s’était agenouillée pour montrer une feuille à Ayla.

— Oui, je vois.

— C’est la racine qu’il faut utiliser. La plante se reproduit tous les ans, mais il vaut mieux la ramasser la seconde année, à la fin de l’été ou en automne, au moment où la racine est lisse et ferme. Il faut la couper en petits morceaux, puis en faire réduire une poignée dans l’écuelle en os. Ce breuvage se boit froid, deux fois par jour. Il s’utilise contre la toux et plus particulièrement quand on crache du sang. Il fait aussi transpirer abondamment. (Iza s’était assise par terre pour extraire la racine avec le bâton à fouir, agitant rapidement les mains à mesure qu’elle s’expliquait.) On peut aussi faire sécher la racine et la moudre en poudre, ajouta-t-elle.

Puis elles se dirigèrent vers un petit monticule. Uba s’était endormie, rassurée par la chaude présence d’Ayla.

— Tu vois cette petite plante aux fleurs jaunes en forme d’entonnoir, mauves au centre ? demanda Iza, en montrant à Ayla une plante de trente centimètres environ.

— Celle-ci ?

— Oui, ce sont des jusquiames. Elles sont très utiles aux guérisseuses, mais il ne faut jamais en manger car elles sont vénéneuses.

— Que faut-il utiliser ? La racine ?

— Les racines, les feuilles et les graines. Les feuilles sont plus grandes que les fleurs et poussent les unes après les autres de part et d’autre de la tige. Regarde bien, Ayla, les feuilles sont vert tendre et dentelées. (La guérisseuse froissa une feuille entre ses doigts.) Sens, dit-elle à Ayla, qui perçut une forte odeur de narcotique. Le parfum disparaît une fois les feuilles séchées. Dans quelque temps, il y aura beaucoup de petites graines marron. (Iza arracha une racine brune et rugueuse qui, une fois cassée, révéla une chair blanche.) Toutes les parties de la plante sont efficaces pour lutter contre la douleur. On peut les préparer en infusion ou bien en lotion à appliquer sur la peau. Elles calment les contractions musculaires, détendent, apaisent et favorisent le sommeil.

Après en avoir ramassé plusieurs, Iza s’approcha d’un massif de splendides roses trémières dont elle cueillit quelques spécimens roses, mauves, blancs et jaunes.

— Voilà une plante excellente pour calmer les irritations, les maux de gorge, les écorchures et les égratignures. La décoction des fleurs soulage la douleur, mais elle fait également dormir. La racine est très efficace pour soigner les plaies. Je m’en suis servie pour traiter tes blessures.

Ayla porta la main à sa cuisse et sentit les quatre cicatrices parallèles, se disant qu’elle serait morte sans Iza.

Elles marchèrent un long moment sans parler, prenant plaisir à être ensemble par cette belle journée ensoleillée. Iza scrutait la végétation et, à chaque fois qu’elle le pouvait, elle indiquait une nouvelle plante à la fillette attentive, lui exposant ses vertus et ses contre-indications. Elles traversaient un champ de seigle sauvage quand Iza s’arrêta pour examiner certains plants dont les sommités avaient une coloration violette très foncée.

— Regarde, Ayla, dit-elle en désignant l’un des plants. Ce n’est pas comme ça que pousse le seigle, d’ordinaire. Ce que tu vois là est l’effet d’une maladie, et nous avons de la chance d’être tombées dessus. Ça s’appelle l’ergot. Sens-le.

— Pouah ! On dirait du poisson pourri ! s’exclama la fillette en fronçant le nez d’un air de dégoût.

— Mais l’ergot est magique et il est très utile aux femmes enceintes. Il provoque des contractions et facilite l’accouchement. Il peut même provoquer une fausse couche, ce qui permet aux femmes de ne pas mettre au monde des enfants se suivant de trop près, car il y a toujours un risque de ne pouvoir les allaiter. Trop de bébés meurent à la naissance ou pendant leur première année, et une mère doit prendre soin de celui qui vit et a une chance de grandir. Mais l’ergot de seigle n’est qu’une plante abortive parmi d’autres. Il a peut-être un goût et une odeur affreux mais il est fort efficace, utilisé sagement. Une trop grande quantité entraîne des crampes, des vomissements et même la mort.

— C’est comme la jusquiame, elle peut être nocive ou bénéfique, fit remarquer Ayla.

— C’est vrai. Souvent les plantes vénéneuses se révèlent de puissantes médecines, si l’on connaît le dosage.

Tandis qu’elles revenaient vers la rivière, Ayla s’arrêta pour montrer à Iza une plante aux fleurs bleu violacé.

— Regarde, de l’hysope ! Elle guérit les rhumes, n’est-ce pas ?

— Exactement. Et elle parfume agréablement n’importe quelle infusion. Prends-en donc quelques-unes.

Ayla arracha plusieurs pieds par la racine et entreprit de les effeuiller en chemin.

— Ayla, ce sont les racines qui permettent à la plante de repousser chaque année, fit observer la guérisseuse. Si tu les arraches, il n’y aura pas de récolte l’an prochain. Contente-toi donc de cueillir les feuilles si tu n’as pas besoin des racines.

— Je n’y avais pas pensé. Je ferai attention désormais, promit Ayla, penaude.

— Et même quand tu dois utiliser les racines, il vaut mieux ne pas les arracher toutes au même endroit, de façon à ce qu’il y en ait toujours l’année suivante.

Aux abords de la rivière, les deux femmes arrivèrent près d’un marécage où poussait une autre plante intéressante.

— C’est un lis des marais, expliqua Iza. Il ressemble un peu à l’iris, mais ce n’est pas la même plante. La lotion de racine bouillie apaise les brûlures et l’on peut en mâcher si l’on a mal aux dents. Mais il est dangereux d’en donner à une femme enceinte. Elle peut perdre son enfant, encore que cet expédient ne se soit pas révélé efficace quand j’y ai recouru. Tu ne peux pas la confondre avec l’iris ; regarde, elle a un bulbe et sent beaucoup plus fort.

Elles s’arrêtèrent pour se reposer à l’ombre d’un érable, près de la rivière. Ayla prit une feuille qu’elle roula en cornet et ferma avec son pouce pour la remplir d’eau dans le courant. Elle apporta à boire à Iza dans son récipient de fortune.

— Ayla, commença la femme, après s’être désaltérée, tu devrais te montrer plus obéissante envers Broud. C’est un homme, et il a le droit de te commander.

— Je fais tout ce qu’il me demande, répondit Ayla sur la défensive.

— Oui, mais tu ne le fais pas comme il faut. Tu ne cesses de le défier et de le provoquer. Tu le regretteras plus tard, Ayla, le jour où il sera chef. Tu dois obéir aux hommes, à tous les hommes. Tu n’as pas le choix.

— Pourquoi les hommes ont-ils le droit de commander aux femmes ? En quoi nous sont-ils supérieurs ? Ils ne peuvent même pas avoir d’enfants ! répliqua amèrement Ayla.

— C’est ainsi, et il en a toujours été ainsi chez ceux du Clan. N’oublie pas que tu es des nôtres, Ayla. Tu es ma fille. Tu dois te conduire comme il sied à une fille de notre peuple.

Ayla baissa la tête. Iza avait raison, elle avait provoqué Broud. Elle regarda la femme qu’elle pouvait considérer comme sa mère. Iza avait vieilli, ses bras autrefois musclés avaient perdu leur fermeté et ses cheveux bruns avaient blanchi. Creb, qui lui avait paru si vieux au premier abord, avait fort peu changé par comparaison.

— Tu as raison, Iza, répondit la fillette. Je me suis mal comportée avec Broud. Je tâcherai de ne plus le mécontenter dorénavant.

Le bébé qu’Ayla tenait dans ses bras commença à s’agiter, puis ouvrit de grands yeux étonnés.

— Faim, dit-elle en esquissant maladroitement le geste approprié, puis elle enfourna son petit doigt dans sa bouche.

— Il se fait tard, déclara Iza en regardant le ciel. Nous ferions mieux de rentrer.

Si Ayla avait décidé de faire des efforts pour plaire à Broud, elle eut le plus grand mal à tenir sa promesse. Elle essaya bien de ne plus le provoquer mais elle avait pris l’habitude de l’ignorer, faisant semblant de ne pas le voir en sachant qu’il s’adresserait à quelqu’un d’autre pour ses besoins ou encore se résignerait à se servir tout seul. Les regards haineux qu’il lui lançait ne faisaient plus peur à la fillette, qui se sentait à l’abri de sa colère. Son impertinence était devenue une habitude. Elle l’avait trop longtemps regardé droit dans les yeux pour baisser la tête à présent. Et c’était ce dédain inconscient que Broud lui reprochait bien plus que ses précédentes effronteries. Il sentait qu’elle n’avait plus le moindre respect pour lui. Mais ce n’était pas le respect qu’elle avait perdu, mais la crainte qu’il lui avait inspirée.

La saison où les vents froids et les neiges abondantes allaient de nouveau confiner le clan dans la caverne approchait, au grand regret d’Ayla. Les femmes s’activaient à rentrer les récoltes de l’automne. Ayla n’aimait pas voir les feuilles commencer de tomber, même si la riche palette de l’arrière-saison la fascinait par sa beauté. Elle avait peu de temps pour grimper jusqu’à sa retraite pastorale, car les tâches étaient multiples et les jours raccourcissaient rapidement.

Un jour, toutefois, elle prit son panier de cueillette et, armée de son bâton, s’en fut ramasser des noisettes dans sa clairière secrète. Dès qu’elle fut arrivée, elle se débarrassa de son panier et courut dans la grotte chercher sa fronde. Elle avait quelque peu aménagé sa retraite, y apportant une vieille peau de couchage. Sur une étagère faite d’un bout de branche fendu en deux posé entre deux grosses pierres, il y avait quelques ustensiles en écorce de bouleau, un couteau de silex, et quelques galets pour casser les noisettes. Elle prit sa fronde dans le panier d’osier tressé où elle la rangeait et s’en fut en quête de cailloux.

Elle se mit à tirer quelques coups pour ne pas perdre la main. Vorn n’atteint certainement pas ses cibles comme moi, pensa-t-elle avec fierté, tandis que chacun de ses projectiles filait avec force et précision. Mais elle se lassa vite de son jeu et entreprit de ramasser les noisettes éparpillées sur le sol, au pied des épais buissons. La vie lui paraissait merveilleuse. Uba croissait et embellissait à vue d’œil, Iza allait beaucoup mieux, et les maux de Creb se faisaient moins sentir durant les beaux jours, ce qui lui avait permis de faire de longues promenades en sa compagnie. Elle était devenue experte dans le tir à la fronde et prenait un immense plaisir à s’entraîner. Il lui était devenu extrêmement facile de toucher à tous les coups les cibles qu’elle choisissait, branches ou rochers. Enfin, plus important que tout, Broud avait fini par la laisser tranquille. Elle était convaincue que rien ne pourrait désormais gâcher son bonheur, tandis qu’elle remplissait son panier de noisettes.


Les feuilles mortes tourbillonnaient dans le vent avant de recouvrir les noisettes qui jonchaient le sol. Celles qui n’étaient pas tombées pendaient, mûres et bien pleines, aux branches en partie dénudées. A l’est, les steppes ondoyaient sous le vent telle une mer dorée, tandis qu’au sud, les eaux de la mer intérieure formaient une immense tache grise que festonnait l’écume blanche des vagues. Les dernières grappes de raisin sauvage gorgées de jus attendaient d’être coupées.

Les hommes s’étaient réunis à leur habitude pour organiser l’une des dernières chasses de la saison. Ils avaient discuté de l’expédition projetée jusque tard dans la matinée, et chargé Broud de demander à boire aux femmes. Le garçon aperçut Ayla installée à l’entrée de la caverne, des morceaux de bois et des lacets de cuir éparpillés autour d’elle, avec lesquels elle fabriquait des claies pour faire sécher les raisins.

— Ayla ! de l’eau ! lui signifia Broud.

La fillette était fort occupée à une opération délicate de son ouvrage. Si elle bougeait tant soit peu, tout serait à recommencer. Elle hésita une seconde, regardant autour d’elle si personne ne pouvait la remplacer, et finit par se lever à contrecœur en poussant un soupir de mécontentement.

S’efforçant de réprimer la colère qui montait en lui devant tant d’évidente mauvaise volonté, Broud chercha des yeux une autre femme susceptible de répondre plus rapidement à ses désirs. Mais soudain, il changea d’idée. Elle m’obéira, décida-t-il brusquement. Pourquoi se montre-t-elle aussi insolente envers moi ? Ne suis-je pas un homme à ses yeux ? N’est-ce pas son devoir de m’obéir ? Brun ne m’a jamais conseillé d’encourager un tel manque de respect, se dit-il. Il ne peut tout de même pas me menacer de la Malédiction Suprême uniquement parce que j’oblige une femme à faire ce qu’une femme doit faire ! Quel est le chef qui laisserait une femme le défier impunément ? Non, son insolence n’a que trop duré. Cette fois, je ne la laisserai pas s’en tirer comme ça !

Ces pensées lui vinrent en même temps qu’il franchissait en trois enjambées la distance qui les séparait. Son poing s’abattit sur elle juste comme elle se levait et l’envoya au sol. Le regard stupéfait qu’elle lui jeta se chargea vite de colère. Elle vit Brun qui observait la scène, mais comprit à sa mine qu’il n’y avait rien à attendre de lui. La rage qu’elle lut dans les yeux de Broud transforma sa colère en peur, et elle regretta aussitôt de l’avoir défié une fois de plus. Esquivant prestement le coup suivant, elle courut chercher l’outre dans la caverne. Les poings serrés, Broud la suivit des yeux, luttant pour ne pas donner libre cours à son exaspération. Puis il porta son regard du côté des hommes et surprit l’air impassible de Brun, qui n’exprimait ni encouragement ni réprobation. Broud reporta son attention sur Ayla qui s’empressait de remplir l’outre à la mare puis la hissait sur son épaule. Son empressement soudain ainsi que son regard terrifié ne lui avaient pas échappé et l’aidaient à conserver son sang-froid.

Au moment où Ayla, courbée sous le poids de son fardeau, passait à sa hauteur, le jeune homme la poussa d’un revers de la main, manquant de la faire tomber. Rouge de colère, la fillette parvint à garder l’équilibre et ralentit l’allure. Broud resta sur ses talons et lui administra un coup sur l’épaule. Alors, Ayla franchit en courant les derniers pas jusqu’à l’écuelle qu’elle remplit à ras bord, sans relever le visage. Broud l’avait suivie, inquiet de connaître la réaction de Brun.

— Crug dit avoir vu le troupeau se diriger vers le nord, Broud, déclara Brun d’un ton détaché.

Tout allait donc pour le mieux ! Brun ne lui en voulait nullement. Au fait, pourquoi lui en aurait-il voulu de corriger une femme qui le méritait ? Broud poussa un profond soupir de soulagement.

Quand les hommes eurent fini de boire, Ayla regagna la caverne, à l’entrée de laquelle se trouvait Creb. Le sorcier avait observé toute la scène.

— Creb ! Broud m’a encore battue, se plaignit-elle en accourant vers lui.

Mais devant le regard que lui jeta le vieil homme qu’elle aimait tant, son sourire s’évanouit brusquement.

— Tu n’as eu que ce que tu méritais, répliqua-t-il d’un air sévère, avant de lui tourner le dos, la laissant interloquée.

Un peu plus tard dans la journée, la fillette s’approcha timidement du vieux sorcier et lui passa les bras autour du cou, geste qui, généralement, avait le don de l’attendrir. Mais cette fois-ci, il ne daigna pas réagir et ne prit même pas la peine de la repousser. Il se contenta de rester le regard vague, perdu dans le lointain, et ce fut Ayla qui se retira.

Ses yeux se remplirent de larmes. Elle se sentait blessée et quelque peu terrorisée par le vieux magicien. Et, pour la première fois depuis qu’elle partageait la vie du clan, elle comprit pourquoi tout le monde redoutait et admirait le grand Mog-ur. D’un simple regard il lui avait fait comprendre sa réprobation et la distance qui les séparerait désormais. Comprenant qu’il ne l’aimait plus, elle alla se réfugier auprès d’Iza.

— Pourquoi Creb est-il en colère contre moi ? lui demanda-t-elle.

— Je t’avais bien dit de faire tout ce que Broud te demanderait, Ayla. Il a le droit de te commander, lui répondit doucement Iza.

— Mais c’est bien ce que je fais. Je ne lui ai jamais désobéi.

— Tu lui résistes, Ayla. Tu ne cesses de le défier. Tu sais parfaitement que tu es insolente. Ta conduite a nécessairement des répercussions sur Creb et moi-même. Creb a l’impression de t’avoir mal élevée, de t’avoir laissée agir avec trop de liberté envers lui, de sorte que tu te crois autorisée à agir de même avec n’importe qui. Brun non plus n’est pas content de toi, et Creb en est conscient. Tu n’arrêtes pas de courir, Ayla. Tu sais pourtant que les grandes filles ne doivent pas courir. Tu fais de drôles de sons avec ta gorge. Tu ne mets pas assez d’empressement quand on te demande quelque chose. Tout le monde désapprouve ta conduite, Ayla, et cela fait honte à Creb.

— Je ne savais pas que c’était mal, Iza, se défendit Ayla. Je ne l’ai pas fait exprès.

— Mais justement, tu devrais faire plus attention à ce que tu fais. Tu es trop grande à présent pour te conduire comme une enfant.

— Oui, mais Broud est toujours méchant avec moi. Il m’a encore fait mal aujourd’hui.

— Peu importe s’il est méchant, Ayla. Il en a le droit, c’est un homme. Il peut te battre aussi fort et autant qu’il le voudra. N’oublie pas qu’il sera bientôt le chef. Tu dois lui obéir et faire tout ce qu’il te demande au moment où il te le demande. Tu n’as pas le choix, lui expliqua Iza. (Elle considéra le visage empli de tristesse d’Ayla et se sentit envahie de compassion pour la fillette qui avait tant de mal à accepter les obligations de la vie.) Il est tard, Ayla. Va au lit, maintenant.

Ayla gagna sa couche mais elle ne put trouver le sommeil avant longtemps. Elle se réveilla très tôt, prit son panier et son bâton et partit sans déjeuner. Elle désirait être seule pour réfléchir. Elle grimpa jusqu’à sa grotte secrète et prit sa fronde, mais elle ne se sentait pas d’humeur à s’entraîner.

Tout est la faute de Broud, pensa-t-elle. Que lui ai-je donc fait pour qu’il s’acharne ainsi sur moi ? Il ne m’a jamais aimée. La grande affaire qu’il soit un homme ! En quoi un homme serait-il mieux qu’une femme ? Je me demande quel genre de chef il sera. Zoug est meilleur tireur à la fronde que lui. Et je suis sûre que je tire mieux que lui.

Elle se mit à jeter des pierres avec colère. L’une d’elles atterrit dans un fourré d’où elle chassa un porc-épic endormi. Les petits animaux nocturnes étaient rarement chassés. Vorn passe pour un prodige parce qu’il a tué un porc-épic. Moi aussi je pourrais le tuer si je voulais. L’animal gravissait un monticule de sable près du ruisseau. Ayla plaça une pierre dans sa fronde, visa et projeta le caillou. Cible facile, l’animal s’écroula.

Ayla, satisfaite de son tir, accourut auprès de sa proie. Mais comme elle se penchait pour toucher la petite bête, elle vit qu’il n’était que blessé. Le cœur battant, elle contempla le sang qui sourdait de sa blessure à la tête, et elle fut tentée de rapporter le porc-épic à la caverne pour le soigner comme elle l’avait fait avec d’autres animaux. Elle s’en voulait terriblement d’avoir blessé l’animal, et elle savait qu’elle ne pourrait l’emmener à la caverne car Iza avait trop vu d’animaux tués à la fronde pour se méprendre sur sa blessure.

La fillette contempla le porc-épic blessé. Je ne peux même pas chasser, comprit-elle soudain. Et si je parvenais à tuer quelque gibier, je ne pourrais même pas le rapporter au clan. A quoi bon avoir appris à tirer ? Creb m’en veut déjà suffisamment, que ferait-il s’il savait ? Et Brun ? Je suis censée ne jamais toucher à une arme et encore moins m’en servir ! Brun me chasserait. Alors où irais-je ? Qui s’occuperait de moi ? Je ne veux pas partir, pensa-t-elle en fondant en pleurs, bouleversée par la peur et par un sentiment de culpabilité.

Les larmes coulaient le long du petit visage désespéré. Elle se laissa choir par terre, donnant libre cours à son chagrin. Quand elle eut pleuré tout son soûl, elle se redressa et s’essuya le nez au revers de la main, encore secouée par les sanglots. Je ferai absolument tout ce que Broud me demandera, sans discuter. Et je ne toucherai plus jamais à une fronde. Afin de bien marquer sa détermination, elle jeta son arme dans un buisson, alla chercher son panier et se dépêcha de rentrer à la caverne où Iza l’attendait.

— Où étais-tu ? Tu as disparu de toute la matinée et tu reviens le panier vide !

— J’ai réfléchi, maman, répondit Ayla en regardant Iza avec sérieux. Tu avais raison, j’ai eu tort. Mais c’est la dernière fois. Je ferai tout ce que voudra Broud. Désormais, je me conduirai convenablement et plus jamais je ne vais courir ou me tenir mal. Tu crois que Creb m’aimera de nouveau si je suis bien sage ?

— J’en suis certaine, Ayla, répondit Iza en lui faisant une petite caresse, attendrie par les bonnes résolutions de la fillette.

C’est étrange, pensa-t-elle, elle a encore mal aux yeux, comme chaque fois qu’elle croit que Creb ne l’aime plus. Elle est si différente de nous. J’espère que tout se passera pour le mieux à partir de maintenant.

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