Le lendemain matin, le clan au grand complet se réunit devant la caverne. Il soufflait de l’est un vent glacial annonciateur des blizzards, mais le ciel était clair et le soleil se levait au-dessus de la crête, baignant les collines d’une lumière dorée. Le visage sombre et fermé, chacun prit place en silence pour apprendre le sort réservé à cette fille dont la présence était devenue familière à tous.
Uba sentait sa mère trembler, et sa main serrait si fort la sienne que la petite en avait mal. Elle se doutait bien que ce n’était pas le vent froid qui faisait ainsi frissonner sa maman. Creb se tenait à l’entrée. Jamais le grand sorcier n’avait arboré un air aussi austère et menaçant. Son visage ravagé avait la dureté du granit, son œil unique était plus opaque qu’une pierre. Sur un signe de Brun il se dirigea d’un pas lent vers son foyer, accablé par le chagrin, et au prix d’un suprême effort il s’approcha d’Ayla, toujours assise sur sa peau de bête.
— Ayla, Ayla, lui dit-il avec douceur, tandis qu’elle levait les yeux vers lui. Il faut que tu viennes, Ayla. Brun est prêt.
Ayla hocha la tête puis se leva avec difficulté, les jambes ankylosées pour être restée si longtemps sans bouger. Hagarde, elle suivit le vieux sorcier, notant les multiples empreintes de pieds au sol de la caverne, les marques du bâton de Creb, la trace d’un talon, d’orteils, jusqu’à ce qu’elle voie devant elle les chausses poussiéreuses de Brun et s’effondre à ses pieds. La tape qu’il lui donna sur l’épaule sembla soudain la réveiller.
Elle leva les yeux vers lui et vit le visage familier, le front fuyant, les larges arcades, le nez busqué, la barbe grisonnante, mais le regard dur, fier et impitoyable du chef avait fait place à une sincère compassion et à une tristesse évidente.
— Ayla, commença-t-il à voix haute en employant les gestes appropriés à des circonstances aussi dramatiques, fille du Peuple du Clan, nous respectons nos traditions depuis des générations, depuis la naissance du clan. Sans être née parmi nous, tu es aujourd’hui des nôtres, soumise à la même loi que nous tous. Quand nous étions dans le nord, à chasser le mammouth, tu as été surprise une fronde à la main et tu as avoué chasser depuis longtemps déjà. Selon nos coutumes, les femmes du clan n’ont pas le droit de se servir d’une arme. Le châtiment qu’elles encourent est également prévu par nos traditions. Rien ne peut les modifier.
Brun se pencha et plongea son regard pénétrant dans les yeux bleus de la jeune fille.
— Je sais pourquoi tu as fait usage de ta fronde, poursuivit Brun. Mais je ne comprends toujours pas ce qui t’a poussée la première fois à t’en servir. Néanmoins, le chef de ce clan t’est reconnaissant d’avoir sauvé le fils de la compagne du fils de ma compagne.
Les membres du clan échangèrent des regards surpris. C’était là un aveu très rare chez un homme, et encore plus de la part d’un chef, que de témoigner sa reconnaissance envers quiconque, et encore moins envers une fille.
— Mais nos traditions sont impitoyables, poursuivit-il en faisant un signe à Creb, qui disparut aussitôt dans la caverne. Je n’ai pas le choix, Ayla. Quand Mog-ur aura fini d’invoquer les esprits occultes, tu mourras. Ayla, fille du Peuple du Clan, tu es maudite !
Ayla blêmit, tandis qu’Iza poussait un cri strident qui se prolongea en une longue plainte déchirante, brutalement interrompue par un geste de Brun.
— Je n’ai pas encore terminé, ajouta-t-il devant un auditoire suspendu à ses lèvres et à ses gestes. Les traditions du Clan sont parfaitement claires et, en tant que chef, je dois les respecter. Mais si une femme doit encourir la Malédiction Suprême pour avoir utilisé une arme, il n’est dit nulle part que son châtiment doive demeurer éternel. Ayla, tu es maudite pour la durée d’une lune entière. Si les esprits te font la grâce de te laisser revenir de l’au-delà quand la lune aura accompli un cycle complet, nous t’accepterons de nouveau parmi nous.
Une émotion intense envahit l’assemblée. Personne ne s’attendait à une telle éventualité.
— C’est juste, approuva Zoug. Rien n’indique que la malédiction doive être éternelle.
— Mais quelle différence cela fait-il ? demanda Droog. Comment peut-on être mort aussi longtemps pour revivre ensuite ? Quelques jours peut-être, mais certainement pas une lune entière.
— Si la malédiction ne durait que quelques jours, il n’est pas sûr qu’elle soit une punition suffisante, dit Goov. Certains mog-ur croient que l’esprit ne pénètre jamais dans le monde invisible si la malédiction est trop courte. L’esprit rôde alors entre les deux mondes, attendant que le temps passe avant de pouvoir revenir à la vie. La sentence de Brun est juste, car la malédiction est assez longue pour qu’elle puisse devenir éternelle. La loi est ainsi respectée.
— Alors pourquoi ne se contente-t-il pas de la maudire une bonne fois pour toutes ! s’exclama Broud, furieux. Les traditions n’ont jamais fait allusion à une malédiction temporaire. La mort doit être le seul châtiment.
— Parce que tu crois qu’elle ne mourra pas, Broud ? Tu t’imagines qu’elle reviendra parmi nous ? demanda Goov.
— Je ne crois rien du tout. Je me demande simplement pourquoi Brun ne l’a pas maudite éternellement. Est-il donc désormais incapable de prendre une simple décision ?
Broud disait tout haut ce que tout le monde pensait en son for intérieur. Brun aurait-il condamné Ayla à une malédiction temporaire s’il ne pensait pas qu’elle avait une chance, fût-elle infime, de revenir d’entre les morts ?
Brun avait débattu toute la nuit de la sentence qu’il devait prononcer. Ayla avait sauvé Brac, et il n’était pas juste qu’elle doive le payer de sa vie. Les traditions exigeaient la mort, mais il existait d’autres lois, des lois qui disaient « une vie contre une vie ». Ayla portait en elle une partie de l’esprit de Brac ; elle méritait, avait droit à une compensation de valeur égale... sa propre vie.
Ce ne fut qu’au point du jour qu’il trouva enfin un compromis. Quelques âmes intrépides étaient revenues après une malédiction temporaire. L’espoir était mince, mais il ne pouvait lui offrir plus.
Soudain, un silence de mort tomba sur le clan. Mog-ur apparut à l’entrée de la caverne, les traits tirés et le visage couleur de cendres. Le sorcier avait accompli son devoir. Ayla était morte.
Iza poussa une longue plainte perçante, tandis qu’Ebra et Oga, puis toutes les autres femmes se portaient auprès d’elle et joignaient leurs cris aux siens. Devant la peine de la femme qu’elle aimait par-dessus tout, Ayla courut vers elle pour la réconforter, mais au moment même où elle s’apprêtait à la prendre dans ses bras, Iza se détourna. Tout se passait comme si elle ne la voyait pas. Ayla ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle se tourna vers Ebra d’un air interrogatif, mais le regard de la compagne du chef ne la vit pas. Puis elle s’approcha d’Aga et ensuite d’Ovra. Personne ne la voyait plus. Tout le monde cherchait à l’éviter. Désespérée, elle courut alors auprès d’Oga.
— C’est moi, Ayla ! Tu ne me vois donc pas ? Je suis là, devant toi ! s’écria-t-elle.
Le regard d’Oga lui passait au travers et la jeune femme se détourna sans un geste, sans un signe de reconnaissance, comme si Ayla était invisible.
Elle aperçut alors Creb qui se dirigeait vers Iza.
— Creb ! C’est moi, Ayla ! Je suis là, cria-t-elle en faisant de grands gestes.
Le vieux sorcier passa son chemin, s’écartant juste ce qu’il fallait pour éviter la jeune fille prosternée à ses pieds, comme il l’eût fait pour éviter une pierre.
— Creb ! hurla-t-elle. Pourquoi ne me vois-tu pas ? (Ayla se releva pour s’élancer de nouveau vers Iza.) Iza ! Maman ! Mamaaaaan ! Regarde-moi ! Mais regarde-moi donc, hurla-t-elle avec de grands gestes.
Mais Iza émit de nouveau une longue plainte en se frappant la poitrine.
— Mon enfant, mon Ayla, ma fille est morte. Elle n’est plus. Ma pauvre Ayla. Elle est partie, elle nous a quittés...
En voyant Uba s’accrocher désespérément aux jambes de sa mère, l’air effarouché, Ayla s’agenouilla auprès de la petite fille.
— Tu me vois, toi, Uba ? Je suis là, dit Ayla.
Mais Ebra se précipita aussitôt vers l’enfant et l’emporta dans ses bras.
— Je veux Ayla ! cria la petite fille en se débattant pour descendre.
— Ayla est morte, Uba. Ce n’est plus elle que tu vois, c’est son esprit. Laisse-le trouver son chemin vers l’autre monde. Si tu lui parles ou si tu le regardes, il t’emmènera avec lui. Ne le regarde surtout pas, Uba.
Ayla s’effondra sur le sol. Elle avait imaginé toutes sortes d’horreurs en pensant à la malédiction qui l’attendait, mais la réalité se révélait pire encore. Elle avait cessé d’exister aux yeux du clan. La vraie Ayla ne faisait plus partie de leur monde. Ils ne lui jouaient pas une sinistre comédie destinée à lui faire peur ; elle avait cessé d’exister. Elle n’était plus qu’un esprit qui donnait encore une apparence de vie à son corps, mais la vraie Ayla était morte. La mort pour le Peuple du Clan n’était qu’un changement d’état, un voyage vers une autre dimension. L’essence de la vie ne pouvait être qu’un esprit, une force invisible. Une personne pouvait être vivante et, l’instant d’après, morte sans qu’il y ait une modification notable, apparente. L’esprit d’Ayla ne faisait plus partie de leur monde ; il avait été chassé de leur réalité, et peu leur importait que le corps qui restait fût froid et immobile ou chaud et animé.
Par ailleurs, il leur paraissait évident que ce corps même cesserait bientôt d’exister, quand il saurait que l’esprit qui l’avait animé l’avait déserté pour le monde invisible. Personne ne croyait franchement qu’elle reviendrait jamais, pas même Brun. Son corps, cette enveloppe vide, ne pourrait jamais tenir jusqu’au retour de son esprit. Sans la vie spirituelle, le corps était incapable de manger, de boire, et il se détériorait rapidement. Quand une telle croyance était aussi fermement enracinée dans les mentalités, quand les êtres aimés ne reconnaissaient plus votre existence, il n’y avait plus de raison de manger, de boire ou de vivre.
Mais aussi longtemps que l’esprit restait à proximité de la caverne, animant un corps qui en était désormais détaché, les forces qui dirigeaient cet esprit représentaient un danger pour les membres du clan. On avait déjà vu la compagne ou le compagnon d’une personne condamnée à la Malédiction Suprême succomber à son tour peu de temps après. Aussi tout le monde désirait-il que l’esprit d’Ayla disparaisse au plus vite.
Dans un climat de tension, chacun retourna à ses occupations habituelles. Creb et Iza se dirigèrent vers la caverne, et Ayla les suivit. Personne n’essaya de l’en empêcher et l’on se contenta de tenir Uba à l’écart. Iza fit un ballot de toutes les affaires de la jeune fille, sans oublier sa couverture de fourrure et l’herbe de sa paillasse, qu’elle sortit avec l’aide de Creb de la caverne. Après en avoir fait un gros tas sur un bûcher prêt à être allumé, elle rentra précipitamment tandis que le sorcier y mettait le feu.
Avec un désespoir croissant, Ayla vit Creb nourrir les flammes de tous ses biens. Si son châtiment n’exigeait pas de cérémonie célébrant sa mort, toutes traces de son existence devaient être effacées ; rien de ce qui pouvait l’inciter à revenir ne devait subsister. Elle vit son bâton à fouir jeté au feu, puis son panier, ses vêtements de peau. Lorsque Creb saisit sa fourrure favorite, ses mains tremblèrent légèrement. Il la serra un instant contre son cœur avant de la jeter dans les flammes...
— Creb, je t’aime, s’écria Ayla, en larmes.
Le sorcier ne semblait pas la voir ; il ramassa la petite sacoche de guérisseuse qu’Iza avait confectionnée juste avant la fatale chasse au mammouth, et la jeta dans le bûcher.
— Non, Creb, non ! Pas mon sac de guérisseuse ! gémit Ayla, le cœur brisé.
Mais il était trop tard, le cuir commençait déjà à se racornir sous l’effet de la chaleur.
Incapable d’en supporter davantage, Ayla, aveuglée par les larmes, s’élança dans le sentier, puis s’enfonça dans la forêt en courant éperdument. Elle traversa comme une folle les épais taillis et les branches qui obstruaient le passage, indifférente aux égratignures qui lui striaient les bras et les jambes. Puis elle traversa la rivière glacée, insensible au froid qui lui engourdissait les pieds, et alla s’écrouler dans l’herbe mouillée, souhaitant de tout son cœur que la mort vienne au plus vite mettre un terme à ses souffrances.
La jeune fille risquait fort de voir se réaliser ce souhait. Isolée dans son monde de chagrin et de peur, elle n’avait ni mangé ni bu depuis son retour il y avait plus de deux jours. Elle ne portait aucun vêtement chaud, et ses pieds étaient bleuis de froid. Faible, déshydratée, l’hypothermie et la mort la guettaient. Mais du tréfonds d’elle-même monta le même désir qui l’avait poussée à survivre, quand elle avait erré seule, toute petite alors, après la disparition des siens dans un tremblement de terre. Elle parvint tant bien que mal à se relever, flageolant sur ses jambes, les pieds engourdis par le froid. Elle se laissa conduire par l’habitude et, sans y penser, emprunta le chemin familier qui conduisait à sa prairie. Dégageant l’épais feuillage qui dissimulait aux regards indiscrets l’entrée de la faille dans la paroi rocheuse, elle pénétra dans son antre.
Sa grotte lui parut beaucoup plus exiguë qu’à l’accoutumée. Elle y découvrit la vieille fourrure qu’elle avait apportée un jour et s’en enveloppa pour se réchauffer. Elle y trouva également une peau de bête qu’elle avait bourrée d’herbe pour s’en faire une couche, puis elle chercha son couteau. Elle réussit à le trouver, à demi enfoui dans la terre, et entreprit de se confectionner de nouvelles chausses dans la peau de bête pour remplacer les siennes, qu’elle put ainsi mettre à sécher.
Il faut que je fasse du feu, se dit-elle. Tiens, voilà mon écuelle en écorce de bouleau, elle me sera utile pour aller chercher de l’eau. Ma vieille fronde ! J’avais oublié que je l’avais laissée là. Elle est trop petite pour moi, maintenant, il faudra que je m’en confectionne une nouvelle. Les yeux sur la lanière de cuir craquelé, elle songea soudain à la malédiction qui l’avait frappée. Je suis morte, se dit-elle. Comment puis-je penser à faire du feu et à me confectionner une nouvelle fronde ? J’ai froid, j’ai faim... je ne me sens absolument pas morte ! A quoi ressemble la mort ? Mon esprit se trouve-t-il dans l’autre monde ? Je ne sais même pas à quoi peut ressembler mon esprit. Creb dit qu’on ne les voit jamais, mais qu’on peut s’adresser à eux. Pourquoi Creb ne me voyait-il plus ? Pourquoi personne ne faisait plus attention à moi ? Si je suis morte, pourquoi penser aux frondes et au feu ? Parce que j’ai faim ! Parce que sans fronde je ne pourrai jamais chasser, je ne pourrai jamais manger !
Le cuir de la vieille fourrure étant trop raide pour y tailler une fronde, elle se servit de son vêtement à la peau souple et fine. Il manquait à l’arme le renflement pour y loger les pierres, mais elle jugea qu’elle ferait néanmoins l’affaire.
C’était la première fois qu’elle allait tuer des animaux pour se nourrir. Si le lapin qu’elle visa était rapide, il ne le fut pas assez pour échapper à son tir précis. Elle se rappela avoir aperçu un castor près du ruisseau et l’abattit avant qu’il eût le temps de plonger dans l’eau. Puis elle rapporta son précieux butin à la grotte, ramassant en chemin un nodule de pierre grise qu’elle savait contenir du silex.
Il lui fallut du temps et un effort soutenu pour faire naître en frottant deux morceaux de bois sec l’un contre l’autre une petite étincelle qui bientôt mit le feu aux herbes sèches tirées de sa paillasse, auxquelles elle s’empressa d’ajouter des brindilles, puis des morceaux plus gros provenant de l’étagère sur laquelle elle disposait ses quelques ustensiles.
Il va falloir que je me fabrique un récipient pour faire la cuisine, décida-t-elle en embrochant le lapin après l’avoir dépecé. Il me faudra aussi un bâton à fouir et un panier. Creb a jeté les miens au feu, il a tout brûlé, même mon sac de guérisseuse.
Cette nuit-là, Ayla se félicita d’avoir fait du feu. Elle s’assura qu’il ne s’éteindrait pas avant le matin, s’enveloppa dans sa vieille couverture et s’allongea pour dormir. La fatigue l’emporta bientôt et elle sombra dans un sommeil agité et entrecoupé de cauchemars où elle appelait Iza et aussi une autre femme dans une langue qu’elle avait complètement oubliée.
Les journées d’Ayla étaient bien remplies. Elle se confectionna des récipients étanches pour transporter l’eau et faire la cuisine. Elle travailla la peau des animaux qu’elle tuait, pour s’en faire toutes sortes de vêtements d’hiver, se fabriqua des outils de silex et ramassa de l’herbe pour amollir sa couche.
La flore des hauts pâturages lui fournissait également de quoi manger. Elle fit provision de noisettes mais aussi de mûres et des dernières airelles. Elle cueillit de la vesce, dont les fèves étaient comestibles, ainsi que de petites pommes sauvages, des tubercules, des graminées. Une fois qu’elle eut ainsi ramassé tout ce qu’elle pouvait trouver de nutritif, elle décida qu’il lui fallait une nouvelle peau de bête. La température glaciale faisait déjà sentir sa morsure, et la neige ne semblait pas loin. Après avoir passé en revue tous les animaux dont la fourrure serait inutile, elle fixa son choix sur le daim, qui avait le mérite d’être comestible de surcroît. Une pierre lancée de près avec force abattit la bête qu’elle acheva d’un coup de massue taillée dans une branche noueuse.
La fourrure était douce et épaisse, et le ragoût qu’elle fit s’avéra excellent. Quand par l’odeur alléchée un glouton s’approcha de la caverne, Ayla l’abattit d’une seule pierre et se rappela le premier qu’elle avait tué parce qu’il volait le clan... Voilà qui me fera un bonnet, décida-t-elle en traînant la dépouille dans la grotte.
Elle fit sécher le reste de la viande à la fumée de petits feux qu’elle alluma tout autour de l’entrée, afin d’éloigner les charognards, et entreposa ensuite la viande séchée dans un trou au fond de son antre, qu’elle recouvrit de grosses pierres. Elle fit une outre de l’estomac du daim, récupéra les tendons pour en faire des cordelettes et acheva d’assouplir la peau et de la tailler pour qu’elle la couvre du mieux possible.
Par une nuit où de lourds nuages cachaient la lune à ses regards, Ayla commença à se préoccuper de l’écoulement du temps. Elle se rappelait parfaitement ce que lui avait dit Brun. « Si les esprits te font grâce de te laisser revenir de l’au-delà, quand la lune aura accompli un cycle complet, nous t’accepterons de nouveau parmi nous. » Elle ne savait pas si elle se trouvait réellement dans l’au-delà, mais elle tenait absolument à retrouver le clan, et elle se raccrocha désespérément à la promesse de Brun.
Elle se souvint alors de la fois où elle s’était amusée à compter les jours que mettait la lune à parcourir sa révolution, mais sans parvenir à se rappeler le nombre exact. Elle se souvenait en revanche de la réprimande que lui avait adressée Creb, quand il avait découvert son petit jeu. Il lui fallut toute la journée pour que la manière de calculer lui revînt en mémoire et elle décida de faire tous les soirs une entaille dans un bout de bois. En dépit de tous ses efforts, elle ne pouvait s’empêcher de fondre en larmes chaque fois qu’elle ajoutait une encoche.
De fait, Ayla pleurait souvent. Un rien faisait affluer des milliers de souvenirs douloureux. Ainsi, le passage d’un lapin lui rappelait ses longues promenades avec Creb, une plante qu’elle avait cueillie avec Iza la faisait éclater en sanglots et le simple souvenir de son petit sac de guérisseuse jeté au feu avait le don de la faire redoubler de pleurs. Mais c’était la nuit qu’elle avait le plus grand mal à supporter. Seule dans la grotte, assise devant le feu dont les flammes projetaient des ombres dansantes sur les parois, elle pleurait l’absence des êtres qu’elle chérissait, et tout particulièrement celle d’Uba. Souvent elle étreignait sa fourrure contre sa poitrine et se balançait doucement en chantonnant tout bas, comme elle l’avait tant de fois fait avec l’enfant.
La première neige tomba durant la nuit. Ayla eut un cri de ravissement en sortant au matin de la grotte. Une blancheur cristalline adoucissait le relief, coiffant rochers et buissons de calottes blanches, chargeant les branches et les rameaux des sapins, dont les cimes blanchies se découpaient contre un ciel bleu éclatant. Elle s’était mise à suivre les traces d’un petit animal mais, mue par une impulsion soudaine, elle prit la direction de la crête dominant la prairie.
De là-haut elle avait vue sur toute la chaîne de montagnes étincelantes sous les premiers rayons du soleil. Au loin la mer d’un bleu vert moutonnait sous la brise. Les collines environnantes étaient enneigées, les steppes brunes et nues. Ayla aperçut de minuscules silhouettes en dessous d’elle. Il avait neigé devant la caverne. L’une de ces silhouettes semblait claudiquer en se déplaçant lentement. Soudain la magie déserta le paysage, et Ayla s’empressa de redescendre.
La deuxième chute de neige n’eut rien de ravissant. La température chuta brusquement. Pendant quatre jours, la tempête souffla, accumulant la neige devant la petite grotte dont l’entrée fut rapidement obstruée. En grattant avec ses mains, Ayla parvint à se frayer un passage pour aller chercher du bois. Si elle avait fait d’amples provisions de viande, elle s’était montrée moins prévoyante en ce qui concernait l’alimentation de son feu, et si la neige continuait à tomber au même rythme, elle n’était pas sûre de pouvoir dans quelque temps sortir de son abri.
Pour la première fois depuis le début de son isolement forcé, Ayla craignit pour sa vie. Si jamais elle se trouvait prisonnière, elle ne pourrait pas tenir longtemps. En rentrant dans la grotte, Ayla se promit de retourner chercher du bois dès le lendemain matin.
Le jour suivant, l’entrée était complètement obstruée après une nuit où le blizzard n’avait cessé de souffler avec violence. Terrorisée, elle se sentit prise au piège. Afin de savoir sous quelle épaisseur de neige elle se trouvait prisonnière, elle enfonça une longue branche dans le mur blanc et réussit à ménager une petite ouverture. La neige tombait toujours. Elle laissa la branche dans le trou, afin qu’il entre de l’air dans la faille et s’installa auprès du feu, mais elle ne fut pas longue à s’apercevoir qu’elle n’avait pas besoin d’entretenir son foyer pour avoir chaud, car la neige, enfermant de minuscules poches d’air, isolait parfaitement la grotte où régnait une douce chaleur. Mais comme il lui fallait de l’eau, elle attisa néanmoins le feu pour faire fondre la neige.
Seule dans son antre éclairé par les maigres flammes, Ayla ne pouvait distinguer le jour de la nuit qu’à la faible lueur qui filtrait quand elle retirait la branche de son trou. Et, chaque fois que la lumière déclinait, elle prenait grand soin de tailler une nouvelle encoche dans le morceau de bois.
Réduite à une inaction totale, Ayla se perdait dans ses pensées, contemplant le feu d’un regard fixe. Les flammes dansaient, vivantes, et elle les regardait dévorer lentement une bûche, jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus qu’un tas de cendres. Est-ce qu’il existe un esprit du feu ? se demandait-elle. Et où peut bien aller l’esprit du feu quand il meurt ? Creb dit qu’à la mort de quelqu’un, son esprit part dans l’autre monde. Serais-je dans cet autre monde ? Il ne m’a pas l’air différent de celui que je suis censée avoir quitté. L’unique différence, c’est que j’y suis terriblement seule. Après tout, peut-être que mon esprit est parti ailleurs ? Comment le saurais-je ? Mon esprit est avec Creb, Iza, Uba. J’ai été maudite, mais suis-je morte ?
Les jours se suivaient et se ressemblaient tous. Un soir, après avoir nourri son feu exigeant, Ayla décida de compter les entailles. Elle commença par placer tous ses doigts de la main droite sur chacune des encoches, puis ceux de la main gauche, à nouveau ceux de la main droite et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle les eût toutes recouvertes. C’est hier que mon châtiment a pris fin, constata-t-elle. Demain, je pourrai rentrer à la caverne, mais comment faire avec toute cette neige ?
Quand elle se réveilla le lendemain, elle se précipita pour vérifier le temps qu’il faisait dehors. Mais le blizzard soufflait toujours. Désespérée de ne pouvoir sortir, elle se laissa aller à de sombres pensées. Elle se demanda si Brun n’avait pas entre-temps aggravé sa peine, et ne l’avait pas condamnée à une malédiction éternelle. Se pourrait-il que je ne puisse pas revenir, même si la tempête s’arrêtait ? C’est alors que j’en mourrais pour de bon. Non, je ne pourrai jamais tenir plus d’une lune ici. Elle s’interrogea sur la sentence de Brun. Pourquoi l’avoir maudite pour la durée d’une lune seulement ? Pourquoi cette condamnation temporaire, peu courante dans le Peuple du Clan ? Je ne m’y attendais pas. Mais aurais-je pu revenir si c’était mon corps, et non mon totem, qui avait disparu dans le monde invisible ? De toute façon, rien ne me dit que mon esprit m’ait quittée. Mon totem m’a tout de même bien protégée jusqu’à maintenant. Ce que je sais, c’est que je n’aurais jamais eu une seule chance de m’en sortir sans cette malédiction temporaire.
Ayla comprit soudain que le désir de Brun avait été de lui donner une chance. Il m’est reconnaissant d’avoir sauvé la vie de Brac. Il devait me maudire, car c’est la loi du clan, mais il a tenu à me laisser une possibilité de revenir parmi eux. Aurais-je lutté comme je l’ai fait, si je n’avais eu cet espoir de retour ? Non, il est probable que je n’aurais pas chassé à la fronde pour manger, que je n’aurais eu ni faim ni soif ni envie de faire un pas de plus. C’est pour cela, pour cette chance de retrouver ceux que j’aime, que j’ai eu envie de vivre. Et puis, je suis sûre que mon totem aussi était là pour m’aider.
Le lendemain, Ayla mit un grand moment à se convaincre qu’elle était bien éveillée. Elle chercha à tâtons la longue branche qui traversait la paroi glacée obstruant la grotte et poussa frénétiquement jusqu’au moment où des paquets de neige se détachèrent, laissant apparaître un lambeau de ciel bleu.
Une bouffée d’air frais lui fouetta le visage. Ça y est ! s’exclama-t-elle. Il ne neige plus ! Je peux retourner à la caverne ! La fillette entreprit d’élargir l’ouverture avec son bâton et fit tomber de grands blocs de neige compacte. Une fois l’entrée dégagée, elle se força à se calmer et à penser sérieusement à son départ. Tout en grignotant un morceau de viande fumée, elle passa en revue ce qu’elle désirait emporter. En réfléchissant, elle se mit à enfiler tous les vêtements qu’elle s’était confectionnée. Elle s’entortilla les jambes de fourrure de lapin, glissa à ses pieds les deux paires de chausses, jeta en travers de ses épaules une autre peau de lapin, et enfin s’emmitoufla dans sa fourrure de daim, dans les replis de laquelle elle serra ses outils. Après avoir mis son capuchon et ses moufles, elle entreprit de sortir de sa prison, non sans avoir jeté un dernier regard derrière elle.
Elle s’extirpa de la grotte par l’ouverture qu’elle avait pratiquée dans le mur de neige, mais la hauteur de ce dernier était encore telle qu’elle dut le franchir en se hissant aux branches du bouquet de noisetiers. Sa prairie était méconnaissable. L’épaisse couche de neige avait enseveli tous les repères. Dès qu’elle voulut avancer, Ayla s’enfonça profondément dans la neige, mais pas autant qu’elle le craignait, car ses larges chausses offraient une grande surface portante. La progression n’en était pas moins lente et difficile. Marchant à petits pas, elle réussit à se frayer un chemin vers ce qui avait été l’impétueux ruisseau. Elle s’y arrêta pour décider de la route à suivre : longerait-elle le cours d’eau gelé jusqu’à la rivière pour gagner la caverne en faisant un grand détour, ou emprunterait-elle le chemin le plus direct ? Impatiente d’arriver, elle opta pour le plus court, sans imaginer à quel point cet itinéraire pouvait être dangereux.
Quand le soleil parvint au zénith, elle avait à peine parcouru la moitié du chemin. Malgré la chaleur de ses rayons, il faisait un froid vif et Ayla commençait à se sentir fatiguée. En descendant une pente raide et verglacée, son pied glissa sur des éboulis. Dans leur chute, ceux-ci ébranlèrent des roches, entraînant avec elles une coulée de neige qui renversa la jeune fille et la précipita au bas de la pente dans un grondement formidable d’avalanche.
Creb était réveillé quand Iza s’approcha sans bruit, un bol d’infusion brûlante à la main.
— Je savais que tu ne dormais pas, Creb, et j’ai pensé que tu aimerais boire quelque chose de chaud avant de te lever. La neige s’est arrêtée de tomber cette nuit.
— Oui, je sais, j’ai vu le ciel bleu ce matin à l’entrée de la caverne. Ils s’assirent tous deux pour boire leur infusion matinale, comme ils le faisaient souvent depuis la disparition d’Ayla, cherchant dans cette intimité un réconfort susceptible de remplir le vide créé par son absence. Uba n’avait plus goût à rien, personne n’avait su la convaincre de la mort de son amie et elle ne cessait de la réclamer. Elle rendait la vie difficile à Iza, qu’une toux persistante torturait de nouveau, l’empêchant de trouver le sommeil.
Creb avait terriblement vieilli. Pas une seule fois il n’était retourné dans la grotte sacrée, depuis le jour fatal où il s’était adressé aux esprits. Il avait alors disposé les os blanchis de l’ours des cavernes en deux rangées parallèles, l’une d’elles passant sur le crâne de l’animal. Il n’osait revoir la disposition des ossements et ne cherchait même plus à communiquer avec les esprits protecteurs. Il avait songé à se retirer de ses fonctions de mog-ur pour les confier à Goov, et Brun l’avait exhorté à n’en rien faire, quand Creb l’avait informé de son projet.
— Pourquoi ferais-tu cela, Mog-ur ? lui avait demandé le chef.
— Que peut faire un homme quand il devient trop vieux pour rester assis de longs jours dans la grotte sacrée ? Il y fait froid et mes rhumatismes me font de plus en plus souffrir.
— N’entreprends rien à la hâte, Creb, avait répondu Brun avec douceur. Réfléchis encore.
Creb avait réfléchi et pris la décision de nommer Goov à sa place en ce deuxième jour suivant la dernière lune.
— Je pense que je vais laisser Goov me remplacer, Iza, annonça-t-il à la femme assise à ses côtés.
— La décision n’appartient qu’à toi seul, Creb, dit Iza, sans chercher à le dissuader. (Elle savait qu’il n’avait plus le cœur à rien, depuis qu’il avait accompli la malédiction sur Ayla.) Le délai est dépassé, n’est-ce pas, Creb ? demanda la guérisseuse.
— Oui, il est dépassé, Iza.
— Mais comment pourrait-elle le savoir ? Comment aurait-elle pu voir la lune dans cette tempête ?
Creb se souvint du jour où il lui avait appris à compter les années, où il l’avait surprise à calculer toute seule les jours du cycle lunaire.
— Si elle est toujours en vie, elle le saura, Iza.
— Mais songe à la tempête, personne ne pourrait en réchapper.
— N’y pense plus, Ayla est morte.
— Je le sais bien, Creb, répondit Iza avec des gestes accablés.
Le chagrin de sa sœur poussa Creb à lui offrir le réconfort qu’il pouvait.
— Je ne devrais pas dire cela, Iza, mais à présent que son esprit a quitté ce monde et, avec lui, les esprits maléfiques, il n’y a plus de danger. Son esprit m’a parlé avant de partir. Il m’a dit qu’il m’aimait, et ses gestes étaient si réels que j’ai failli m’y laisser prendre. Mais un esprit qui a été maudit est très dangereux. Il essaie toujours de te tromper, pour pouvoir t’emmener avec lui. Je regrette presque de ne pas avoir suivi l’esprit d’Ayla.
— Je sais, Creb. Quand son esprit m’a appelée maman, je.... Bouleversée, Iza ne put poursuivre.
— Son esprit m’a supplié de ne pas brûler le sac de guérisseuse, Iza. L’eau lui est venue aux yeux, comme quand elle était vivante. Et là, j’avoue que si je n’avais pas déjà jeté le sac dans le feu, je le lui aurais donné. Cela a été sa dernière tentative pour nous égarer. Et puis il est parti.
Creb se leva, s’enveloppa dans sa fourrure et prit son bâton. Étonnée qu’il désire sortir, Iza le regarda se diriger vers l’entrée de la caverne où il resta, les yeux rivés sur l’étendue de neige étincelante. Il ne revint qu’au moment où Iza envoya Uba lui dire de venir manger. Il regagna aussitôt après son poste d’observateur, et Iza le rejoignit bientôt.
— Il fait froid, Creb. Tu ne devrais pas rester ainsi exposé au vent, lui signifia-t-elle.
— Voilà des jours que le ciel n’a pas été aussi limpide. C’est un soulagement que de revoir le paysage après toutes ces journées de blizzard.
— Oui, mais viens quand même te réchauffer un moment auprès du feu.
Creb fit plusieurs allers et retours entre son foyer et l’entrée de la caverne. Vers le soir, après dîner, il s’adressa à Iza.
— Je vais voir Brun à son foyer pour lui annoncer que Goov sera désormais notre mog-ur, déclara-t-il.
— Oui, Creb, dit-elle, la tête baissée. Elle aussi n’avait plus aucun espoir.
Creb se levait de sa fourrure quand un cri perçant éclata au foyer de Brun. Iza leva la tête. Une étrange apparition se tenait dans l’entrée de la caverne, silhouette blanche de neige, qui battait la semelle pour se réchauffer.
— Creb, qu’est-ce que... ? demanda Iza, affolée.
Creb fixait d’un regard perçant l’apparition. Était-ce l’incarnation de quelque mauvais esprit ? Soudain il ouvrit de grands yeux où dansait une lueur de joie.
— C’est Ayla ! cria-t-il.
Et il se porta vers elle aussi vite que son handicap le lui permettait. Oubliant de prendre son bâton, oubliant sa dignité de mog-ur, oubliant la coutume réservant les manifestations affectives au foyer seul, il jeta son bras valide autour de la fillette et la serra contre sa poitrine.