19

Tout le monde fut stupéfait d’apprendre qu’Ayla était enceinte. Les spéculations allaient bon train pour savoir à qui revenait le prestige d’avoir vaincu l’Esprit du Lion des Cavernes, et tous les hommes auraient aimé pouvoir s’en attribuer le mérite. Certains étaient enclins à y voir la manifestation collective de plusieurs esprits totémiques, voire ceux de toute la population mâle, mais d’une façon générale deux points de vue s’opposaient, celui des jeunes et celui des hommes plus âgés.

Toutefois il était admis dans le clan qu’une femme devait le plus souvent sa grossesse au totem de son compagnon. Il était possible que ce dernier fît appel à l’aide d’un autre esprit mâle, mais le mérite en revenait au premier totem. Or les deux hommes qui avaient été les plus proches d’Ayla depuis qu’elle était devenue une femme étaient Mog-ur et Broud.

— Je dis que c’est Mog-ur, affirmait Zoug. Il est le seul à posséder un totem plus puissant encore que le Lion des Cavernes. Et ne partage-t-elle pas son foyer ?

— Ursus ne permettrait jamais à une femme d’absorber son essence, répliqua Crug. L’Ours des Cavernes choisit ceux qu’il désire protéger, comme il le fit pour Mog-ur. Penses-tu que le Chevreuil pourrait battre le Lion des Cavernes ?

— Oui, avec l’aide de l’Ours. Mog-ur a deux totems, et le Chevreuil n’avait pas à chercher de l’aide bien loin. Personne n’a dit qu’Ursus avait perdu son essence, rétorqua Zoug avec force.

— Alors pourquoi n’a-t-elle pas été grosse l’hiver dernier ? Elle vivait alors au foyer de Mog-ur. Or elle est dans cet état depuis que Broud s’est intéressé à elle, quoique je me demande bien pourquoi. Le Rhinocéros aussi est puissant. Avec de l’aide, il aura fort bien pu vaincre le Lion des Cavernes, persista Crug.

— Je pense que le totem y est pour quelque chose, intervint Dorv. La question est de savoir qui la veut pour compagne ? Chacun voudrait être celui par qui c’est arrivé, mais qui veut d’elle ? Brun nous a posé la question. Si elle ne trouve pas de compagnon, cela portera malheur à l’enfant. Moi, je suis trop vieux, et je dois avouer que je ne le regrette pas.

— Je la prendrais volontiers si seulement j’avais encore un foyer, dit Zoug. Elle est peut-être laide mais elle est vaillante à l’ouvrage et respectueuse. Elle saurait s’occuper d’un homme, et finalement cela compte plus qu’une belle apparence.

— Moi, je ne voudrais pas de la Femme-Qui-Chasse à mon foyer, dit Crug. C’est bien pour Mog-ur, parce qu’il ne peut pas chasser et que cela lui est égal. Mais je me vois mal rentrer les mains vides de la chasse et manger la viande d’une bête que ma compagne aurait tuée. Et puis, mon foyer est au complet avec Ika et Borg, et maintenant Igra. Je suis bien content que Dorv puisse encore chasser. Quant à Ika, elle est encore assez jeune pour avoir un autre enfant...

— J’ai réfléchi à tout ça, dit Droog, et mon foyer aussi est complet. Aga, Aba, Vorn, Ona et Groob, ça en fait du monde. Comment pourrais-je prendre en plus une femme et son enfant ? Mais toi, Grod ?

— Non, à moins que Brun me l’ordonne, répondit Grod, sèchement. Le chef en second n’avait jamais pu se défaire d’un certain sentiment de malaise en présence de la femme qui n’était pas née du clan, bien qu’il n’eût rien de particulier à lui reprocher.

— Et Brun ? demanda Crug. C’est tout de même lui qui l’a accueillie dans le clan.

— Il faut parfois penser à la première compagne avant de songer à en prendre une deuxième, fit remarquer Goov. Vous connaissez les sentiments d’Ebra envers Iza. Ayla est peut-être appelée à devenir une guérisseuse de la lignée d’Iza. Croyez-vous qu’Ebra verrait d’un bon œil une femme plus jeune, une deuxième compagne, avec un rang plus élevé que le sien, s’installer dans son foyer ? Je prendrais volontiers Ayla chez moi. Quand je serai mog-ur, je ne chasserai plus beaucoup, et ça me serait égal de voir la Femme-Qui-Chasse rapporter du petit gibier. Quant à Ovra, elle n’est pas du genre à jalouser le rang d’une autre, et d’ailleurs elle s’entend très bien avec Ayla. Mais hélas elle n’a pas encore d’enfant, et elle serait malheureuse de partager son foyer avec une femme plus comblée qu’elle dans ce domaine. Je pense que l’esprit du totem de Broud est responsable de l’état d’Ayla, et c’est dommage qu’il la déteste, car c’est lui qui devrait la prendre à son foyer.

— Je ne suis pas sûr que ce soit le totem de Broud, dit Droog. Et toi, Mog-ur ? Ne pourrais-tu la prendre pour compagne ?

Le vieux sorcier avait suivi attentivement la conversation.

— J’y ai pensé, répondit-il. Je ne crois pas que ce soit Ursus ou le Chevreuil ou même le Rhinocéros qui ait fait naître une vie dans le ventre d’Ayla. Son totem a toujours été un mystère, et qui sait ce qui se sera passé ? Mais elle a besoin d’un compagnon, et pas seulement pour que le malheur ne s’abatte pas sur son enfant. Elle aura aussi besoin d’un homme pour pourvoir à ses besoins. Je suis trop vieux, et si elle donne le jour à un garçon, je ne pourrai pas lui apprendre à chasser. Elle non plus ne pourra pas le faire, hormis à la fronde. De toute façon, il m’est impossible de la prendre pour compagne. Ce serait comme si Grod s’unissait à Ovra, avec Uka encore comme première compagne. Pour moi, Ayla est comme la fille d’une seule compagne, l’enfant d’un unique foyer, pas une femme pour une deuxième couche.

— Cela s’est pourtant déjà pratiqué, dit Dorv. La seule femme qu’un homme ne peut prendre pour compagne est sa sœur.

— Je n’ai jamais eu de compagne, et je suis trop vieux pour commencer aujourd’hui, dit Mog-ur. Iza prend soin de moi, et cela me suffit. Je me trouve bien avec ma sœur. Les hommes assouvissent de temps à autre leurs besoins avec leurs compagnes, et cela fait bien longtemps que je n’ai pas ressenti ces besoins. J’ai d’ailleurs appris à les contrôler depuis bien des lunes. Je ne serais pas le compagnon rêvé pour une jeune femme. Et puis il n’est pas dit qu’Ayla puisse garder son enfant. Iza dit qu’elle risque d’avoir des problèmes à l’accouchement. Je sais qu’elle veut ce bébé, mais ce serait mieux pour tout le monde si elle le perdait.

Et Mog-ur disait vrai, la grossesse d’Ayla ne se déroulait pas dans de bonnes conditions. La jeune femme était malade tous les matins et, au bout du quatrième mois, alors que son ventre commençait à s’arrondir, elle se mit à avoir des hémorragies. Aussi Iza décida-t-elle de demander à Brun de la dispenser de toute activité. Elle était persuadée qu’Ayla ferait mieux de se débarrasser de l’enfant, un acte qui ne devrait a priori pas poser de problèmes.

Elle était très inquiète pour la jeune femme, dont les bras et les jambes maigrissaient de façon alarmante, contrastant étrangement avec la rondeur de son ventre. De grands sillons noirs lui cernaient les yeux et ses cheveux devenaient plus ternes. Toujours transie, elle passait le plus clair de son temps blottie au coin du feu, emmitouflée dans des fourrures. Néanmoins, lorsque Iza lui demanda d’absorber le breuvage qui la débarrasserait définitivement de son enfant, elle s’y opposa avec une énergie farouche.

— Iza, je t’en supplie, aide-moi au contraire. Je veux cet enfant, implora-t-elle. Je sais que tu peux m’aider.

Iza sentit qu’elle ne pouvait lui refuser son assistance. Depuis un certain temps, elle comptait presque exclusivement sur Ayla pour se procurer les plantes dont elle avait besoin. Elle sortait elle-même rarement depuis que de violentes quintes de toux lui interdisaient tout effort. Néanmoins, elle quitta la caverne un beau matin pour se mettre en quête de certaine racine particulièrement indiquée pour éviter les fausses couches. Elle s’enfonça dans la forêt et s’engagea sur l’un des sentiers abrupts qui serpentaient au flanc de la colline. Elle se sentait beaucoup plus faible qu’elle ne l’aurait cru et, à bout de souffle, elle dut faire de nombreuses haltes en chemin.

Au milieu de la matinée, le temps changea subitement. Poussés par un vent glacial, de gros nuages s’amoncelèrent et une violente averse se mit à tomber. En quelques minutes, Iza fut trempée jusqu’aux os. Elle n’en poursuivit pas moins ses recherches et finit par découvrir la plante en question dans un bosquet de pins. Parcourue de frissons, elle arracha fébrilement quelques racines et se remit péniblement en marche, brisée par la toux et crachant le sang. Elle se trompa plusieurs fois sur le chemin du retour et c’est à la nuit tombée seulement qu’elle parvint en vue de la caverne.

— Maman, où étais-tu ? s’exclama Ayla. Tu es trempée. Viens vite près du feu.

— Tiens, Ayla, j’ai trouvé ces racines pour toi. Laves-en une et mâche-la... (Une quinte de toux l’interrompit.) Mâche-la crue, ça t’aidera à garder le bébé, poursuivit-elle les yeux brillants et les joues brûlantes de fièvre.

— Tu n’es pas sortie par ce vent et cette pluie uniquement pour me chercher cette plante, hein, maman ? Ne sais-tu donc pas que je préférerais perdre mon bébé plutôt que mettre ta vie en danger ? Tu es trop malade pour sortir comme ça, tu le sais bien.


Ayla savait Iza malade depuis longtemps, mais elle n’avait jamais pris conscience jusqu’alors de la gravité de son état. A dater de ce jour, oubliant sa grossesse et ses hémorragies, dédaignant même de manger, elle ne s’occupa plus que de sa mère adoptive avec l’assistance d’Uba qui ne perdait pas un seul de ses gestes.

C’était la première fois que la petite fille était confrontée à une maladie grave affectant la personne qu’elle aimait le plus au monde, en dehors d’Ayla et de Creb, et le fait d’assister Ayla dans ses soins lui faisait découvrir son propre héritage et sa propre destinée. Mais Uba n’était pas la seule à observer Ayla. Le clan tout entier était préoccupé par la santé de la guérisseuse et sceptique quant aux capacités de la jeune femme. Indifférente à leurs appréhensions, Ayla se consacrait exclusivement à celle qu’elle appelait sa mère.

Elle employa tous les remèdes que lui avait appris la guérisseuse, interrogeant Uba dont la mémoire recélait à l’état brut les connaissances de sa mère, et n’hésitant pas à recourir à de nouvelles méthodes. Comme Iza l’avait constaté, le talent d’Ayla résidait dans son habileté à découvrir la cause d’un mal. Elle savait porter un diagnostic.

A partir d’indices qu’elle relevait çà et là, elle reconstituait le tableau clinique, dont elle complétait les blancs par le raisonnement et l’intuition.

Et elle ne devait ce talent qu’à son cerveau seul, capacité qui restait totalement étrangère au Peuple du Clan.

L’action conjuguée de ses traitements et de ses soins attentifs ainsi que la propre volonté de vivre d’Iza eurent pour résultat qu’à l’entrée de l’hiver la guérisseuse était suffisamment remise pour s’occuper à nouveau de la grossesse d’Ayla. Il était plus que temps.

La santé de la jeune femme était préoccupante. Elle ne cessait de perdre du sang et souffrait de maux de reins constants. Iza s’étonnait que l’enfant continuât à se développer, malgré la faiblesse de la future mère. Et le fait est qu’il se développait considérablement, donnant au ventre d’Ayla d’étonnantes proportions. Il s’agitait si vigoureusement qu’elle en perdit pratiquement le sommeil. Iza n’avait jamais vu de femme souffrir autant lors d’une grossesse difficile.

Mais Ayla ne se plaignait jamais, de peur que la guérisseuse ne l’incite à se débarrasser du bébé. Sa grossesse était d’ailleurs beaucoup trop avancée pour qu’Iza y songeât.

Quant à Ayla, les souffrances qu’elle endurait la confortèrent dans l’idée que, si elle venait à perdre cet enfant, elle n’en aurait plus jamais d’autre. Elle vit de son lit les pluies printanières balayer la neige à l’entrée de la caverne. Uba lui apporta le premier crocus de la saison, et les bourgeons allaient éclore le jour où elle entra en couches.

Les premières contractions, annonciatrices d’une délivrance proche, furent comme un soulagement. Iza prépara une infusion d’écorce de saule et, si elle nourrissait des doutes quant à l’issue, elle n’en laissa rien paraître. Ayla était persuadée que d’ici le lendemain elle bercerait son bébé dans ses bras. La conversation s’orienta vers les plantes médicinales, comme c’était devenu depuis peu une habitude entre la guérisseuse et ses deux filles.

— Maman, quelle était cette racine que tu m’as apportée le jour où tu es sortie et que tu as pris froid ? demanda Ayla.

— On l’appelle la racine à serpent. On l’utilise peu car elle doit être consommée fraîche et cueillie à la fin de l’automne. Elle s’avère efficace en prévention des fausses couches, mais encore faut-il que ce risque survienne à la fin de l’automne, car la plante est sans effet une fois séchée.

— A quoi ressemble-t-elle ? s’enquit Uba.

Depuis la maladie de sa mère, la lignée des grandes guérisseuses semblait avoir trouvé en elle une descendante naturelle. Ayla et Iza avaient commencé de la former, mais, à la différence d’Ayla, sa formation requérait seulement le rappel des connaissances innées de sa mémoire héréditaire.

— Il s’agit en fait de deux plantes, une mâle et une femelle. Elle a une longue tige qui s’élève d’un bouquet de feuilles proche du sol, et une grappe de petites fleurs près du sommet de la tige. Celles du plant mâle sont blanches. C’est la racine du plant femelle qui contient le produit actif, et ses fleurs sont plus petites et vertes.

— Elles poussent dans les forêts de pins ? demanda Ayla.

— Oui, mais en terrain très humide. C’est une plante qui aime l’eau.

— Tu n’aurais jamais dû aller si loin, ce jour-là, Iza. J’étais tellement inquiète... Oh, attends, j’ai une nouvelle contraction !

La guérisseuse considéra le visage émacié et douloureux de la jeune femme. Oui, l’accouchement serait long et difficile, se dit-elle.

— Il ne pleuvait pas quand je suis partie, reprit-elle, désireuse de distraire Ayla. Je pensais qu’il ferait beau. Mais que veux-tu, le temps est parfois imprévisible. Il y a une chose que je voulais te demander, Ayla. Tu m’as bien appliqué un cataplasme d’herbes comme celui que j’emploie pour les rhumatismes de Creb, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais je ne t’ai jamais appris cela.

— Je sais. Tu toussais tellement et tu crachais le sang. Je cherchais à te donner quelque chose qui calme les spasmes et en même temps te fasse cracher plus facilement. Ces cataplasmes pour Creb font pénétrer la chaleur et ils stimulent le sang. J’ai pensé qu’ils rendraient plus fluides les mucosités, et qu’ainsi la toux serait moins pénible. Et ensuite, je t’ai donné une décoction calmante. Il semble que ça t’a fait du bien.

— Oui, c’était très efficace, acquiesça Iza qui se demanda si elle y aurait pensé elle-même.

Ayla était décidément une bonne guérisseuse, et son talent irait grandissant avec le temps et l’expérience. Elle est digne de ma lignée, pensa Iza. Il faut que j’en parle à Creb. Il se peut que je quitte ce monde plus tôt que je le prévoyais. Ayla est femme, maintenant, et elle est en mesure de me remplacer... si elle survit à son accouchement.

A la fin de l’après-midi, les contractions se firent plus fréquentes et Iza administra à Ayla une décoction analgésique pour la soulager. Étendue sur sa couche, le front en sueur, la jeune femme gémissait de douleur à chaque spasme, tandis qu’Iza, assistée d’Ebra, s’activait auprès d’elle.

Assis autour du feu dans le foyer de Brun, les hommes avaient interrompu leur conversation et fixaient le sol d’un air morne.

— Son bassin est trop étroit, Ebra, déclara Iza. L’enfant ne passera jamais.

— Ne penses-tu pas qu’il faudrait crever la poche des eaux ? Ça pourrait l’aider, proposa Ebra.

— J’y ai pensé, mais j’attendais le moment propice. Je vais le faire à la fin de cette contraction. Tu veux me passer le bâtonnet ?

Ayla se cambra violemment en saisissant la main des deux femmes et poussa un long cri déchirant.

— Ayla, je vais essayer de t’aider, signifia Iza après que la contraction fut passée. Tu me comprends ?

Ayla acquiesça sans un mot.

— Je vais crever la poche des eaux. Il faut que tu t’accroupisses, ça aidera le bébé à sortir. Tu vas y arriver ?

— Je vais essayer, murmura Ayla.

Iza inséra le bâtonnet, et les eaux surgirent, provoquant une nouvelle contraction.

— Lève-toi, maintenant, ordonna la guérisseuse.

Iza et Ebra soulevèrent la jeune femme et la soutinrent chacune par un bras tandis qu’elle essayait de s’accroupir sur la peau de bête.

— Vas-y, pousse maintenant, Ayla.

— Elle n’y arrive pas, dit Ebra. Elle n’a plus de force.

— Ayla, il faut que tu pousses plus fort, insista Iza.

— Je ne peux pas, répondit faiblement Ayla.

— Mais il le faut, Ayla ! Essaye, sans quoi ton bébé va mourir ! dit Iza, se gardant d’ajouter qu’elle aussi mourrait avec lui.

Faisant appel à des ressources d’énergie insoupçonnées, Ayla rassembla ses dernières forces, prit une grande inspiration et s’accrocha à la main d’Iza. Proche de l’évanouissement, le front emperlé de sueur sous l’effort, elle avait l’impression que tous ses os se brisaient.

— Vas-y, Ayla. Encore, encore, l’encourageait Iza. La tête commence à sortir, continue !

Prenant une autre inspiration, Ayla poussa de nouveau. Elle sentit sa peau et ses muscles se déchirer, mais elle continua à pousser de plus belle, jusqu’au moment où la tête du bébé émergea de l’étroit passage. Iza entreprit alors de le tirer délicatement. Le plus dur était fait.

— Encore un effort, Ayla, un dernier petit effort pour le délivrer. La jeune femme se tendit une fois encore avant de perdre connaissance.


Iza attacha un morceau de nerf teint à l’ocre rouge au cordon ombilical du nouveau-né avant de le couper avec les dents. Puis elle lui donna des petites tapes sur les pieds jusqu’à ce que sa faible plainte se transforme en un puissant vagissement. Il est vivant, pensa-t-elle avec soulagement. Mais au moment où elle s’apprêtait à le nettoyer, le cœur lui manqua. Toute cette souffrance pour en arriver là... Elle emmaillota l’enfant dans la peau de lapin déjà préparée pour lui, puis elle confectionna pour Ayla un cataplasme de racines mâchées. La jeune mère gémit en ouvrant les yeux.

— Mon bébé, Iza... C’est un garçon ou une fille ? demanda-t-elle.

— C’est un garçon, Ayla, répondit la guérisseuse. (Elle s’empressa d’ajouter, pour ne pas lui laisser de vains espoirs :) Mais il est anormal.

Le faible sourire d’Ayla se mua en une grimace horrifiée.

— Non ! Ce n’est pas possible ! Montre-le-moi !

— C’est ce que je redoutais, dit Iza en lui apportant l’enfant. C’est hélas fréquent quand une femme a une grossesse difficile. Je suis navrée, Ayla.

La jeune femme écarta la peau de lapin et regarda son fils. Il avait les bras et les jambes plus grêles que ceux d’Uba à sa naissance, plus longs également, mais pourvus du nombre exact de doigts aux pieds et aux mains. Son minuscule pénis ne laissait aucun doute sur son sexe. Son crâne était quelque peu déformé par les épreuves de son entrée dans le monde, mais ce n’était pas le plus grave : Iza savait qu’il reprendrait une forme acceptable d’ici peu. C’étaient plutôt la conformation générale de sa tête, sa grosseur anormale, sans parler du petit cou maigre trop fragile pour supporter ce poids énorme, qui paraissaient bizarres.

A l’image des individus composant le Peuple du Clan, le nouveau-né avait des arcades sourcilières proéminentes mais, au lieu de s’interrompre brusquement, son front décrivait un renflement ressemblant à une bosse au-dessus des sourcils. Son crâne, de forme arrondie, n’avait pas la longueur voulue, et au lieu de se prolonger en une forme oblongue, il s’arrêtait net au niveau de la nuque bien arquée. Ses traits étaient le plus surprenant : de grands yeux ronds, un nez beaucoup plus petit que la normale, une grande bouche mais des mâchoires étroites comparées à celles du clan, et sous la bouche, une espèce de protubérance osseuse qui le défigurait irrémédiablement. Quand Iza avait pris le bébé dans ses bras, en voyant sa tête ballotter, elle avait sérieusement douté qu’il pût un jour parvenir à la tenir droite.

Blotti contre sa mère, le bébé cherchait déjà à téter, et Ayla l’aida à trouver son sein.

— Tu ne devrais pas, Ayla, lui dit Iza avec douceur. Ne lui donne pas de forces, car on va bientôt te t’enlever, et tu auras encore plus de peine à te séparer de lui.

— Me séparer de lui ? s’écria Ayla, interloquée. Mais c’est mon bébé ! Mon fils !

— Tu n’as pas le choix, Ayla. C’est la règle ici. Une mère doit se débarrasser de son enfant s’il est anormal. Alors, autant se dépêcher de le faire avant que Brun ne l’ordonne.

— Mais Creb était bien difforme et on l’a laissé vivre, protesta Ayla.

— Le compagnon de sa mère était le chef du clan, et il lui a permis de garder l’enfant. Mais toi tu n’as pas de compagnon, tu n’as personne pour défendre ton fils. Ayla, pourquoi laisser vivre un enfant destiné à être malheureux toute sa vie ? Finissons-en au plus vite, lui conseilla Iza.

A contrecœur, Ayla arracha son enfant de son sein et fondit en larmes.

— Oh, Iza, gémit-elle. Je désirais tellement ce bébé ! Je voulais tant en avoir un pour moi toute seule, comme les autres femmes. Ne me force pas à m’en débarrasser.

— Je sais que c’est pénible, Ayla, mais c’est ainsi, insista Iza, le cœur gros.

Le bébé cherchait désespérément la chaleur du sein dont il venait d’être brutalement privé. Il se mit à pleurnicher et bientôt poussa un hurlement sonore et insistant, le cri du nouveau-né affamé.

— Non, c’est tout simplement impossible ! s’exclama Ayla en lui redonnant le sein. Mon fils est vivant. Il respire. Il est peut-être mal formé, mais il est fort. Tu l’as entendu crier ? As-tu jamais entendu un nouveau-né pousser de pareils cris ? Tu l’as vu se débattre ? Regarde donc comme il tète ! Je veux le garder, Iza, et je le garderai. Je partirai plutôt que de le tuer. Je sais chasser. Je pourrai le nourrir et m’en occuper toute seule !

— Ayla, tu plaisantes ! dit Iza qui avait pâli. Où irais-tu ? Tu es beaucoup trop faible, tu as perdu tellement de sang.

— Je n’en sais rien, maman. Quelque part, n’importe où. Mais je ne l’abandonnerai pas.

Ayla se sentait résolument déterminée et Iza comprit alors qu’elle mettrait son projet à exécution. Mais elle était trop faible pour s’en aller vivre ailleurs. Elle mourrait assurément en essayant de sauver son enfant.

— Ayla, ne dis pas ça, supplia Iza. Si tu n’as pas la force de le faire, c’est moi qui vais m’en charger. Je dirai à Brun que tu es trop fatiguée. Laisse-moi le prendre, dit-elle en tendant les bras. Une fois qu’il ne sera plus là, il te sera facile de l’oublier.

— Non, non ! Iza, protesta Ayla en serrant le nouveau-né dans ses bras. Je le garderai. Peu importe comment. Et même si je dois m’en aller, je le garderai.

Uba n’avait rien perdu de la scène entre les deux femmes, pas plus d’ailleurs que de l’accouchement difficile d’Ayla. Rien n’était caché aux enfants, qui partageaient tout autant que leurs aînés le destin du clan. Uba adorait la jeune femme aux cheveux dorés, à la fois sa camarade de jeu, son amie, sa mère et sa sœur, et si la délivrance douloureuse l’avait effrayée, elle l’était plus encore en voyant Ayla signifier qu’elle quitterait le clan plutôt que de se défaire de son enfant. Cela rappelait à la petite fille la première fois où Ayla était partie et où tout le monde disait qu’elle ne reviendrait jamais.

— Ne t’en va pas, Ayla, s’écria la fillette. Maman, tu ne vas pas la laisser partir !

— Je n’en ai pas envie, Uba, mais je ne peux pas laisser mourir mon bébé, lui dit Ayla.

— Et pourquoi ne le déposes-tu pas au sommet d’un arbre, comme dans l’histoire d’Aba ? S’il survit pendant sept jours, Brun sera obligé de l’accepter, proposa Uba.

— L’histoire d’Aba est une légende, Uba, expliqua Iza. Aucun bébé ne pourrait résister au froid sans rien manger.

Mais Ayla n’écoutait plus, une idée venait de germer dans son esprit.

— Maman, une partie de la légende est vraie, dit-elle enfin.

— Que veux-tu dire ?

— Si mon enfant est encore vivant au bout de sept jours, Brun sera obligé de l’accepter, n’est-ce pas ?

— Que vas-tu imaginer, Ayla ? Tu n’espères tout de même pas le retrouver vivant au bout de sept jours, si tu le laisses dehors sans nourriture ? Tu sais bien que c’est impossible.

— Je ne vais pas le laisser dehors, je vais l’emmener. Je connais un endroit où l’abriter. Je peux très bien y aller avec mon fils et ne revenir que le jour de la cérémonie. Brun devra alors lui donner un nom et me le laisser.

— Non ! Ayla, ne fais pas ça ! Ce serait aller à l’encontre des traditions du clan, et Brun serait furieux. Il te cherchera et finira bien par te trouver et te reconduire à la caverne. Non, ce n’est pas bien, lui reprocha Iza, fort agitée.

Jamais Iza ne s’était permis de transgresser la moindre règle, et la seule idée de s’y risquer lui coupait les jambes. Le projet d’Ayla constituait à lui seul une manifestation de révolte à laquelle elle n’aurait jamais songé et qu’elle pouvait encore moins approuver. Mais elle savait combien Ayla tenait à cet enfant et son cœur se serrait en pensant à tout ce qu’elle avait enduré pour le mener à terme et lui donner le jour. Elle a raison, pensa-t-elle en regardant le nouveau-né. Il est difforme, mais aussi fort et en bonne santé. Creb est né infirme, et pourtant cela ne l’a pas empêché de devenir Mog-ur. La pauvre, c’est son premier bébé. Si elle avait un compagnon, il se pourrait qu’il le laisse vivre.

Iza songea un instant à s’en ouvrir à Creb ou à Brun, comme elle aurait normalement dû le faire, mais elle ne put s’y résoudre. Elle déposa quelques pierres chaudes dans un bol d’eau pour faire une infusion d’ergot. Ayla dormait, le bébé dans ses bras, quand Iza lui présenta le breuvage.

— Bois ça, Ayla, dit-elle. J’ai enveloppé le placenta et l’ai mis là-bas, dans le coin. Tu peux te reposer cette nuit, mais il faudra t’en débarrasser demain avec l’enfant. Brun est déjà au courant, Ebra lui a tout dit. Il préférerait ne pas avoir à examiner le bébé et t’ordonner de t’en défaire. Il s’attend plutôt à ce que tu le fasses disparaître en même temps que la preuve de sa naissance.

Par ces propos, Iza venait de lui apprendre le temps qui lui restait pour mettre son projet à exécution.

Ayla demeura éveillée un long moment après le départ de la guérisseuse en réfléchissant à tout ce qu’il lui faudrait emporter dans sa fuite : une couverture pour dormir, des peaux de lapin pour le bébé, quelques bandes de cuir, sa fronde et des couteaux, et aussi de quoi manger et l’outre d’eau.

Le lendemain matin, Iza prépara de la nourriture en abondance. Creb, qui était rentré tard la veille, évita toute conversation avec Ayla, faute de savoir que lui dire.

Le vieux sorcier pensait que le totem de la jeune femme était trop puissant, qu’il ne s’était jamais avoué vaincu, ce qui expliquait ces pertes de sang pendant sa grossesse, ainsi que la malformation du bébé. Quelle pitié, se disait-il, elle voulait tellement cet enfant.

— Mais Iza, il y a là de quoi nourrir tout le clan ! remarqua-t-il. Nous ne pourrons jamais manger tout ça.

— C’est pour Ayla, répondit Iza en baissant la tête précipitamment. Iza a le cœur maternel, pensa le vieil homme. Mais Ayla a effectivement grand besoin de reprendre des forces. Elle mettra du temps avant de se remettre complètement. Je me demande si elle pourra jamais avoir un enfant normal.

Quand Ayla se leva, elle sentit la tête lui tourner et un flot de sang chaud couler. Elle avait le plus grand mal à faire un pas. A se voir si faible, elle eut un instant de panique. Seule sa farouche détermination à sauver son enfant la poussa à poursuivre son projet.

Il tombait une pluie fine quand elle quitta la caverne. Elle avait rangé une partie de ses affaires au fond de son panier, en les cachant sous le paquet à l’odeur forte de placenta, et elle dissimula le reste sous la grande fourrure dans laquelle elle s’était enveloppée, après avoir installé son bébé sur sa poitrine, dans une peau suspendue à son cou. Si elle se sentit légèrement mieux en pénétrant dans les bois, la nausée persistait. Arrivée au plus profond de la forêt, elle entreprit de creuser un trou, avec la plus grande difficulté tant elle était faible, où elle enterra le paquet contenant le délivre ainsi qu’Iza lui avait appris à le faire, sans oublier les signes symboliques. Puis elle regarda son fils, profondément endormi, et décida que personne ne le mettrait jamais dans un trou comme celui qu’elle venait de creuser. Elle commença alors sa pénible ascension vers les hauts pâturages, sans s’apercevoir que quelqu’un la suivait.

A peine avait-elle quitté la caverne qu’Uba s’était glissée derrière elle. Connaissant l’état de faiblesse d’Ayla, elle craignait qu’elle ne s’évanouisse et qu’attirée par l’odeur du sang quelque bête féroce ne trouve en elle une proie facile. La petite fille avait perdu sa trace dans la forêt, mais elle la retrouva en la voyant gravir le sentier escarpé.

Ayla s’appuyait sur son bâton à fouir pour marcher et s’arrêtait souvent, luttant contre la nausée. Elle sentait le sang couler le long de ses jambes, et se prit à regretter le temps où elle pouvait gravir la colline sans le moindre essoufflement. Aujourd’hui, sa prairie lui paraissait infiniment loin. Au bord de l’évanouissement, elle se forçait à poursuivre son chemin, bien décidée à avancer tant qu’il lui resterait un soupçon de force et animée par une seule idée : gagner sa grotte.

Vers la fin de l’après-midi, quand le bébé se mit à pleurer, il lui sembla entendre ses cris à travers un épais brouillard. Elle ne s’arrêta pas pour lui donner le sein mais continua son ascension.

Uba suivait à distance, de peur qu’Ayla ne s’aperçoive de sa présence. Elle ignorait qu’Ayla ne marchait plus qu’à l’aveuglette depuis un moment. La tête lui tournait quand elle déboucha enfin sur le pré. Elle banda ses dernières forces pour avancer encore, écarter les branches masquant sa retraite et se laisser choir sur la peau de daim qu’elle avait laissée là lors de son dernier séjour. Elle ne se souvint pas d’avoir offert son sein au bébé en pleurs avant que, totalement épuisée, elle perde connaissance.

Si Uba n’était pas arrivée à hauteur de la prairie au moment même où Ayla se faufilait dans la faille, elle aurait pu croire que la jeune femme s’était évanouie dans les airs, tant les branchages enchevêtrés des noisetiers dissimulaient parfaitement l’entrée de la grotte. La fillette se dépêcha de regagner la caverne où elle avait laissé Iza dans l’ignorance de son dessein. Sa course l’avait entraînée beaucoup plus loin qu’elle ne l’imaginait, et elle craignait de se faire réprimander en arrivant. Mais Iza ne s’inquiétait aucunement. Elle avait vu sa fille s’élancer sur les traces d’Ayla et deviné ses intentions, sans pour autant chercher à en avoir le cœur net.

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