L’arrivée des deux derniers clans rappela à Ayla qu’elle restait un objet d’intense curiosité pour les deux cent cinquante membres des dix clans participant au Rassemblement. Elle était observée où qu’elle apparût, mais aussi anormale pût-elle paraître aux yeux des autres clans, personne ne trouvait la moindre critique à faire concernant son comportement.
Ayla veillait farouchement à ne pas rire ni même sourire. Pas d’yeux mouillés non plus, ni de ces grands pas qu’elle faisait d’ordinaire et de cette liberté d’allure si peu propre aux femmes. Elle était un exemple de tenue, mais seuls les membres de son propre clan pouvaient apprécier ses efforts, car pour les autres elle se comportait comme une femme digne du clan était censée le faire depuis des générations.
La discrétion de sa présence leur rendait celle-ci supportable, et comme Uba l’avait prédit, ils commençaient à s’habituer à elle. Enfin il y avait de trop nombreuses activités lors d’un Rassemblement pour que l’étrangère du clan de Brun mobilise longtemps l’attention.
L’organisation du Rassemblement du Clan, qui réunissait un aussi grand nombre d’individus, exigeait un grand sens pratique et beaucoup de doigté et d’esprit de conciliation. Les dix chefs de clan se virent confrontés à des problèmes de coordination sans commune mesure avec ceux qu’ils avaient coutume d’affronter.
Il fallait organiser des expéditions de chasse pour nourrir la horde, et si le statut de chacun au sein du même clan déterminait l’ordre de marche des chasseurs, la tâche se compliquait quand deux ou trois clans décidaient de chasser ensemble.
Les femmes aussi rencontraient des problèmes quand elles partaient à la cueillette de plantes et de légumes. En dépit de leur nombre, elles devaient s’efforcer de ne pas appauvrir excessivement les ressources locales. Or, si chaque clan avait apporté d’amples provisions, les légumes frais constituaient néanmoins un additif des plus prisés, et les réserves prévues par les membres du clan-hôte se révélaient toujours insuffisantes pour subvenir aux besoins de tous. Avant la fin de l’été, toutes les ressources naturelles des alentours seraient épuisées.
L’approvisionnement en eau était garanti par une rivière alimentée par la fonte du glacier, et le bois pour le feu était ce qui manquait le moins. Les femmes faisaient la cuisine devant la caverne, quand le temps le permettait, et tous les repas étaient préparés en commun.
Malgré cela, tout le bois mort et un grand nombre d’arbres sur pied seraient brûlés, bouleversant profondément les environs. Rien ne serait plus comme avant à la fin du Rassemblement.
Creb n’était pas le seul à se réjouir de cette réunion qui lui donnait l’occasion de retrouver ses pairs après sept ans d’éloignement. Brun l’était également, car il pouvait enfin se mesurer à des hommes d’une autorité comparable à la sienne. Les qualités d’un chef n’exigeaient pas seulement de lui qu’il sache prendre une décision et la mettre à exécution avec énergie, mais qu’il sût encore céder quand il le fallait. Et Brun n’avait pas usurpé son rang prééminent : il savait se montrer à la fois énergique, conciliant et capable de faire l’unanimité sur sa personne. Chaque fois que les clans se réunissaient, un homme fort se détachait de la masse. Brun était cet homme depuis qu’il était devenu le chef de son propre clan.
C’était cette combinaison d’autorité et de tolérance s’appuyant sur les solides traditions du clan qui lui avait permis d’accorder à Ayla des circonstances atténuantes. Une fois passée la menace de se voir contraint par Ayla d’accepter son fils, il avait considéré la jeune femme avec d’autres yeux.
Ayla avait pensé agir dans la tradition du clan et elle avait su mesurer à temps son erreur en revenant avant le jour de la Cérémonie du Nom. Quand elle lui avait montré la petite grotte dans la montagne, il s’était secrètement étonné qu’elle eût été capable de faire tout ce chemin dans la grande faiblesse où elle se trouvait alors. Un homme aurait-il pu en faire autant, s’était-il demandé, sachant que la ténacité et l’endurance à la douleur fondaient les vertus viriles qu’il admirait. Elles témoignaient de la force de caractère et, bien qu’Ayla fût une femme, Brun admirait son cran.
— Si Zoug avait été là, nous aurions gagné le concours de tir à la fronde, dit Crug. Personne n’aurait pu le battre.
— Sauf Ayla, répondit discrètement Goov. Dommage qu’elle n’ait pu entrer en lice.
— Nous n’avons pas besoin de l’assistance d’une femme pour gagner, répliqua Broud. Et puis l’épreuve de fronde ne compte pas tant que ça. Brun remportera certainement l’épreuve des bolas, comme d’habitude, et il nous reste encore la course au lancer.
— Voord a déjà remporté la course à pied ; il a de fortes chances de remporter aussi la course au lancer, dit Droog. Et Gorn s’est bien débrouillé à la massue.
— Attends un peu qu’on leur mime notre chasse au mammouth. Notre clan gagnera à coup sûr ! déclara Broud.
Il savait qu’il excellait à mimer les actions de chasse et à en transmettre toute l’intensité dramatique. Mais les pantomimes retraçant les expéditions des chasseurs ne constituaient pas seulement une exhibition, elles avaient un caractère éminemment instructif. Les clans dévoilaient en ces occasions des techniques et des tactiques de chasse dont ils pouvaient s’inspirer les uns les autres.
— Nous gagnerons si c’est toi qui mènes la danse, Broud, dit Vorn qui, à dix ans, continuait à idolâtrer le futur chef.
Broud, en contrepartie, l’invitait à participer aux discussions entre hommes à chaque fois qu’il le pouvait.
— Dommage que ta course n’ait pas compté, Vorn. Je t’ai observé tu étais largement en tête. Voilà un bon entraînement pour la fois prochaine, dit Broud, tandis que le garçon rougissait de plaisir.
— Nous restons bien placés, remarqua Droog, mais nous ne sommes pas assurés de gagner pour autant. Gorn est fort. Il s’est bien défendu à la lutte. Je n’étais pas sûr que tu parviendrais à le battre, Broud. Le second de Norg peut être fier du fils de sa compagne. Il a drôlement grandi depuis le dernier Rassemblement. A mon avis, c’est le plus fort de tous.
— C’est vrai qu’il est fort, dit Goov. On l’a bien vu quand il a gagné le tournoi à la massue, mais Broud est plus rapide et presque aussi solide.
— Et Nouz, vous avez vu comme il est habile à la fronde ? J’ai dans l’idée qu’il a observé Zoug la dernière fois, et qu’il a décidé d’imiter sa technique. Il n’a pas supporté l’idée de se faire battre de nouveau par un vieillard, ajouta Crug. S’il est aussi bien entraîné aux bolas, la lutte avec Brun risque d’être serrée. Quant à Voord, il court vraiment très vite, mais je croyais que tu arriverais à le rattraper, Broud.
— Droog fait les meilleurs outils, signifia Grod, dont les commentaires étaient aussi rares que laconiques.
— Choisir ses plus beaux outils et les présenter ici est une chose, Grod, mais les fabriquer devant tout le monde en est une autre qui demande de la chance. Le jeune homme du clan de Norg ne m’a pas l’air maladroit, répliqua Droog.
— C’est justement une épreuve où ton âge te donnera l’avantage, Droog, affirma Goov. Il se sentira sans doute nerveux, alors que toi, tu as déjà l’expérience de ces joutes. Il te sera plus facile de te concentrer.
— Oui, mais j’aurai quand même besoin d’un peu de chance.
— Nous en aurons tous besoin, dit Crug. Je continue à penser que le vieux Dorv est le meilleur conteur.
— C’est parce que tu as l’habitude de l’entendre, Crug, dit Goov. Il est très difficile de départager les conteurs. Il y a aussi des femmes qui racontent très bien.
— Mais leurs histoires ne sont pas aussi passionnantes qu’une danse de chasse, dit Crug. Sans le vouloir, j’ai vu les chasseurs du clan de Norg parler de leur chasse au rhinocéros, mais dès qu’ils m’ont aperçu ils se sont tus.
Oga s’approcha timidement des hommes pour leur annoncer que le repas était prêt. Ils la renvoyèrent avec impatience, et elle souhaita qu’ils ne tardent pas trop à venir manger. Plus les hommes tarderaient, plus leurs compagnes mettraient de temps à retrouver les autres femmes qui se réunissaient pour écouter des histoires. C’étaient les vieilles qui le plus souvent racontaient les légendes du Peuple du Clan, et elles étaient non seulement instructives pour les plus jeunes mais encore divertissantes : il y avait des histoires tristes à vous fendre le cœur, des histoires gaies qui vous transportaient de joie et des histoires drôles qui venaient à point pour dissiper les fortes émotions provoquées par les conteuses.
— Ils n’ont pas l’air d’avoir faim, dit Oga, de retour auprès du feu, devant la caverne.
— On dirait qu’ils se décident quand même, dit Ovra. J’espère qu’ils ne vont pas s’attarder trop longtemps après le repas.
— Brun aussi arrive, ajouta Ebra. La réunion des chefs doit être terminée, mais je ne sais pas où est Mog-ur.
— Il a disparu dans la caverne avec les autres mog-ur. Ils doivent être dans la grotte sacrée de ce clan. Impossible de dire quand ils en ressortiront. Faut-il attendre Mog-ur ? demanda Uka.
— Je lui laisserai quelque chose, dit Ayla. Il oublie toujours de manger quand il se prépare à des cérémonies. Il a l’habitude de manger froid. Il y a même pris goût. Il ne nous en voudra pas si nous ne l’attendons pas.
— Regarde, elles commencent déjà ! Nous allons manquer les premières histoires, signala Ona avec des gestes qui disaient toute sa déception.
— On n’y peut rien, répondit Aga. Nous ne pouvons pas y aller avant que les hommes aient fini de manger.
— Ne t’en fais pas, Ona, il y en aura pour toute la nuit, la consola Ika. Et demain, nous aurons le droit de regarder les hommes mimer leurs chasses les plus extraordinaires.
— Je préfère les histoires que racontent les femmes, dit Ona.
— Broud dit que notre clan mimera sa chasse au mammouth. Il est sûr que nous gagnerons. Brun va le laisser mener la danse, annonça Oga, les yeux brillants de fierté.
— Je me souviens quand Broud a mime sa première chasse, dit Ayla. Je ne savais pas encore parler, et je ne comprenais personne, mais j’étais très impressionnée.
Après que le repas fut servi, elles attendirent en jetant des regards pleins d’envie vers les femmes rassemblées au bout de la clairière qui s’étendait devant la caverne.
— Ebra, appela Brun, vous pouvez aller écouter vos histoires, nous avons à discuter.
Ramassant leurs bébés au passage et poussant devant elles leurs jeunes enfants, les femmes rejoignirent leurs compagnes assises autour d’une vieille qui venait tout juste de commencer une nouvelle histoire.
— ... alors la mère de la Montagne de Glace...
— Dépêchez-vous, s’impatienta Ayla, c’est ma légende préférée ! L’histoire de Durc !
Elles trouvèrent une place où s’asseoir et furent vite prises par le récit merveilleux.
— Elle la raconte de façon un peu différente, commenta Ayla, quand la conteuse eut fini.
— Chaque clan y apporte sa note, brode sur l’histoire. Tu ne connais pas celle de Dorv. Comme c’est un homme, il met davantage l’accent sur Durc, alors que cette femme parle du chagrin de sa mère et des autres jeunes gens qui le voient partir, expliqua Uka.
Ayla se rappela qu’Uka avait perdu son fils pendant le tremblement de terre. Elle comprenait mieux la tristesse d’une mère. Mais cet aspect de la légende prit soudain un sens particulier pour elle. Son fils s’appelait Durc, et elle se demanda avec effroi si, comme le Durc de la légende, elle ne le perdrait pas un jour. Elle serra son enfant contre elle. Non, elle avait franchi le plus dur. Le danger était passé.
Brun jaugeait la distance qui le séparait d’une souche d’arbre plantée à l’extrémité de l’espace dégagé pour les tournois, devant la caverne. Une brise passagère agita quelques mèches de ses cheveux, rafraîchissant pour un instant son front emperlé de sueur.
Brun était aussi tendu que la foule qui le regardait en retenant son souffle. Le chef avait les yeux braqués sur la cible, les pieds légèrement écartés, le bras droit le long du corps tenant fermement la poignée des bolas. Les trois boules de pierre, entourées de cuir et attachées à des lanières tressées d’inégale longueur, reposaient par terre. Brun tenait à remporter cette épreuve, non seulement pour le plaisir de gagner, mais surtout pour montrer aux autres chefs qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur ni de son efficacité au jeu.
Brun avait vu son prestige diminuer de manière sensible en raison de la présence d’Ayla au Rassemblement. Mog-ur lui-même était obligé de se battre pour conserver sa suprématie sans toutefois être parvenu à convaincre les autres mog-ur que la jeune femme était une guérisseuse de la lignée d’Iza. Pour l’instant, ils préféraient renoncer au breuvage magique plutôt que d’autoriser Ayla à le préparer. L’absence d’Iza ajoutait à la remise en cause de l’autorité de Brun.
Si son clan ne terminait pas premier aux joutes, il perdrait son statut. Or, si les hommes avaient réalisé de bonnes performances, l’issue demeurait incertaine. Le clan de Norg représentait une réelle menace. Il se trouvait en excellente position et risquait fort d’enlever au clan de Brun la première place. De ce fait, Brun allait rencontrer en Norg un rival acharné, conscient que sa victoire ne tenait qu’à un fil.
Brun cligna des yeux pour viser la souche d’arbre, et les spectateurs, attentifs au moindre signe, retinrent leur souffle. L’instant d’après, Brun faisait tournoyer au-dessus de sa tête les trois boules et les projetait sur la cible. Tout de suite, il sut qu’il avait raté son coup. Après avoir frappé la souche, les pierres rebondirent plus loin sans s’enrouler autour d’elle. Brun alla ramasser ses bolas pendant que Nouz prenait sa place. Si ce dernier manquait totalement la cible, Brun gagnerait. S’il la touchait, ils seraient à égalité et devraient recommencer. Mais si Nouz enroulait ses bolas autour du but, il remporterait l’épreuve.
Brun s’écarta, le visage impassible, résistant au désir de toucher son amulette. Nouz, que n’animait pas ce genre de scrupules, saisit la petite bourse en cuir, ferma les yeux quelques instants, puis visa la souche. En un mouvement de poignet aussi rapide que soudain, il lança les bolas. Il fallut à Brun un contrôle de lui-même exceptionnel, acquis au fil des ans, pour ne rien laisser paraître de sa déception quand les trois boules s’enroulèrent autour de la cible. Nouz avait gagné.
Brun ne bougea pas de sa place tandis qu’on apportait maintenant trois peaux de bêtes sur le terrain. Avec l’une on enveloppa une vieille souche d’arbre légèrement plus haute qu’un homme ; une autre fut jetée sur un gros rondin de bois couvert de mousse, et calée avec des pierres ; quant à la troisième, on l’étendit par terre où elle fut aussi maintenue avec des pierres. Les cibles délimitaient un vaste triangle aux côtés sensiblement égaux. Chaque clan choisit un homme pour participer à cette épreuve, et tous se mirent en file près de la peau étendue sur le sol, tandis que leurs coéquipiers, brandissant des lances taillées dans du bois d’if ou de saule ou encore de tremble dont ils avaient finement affûté les pointes, se plaçaient derrière les autres cibles.
Deux jeunes gens appartenant à des clans de rangs inférieurs s’avancèrent les premiers, leur arme à la main, et attendirent, les yeux rivés sur Norg. A son signal, ils se ruèrent sur la souche pour projeter leurs lances dans la peau de bête, à l’endroit où aurait dû se situer le cœur de l’animal. Puis, se saisissant promptement d’un deuxième épieu que leur tendaient leurs coéquipiers restés près de la cible, ils coururent le planter dans le rondin de bois. L’un des concurrents avait nettement distancé son camarade quand il put s’emparer de la troisième lance. Il s’élança vers la peau étendue à terre dans laquelle il enfonça son arme avant de lever les bras bien haut en signe de victoire.
Au terme des éliminatoires, il ne resta plus que trois hommes en lice : Broud, Voord et Gorn qui appartenait au clan de Norg. Des trois finalistes, Gorn était le seul à avoir dû participer à trois courses pour se classer, tandis que les deux autres n’en avaient couru que deux. Gorn avait remporté la première mais perdu la deuxième contre un adversaire appartenant à un clan de rang élevé. Seules sa détermination et sa grande résistance lui avaient permis de se rattraper et de se classer premier dans la dernière manche, provoquant ainsi l’admiration de toute l’assistance.
Alors que les trois jeunes gens prenaient place pour la finale, Brun s’avança sur le terrain.
— Norg, dit-il, je pense qu’il serait plus équitable de laisser Gorn se reposer quelques instants. Il me semble que le fils de la compagne de ton second le mérite amplement.
Un murmure d’approbation parcourut le public, au grand dam de Broud. L’offre de Brun lui ôtait l’avantage qu’il pouvait tirer de la fatigue du plus dangereux de ses adversaires. Par ailleurs, Norg ne pouvait refuser une proposition aussi généreuse. Brun avait eu vite fait d’effectuer son calcul : si Broud perdait, le clan perdrait son rang prééminent ; mais s’il gagnait, l’attitude généreuse de Brun augmenterait d’autant son prestige. En outre, il souhaitait une victoire indiscutable, où l’on ne pourrait insinuer par la suite que Gorn aurait remporté l’épreuve si on lui avait permis de récupérer.
A la fin de l’après-midi, tout le monde reprit place autour du terrain. Goov alla se placer près de la souche avec deux de ses compagnons, et Crug à côté du rondin avec deux autres hommes. Broud, Gorn et Voord se mirent en rang et attendirent que Norg donne le signal du départ. Le chef leva le bras, puis le baissa vivement, tandis que les trois concurrents s’élançaient.
Voord prit la tête, Broud sur ses talons, tandis que Gorn peinait derrière. Voord était déjà en train de saisir sa deuxième lance que Broud plantait seulement la sienne dans la souche. Dans un grand sursaut d’énergie, Gorn s’accrocha derrière Broud qui courait vers le rondin. Voord, toujours en tête, jeta son épieu sur la cible au moment où Broud arrivait. Mais son arme, heurtant un nœud caché sous la peau de bête, tomba à terre et, le temps de la ramasser pour la projeter de nouveau, Broud et Gorn l’avaient dépassé.
Pour lui, la course était perdue.
Haletants, Broud et Gorn se ruaient vers la dernière cible. Gorn commença à dépasser légèrement Broud, puis à le distancer. Broud crut que ses poumons allaient éclater mais, dans un suprême effort, il banda ses muscles et fonça éperdument. Gorn arriva près de la peau tendue par terre un instant seulement avant Broud mais, au moment où il levait le bras, Broud surgit et, sans ralentir sa course, planta sa lance au cœur de la peau de bête. L’arme de Gorn la transperça une fraction de seconde plus tard. Trop tard.
Comme Broud s’arrêtait, hors d’haleine, tous les chasseurs du clan s’élancèrent au-devant de lui. Les yeux brillants de plaisir, leur chef les regardait, le cœur battant aussi vite que celui du vainqueur. Il avait partagé tous les efforts et toutes les craintes de cette course décisive entre toutes. Je me fais vieux, pensa Brun. J’ai perdu l’épreuve des bolas, mais Broud a su gagner. Il est peut-être temps de lui confier le commandement du clan. Je pourrais lui transmettre le pouvoir ici même. Je vais d’abord combattre pour que notre clan conserve la première place, puis il nous reconduira à la caverne, comblé d’honneurs. Il le mérite bien, après une telle course. Je vais le prévenir tout de suite.
Brun attendit que les hommes aient fini de féliciter Broud pour s’approcher du jeune homme, impatient de voir sa joie lorsqu’il apprendrait l’honneur qu’il lui réservait. C’est le plus beau cadeau que je puisse faire au fils de ma compagne, se dit-il avec émotion.
— Brun ! s’exclama Broud en voyant le chef. Pourquoi as-tu retardé le départ de la course ? J’ai bien failli la perdre à cause de toi ! J’aurais battu Gorn sans problème si tu ne l’avais pas laissé se reposer. Ne veux-tu pas que ton clan soit le premier de tous ? s’écria-t-il avec impétuosité. Ou bien alors est-ce parce que tu te sais trop vieux pour participer au prochain Rassemblement ? De toute façon, la moindre des choses est de me laisser un clan qui tienne toujours le premier rang.
Brun recula de quelques pas, stupéfait par la brutalité de l’attaque. Tu n’as donc pas compris, Broud, pensa-t-il. Je me demande même si tu comprendras jamais. Notre clan est le premier, et je ferai toujours tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il le reste. Mais quand tu en deviendras le chef, Broud, sauras-tu le maintenir à cette place ? Toute la fierté qui avait fait briller son regard un instant auparavant s’évanouit, faisant place à une profonde tristesse. Mais Brun se força à n’en rien laisser paraître. Broud était encore jeune, se dit-il, et peut-être lui fallait-il encore apprendre. Il songea toutefois que personne ne lui avait appris, à lui, le métier de chef.
— Broud, si Gorn s’était présenté trop fatigué, ta victoire aurait-elle été aussi éclatante ? Que serait-il advenu si les autres clans avaient mis en doute tes capacités réelles à le battre s’il eût été en bonne forme ? C’était le seul moyen de rendre ta victoire indiscutable. Or tu as gagné, et je t’en félicite, fils de ma compagne, ajouta Brun avec tendresse.
Malgré son amertume, Broud éprouvait toujours le plus grand respect pour Brun, et rien n’avait jamais autant compté pour lui que de susciter son admiration.
— Je n’avais pas pensé à cela, Brun. Tu as raison, maintenant tout le monde sait que je suis plus fort que Gorn.
— Avec la course d’aujourd’hui et le succès qu’a remporté Droog en taillant ses outils, nous sommes sûrs de rester les premiers si notre reconstitution de la chasse au mammouth l’emporte ce soir ! s’exclama Crug avec enthousiasme. Et c’est toi, Broud, qui sera choisi pour la Cérémonie de l’Ours.
Toute une foule escorta Broud jusqu’à la caverne. Brun le suivit des yeux et aperçut Gorn qui, lui aussi, rentrait entouré par les hommes de son clan : le second de Norg avait raison d’être fier du fils de sa compagne, songea Brun, que la première réaction de Broud avait blessé plus profondément qu’il ne voulait se l’avouer.
— Les hommes de Norg sont de vaillants chasseurs, reconnut Droog. Quelle fameuse idée que de creuser un trou et de le camoufler avec des branches pour prendre le rhinocéros au piège. Quel courage ! Ces animaux sont beaucoup plus féroces et imprévisibles que les mammouths. Leur reconstitution de la chasse fut parfaitement menée.
— Oui, mais rien ne valait notre chasse au mammouth. Nous avons fait l’unanimité, répondit Crug. Pourtant, la lutte a été serrée entre Gorn et Broud. Il s’en est fallu de peu que nous ne perdions la première place. Le clan de Norg a bien mérité son deuxième rang. Mais que penses-tu de l’attribution de la troisième place, Grod ?
— Voord s’est bien battu, mais j’aurais choisi Nouz, répondit Grod. Je crois que Brun aussi préférait Nouz.
— C’était un choix difficile, mais Voord méritait d’être troisième à mon avis, remarqua Droog.
— Enfin, il ne nous reste plus qu’à attendre la Cérémonie de l’Ours, reprit Crug. Nous n’aurons pas tellement l’occasion de voir Goov d’ici là. Les servants ne vont plus quitter leurs mog-ur. Mais j’espère que les femmes soigneront leur cuisine en dépit du fait que Broud et Goov ne mangeront pas avec nous ce soir ! Ce sera notre dernier repas avant la fête de demain.
— Je ne crois pas que j’aurais grand faim si j’étais à la place de Broud, dit Droog. C’est un grand honneur que d’avoir été choisi pour la Cérémonie de l’Ours, mais s’il est une occasion où il devra faire preuve de courage, c’est bien demain matin.
Les premières lueurs de l’aube trouvèrent la caverne déserte. Les femmes étaient déjà au travail à la lumière des feux de bois, empêchant les hommes de dormir. Les préparatifs de la fête duraient déjà depuis plusieurs jours, et ce qui restait à accomplir demeurait encore considérable. Le soleil surgit bientôt de la crête orientale des montagnes, inondant le site de la caverne de la chaude lumière de ses rayons.
L’atmosphère était à la fois tendue et électrisée. Les hommes, oisifs depuis la fin des tournois, étaient en proie à une agitation extrême qui commençait à gagner les jeunes gens et les enfants, au grand dam des femmes qui avaient autre chose à faire que de surveiller leur progéniture.
L’effervescence tomba momentanément lorsque les femmes servirent des galettes de millet que tous dégustèrent gravement. Ces biscuits, préparés seulement à l’occasion de cette cérémonie une fois tous les sept ans, étaient la seule nourriture autorisée jusqu’au festin. Mais ces friandises peu consistantes ne firent qu’aiguiser l’appétit et, au milieu de la matinée, la faim devint une réelle torture qui transforma l’impatience de chacun en une excitation fébrile à mesure que l’heure approchait.
Ni Ayla ni Uba n’avaient reçu de Creb l’ordre de préparer le breuvage pour la cérémonie. Elles en conclurent que les mog-ur ne les en avaient pas jugées dignes. Creb avait pourtant déployé tous ses talents de persuasion pour tenter de convaincre les autres sorciers, mais en dépit de leur attachement à ce rite, ils avaient refusé, trouvant Uba trop jeune et déniant à Ayla son appartenance au Peuple du Clan ainsi que son statut de guérisseuse. La célébration d’Ursus, qui concernait chaque clan sans exception, entraînait des conséquences, bonnes ou mauvaises, qui retombaient sur tous, et les mog-ur ne voulaient prendre aucun risque.
La suppression de ce rite traditionnel contribuait encore à ternir le prestige de Brun et de son clan. Malgré les prouesses de ses hommes lors des joutes, la présence d’Ayla menaçait la prédominance de sa position. Seule la fermeté de Brun devant l’opposition croissante des autres laissait l’issue incertaine.
Quelque temps après la dégustation des galettes de millet, les chefs se réunirent devant la caverne et attendirent que le silence se fît dans l’assemblée. Les hommes s’empressèrent de se placer selon leurs rangs et leurs clans, tandis que les femmes faisaient taire les enfants et gagnaient leurs places en silence. La Cérémonie de l’Ours allait commencer.
Le premier coup de baguette frappé sur un tambour fait d’une grosse pièce de bois évidée résonna comme un fracas de tonnerre dans le silence attentif. Le rythme lent et régulier fut repris par le martèlement sourd des épieux qui heurtaient le sol, martèlement auquel se mêlait la cadence imprimée par des baguettes sur un long cylindre de bois fait d’un rondin évidé. La combinaison des divers tempos eut pour effet de faire monter la tension jusqu’aux limites du supportable et de créer une espèce d’hypnose collective.
Soudain, les battements s’interrompirent en même temps, et, comme par enchantement, les neuf mog-ur, vêtus de peaux d’ours, apparurent devant la cage de l’ours des cavernes. Mog-ur leur faisait face à quelques mètres de là. Il tenait une pièce de bois ovale et plate, attachée à une cordelette qu’il fit tournoyer au-dessus de sa tête jusqu’à ce qu’un sifflement se produise, qui se transforma bientôt en un mugissement sonore. C’était l’Esprit de l’Ours des Cavernes qui demandait à tous les autres esprits de se tenir à l’écart de cette cérémonie exclusivement consacrée à Ursus.
Une mélodie aigrelette s’éleva soudain, dont le son aigu, surnaturel et terrifiant glaça l’assistance. Il provenait d’un instrument dans lequel soufflait l’un des mog-ur. Sa flûte, fabriquée dans l’os creux de la patte d’un oiseau de grande taille, ne comportait pas de trous. Sa sonorité se modifiait selon qu’on en bouchait ou non l’extrémité. Le magicien qui en jouait l’avait fabriquée de ses propres mains, selon un procédé secret qui constituait l’apanage des sorciers de son clan, secret qui leur valait en général le premier rang. Il avait fallu les pouvoirs exceptionnels de Creb pour que le mog-ur qui jouait de la flûte fût relégué au deuxième rang, et il n’en demeurait pas moins un second très puissant. C’était lui qui s’était le plus farouchement opposé à l’admission d’Ayla au rang de guérisseuse.
Pour Ayla, comme pour les autres, c’était la magie qui créait ce son pentatonique, qui n’avait rien de terrestre. Cette musique venait du monde des esprits, à l’appel du sorcier, et de même que l’instrument agité par Creb un instant plus tôt imitait le mugissement de l’ours des cavernes, la flûte exprimait, elle, la voix spirituelle d’Ursus.
L’énorme ours tournait en rond dans sa cage. Il n’avait pas été nourri et, pour la première fois depuis sa capture, il connaissait la faim. On l’avait également privé d’eau, et il avait soif. La foule, dont il sentait la tension et l’excitation, le son des tambours et des instruments sacrés auxquels il n’était pas habitué, tout contribuait à l’inquiéter.
En voyant Mog-ur s’approcher de sa cage, il se dressa sur ses pattes de derrière en poussant un grognement. Creb sursauta, mais il reprit vite contenance, s’efforçant de faire passer son émoi pour un mouvement maladroit dû à son infirmité. Son visage noirci, comme celui des autres sorciers, ne laissait rien voir de son trouble quand il déposa aux pieds du malheureux animal une coupe remplie d’eau faite de la calotte crânienne d’un humain.
Pendant que la bête se désaltérait, vingt et un jeunes chasseurs encerclèrent sa cage, brandissant des lances toutes neuves. Broud, Gorn et Voord sortirent alors de la caverne et se postèrent devant la porte de la cage solidement fermée par des lanières de cuir. Ils étaient nus, à l’exception d’un pagne en peau qui leur ceignait les reins, et leurs corps étaient recouverts de signes rouges et noirs.
La coupe d’eau ne suffit pas à désaltérer le gros ours, mais la présence des hommes lui fit espérer en obtenir davantage sous peu. Il s’assit par terre et tendit la patte, geste qui était rarement demeuré sans réponse. Devant le peu de succès que remportaient ses efforts, il se leva lourdement et passa son museau entre les barreaux.
La flûte s’arrêta brusquement sur une note aiguë, accroissant le sentiment d’inquiétude qui s’était emparé de la foule muette. Creb retira le crâne vide avant de reprendre place devant les sorciers qui se mirent à exécuter de concert les gestes du langage cérémoniel.
— Accepte cette eau en gage de notre reconnaissance, ô Gardien Puissant. Ton Peuple du Clan n’a pas oublié tes enseignements. Cette caverne qui te protège de la neige et du froid est notre demeure. Tu as partagé notre vie et tu sais que nos mœurs sont les tiennes.
« Nous te vénérons, toi le premier d’entre les Esprits. Nous te demandons d’intercéder en notre faveur dans le monde des forces invisibles, en témoignant de la bravoure de nos chasseurs et de l’obéissance de nos femmes. Nous implorons ta protection contre les esprits maléfiques. Nous sommes ton peuple, Grand Ursus, nous sommes le Clan de l’Ours des Cavernes. Honneur à toi, le Plus Grand des Esprits.
Au moment où les mog-ur terminaient leur invocation, les vingt et un jeunes lancèrent leurs lances à travers les barreaux de la cage, en s’efforçant de transpercer l’énorme animal. Tous les traits ne l’atteignirent pas, car la cage était vaste, mais la douleur rendit l’ours des cavernes fou de rage. Un terrible grognement rompit le silence et tout le monde tressaillit d’effroi.
A cet instant, Broud, Gorn et Voord escaladèrent les barreaux de la cage jusqu’au sommet, coupant au passage les lanières de cuir. Broud arriva le premier en haut ; mais ce fut Gorn qui réussit à se saisir du rondin de bois qui y avait été placé au préalable. Éperdu de douleur, l’ours des cavernes se dressa sur ses pattes de derrière et avec un grognement furieux battit l’air de ses pattes en direction des trois hommes au-dessus de lui. Puis il se dandina lourdement vers la porte qui céda sous sa poussée. La cage était ouverte, et l’ours furieux en liberté !
Armés de leurs lances, les chasseurs accoururent pour faire un rempart de leurs corps entre la brute affolée et l’assistance terrifiée. Réprimant leur envie de s’enfuir, les femmes serraient leurs bébés contre leur sein, tandis que les enfants plus âgés s’accrochaient à elles, les yeux exorbités.
Les hommes pointèrent leurs épieux, prêts à défendre leur famille, mais personne ne recula ni ne bougea de sa place.
Quand l’ours blessé eut franchi la porte de la cage, Broud, Gorn et Voord se jetèrent sur lui par surprise. Broud lui sauta sur les épaules et s’agrippa à la fourrure de sa gueule qu’il tira de toutes ses forces vers le haut. Pendant ce temps, Voord, qui lui était tombé sur le dos, avait empoigné la peau flasque de son cou et pesait dessus de tout son poids. Leurs efforts combinés forcèrent l’animal à ouvrir la gueule et Gorn, à cheval sur une de ses épaules, lui fourra aussitôt le rondin de bois verticalement entre les mâchoires.
Mais cette ruse, tout en privant la bête d’une arme redoutable, ne suffit pas à la réduire à l’impuissance. L’ours enragé donnait de furieux coups de pattes aux hommes qui s’accrochaient à lui. Ses énormes griffes s’enfoncèrent sauvagement dans la cuisse de Gorn et l’arrachèrent de son perchoir pour le saisir entre ses bras puissants. Les hurlements de douleur du jeune chasseur furent brutalement interrompus, sa colonne vertébrale littéralement broyée par l’étreinte de l’ours. Une immense plainte monta des femmes, quand l’ours laissa choir à terre le corps inerte du courageux jeune homme.
Puis l’ours marcha droit sur le groupe d’hommes en armes qui le cernaient. D’un coup de patte, il ouvrit une brèche dans la muraille humaine, assommant trois hommes et déchirant jusqu’à l’os la jambe d’un quatrième. L’homme se plia de douleur, trop ébranlé par le choc pour crier, tandis que les autres chasseurs se ruaient vers la bête en furie, qui cherchait à piétiner le blessé.
Ayla, serrant Durc contre elle, observait la scène, pétrifiée de terreur. Mais quand l’homme tomba à terre, perdant abondamment son sang, elle agit sans réfléchir. Elle tendit son bébé à Uba et plongea dans la mêlée. Se frayant un chemin entre les hommes agglutinés en masse compacte, elle réussit à dégager le blessé, le tirant et le portant tant bien que mal, en appuyant fortement d’une main sur l’emplacement de l’artère, à la hauteur de l’aine. Puis elle trancha avec les dents le lacet de cuir qu’elle portait à la taille pour garrotter la cuisse et transporta l’homme dans la caverne avec l’aide de deux autres guérisseuses accourues à son aide.
Quand l’ours succomba enfin sous les traits des chasseurs, la compagne de Gorn échappa à ceux qui cherchaient à la réconforter pour se précipiter sur son corps disloqué, collant son visage sur sa poitrine velue, et le suppliant de se relever avec des gestes de démente. Lorsque les mog-ur s’approchèrent du cadavre, sa mère et la compagne de Norg tentèrent d’entraîner la jeune femme à l’écart. Le plus puissant des sorciers se pencha vers elle et lui dit, en lui relevant la tête avec douceur :
— Ne te lamente pas sur lui. Gorn a reçu le plus grand honneur. Il a été choisi par Ursus pour l’accompagner dans le monde des esprits. Il intercédera en notre faveur auprès du Grand Esprit. L’Esprit du Grand Ours des Cavernes choisit toujours le meilleur et le plus valeureux pour voyager avec lui. La Fête d’Ursus sera également celle de Gorn. Son courage et sa volonté de vaincre entreront dans la légende et on se les remémorera au cours de chaque Rassemblement. Quand Ursus reviendra parmi nous, l’esprit de Gorn fera de même. Il t’attendra pour que vous puissiez vous retrouver et vous unir à nouveau, mais tu dois te montrer aussi courageuse que lui. Oublie ton chagrin et partage la joie qui est celle de ton compagnon dans son voyage vers l’autre monde. Ce soir, les mog-ur lui rendront un hommage particulier afin que son courage soit transmis à l’ensemble du Clan et y demeure.
Ainsi lui parla Creb, et la jeune femme s’efforça de dominer son désarroi, comme le lui recommandait l’étrange sorcier au corps difforme, que tous redoutaient, et que soudain elle trouvait moins terrifiant. Elle leva vers lui un regard empli de gratitude, puis se releva et regagna dignement sa place. Elle devait faire honneur à son compagnon si courageux. Mog-ur ne lui avait-il pas dit que Gorn l’attendrait ? Qu’il reviendrait un jour ? S’accrochant à cet espoir, elle chassa de son esprit la sombre perspective d’un avenir solitaire.
Quand la tension fut tombée, les femmes des chefs et de leurs seconds se mirent à dépecer avec adresse l’ours des cavernes. Le sang fut recueilli dans des écuelles et après que les mog-ur eurent accompli les gestes symboliques, les servants passèrent dans la foule en présentant les coupes à chaque membre des clans. Hommes, femmes, enfants, tous trempèrent leurs lèvres dans le sang tiède, le fluide vital d’Ursus. Les mères introduisirent dans la bouche de leurs nourrissons un doigt trempé dans le sang frais.
On appela Ayla et les deux guérisseuses pour qu’elles aient leur part, et l’on fit boire une gorgée au blessé qui avait perdu lui-même tant de sang. Tous communiaient ainsi avec le Grand Ours qui les unissait en un seul peuple.
Les femmes travaillaient rapidement. Elles grattèrent soigneusement l’épaisse couche de graisse qui se trouvait sous la peau de l’animal, expressément suralimenté dans ce but. Une fois fondue, cette graisse avait des propriétés magiques et elle serait distribuée à tous les mog-ur. Elles laissèrent la tête attachée au reste de la peau et, tandis que la viande était déposée au fond de fosses remplies de pierres brûlantes où elle cuirait pendant une journée entière, les servants suspendirent la gigantesque dépouille sur des piquets à l’entrée de la caverne, d’où ses yeux aveugles pourraient contempler les festivités. L’Ours des Cavernes serait l’invité d’honneur de son propre festin. Une fois la peau d’ours dressée, les mog-ur portèrent avec solennité le cadavre de Gorn dans les tréfonds de la caverne. Après leur départ, sur un signe de Brun, la foule se dispersa. L’Esprit d’Ursus était parti pour l’au-delà après avoir reçu tous les honneurs qui lui étaient dus.