17

— Ayla ? Es-tu bien sûr qu’il s’agisse d’Ayla et non pas de son esprit ? demanda Iza au vieil homme qui amenait Ayla à leur foyer.

Iza avait peur, peur que ce ne soit un mirage.

— C’est bien elle, répondit Creb. Elle a réussi à vaincre les esprits maléfiques et à revenir parmi nous.

— Ayla ! s’écria Iza en ouvrant les bras à sa fille qui pleurait de joie, tandis que la petite Uba, elle aussi, s’agrippait à elle.

— Ayla ! Ayla revenue ! Uba savoir Ayla pas morte ! déclara la petite avec l’autorité de quelqu’un convaincu d’avoir eu raison depuis toujours.

Ayla la prit dans ses bras et la serra à lui couper le souffle.

— Toi, mouillée ! lui signifia l’enfant en se dégageant de son étreinte.

— Ayla, change de vêtements, tu vas prendre froid, recommanda Iza, profitant de ce prétexte pour cacher son émotion.

Elle s’affaira à lui chercher une fourrure sèche et à mettre du bois dans le feu.

— Tu as raison, maman, je risque d’attraper froid, dit Ayla.

Elle entreprit de se défaire du tas de peaux dont elle s’était couverte, et enfila avec plaisir la fourrure chaude que lui tendait Iza.

— Je meurs de faim, je n’ai rien mangé de la journée, dit Ayla. J’aurais dû arriver plus tôt mais j’ai été emportée par une avalanche. Heureusement, elle ne m’a pas ensevelie trop profond. N’empêche qu’il m’a fallu longtemps pour me dégager.

La stupéfaction d’Iza ne dura qu’un moment. Ayla aurait pu lui dire aussi bien qu’elle avait traversé une rivière de flammes, elle l’aurait crue. Son retour était une preuve amplement convaincante de son invincibilité. Comme elle ramassait les fourrures mouillées de la fillette, la guérisseuse remarqua la peau de daim.

— Comment t’es-tu procuré cette peau, Ayla ? s’enquit-elle.

— Mais c’est moi qui l’ai faite.

— Mais... mais elle vient de... ce monde, le nôtre ? demanda Iza avec inquiétude.

— Tout à fait de ce monde, répondit Ayla en souriant. As-tu oublié que je savais chasser ?

— Ne dis pas ça, Ayla. (Iza vint se placer devant Ayla de façon à ce qu’on ne puisse comprendre sa question.) Tu n’as pas ta fronde avec toi, hein, dis-moi ?

— Non, je l’ai laissée derrière moi. Mais ça ne change pas grand-chose. Tout le monde le sait, maintenant, Iza. Il fallait bien que je me fabrique certaines choses après que Creb eut brûlé tout mon bien. Et la seule façon d’avoir une peau, c’est de la prendre à une bête. Les fourrures ne poussent pas sur les arbres.

Creb, pour sa part, la regardait en silence, sans croire encore tout à fait à la réalité de ce qu’il voyait. Certes, il avait entendu raconter que les morts pouvaient revenir après leur malédiction, mais il ne l’avait jamais constaté par lui-même. Il la trouvait changée, plus mûre, plus confiante en elle. Comment en aurait-il été autrement après l’épreuve dont elle venait de triompher ? A quoi peut bien ressembler le monde des esprits ?

Les esprits, songea-t-il soudain. Je dois rompre le maléfice en changeant l’ordonnance des ossements dans la grotte sacrée.

Il se rua vers le sanctuaire pour apporter les modifications nécessaires et, brandissant la torche qui brûlait à l’entrée de l’étroit passage, il pénétra dans la grotte et s’arrêta net. Le crâne de l’ours avait été déplacé, et les os blanchis dérangés.

De petits rongeurs nichaient dans la caverne, attirés par les restes de repas et la chaleur. L’un d’eux était sans doute responsable du déplacement des os. Creb n’en frissonna pas moins. Il fit un signe de protection et, ramassant les os, il alla les remettre sur la pile d’ossements dans un coin de la grotte. Quand il ressortit, Brun l’attendait au-dehors.

— Brun ! s’exclama le sorcier. Tu sais que personne ne s’est introduit dans le sanctuaire depuis la malédiction d’Ayla ? Eh bien, les ossements ont été déplacés !

— Que s’est-il donc passé ? demanda Brun, inquiet.

— Je pense que c’est son totem. La lune est passée, et il voulait nous signifier qu’elle pouvait revenir parmi nous.

— Tu dois avoir raison, répondit Brun, l’air hésitant, comme s’il désirait poursuivre la conversation.

— Tu désires me parler, Brun ?

— Je voudrais te parler en privé. (Il hésita de nouveau.) Pardonne mon intrusion. J’ai regardé dans ton foyer. Le retour de la fille est une surprise.

Tous les membres du clan n’avaient pu s’empêcher malgré la coutume de regarder ce qui se passait dans le foyer de Creb. Personne n’avait encore jamais vu quelqu’un revenir d’entre les morts.

— C’est compréhensible, vu les circonstances, et il ne faut pas en tenir compte, répondit Mog-ur.

Il s’apprêtait à regagner son foyer quand Brun le retint de la main.

— Ce n’est pas pour ça que je voulais te voir, dit-il, mais pour te parler des cérémonies. Enfin... d’une cérémonie pour son retour...

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Mog-ur. Les esprits maléfiques se sont éloignés. Il n’y a plus de danger.

— Je ne pensais pas à ce genre de cérémonie.

— Que veux-tu dire alors ?

Brun parut incertain un instant, puis il choisit d’aborder le sujet par un autre biais.

— Je regardais Ayla tout à l’heure quand elle te parlait à toi et à Iza. As-tu remarqué un changement chez elle ?

— Quel genre de changement ? répondit Mog-ur, qui ne voyait pas du tout où Brun voulait en venir.

— Nous savons tous qu’elle possède un totem très puissant qui, non seulement la protège, mais lui porte chance. Droog l’a toujours pensé, et je crois qu’il a raison. Elle ne serait jamais revenue sans cela, et je pense qu’elle le sait aujourd’hui. Voilà ce qu’il y a de différent en elle.

— Oui, je m’en suis aperçu, mais je ne vois pas le rapport avec les cérémonies ?

— Tu te souviens de la fois où nous nous sommes réunis pour que chacun exprime ce qu’il pensait d’elle et du fait qu’elle avait osé chasser ? J’ai souvent repensé à cette réunion depuis qu’elle est partie. Je ne pensais pas qu’elle reviendrait jamais, mais je me disais que, si elle retrouvait le chemin de la caverne, nous devrions faire quelque chose.

— Que faudrait-il faire ? Nous n’avons rien à faire ! Elle est de retour, et il n’y a rien de changé. C’est toujours une fille, Brun.

— Et si je désirais changer quelque chose, moi, y a-t-il une cérémonie pour cela ?

— Mais une cérémonie pour quoi faire ? insista Mog-ur qui ne comprenait toujours pas. Tu n’as pas besoin de cérémonie pour modifier ton comportement envers elle. De quels changements veux-tu parler ? Je ne peux pas te répondre si tu n’en dis pas davantage !

— Voilà, je voudrais que tous les totems de notre clan soient heureux, Mog-ur, et que tu organises une cérémonie, mais je ne sais pas si une telle cérémonie existe.

— Je n’y comprends absolument rien ! s’exclama Mog-ur, exaspéré par les propos sibyllins de Brun.

Brun baissa les yeux, découragé. Tout ce qu’il avait échafaudé pendant l’absence d’Ayla s’écroulait lamentablement, faute de pouvoir l’exprimer clairement.

— Moi-même, je ne comprends pas très bien, alors comment pourrais-je t’en parler ? Et qui aurait cru qu’elle allait revenir ? Je ne comprendrai jamais rien aux esprits, mais c’est pour ça que tu es là ! Tu ne m’aides pas beaucoup d’ailleurs. De toute façon, toute cette histoire est ridicule, et je ferais mieux d’y repenser sérieusement.

Brun tourna les talons, laissant le vieux sorcier dans la confusion la plus complète.

— Dis à la fille que je désire la voir, ajouta-t-il en se retournant une dernière fois avant de regagner son foyer.

Creb rentra chez lui perplexe.

— Brun veut voir Ayla, annonça-t-il en arrivant.

— Il veut la voir tout de suite ? demanda Iza en poussant un plat de viande vers la jeune fille. Il voudra bien attendre qu’elle ait fini de manger, n’est-ce pas ?

— Ça y est, j’ai fini. Je ne pourrais rien avaler de plus. J’y vais. Ayla se présenta au foyer du chef aux pieds duquel elle s’assit, les yeux baissés. Il portait les mêmes chausses que le jour de la malédiction mais cette fois-ci, elle ne ressentit aucune crainte. Loin d’avoir peur du chef du clan, elle le respectait davantage. Elle attendit très longtemps qu’une tape sur l’épaule lui fît relever la tête.

— Je vois que tu es de retour, Ayla, commença-t-il maladroitement, sans savoir qu’ajouter.

— Oui, Brun.

— Je suis surpris de te voir. Je ne m’y attendais pas du tout.

— La fille qui se tient devant toi ne s’y attendait pas non plus.

Brun était complètement dérouté. Il désirait lui parler mais ne trouvait rien à lui dire et ne savait pas non plus comment mettre un terme à l’entretien. Ayla attendit un instant, puis lui demanda la parole.

— La fille qui est devant toi aimerait parler, Brun.

— Je te donne mon autorisation.

— La fille qui se tient devant toi, Brun, est heureuse d’être revenue. J’ai eu peur plus d’une fois et plus d’une fois j’ai cru ne jamais pouvoir rentrer à la caverne.

Brun émit un grognement. Il ne doutait pas qu’elle dise la vérité.

— Ce fut dur au début, poursuivit-elle, mais je pense que mon totem m’a protégée. J’étais trop occupée pour réfléchir, mais quand je me suis retrouvée bloquée, j’ai eu tout le temps alors de le faire.

Occupée ? Bloquée ? Que se passe-t-il donc dans le monde des esprits ? se demanda Brun qui faillit lui poser la question, mais préféra ne pas trop en apprendre.

— Brun ! ... poursuivit Ayla en hésitant légèrement.

Elle voulait lui exprimer sa gratitude pour lui avoir laissé une chance. Elle voulait lui dire qu’elle avait compris son dilemme, que sa sentence avait été juste et la plus humaine possible, mais cela n’était pas facile à dire.

— Brun, reprit-elle, la fille qui se tient devant toi t’est reconnaissante. Tu m’as dit un jour que tu m’étais reconnaissant d’avoir sauvé la vie de Brac... Aujourd’hui, c’est moi qui le suis envers toi, pour avoir sauvé la mienne.

Cette déclaration était bien la dernière à laquelle Brun s’attendait de la part d’une fille qu’il avait maudite. Il est vrai qu’elle ne prétend pas m’être reconnaissante pour avoir ordonné son châtiment, pensa-t-il. A-t-elle donc compris que je lui ai donné sa chance, la seule et unique chance que je pouvais lui accorder ? Cette étrange fille serait-elle capable de comprendre plus de choses que les chasseurs, et peut-être même que Mog-ur ? A n’en pas douter, décida-t-il. Et, pour la première fois, il regretta l’espace d’un instant qu’elle ne fût pas un garçon. Jamais une femme ne lui avait inspiré pareil sentiment. Il n’avait plus besoin de réfléchir à ce qu’il voulait demander à Mog-ur. Il le savait clairement à présent.


— Je ne sais pas ce qu’ils complotent, et je ne pense pas que les chasseurs eux-mêmes le sachent, disait Ebra. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais vu Brun aussi agité.

Les femmes étaient ensemble, s’occupant de préparer le festin que Brun leur avait demandé, un festin dont l’objet était un mystère pour tout le monde.

— Mog-ur a passé toute la journée et une partie de la nuit dans la grotte sacrée. Une cérémonie se prépare, c’est sûr. Quand Ayla n’était plus là, il n’y a jamais mis les pieds, et maintenant c’est tout juste s’il en sort de temps en temps, raconta Iza. Il a la tête tellement ailleurs qu’il en oublie de manger. Et quand ça lui arrive de le faire, il ne sait pas ce qu’il mange.

— Mais si c’est pour une cérémonie, pourquoi Brun a-t-il passé la moitié de la journée à dégager tout un espace au fond de la grotte ? demanda Ebra avec des gestes vifs. Quand je lui ai proposé de le faire à sa place, il m’a chassée. Ils ont déjà un lieu pour les cérémonies pourquoi travaillerait-il comme une femme là-bas derrière ?

— Ce ne peut être qu’une cérémonie, affirma Iza. Brun et Mog-ur projettent quelque chose, mais ils en font tout un mystère. J’ai vu Mog-ur transporter je ne sais quoi de la grotte sacrée à l’endroit que dégageait Brun.

Ayla se laissait aller dans la chaude compagnie des femmes. Elle avait parfois du mal à croire qu’elle se trouvait là, dans la caverne, à préparer la cuisine avec ses compagnes. Celles-ci n’étaient pas cependant très à l’aise en sa présence. Elles l’avaient crue morte, et son retour parmi elles était un miracle. Et elles ne savaient que dire à quelqu’un revenu du royaume des morts. Mais Ayla ne s’en préoccupait pas ; elle était seulement heureuse d’être là. Elle regardait Brac réclamer le sein à Oga.

— Comment va son bras ? demanda-t-elle à la jeune mère assise à côté d’elle.

— Vois toi-même, Ayla. (Elle écarta un pan de sa fourrure et montra à Ayla le bras de Brac.) Iza lui a enlevé son attelle la veille de ton retour. Son bras est guéri. Un peu plus maigre que l’autre, mais il deviendra plus fort quand il recommencera de s’en servir.

Ayla examina les cicatrices.

— Les cicatrices sont encore rouges, mais ça partira avec le temps. (Elle regarda l’enfant.) Est-ce que tu es fort, Brac ? (L’enfant hocha vigoureusement la tête.) Fort comment ? Montre-moi. (Elle tendit son avant-bras.) Non, pas avec cette main, l’autre. (Elle désigna le bras blessé. Brac changea de main et essaya d’abaisser l’avant-bras d’Ayla. Ayla éprouva un instant la force de sa poussée, puis laissa retomber son bras.) Tu es fort, Brac. Un jour, tu seras un grand chasseur, comme Broud.

Elle tendit les mains vers le petit garçon, qui d’abord hésita, puis avança le buste pour qu’elle le prenne dans ses bras. Elle le souleva dans les airs, puis se rassit en le prenant sur ses genoux.

— Brac a grandi. Il est lourd, et tellement costaud.

L’enfant resta quelques instants sur ses genoux sans broncher puis il parut se rappeler qu’il avait faim, et quitta Ayla pour retrouver le sein de sa mère.

— Tu as de la chance d’avoir un si beau garçon, Oga, dit Ayla.

— Grâce à toi, répondit Oga, abordant enfin un sujet qu’elle avait d’abord fui. Je ne t’ai jamais dit combien je te suis reconnaissante. Au début, j’étais tellement inquiète pour lui, et puis je ne savais que te dire. Je ne le sais toujours pas. Je ne m’attendais pas à te revoir ; c’est difficile à croire que tu es de retour. Tu as eu tort de toucher à une arme, et je ne sais pas pourquoi tu chasses, mais j’ai eu mal quand tu es partie, et je suis bien heureuse de te savoir de nouveau parmi nous.

— Moi aussi, ajouta Ebra, tandis que les autres femmes hochaient la tête en signe d’approbation.

Ayla fut profondément touchée par ces marques d’amitié, et elle s’efforça de contenir ses larmes, phénomène étranger aux membres du Peuple du Clan.

— Je suis heureuse d’être de retour, signifia-t-elle, et les larmes lui échappèrent.

Iza en connaissait maintenant la cause, les autres femmes en avaient une idée, et leurs hochements de tête exprimèrent leur compréhension.

— Comment c’était, Ayla ? demanda Oga, les yeux emplis de compassion.

— C’était une grande solitude, Oga, répondit-elle. Vous me manquiez tellement, tous. (Comme une grande tristesse se lisait sur les visages des femmes, Ayla essaya de détendre l’atmosphère.) Même Broud me manquait, ajouta-t-elle.

— Alors il fallait que ce soit vraiment une grande solitude, commenta Aga, en coulant un regard embarrassé vers Oga.

— Je sais bien que Broud n’a pas un caractère facile, reconnut Oga. Mais il est mon compagnon, et il ne me traite pas mal.

— Ne t’excuse pas pour lui, Oga, dit Ayla, qui éprouvait de l’amitié pour la jeune femme. Tout le monde sait que Broud tient à toi. Tu devrais être fière de lui. Il sera un jour chef, et c’est un chasseur courageux, c’est lui qui a frappé le premier le mammouth. Tu n’y peux rien s’il ne m’aime pas. C’est en partie ma faute ; je ne me suis pas toujours bien comportée envers lui. J’ignore comment tout cela a commencé ni pourquoi, et si je le pouvais, j’aimerais bien faire la paix avec lui. Mais quoi qu’il en soit, tu n’as pas à t’inquiéter de ça.

— Broud est d’une nature emportée, dit Ebra. Il n’est pas comme Brun. Mog-ur ne s’est pas trompé en lui attribuant comme totem le rhinocéros. Malgré toi, tu l’auras aidé à se contrôler, Ayla.

— Je ne sais pas, dit Ayla. Peut-être ne serait-il pas comme ça sans moi. Ma présence réveille en lui ce qu’il a de pire.

Un silence tendu suivit ces paroles. Il était rare que les femmes parlent aussi librement de leurs compagnons, mais la discussion avait cependant créé une intimité inattendue entre Ayla et ses compagnes. Iza décida sagement qu’il était temps de changer de sujet :

— Est-ce que quelqu’un sait où se trouvent les tubercules ? demanda-t-elle à la ronde.

— Ils étaient dans le fond, là où Brun a dégagé l’espace, répondit Ebra. Ça m’étonnerait qu’on les retrouve.

Broud avait vu Ayla en compagnie des femmes. Quand elle prit Brac dans ses bras, il se souvint que c’était grâce à elle que le fils de sa compagne était en vie. Il n’avait cependant pas oublié qu’elle avait été le témoin de son humiliation. Comme les autres, il avait été frappé de stupeur par son retour. Le premier jour, il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension à chaque fois qu’il la croisait, puis il se mit à considérer comme une nouvelle insolence son changement d’attitude, que Creb interprétait comme une maturité naissante, et Brun comme la conscience d’être placée sous le signe de la chance.

Ayla ne mentait pas. Dans son extrême solitude, elle s’était surprise parfois à regretter Broud et ses exigences, plus supportables que le vide de ces regards qui ne la voyaient plus, que ce néant brutal auquel tous l’avaient réduite dès l’instant où la malédiction avait été prononcée. Durant les deux premiers jours qui suivirent son retour, elle s’avoua prendre grand plaisir à sentir le regard de Broud posé sur elle avec une insistance proche de la fascination.

Au troisième jour, les vieilles habitudes reprirent le dessus, et Broud recommença de la harceler. Mais Ayla répondait désormais à toutes ses demandes avec une soumission tellement sereine que le jeune homme enrageait. La patience d’Ayla semblait inépuisable. Elle s’acquittait des tâches qu’il lui imposait avec une indifférence royale. Et plus Broud s’acharnait, plus il tentait de la pousser à la faute, à provoquer en elle un geste de rébellion, plus elle lui opposait un calme que rien n’aurait pu ébranler.

Broud avait un besoin fondamental d’être reconnu et de s’imposer aux autres. L’indifférence d’Ayla le rendait fou de frustration. Pour lui, elle n’avait d’autre cause que le fait que la jeune fille l’avait vu se faire réprimander comme un petit garçon par Brun et qu’elle n’avait plus depuis aucun respect pour son autorité. En vérité, il la haïssait surtout parce qu’elle lui ravissait toujours l’attention qu’il se sentait en droit d’attendre.

Il suffisait à cette étrangère d’apparaître pour que tous les regards se tournent vers elle. Elle avait un totem très puissant ; elle vivait dans le foyer de Mog-ur, qui l’aimait de tout son cœur ; elle avait toutes les chances de devenir une grande guérisseuse ; elle avait sauvé Ona de la noyade, Brac des crocs d’une hyène, grâce à sa stupéfiante habileté à la fronde, et voilà que maintenant elle revenait saine et sauve du monde des esprits. A chaque fois que Broud avait fait preuve d’un grand courage, elle avait détourné à son profit l’admiration et la reconnaissance du clan.

Broud la fixait d’un regard sombre comme un ciel d’orage. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle revienne ? Tout le monde ne parle plus que d’elle. Quand j’ai tué le bison, il n’y en avait que pour son totem. Est-ce qu’elle a risqué de se faire piétiner par un mammouth ? Non, elle a seulement jeté quelques pierres avec une fronde, et la vie du clan a tourné autour d’elle jusqu’à ce que Brun la maudisse. Temporairement ! S’il l’avait condamnée comme elle le méritait, elle ne serait pas de nouveau le centre de toutes les conversations. Pourquoi faut-il toujours qu’elle me gâche la vie ?


— Mais que t’arrive-t-il, Creb ? Je ne t’ai jamais vu aussi agité ! Tu fais penser à un jeune homme sur le point de prendre sa première compagne. Veux-tu que je te fasse une infusion pour te calmer ? demanda Iza au sorcier qui, pour la troisième fois, s’apprêtait à partir puis se rasseyait pour se lever de nouveau.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je suis nerveux ? J’essaye simplement de ne rien oublier et de réfléchir un peu, rétorqua-t-il d’un air penaud.

— Ne rien oublier ? Mais ça fait des années que tu es mog-ur, et il n’est pas une cérémonie que tu ne puisses célébrer les yeux fermés. Laisse-moi te préparer une tisane.

— Non, non, je n’en ai pas besoin. Où est Ayla ?

— Elle est sortie pour chercher des tubercules, pourquoi ?

— Pour savoir, répliqua Creb en se rasseyant.

Quelques instants plus tard, Brun se présenta au foyer de Creb et lui fit signe de le rejoindre au fond de la caverne. Mais que peuvent-ils bien manigancer ? se demanda Iza, perplexe.

— C’est maintenant ? demanda le chef quand ils se retrouvèrent à l’endroit qu’il avait dégagé. Tout est prêt ?

— Tout est prêt, mais je crois que le soleil devrait être plus bas.

— Comment ça, tu crois ? Tu m’as dit que tu savais parfaitement ce qu’il fallait faire, que tu avais médité et retrouvé le souvenir de cette cérémonie, dit Brun, réprobateur.

— J’ai médité, rétorqua Mog-ur. Mais ce que j’ai vu se passait il y a si longtemps. Il n’y avait pas de neige. Je sais seulement que le soleil était bas.

— Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ? Si tu n’es pas sûr du déroulement de la cérémonie, on ferait mieux de tout arrêter.

— J’ai déjà parlé aux esprits. Les pierres sont en place. Ils nous attendent.

— Je n’aime pas non plus cette idée de bouger les pierres. Nous aurions peut-être mieux fait de célébrer dans la petite grotte. Es-tu certain que les esprits ne sont pas mécontents qu’on les déplace ainsi, Mog-ur ?

— Nous avons déjà discuté de cela, Brun. Nous avons bougé les pierres parce qu’il était risqué de convier les Esprits Séculaires dans la demeure des esprits de nos totems. Ils auraient peut-être eu envie d’y rester.

— Mais qui nous garantit que les Esprits Séculaires repartiront ? C’est trop dangereux, Mog-ur. On devrait tout annuler.

— Ils resteront peut-être un moment, dit Mog-ur, mais ils s’en iront quand ils verront qu’il n’y a pas de place pour eux. Nos totems leur demanderont de partir. Mais la décision t’appartient. Si tu veux tout annuler, je ferai de mon mieux pour apaiser les esprits. Ce n’est pas parce qu’ils s’attendent à ce qu’on tienne une cérémonie que nous sommes obligés de la célébrer.

— Non, non, finalement je préfère qu’on aille jusqu’au bout. Je ne tiens pas à contrarier les esprits. Et puis les hommes aussi ne seraient pas contents.

— C’est toi le chef, Brun.

— Es-tu sûr que nos totems n’en prendront pas ombrage ?

— Rien n’est jamais sûr, Brun, répondit Mog-ur, qui comprenait l’inquiétude du chef. Nous ne sommes que des hommes. Mais tu l’as dit toi-même, nous avons été chanceux jusqu’ici. Cela signifie que les esprits de nos totems sont satisfaits. S’ils ne l’étaient pas, crois-tu que nous aurions eu autant de chance ? Combien de fois un clan a-t-il tué un mammouth sans perdre un seul homme ? Même le petit Brac en est revenu sain et sauf, Brun.

Le chef considéra longuement le visage empreint de gravité du sorcier, et dans ses yeux se remit à briller une lueur de ferme résolution.

— Je vais chercher les hommes, dit-il.


On avait interdit aux femmes de s’approcher du fond de la grotte et même de regarder dans cette direction. Quand Iza vit Brun appeler ses hommes, elle fit comme si de rien n’était. Leurs manigances ne la regardaient pas, mais un pressentiment lui fit relever la tête juste au moment où deux hommes, le visage peint à l’ocre rouge, se précipitaient sur Ayla.

La fillette ne s’était rendue compte de rien, tout occupée à déballer le contenu de ses paniers, à l’autre bout de la caverne. La brutale apparition des deux hommes, et tout particulièrement la présence du chef, la fit sursauter.

— Pas un bruit, pas de résistance, lui signifia par gestes Brun.

Elle ne commença à s’inquiéter réellement qu’au moment où ils lui bandèrent les yeux et la soulevèrent dans leurs bras.

En voyant arriver Brun et Goov chargés de leur fardeau, les autres hommes ressentirent un pincement d’angoisse. Eux aussi ignoraient tout de la cérémonie qui allait se dérouler. Mog-ur s’était contenté de leur intimer silence lorsqu’ils avaient pris place en cercle autour des pierres que le sorcier avait apportées de la grotte sacrée. Et il n’eut pas besoin de réitérer son ordre quand il tendit à chacun deux ossements d’ours à croiser sur leur poitrine. Le danger devait être grand s’il leur fallait recourir à une telle protection.

Brun fit asseoir la fillette au centre du cercle, face à Mog-ur, et prit place derrière elle. Au signal du sorcier, il lui ôta son bandeau. La lueur des torches éblouit Ayla, lui révélant progressivement Mog-ur, assis derrière un crâne d’ours, et les autres hommes protégés par les os croisés. Atterrée, elle se recroquevilla sur le sol, tremblante de peur.

— Pas un mot, pas un geste ! l’avertit Mog-ur.

Les yeux écarquillés, elle vit le sorcier se lever pesamment et accomplir les signes rituels destinés à s’attirer la protection d’Ursus et des esprits totémiques. Elle connaissait bien le vieil homme, l’infirme aux gestes gauches, claudiquant à chaque pas, lourdement appuyé sur son bâton. Mais l’homme qui se dressait devant elle avait perdu toute maladresse. Mog-ur s’était transformé en un éloquent orateur aux gestes persuasifs. Il ne déployait jamais autant de grâce et d’assurance que lorsqu’il communiquait avec les puissances surnaturelles.

— O Esprits Séculaires que nous n’avons pas invoqués depuis l’aube de l’humanité, écoutez-nous ! Nous vous appelons pour vous rendre hommage et implorer votre protection. O puissants Esprits, si vénérables que vos noms ne sont qu’un chuchotement dans notre mémoire, éveillez-vous et laissez-nous vous honorer. Nous voulons offrir un sacrifice à vos cœurs séculaires. Écoutez-nous, nous vous appelons.

« Esprit du Vent, Ooooha ! Esprit de la Pluie, Zheena ! Esprit des Brouillards, Eecha ! Prêtez-nous attention et soyez indulgents. L’un d’entre vous se trouve aujourd’hui parmi nous. Le Grand Lion des Cavernes en a décidé ainsi.

C’est de moi qu’il parle, comprit soudain Ayla, qui tremblait de peur. Pourquoi me font-ils participer à cette cérémonie ? Et qui sont ces esprits ? Je n’en ai jamais entendu parler. C’est étrange qu’ils portent des noms féminins ; je croyais que les esprits protecteurs étaient masculins.

Les hommes assis autour d’elle n’avaient jamais eu connaissance de ces anciens esprits que Mog-ur invoquait. Pourtant leurs noms réveillaient en eux de lointains souvenirs enfouis au fond de leur mémoire.

— O Esprits Séculaires, poursuivit Mog-ur, vos voies sont impénétrables, nous ne sommes que des humains ignorant la raison pour laquelle cette fille a été choisie par le plus puissant d’entre vous. Il l’a défendue contre les malins et nous l’a rendue pour se faire connaître de nous. O puissants Esprits du Passé, si nous vous avons longtemps négligés, nous vous vénérerons désormais en honneur de celle qui se trouve aujourd’hui parmi nous. Nous vous supplions de l’accueillir et de la protéger ainsi que son clan. (Puis se tournant vers Ayla :) Qu’on me l’amène, ordonna-t-il.

Ayla se sentit soulevée de terre et déposée devant le vieux sorcier. Se retenant de crier quand Brun lui tira la tête en arrière par les cheveux, elle vit du coin de l’œil Mog-ur brandir un long couteau au-dessus de son visage révulsé de peur et manqua de s’évanouir quand l’arme plongea vers sa gorge offerte.

La douleur aiguë ne lui arracha pas un seul cri. Mog-ur venait de lui faire une petite estafilade à la base du cou, dont le sang fut aussitôt absorbé par un morceau de peau de lapin. Brun attendit qu’il se teintât entièrement de rouge pour relâcher la jeune fille.

Fascinée, elle regarda Mog-ur déposer le petit carré imbibé de sang dans une écuelle à demi remplie d’huile à laquelle il mit le feu. Une fumée âcre s’éleva bientôt tandis que la peau de lapin se consumait en crépitant. Puis Brun exposa la cuisse nue d’Ayla et Mog-ur, trempant ses doigts dans le liquide résiduel de l’écuelle, dessina quatre traits noirs sur chacune des cicatrices. Ayla n’en crut pas ses yeux : on aurait dit les marques totémiques du rite de passage des jeunes hommes à l’âge adulte. Elle se sentit alors tirée en arrière, pendant que Mog-ur adressait une dernière prière aux esprits.

— Acceptez ce sacrifice du sang, ô Esprits vénérables, et sachez que c’est l’Esprit du Lion des Cavernes qui l’a choisie pour que nous suivions vos enseignements. Nous vous avons rendu hommage. Accordez-nous votre protection et retournez dans les ténèbres de vos demeures.

Ayla, qui ne comprenait toujours pas l’objet de cette cérémonie, crut qu’elle était terminée en voyant Mog-ur s’asseoir. Mais il n’en était rien. Brun lui fit signe de se lever et d’un repli de sa peau de bête sortit un petit morceau d’ivoire teint en rouge.

— Ayla, pour la première et la dernière fois, te voilà l’égale des hommes, déclara Brun. Mais à la fin de cette cérémonie, tu devras te considérer de nouveau comme une femme.

Ayla acquiesça sans vraiment comprendre ce qu’il entendait par ces paroles.

— Cet ivoire provient de la défense du mammouth que nous avons tué. Ce fut une excellente chasse au cours de laquelle personne ne fut blessé. Cet objet a été sanctifié par Ursus et teinté à l’ocre rouge sacré par Mog-ur. C’est le puissant talisman des chasseurs que tous les hommes ici réunis portent en amulette.

« Ayla, les garçons ne deviennent adultes qu’après leur première chasse. Il y a très longtemps de cela, les femmes du Peuple du Clan chassaient aussi. Nous ignorons la raison pour laquelle ton totem t’a poussée à suivre leurs traces, mais nous ne pouvons renier l’Esprit du Lion des Cavernes. Ayla, tu as fait ta première chasse ; tu dois désormais assumer les responsabilités des adultes. Mais tu es une femme et tu le resteras à tous égards, à l’exception d’un seul : tu auras le droit de te servir d’une fronde. Te voilà aujourd’hui la Femme-Qui-Chasse.

Ayla rougit de plaisir. Avait-elle bien compris les propos de Brun ? Après avoir frôlé la mort pour s’être servie d’une fronde, on l’autorisait maintenant à en faire usage ? A chasser ?

— Ce talisman est à toi, range-le avec tes amulettes, ajouta Brun en le tendant à Ayla qui défit le lacet de cuir noué à son cou, et glissa dans la petite bourse l’ovale d’ivoire à côté du morceau d’ocre rouge et du fossile marin. Ne parle de cela à personne pour l’instant, lui recommanda le chef. J’annoncerai la nouvelle au clan ce soir avant le festin, en l’honneur de ta première chasse. J’espère qu’à la prochaine, tu rapporteras quelque chose de plus comestible qu’une hyène, ajouta-t-il avec humour. Maintenant tourne-toi.

On lui remit le bandeau sur les yeux et les deux hommes la reconduisirent au centre de la caverne avant de retourner auprès de leurs compagnons.

La cérémonie avait amplement suffi à convaincre les hommes d’accorder à Ayla le privilège de chasser ; tous sauf un. Broud était fou de rage. S’il n’avait pas tant redouté Mog-ur, il aurait instantanément quitté l’assemblée et refusé obstinément de cautionner tout ce qui pourrait accorder à cette fille odieuse le moindre privilège. S’il en voulait à Mog-ur, sa hargne se dirigeait particulièrement contre Brun qu’il estimait directement responsable.

Il l’a toujours protégée et favorisée, pensa-t-il amèrement. Il aurait dû la maudire éternellement. Et voilà qu’au contraire il la laisse chasser. Comment a-t-il pu en arriver là ? Mais il commence à se faire vieux et ne sera pas toujours le chef. Un jour, ce sera mon tour, et alors nous verrons.

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