L’enfant se retourna et commença à s’agiter.
— Ma-man, gémit-elle. (Puis, battant l’air de ses bras, elle appela de nouveau, plus fort :) Ma-man !
Iza l’attira contre elle en murmurant tendrement à son oreille. La chaleur de son corps ainsi que les sons apaisants pénétrèrent l’esprit enfiévré de la fillette qui se calma. Elle avait dormi par à-coups, réveillant fréquemment la femme par ses sursauts, ses plaintes et son délire. Les sons étaient étranges, fort différents de ceux prononcés par le Peuple du Clan. Ils se succédaient aisément, avec une grande facilité, un son entraînant l’autre. Iza était bien incapable de les saisir dans leur totalité car son oreille n’était pas préparée à percevoir leurs subtiles variations. Mais ceux que l’enfant venait de pousser étaient revenus si souvent qu’Iza en déduisit qu’ils devaient désigner quelqu’un de très proche pour la fillette, et comme celle-ci s’apaisait à son contact, elle comprit leur signification.
Elle ne peut pas être très âgée, pensa Iza, car elle n’a manifestement pas su trouver de quoi manger. Je me demande pendant combien de temps elle a erré seule ? Qu’a-t-il bien pu arriver à son peuple ? Le tremblement de terre ? La petite aurait tenu si longtemps ? Et comment a-t-elle pu se tirer des griffes d’un lion des cavernes avec quelques égratignures ? Iza avait soigné assez souvent ce genre de blessures pour connaître leur provenance. De puissants esprits doivent la protéger, conclut-elle.
L’aube naissait mais l’obscurité était encore profonde quand la fièvre provoqua une brusque suée. Iza s’assura que l’enfant était bien couverte et la garda au chaud tout contre elle. La petite fille se réveilla peu après et se demanda où elle se trouvait, mais il faisait trop sombre pour y voir quelque chose. Le corps de la femme endormie contre elle la rassura et elle referma les yeux, glissant dans un sommeil moins agité.
Au lever du jour, au moment où les arbres commençaient à se découper sur le ciel pâle, Iza se glissa doucement hors de la fourrure. Elle attisa le feu, y ajouta du bois, puis alla remplir un bol d’eau à la cascade et arracher un peu d’écorce de saule. Elle saisit son amulette et remercia les esprits pour le saule qu’ils dispensaient si généreusement, car non seulement le saule était fort répandu, mais son écorce possédait de grandes vertus pour calmer la douleur et apaiser la fièvre. Elle connaissait d’autres plantes aux qualités analgésiques, mais elles endormaient trop les sens. Le saule, lui, se contentait d’atténuer la fièvre et la douleur.
Tandis qu’Iza s’occupait à faire chauffer l’eau, le campement sortit peu à peu de sa torpeur. Une fois la potion d’écorce de saule prête, elle revint auprès de l’enfant, posa précautionneusement le bol fumant dans un petit trou creusé dans le sol, puis se glissa sous la fourrure. Elle observa la fillette endormie, notant que sa respiration était régulière. Comme ce petit visage l’intriguait ! Le feu du soleil avait disparu, laissant un hâle doré et une peau qui pelait sur l’arête du nez minuscule.
Iza n’avait jamais vu d’aussi près un petit des Autres. Les femmes du Clan s’enfuyaient et se cachaient toujours à leur approche. Des incidents désagréables survenus lors de rencontres fortuites et rapportés lors des Rassemblements du Clan incitaient chacun à les éviter autant que possible. Cependant, l’expérience qu’avait connue leur propre clan n’avait pas été déplaisante. Iza repensa à sa conversation avec Creb au sujet de l’homme qui, un jour, avait fait irruption dans leur caverne, le bras cassé, fou de douleur.
Il avait appris à la longue quelques rudiments de leur mode d’expression, mais se comportait d’étrange façon. Ainsi, il aimait s’entretenir aussi bien avec les femmes qu’avec les hommes et avait manifesté un profond respect, voire de la déférence envers la guérisseuse, ce qui ne l’avait pas empêché de gagner l’estime des hommes.
Soudain, le soleil, qui venait d’apparaître à l’horizon, éclaira de ses rayons le visage de la petite fille, dont les paupières frémirent. En ouvrant les yeux, elle plongea son regard dans deux grands yeux bruns, profondément enfoncés dans leurs orbites, et découvrit un visage dont le bas ressemblait à un museau.
La fillette poussa un cri et referma les yeux précipitamment. Iza serra contre elle l’enfant tremblante de peur, murmurant des sons apaisants, des sons qui semblaient familiers à la petite fille, tout comme la chaleur de ce corps réconfortant. Son tremblement s’atténua progressivement et elle entrouvrit de nouveau les yeux. Cette fois elle ne cria pas. Enfin, elle les ouvrit complètement et examina ce visage terrifiant et totalement inconnu.
Stupéfaite, Iza la regardait aussi. Pendant un instant, elle crut que l’enfant était aveugle. Jamais auparavant, elle n’avait vu des yeux de la couleur du ciel. Ceux des vieillards se voilaient parfois d’une pellicule blanchâtre qui réduisait considérablement la vue. Mais les pupilles dilatées de l’enfant la convainquirent qu’elle voyait parfaitement. Cette couleur bleu-gris doit être courante chez les Autres, pensa-t-elle.
La petite fille restait étendue, parfaitement immobile, les yeux grands ouverts. Quand Iza l’aida à s’asseoir, elle grimaça de douleur et tous ses souvenirs refluèrent en force. Elle revit le monstrueux lion et ses griffes acérées lui labourant la cuisse ; elle se rappela ses efforts pour gagner le bord de la rivière, étourdie par la soif et la souffrance, mais elle fut incapable de se remémorer ce qui lui était arrivé auparavant. Elle avait complètement refoulé de sa mémoire tout ce qui concernait sa fuite solitaire, la peur et la faim, le tremblement de terre et les êtres chers qu’elle avait perdus.
Iza approcha le bol de ses lèvres. La fillette avait soif mais à la première gorgée le breuvage amer lui arracha une grimace de dégoût. Lorsque la femme porta de nouveau le bol à ses lèvres, cependant, elle but, trop effrayée pour refuser. Satisfaite, Iza la laissa pour aider les femmes à préparer le repas du matin. La petite fille la suivit des yeux, et avec stupeur elle vit pour la première fois ce campement où tous les gens ressemblaient à cette femme.
L’odeur de la nourriture qui cuisait réveilla la faim de l’enfant et, quand Iza revint avec un petit bol de bouillon de viande épaissi de graines broyées, elle l’avala avec avidité. La guérisseuse ne la jugeait pas prête à un aliment plus solide. Pour le moment un simple gruau suffisait à remplir son estomac resserré par le jeûne. Elle garda le reste du bouillon dans une outre de peau ; elle le lui donnerait une fois qu’ils se seraient remis en route. Puis elle l’allongea sur la fourrure et lui ôta l’emplâtre. Les plaies commençaient à sécher et la cuisse était déjà moins enflée.
— Bien, dit Iza à haute voix.
La petite fille sursauta au son rauque et guttural du mot, le premier qu’elle entendait prononcer. Cela ne ressemblait pas à un vrai mot, on aurait dit plutôt le grognement de quelque animal. Mais le comportement d’Iza n’avait rien d’animal, il était au contraire très humain, très tendre. La guérisseuse avait déjà préparé un nouveau pansement et elle s’apprêtait à l’appliquer quand survint en claudiquant un homme bancal et difforme.
Jamais elle n’avait vu homme plus horriblement repoussant. Une profonde balafre zébrait un côté de son visage et il n’y avait qu’un bout de chair tourmentée à la place où aurait dû se trouver son œil. Mais tous ces gens lui semblaient si bizarres et si laids que ces traits abominablement défigurés ne représentaient pour elle qu’un degré supplémentaire dans la laideur. Elle ne savait pas qui ils étaient ni comment elle se trouvait parmi eux mais elle savait que cette femme prenait soin d’elle. On lui avait donné à manger, on l’avait soignée, et surtout elle éprouvait un immense soulagement après l’effroi qu’elle avait connu à errer seule dans un monde hostile. Et seule, elle ne l’était plus, même parmi ces êtres si différents d’elle.
L’infirme s’assit pour observer la petite fille. Elle lui rendit son regard avec une franche curiosité qui surprit le vieil homme. Les enfants de son clan avaient toujours eu peur de lui, prompts à s’apercevoir que leurs aînés mêmes le craignaient, et ses manières distantes n’encourageaient pas la familiarité. De plus, les mères menaçaient fréquemment leurs bambins d’appeler Mog-ur s’ils se montraient désobéissants. En approchant de l’âge adulte, la plupart d’entre eux, et particulièrement les filles, le redoutaient réellement. Ce n’était que beaucoup plus tard, une fois adultes, que les membres du clan voyaient leur crainte se transformer en respect. L’œil valide de Creb pétillait d’intérêt devant le regard franc et serein que lui portait cette étrange enfant.
— La petite va mieux, Iza, remarqua-t-il.
Il avait la voix plus profonde que celle de la femme mais, aux oreilles de l’enfant, les sons qu’il émettait ressemblaient plutôt à des grognements, et elle ne remarqua pas les gestes qui les accompagnaient. Leur langage lui demeurait totalement étranger ; elle savait seulement qu’il venait de communiquer une observation à la femme.
— Elle est encore très faible, dit Iza, mais sa blessure va mieux. En dépit de la profondeur de ses plaies, elle n’a pas la jambe trop abîmée et l’infection se résorbe. Elle a été labourée par les griffes d’un lion des cavernes, Creb. As-tu déjà vu un lion des cavernes attaquer une proie et se contenter de lui donner un coup de patte ? Je suis étonnée qu’elle soit encore en vie. Elle doit se trouver sous la protection d’un esprit très puissant. Mais, ajouta Iza, que sais-je des esprits ?
Il n’appartenait certainement pas à une femme, fût-elle la sœur de Mog-ur, de parler des esprits. D’un geste, elle le pria de pardonner son audace. Il ne releva pas, ainsi qu’elle s’y attendait, mais considéra l’enfant avec un intérêt accru. Il était arrivé de son côté à la même conclusion et, s’il ne voulait pas l’admettre, l’avis de sa sœur comptait pour lui et venait confirmer ses propres déductions.
Ils levèrent le camp rapidement. Iza, chargée de ses ballots et de son panier, hissa la petite fille sur sa hanche et prit sa place dans le rang derrière Brun et Grod. Du haut de son perchoir, la fillette promenait autour d’elle un regard curieux, attentive à ce que faisaient Iza et les autres femmes en marchant. Les arrêts au cours desquels elles ramassaient tout ce qui se présentait de comestible l’intéressaient tout particulièrement. Iza lui donnait de temps à autre un morceau de bourgeon qu’elle venait de cueillir ou quelque jeune et tendre racine, qui réveillait chez l’enfant le vague souvenir d’une autre femme qui avait eu pour elle les mêmes attentions. La terrible faim dont elle avait souffert suscita en elle un vif désir d’apprendre à trouver sa pitance, et elle se mit à prêter davantage attention aux plantes, cherchant à percevoir leurs caractéristiques. Lorsqu’elle en désignait une du doigt, elle manifestait sa joie si Iza s’arrêtait pour l’arracher. Iza aussi était heureuse. Cette enfant est vive, pensait-elle. Elle apprend rapidement.
Vers la mi-journée, ils firent une halte pour se reposer pendant que Brun inspectait les lieux. Après avoir donné à l’enfant le reste de bouillon conservé dans une outre, Iza lui tendit à mâcher un morceau de viande séchée. Ils se remirent en route sans avoir trouvé de caverne satisfaisante et, vers la fin de l’après-midi, la potion d’écorce de saule ayant cessé d’agir, la jambe de la fillette la fit de nouveau souffrir. Comme elle s’agitait nerveusement, Iza l’installa plus à l’aise, et l’enfant s’abandonna en toute confiance, les bras autour du cou de la femme et la tête reposant sur sa large épaule. La guérisseuse, qui n’avait pas encore eu d’enfant, éprouvait un grand élan d’affection pour la petite orpheline. Encore faible et fatiguée, celle-ci ne tarda pas à s’assoupir, bercée par le mouvement régulier de la marche.
Comme le soir approchait, Iza, éreintée par le poids du fardeau supplémentaire qu’elle portait, accueillit avec soulagement la halte qu’ordonna Brun, et elle déposa l’enfant à terre. La fillette avait les joues en feu et le front brûlant de fièvre et, tout en ramassant du bois, la guérisseuse cueillit au passage quelques plantes pour renouveler ses soins. Iza ignorait ce qui causait l’infection, mais elle savait comment la traiter, comme elle savait soigner bien d’autres maux.
La guérison avait beau être chargée de magie et attribuée aux esprits, les remèdes d’Iza n’en étaient pas moins efficaces. Le Peuple du Clan vivait depuis la nuit des temps de la chasse et de la cueillette, et au cours des générations s’était constituée une solide base de connaissances sur les vertus curatives des plantes, due au hasard comme à l’expérimentation. Une fois les animaux dépouillés et dépecés, on observait leurs organes. Les femmes les découpaient pour les cuisiner et en tiraient un savoir qu’elles pouvaient appliquer sur elles-mêmes.
La mère d’Iza lui avait montré les divers organes internes et lui avait expliqué leur fonction, ainsi que son éducation l’exigeait, mais en fait uniquement pour faire resurgir dans sa mémoire ce qu’elle savait déjà. A sa naissance, Iza possédait un savoir inné, légué par la grande lignée de guérisseuses dont elle était la descendante directe. Elle possédait la capacité de se souvenir des expériences de ses ancêtres comme des siennes propres, et une fois le processus enclenché, il devenait automatique. Elle faisait appel à sa mémoire personnelle et aux événements qu’elle avait vécus et dont elle n’oubliait jamais rien, mais s’il lui arrivait d’utiliser le savoir ancestral accumulé dans son cerveau, elle ne pouvait se rappeler comment elle l’avait acquis. Et même si Brun et Creb étaient nés des mêmes parents, ils ne possédaient pas le savoir médicinal inné d’Iza, leur propre sœur.
Parmi tous les groupes qui composaient le Peuple du Clan, les souvenirs se répartissaient différemment, en fonction des sexes. Ainsi, les femmes n’avaient pas plus besoin de connaissances en matière de chasse que les hommes en matière de plantes. Si la différence entre le cerveau des hommes et celui des femmes était imposée par la nature, elle était consolidée par la culture. Chaque enfant naissait avec un savoir appartenant au genre opposé, mais le perdait faute d’y avoir recours dès qu’il atteignait l’âge adulte.
Mais si la nature tentait de prolonger la race en limitant la taille du cerveau des hommes et des femmes, cette tentative portait en elle les germes de son échec. Les deux sexes étaient non seulement indispensables à la procréation mais aussi à la vie quotidienne ; l’un ne pouvait survivre sans l’autre, et ils ne pouvaient échanger leurs aptitudes faute de posséder la mémoire correspondante.
Le cerveau des hommes, comme celui des femmes, était doué d’une acuité visuelle particulièrement aiguë, bien qu’utilisée de façon différente. Au fur et à mesure de leur progression, l’environnement géographique s’était considérablement modifié sous les yeux d’Iza, qui avait à son insu enregistré les moindres particularités du paysage et plus spécialement de la végétation. Elle était capable de distinguer de loin les imperceptibles détails du contour d’une feuille ou même la taille d’une plante, et si, par hasard, elle trouvait en chemin quelques végétaux, certaines fleurs, un buisson ou un arbre qu’elle n’avait encore jamais vus, ils lui étaient pourtant familiers. Elle parvenait à en faire resurgir le souvenir profondément enfoui dans les replis de sa mémoire. Mais en dépit de cette impressionnante réserve d’informations, elle avait vu récemment une végétation qui lui était totalement inconnue, tout comme l’était d’ailleurs la contrée qu’ils traversaient. Elle aurait aimé l’examiner de plus près, car tout spécimen végétal nouveau l’intéressait, outre le fait que l’acquisition de connaissances supplémentaires était indispensable à leur survie immédiate.
Toutes les femmes étaient curieuses de connaître des plantes ignorées jusqu’alors et elles possédaient le talent d’en déterminer les effets et l’usage éventuel. Iza, comme les autres, se livrait à des expériences sur elle-même. Les similarités avec des plantes déjà répertoriées situaient les nouvelles dans des catégories voisines, mais toute bonne guérisseuse connaissait bien les dangers de l’amalgame : des caractères semblables ne signifiaient pas des propriétés identiques. La méthode d’expérimentation était simple. Elle en mangeait tout d’abord un petit morceau. Si le goût était désagréable, elle le recrachait immédiatement ; sinon, elle en gardait un bout dans la bouche en étudiant soigneusement les sensations de picotement ou de brûlure qui pouvaient survenir ainsi que les altérations de la saveur. Si rien de tel ne se produisait, elle l’avalait et attendait d’en ressentir les effets. Le lendemain, elle en absorbait un morceau plus gros et procédait de même. Si aucune conséquence désagréable ne s’était manifestée à la troisième fois, elle considérait la plante comme une nouvelle denrée comestible, du moins en petites quantités au début.
Mais c’étaient les effets notables qui intéressaient surtout Iza, car ils indiquaient la possibilité d’un éventuel usage curatif. Les autres femmes lui apportaient tout ce qui présentait les caractéristiques de plantes exotiques ou vénéneuses. De telles expériences lui demandaient beaucoup de temps car elle procédait avec précaution, selon ses propres méthodes, et c’est pourquoi elle s’en tenait pour l’instant aux plantes connues tant qu’ils n’auraient pas découvert une nouvelle caverne.
Iza trouva non loin du campement plusieurs pieds de roses trémières dont les fleurs aux vives couleurs étaient épanouies. Les racines pouvaient fournir un emplâtre dont les propriétés désinfectantes étaient comparables à celles obtenues à partir des rhizomes d’iris. L’infusion des fleurs, elle, atténuerait la douleur et aurait un effet somnifère. Elle arracha quelques pieds et finit de ramasser son bois mort.
Après le repas, la petite fille, assise contre un gros rocher, regardait tout le monde s’activer alentour. Une nourriture reconstituante et un pansement frais lui ayant fait le plus grand bien, elle se mit à jacasser à l’adresse d’Iza qui n’y comprenait goutte. Les autres membres du clan jetaient des regards désapprobateurs dans sa direction, mais elle était bien incapable d’en comprendre la signification. Leurs cordes vocales atrophiées leur rendaient impossible toute articulation précise. Les quelques sons qu’ils émettaient pour souligner leurs gestes étaient dérivés des cris qu’ils poussaient en guise d’avertissement ou pour capter l’attention, et l’importance attachée aux verbalisations faisait partie de leurs traditions. Leurs moyens de communication – signes de la main, gestes, attitudes, intuition née du contact intime, coutumes – étaient très suggestifs mais limités. Aussi la volubilité de la fillette suscitait-elle parmi le clan perplexité et méfiance.
Ils chérissaient les enfants et les élevaient avec une réelle tendresse et une discipline qui se durcissait à mesure qu’ils grandissaient. Les hommes comme les femmes dorlotaient les bébés et mettaient au pas les jeunes enfants en se contentant la plupart du temps de ne pas leur prêter attention. En prenant conscience de la considération dont jouissaient leurs aînés, les jeunes prenaient exemple sur eux et apprenaient très tôt à se conformer strictement aux usages établis. L’un d’entre eux consistait précisément à éviter de proférer un son inutile.
En raison de sa taille, la fillette paraissait plus que son âge et, aux yeux du clan, elle passait pour indisciplinée et mal élevée.
Iza, en contact plus intime avec elle, avait deviné qu’elle était beaucoup plus jeune qu’il ne semblait. Elle était parvenue à estimer approximativement son âge, et elle se laissait plus facilement attendrir par une enfant qui avait jeté ses petits bras autour de son cou avec un tel abandon. Par ailleurs, à en juger par les sons émis par la fillette au plus fort de sa fièvre, la guérisseuse avait supposé que le peuple auquel l’enfant appartenait verbalisait davantage et avec une grande aisance. Et puis, pensait-elle, elle aurait le temps de lui enseigner les bonnes manières. Elle commençait déjà à considérer la fillette comme la sienne.
Creb vint s’asseoir auprès de la petite fille pendant qu’Iza versait de l’eau bouillante sur les sommités fleuries des roses trémières. L’enfant des Autres l’intéressait au plus haut point et, les préparatifs de la cérémonie nocturne n’étant pas encore achevés, il venait voir comment elle se remettait. La fillette et l’infirme restèrent un long moment à s’observer avec une égale intensité. Le vieil homme avait pour la première fois l’occasion de voir de près un rejeton des Autres, et elle venait juste de découvrir l’existence du Peuple du Clan. Mais plus que les caractéristiques raciales, c’était ce visage ridé qui l’intriguait. Au cours de sa brève existence, elle n’avait jamais vu un être aussi monstrueusement défiguré. Impétueusement, avec l’audace spontanée des enfants, elle tendit la main vers la cicatrice qui lui barrait tout un côté du visage.
Creb fut stupéfait lorsqu’il sentit cette main le caresser. Aucun des enfants du clan ne l’avait jamais touché ainsi. Aucun adulte non plus, d’ailleurs. Ils évitaient son contact, comme si sa difformité avait été contagieuse. Seule Iza, qui le soignait lors des attaques d’arthrite qui le terrassaient un peu plus violemment chaque hiver, ne semblait ressentir aucune répugnance. Elle n’était pas dégoûtée par son corps contrefait et ses horribles cicatrices, ou terrorisée par son pouvoir et par son rang. La douce caresse de la petite fille émut profondément ce vieux cœur solitaire. Il désira communiquer avec elle et se demanda un instant comment y parvenir.
— Creb, dit-il en se désignant du doigt.
Iza les regardait tranquillement en attendant que ses fleurs infusent. Elle était heureuse de l’intérêt que son frère portait à l’enfant.
— Creb, répéta-t-il en se frappant la poitrine.
La fillette tendit le visage en avant, essayant de comprendre ce qu’il attendait d’elle. Creb répéta son nom pour la troisième fois. Soudain son regard s’éclaira, et elle se redressa en souriant.
— Grub ? répondit-elle en roulant les r comme lui.
Le vieil homme approuva de la tête ; elle n’était pas trop loin de la bonne prononciation. Puis il la montra du doigt. Elle fronça légèrement les sourcils, incertaine de ce qu’il voulait à présent. Il se frappa la poitrine en disant son nom, puis frappa celle de la fillette. Le large sourire de compréhension qui illumina l’enfant fit à Creb l’effet d’une grimace, et quant au mot polysyllabique qui tomba de ses lèvres, il était non seulement imprononçable, mais quasiment incompréhensible. Il refit les mêmes gestes en s’approchant pour l’entendre mieux.
— Ay-rr, répéta-t-il, hésitant. Ay-lla, Ayla ?
C’était le mieux qu’il pût faire. Bien peu parmi les membres du clan seraient parvenus à un résultat aussi proche de l’exactitude. Elle sourit de nouveau en hochant la tête. Ce n’était pas tout à fait ce qu’elle avait dit, mais elle acceptait ce nom, comprenant dans la précocité de son intelligence que le vieil homme ne pouvait mieux faire.
— Ayla, répéta Creb pour s’habituer à la sonorité.
— Creb ? dit la petite fille en le tirant par le bras pour qu’il la regarde.
Puis elle désigna la femme.
— Iza, dit Creb. Iza.
— IIIia-sa, répéta-t-elle, prenant manifestement un grand plaisir à ce jeu. Iza, Iza, dit-elle encore en regardant la femme.
Iza acquiesça solennellement ; savoir prononcer le nom de quelqu’un était très important. Elle se pencha et toucha l’enfant comme Creb l’avait fait. La fillette répéta son nom au grand désespoir d’Iza qui se révéla incapable d’en prononcer la moindre syllabe, La petite fille, désolée, jeta un coup d’œil à Creb et articula son nom à la manière du vieillard.
— Aaay-ghha, dit la femme avec difficulté. Aaaya-ya ?
— Non, Aaay-lla, reprit Creb très lentement pour qu’Iza, puisse mieux saisir.
— Aaaya-lla, parvint à articuler Iza au prix d’un grand effort pour imiter son frère.
La petite fille sourit, peu lui importait que son nom ne fût pas très bien prononcé ; Iza avait eu tant de mal à répéter celui que lui avait indiqué Creb qu’elle l’accepta désormais comme le sien. Elle serait donc Ayla. L’enfant tendit spontanément les bras vers la femme et l’embrassa.
Iza la serra doucement contre elle, puis la repoussa. Il lui faudrait apprendre à la fillette que les démonstrations d’affection n’avaient pas cours en public. Ayla était folle de joie. Elle s’était sentie tellement perdue, tellement isolée parmi ces inconnus. Elle avait ressenti une déception si cruelle de ne pouvoir communiquer avec la femme qui prenait soin d’elle. Ce n’était qu’un début, mais au moins pouvaient-elles désormais s’appeler l’une l’autre par leurs noms. Elle se tourna vers l’homme qui était à l’origine de ce commencement de communication et ne le trouva plus aussi laid. Elle éprouva soudain pour lui un grand élan d’affection et, comme elle l’avait fait si souvent avec cet autre homme dont la silhouette flottait dans ses souvenirs, elle passa ses bras autour du cou de l’infirme et, attirant sa tête vers elle, elle posa sa joue contre la sienne.
Ce geste affectueux ébranla profondément Creb. Il résista au désir de lui rendre son étreinte car il était impensable qu’on le vît embrasser cette étrange fillette hors des limites du foyer familial. Mais il la laissa presser sa petite joue ferme et douce contre son visage broussaillant de barbe avant de se dégager.
Creb ramassa son bâton et s’en aida pour se relever. Comme il s’éloignait, il songea à l’enfant. Je vais lui apprendre à parler et à communiquer correctement, se promit-il. Je ne vais tout de même pas confier son éducation à une femme. Il ne pouvait se cacher cependant que son véritable désir était de passer davantage de temps avec l’enfant. Sans en être vraiment conscient, il la considérait déjà comme un membre à part entière du clan.
Quant à Brun, il n’avait pas réfléchi aux conséquences que pourrait avoir la permission donnée à Iza de recueillir une enfant étrangère. Toutefois, il ne pensait pas avoir commis une erreur. Comment aurait-il pu prévoir qu’ils trouveraient sur leur route une fillette blessée n’appartenant pas à la race du Clan ? Grâce aux soins d’Iza, l’enfant était maintenant hors de danger, mais pouvait-il la chasser sans se heurter à Iza qui, bien qu’elle n’eût aucun pouvoir personnel, comptait maints alliés invisibles parmi les esprits ? Et voilà que Creb à son tour, le Mog-ur, homme écouté de tous les esprits, semblait manifestement séduit par la petite. Brun n’avait nulle envie de se mesurer à si forte partie. En outre, il ne s’en était pas encore fait la réflexion, mais le clan, avec l’enfant, comptait maintenant vingt et un membres.
Le lendemain matin, en examinant la jambe d’Ayla, la guérisseuse constata une nette amélioration de son état. Grâce à ses soins avisés, l’infection s’était à peu près résorbée et les quatre sillons parallèles se refermaient peu à peu en s’atténuant, même s’il en resterait à jamais des cicatrices. Iza considéra comme inutile le renouvellement de l’emplâtre mais elle prépara néanmoins une infusion d’écorce de saule. Avec son aide, Ayla essaya de se lever. Elle grimaça de douleur en s’appuyant sur sa jambe blessée mais, au bout de quelques pas, elle eut moins mal.
Une fois debout, la fillette se révéla encore plus grande que ne le pensait Iza. Ses jambes fines, droites et fuselées où pointaient des genoux arrondis incitèrent la guérisseuse à croire qu’elles étaient déformées, car tous ceux du Clan avaient les membres inférieurs fortement arqués. Mais à part une légère claudication, l’enfant ne semblait guère éprouver de difficultés à marcher. Comme les yeux bleus, les jambes droites devaient être une caractéristique normale chez les Autres, se dit Iza.
La guérisseuse enveloppa Ayla dans la couverture et la hissa sur sa hanche au moment du départ ; elle n’était pas suffisamment guérie pour marcher normalement mais, de temps à autre, Iza la laissait faire quelques pas toute seule. La fillette montrait un appétit féroce, et Iza constata qu’elle avait pris du poids, car elle était plus lourde à porter. Et c’est avec soulagement qu’elle la déposait par terre, d’autant que le chemin devenait de plus en plus pénible.
Le clan abandonna derrière lui la vaste étendue des steppes pour traverser une contrée vallonnée qui fit bientôt place à d’abruptes montagnes dont les sommets enneigés se rapprochaient sensiblement chaque jour. Si d’épaisses forêts croissaient sur les pentes, ce n’étaient plus les conifères de la forêt boréale mais des arbres aux troncs noueux et aux larges feuilles caduques. La température s’était réchauffée bien plus vite que ne le laissait présager la saison, à la grande surprise de Brun. Les hommes avaient troqué leur fourrure contre un pagne court en cuir, laissant le torse nu. Les femmes n’avaient pas changé de vêtements, trouvant plus commode de porter leurs ballots vêtues de peaux pour se protéger des frottements.
Le paysage n’avait rien de commun avec la froide prairie qui entourait leur ancienne caverne. Iza dut recourir de plus en plus souvent à ses connaissances ancestrales tandis que le clan traversait les vallées ombreuses et les collines boisées. L’écorce brun foncé des chênes, des hêtres, des pommiers et des érables alternait avec celle plus tendre et plus souple des saules, des bouleaux, des peupliers, des aulnes et des noisetiers. L’air avait une senteur particulière qui semblait portée par une douce brise tiède en provenance du sud. Des chatons pendaient encore aux branches feuillues des bouleaux. Des pétales fragiles tombaient en pluie rose et blanche, promesse précoce d’un automne fructueux.
Ils cheminaient avec difficulté à travers des sous-bois denses, d’où ils ne sortaient que pour longer des pentes ravinées par les eaux et le soleil. Quand ils franchissaient une arête, les collines autour d’eux offraient à leur vue une formidable palette de verts. Avec l’altitude les sapins argentés réapparaissaient, tachés plus haut du bleu des épicéas. Le vert sombre des conifères se mêlait au véronèse des arbres à feuilles caduques et au vert amande d’autres espèces à petites feuilles. Les mousses et les herbes ajoutaient leurs teintes à la mosaïque des oxalides[3], de l’oseille sauvage et des succulentes accrochées aux roches. Les fleurs sauvages mouchetaient les sous-bois du blanc des trilliums[4], du bleu des violettes, du rose pâle des aubépines, tandis que le jaune des jonquilles et le bleu et jaune des gentianes dominaient dans les prairies de montagne. Dans les rares endroits préservés de l’ardeur du soleil, les dernières anémones dressaient comme un défi leurs têtes blanches.
Le clan décida de faire halte après avoir atteint le sommet d’un escarpement. Au-dessous, le paysage ondoyant des collines s’interrompait brusquement devant les steppes qui s’étendaient jusqu’à l’horizon. De leur poste d’observation, les hommes pouvaient distinguer de nombreux troupeaux pâturant dans les hautes herbes dont le vert commençait déjà à jaunir au soleil de l’été. Des chasseurs se déplaçant rapidement, débarrassés des femmes lourdement chargées, pourraient fort bien gagner ces étendues herbeuses en moins d’une matinée et y choisir leurs proies parmi une grande variété de gibier. Le ciel était encore dégagé vers l’est, au-dessus de la vaste prairie, mais de gros nuages noirs menaçants arrivaient du sud. Ils ne tarderaient pas à rencontrer la chaîne de montagnes et à éclater en orages sur le clan.
Brun et ses hommes tenaient conseil, à l’écart des femmes et des enfants qui, cependant, à leurs airs préoccupés et à leurs gestes, comprirent vite ce qui les tourmentait. Ils se demandaient en effet s’ils ne seraient pas plus avisés de rebrousser chemin. Non seulement la région leur était totalement inconnue, mais ils s’éloignaient beaucoup trop des steppes à leur goût. Certes ils avaient entraperçu de nombreux animaux dans les bois au pied des collines, mais ce n’était rien par comparaison avec les superbes troupeaux engraissés dans les riches herbages des plaines. Il était infiniment plus facile de chasser le gibier à découvert qu’à l’abri des épaisses forêts où les prédateurs eux aussi vivaient dissimulés. Les animaux des plaines avaient un instinct grégaire qui les poussait à vivre en hardes et non en solitaires ou en petits groupes, comme c’était le cas des espèces de la forêt.
Iza devina qu’ils allaient probablement revenir sur leurs pas, après avoir escaladé en vain les pentes raides de la montagne. Les nuages qui s’amoncelaient et la pluie menaçante jetaient un voile lugubre sur les voyageurs désemparés. Iza déposa Ayla sur le sol et se débarrassa de son fardeau. Profitant pleinement de la liberté de mouvement que lui offrait de nouveau sa jambe en voie de guérison, l’enfant gambadait joyeusement. Quelques instants plus tard, Iza la vit disparaître derrière un gros épaulement rocheux. Elle ne tenait pas à ce que la fillette s’éloigne trop. La discussion des hommes pouvait prendre fin d’un moment à l’autre, et Brun verrait assurément d’un fort mauvais œil leur départ retardé par sa faute. Elle s’élança à sa recherche, et à peine eut-elle contourné la roche qu’elle aperçut Ayla, mais ce qu’elle découvrit au-delà de la fillette lui fit battre le cœur à tout rompre.
Elle fit aussitôt demi-tour, jetant force regards par-dessus son épaule. N’osant pas interrompre Brun et ses hommes, en plein conseil, elle attendit impatiemment que la discussion prît fin. Brun devina en la voyant qu’il se passait quelque chose d’anormal. Dès que les hommes se préparèrent, Iza se précipita vers lui et s’assit les yeux baissés, position qui indiquait son désir de lui parler. Il était libre de lui accorder la parole ou de la refuser ; le choix lui appartenait entièrement. S’il ignorait sa présence, elle n’aurait pas le droit de lui dire ce qui la préoccupait.
Brun se demanda ce qu’elle voulait. Il avait remarqué la fugue de la petite fille ; rien ou presque de ce qui se passait dans le clan ne lui échappait, mais des problèmes plus pressants l’occupaient. Il doit s’agir de l’enfant, pensa-t-il avec déplaisir, et il fut tenté de négliger la requête d’Iza. Quoi qu’en dise Mog-ur, Brun ne voyait pas d’un œil serein la présence de la fillette. En levant les yeux, il rencontra le regard du sorcier. Il s’efforça de deviner les pensées de l’infirme, mais ne put parvenir à pénétrer le visage impassible.
Brun reporta son regard sur la femme assise à ses pieds, visiblement très agitée. Il n’était pas insensible à sa sœur qu’il estimait tout particulièrement. Elle s’était toujours bien conduite, donnait l’exemple aux autres femmes et l’avait rarement importuné avec des demandes futiles. Peut-être devrait-il la laisser parler ; il n’était pas obligé de satisfaire l’objet de sa requête. Il tendit le bras et lui tapa sur l’épaule.
Iza, à ce geste, expira bruyamment ; elle ne s’était pas rendue compte qu’elle avait durant tout ce temps retenu son souffle. Il l’autorisait à parler ! Il avait mis si longtemps à se décider qu’elle était persuadée de recevoir un refus. Elle se releva et, pointant le doigt en direction de l’arête rocheuse, elle prononça un seul mot :
— Caverne !