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— Vous avez vu, personne n’a osé aller le chercher, mais elle, oui ; elle n’a pas eu peur, disait le mog-ur du clan auquel le blessé appartenait. On aurait dit qu’elle savait qu’Ursus ne lui ferait aucun mal, comme le jour de son arrivée. Je crois que Mog-ur a raison. C’est une femme du Clan. Notre guérisseuse affirme qu’elle a sauvé la vie de notre compagnon. Outre la formation qu’elle a reçue, elle semble posséder des dons naturels. Il faut croire qu’elle appartient effectivement à la lignée d’Iza.

Les mog-ur s’étaient réunis dans une caverne sacrée, profondément enfouie sous la montagne. Des lampes de pierre – des coupes remplies de graisse d’ours imprégnant une mèche de mousse sèche – formaient de petits îlots de lumière gardant les sorciers de l’obscurité profonde qui les entourait.

La faible lueur projetait un éclat vacillant sur les cristaux constellant la roche et sur les stalactites luisantes d’humidité qui pendaient de la voûte, à la rencontre de leurs parentes les stalagmites, qui s’élevaient en colonne sur le sol. Certaines s’étaient rejointes. Depuis le fond des âges, le goutte-à-goutte de calcaire avait décoré la grotte de piliers et de franges merveilleux.

— Il est vrai qu’elle n’a manifesté aucune crainte à l’égard d’Ursus, ce qui est assez surprenant, déclara un autre sorcier. Mais si nous nous mettons d’accord, aura-t-elle encore le temps de préparer le breuvage ?

— Oui, si nous nous hâtons, répliqua Mog-ur.

— Comment se peut-il qu’elle soit une femme du Clan si elle est née chez les Autres ? demanda le mog-ur qui avait joué de la flûte. Tu prétends que les marques de son totem existaient déjà le jour où vous l’avez découverte, mais comment pouvez-vous être sûrs que ce sont les marques du Clan ? Nos femmes n’ont jamais eu pour totem le Lion des Cavernes.

— Je n’ai jamais dit qu’elle était née avec, rétorqua Mog-ur. Et puis, oserais-tu insinuer que le Lion des Cavernes ne peut choisir une femme ? Il est libre de choisir qui il veut ! Elle était au bord de la mort quand nous l’avons trouvée. C’est Iza qui l’a sauvée. Crois-tu qu’un enfant puisse survivre sans la protection de son esprit ? Qu’elle puisse échapper à un lion des cavernes ? Il l’a marquée de ses griffes afin qu’il n’y ait pas de doute. Et que sa marque soit le signe d’un totem du clan, ça, personne ne peut le nier. Maintenant, pourquoi les esprits l’ont-ils destinée à devenir une femme du Clan, je l’ignore. Tout ce que je peux faire, comme chacun de vous, c’est interpréter les interventions des esprits. Je me contenterai de vous redire qu’elle connaît le rite. Iza lui a transmis le secret des racines sacrées, et elle ne l’aurait jamais fait si elle n’avait pas jugé Ayla digne de sa lignée. Je vous ai déjà fait part de tous mes arguments en sa faveur. C’est à vous de décider, maintenant, et sans tarder.

— Tu as dit que ton clan estime qu’elle a la chance avec elle, dit le mog-ur de Norg.

— Ce n’est pas tant qu’elle ait de la chance, mais il semble bien qu’elle porte chance. Nous avons été très chanceux depuis que nous l’avons recueillie. Droog pense qu’elle est à l’image de son totem, quelqu’un d’unique et de surprenant.

— Il est certainement unique et surprenant de voir une femme des Autres devenir une femme du Clan, commenta l’un des sorciers.

— Elle nous a porté chance aujourd’hui, en sauvant l’un de nos chasseurs, dit le mog-ur du clan du blessé. Moi, je l’accepte. Nous n’avons pas le droit de nous passer du breuvage d’Iza si nous avons le moyen de faire autrement.

Plusieurs acquiescements saluèrent sa proposition.

— Et toi, qu’en penses-tu ? demanda Mog-ur au sorcier le plus influent après lui. Persistes-tu à penser qu’Ursus sera contrarié de voir Ayla préparer notre breuvage cérémoniel ?

Tous les visages se tournèrent vers lui. Si le puissant sorcier maintenait son opposition, il pouvait entraîner avec lui assez de voix pour empêcher la cérémonie. Mais les sorciers ne pouvaient tolérer la moindre scission dans leurs rangs ; l’accord devait être unanime. Il baissa la tête et réfléchit quelques instants avant de regarder tous les mog-ur, l’un après l’autre.

— Je ne sais pas si Ursus en sera contrarié ou non. Je ne suis pas convaincu au sujet de cette femme. Il y a quelque chose en elle qui me gêne, bien que je ne sache dire quoi précisément. Mais il est clair que personne ne désire supprimer ce rite, et je ne vois personne d’autre qu’elle pour en assurer la célébration. J’aurais presque préféré la véritable fille d’Iza, malgré sa jeunesse. Si tout le monde est d’accord, je retire mon opposition. Cela ne me plaît pas beaucoup, mais je n’empêcherai pas cette cérémonie d’avoir lieu.

Tous les autres mog-ur acquiescèrent, chacun leur tour. Mog-ur se leva en poussant un soupir de soulagement et s’empressa de quitter la grotte. Il traversa plusieurs passages que des torches éclairaient par intervalles pour déboucher enfin dans les salles qu’occupaient les divers clans.

Ayla était assise auprès du blessé, Durc dans ses bras et Uba à ses côtés. La compagne du jeune homme, elle aussi présente, le regardait dormir et de temps à autre levait sur Ayla des yeux empreints de gratitude.

— Ayla, prépare-toi, vite. Il reste très peu de temps. (Creb gesticulait devant elle.) Dépêche-toi, mais ne laisse rien au hasard. Viens me voir quand tu seras prête. Uba, donne Durc à Oga pour qu’elle le nourrisse. Ayla n’aura pas le temps.

Il fallut à la femme et à la fillette un moment pour comprendre ce que leur disait Creb. Enfin Ayla acquiesça d’un signe de tête. Puis elle courut vers son foyer pour prendre un vêtement propre.

Mog-ur se tourna vers la jeune femme qui veillait son compagnon blessé.

— Mog-ur aimerait savoir comment va le chasseur ?

— Arrghha dit qu’il vivra et pourra marcher de nouveau. Mais sa jambe ne sera jamais plus comme avant.

La femme s’exprimait dans un dialecte inconnu d’Ayla et Uba, qui avaient communiqué avec elle en signes conventionnels. Le sorcier, qui connaissait les dialectes des autres clans, préféra toutefois s’adresser à elle de la même façon afin de mieux se faire comprendre.

— Mog-ur aimerait connaître le totem de cet homme.

— Le Bouquetin, répondit-elle.

— Cet homme a-t-il le pied aussi sûr que la chèvre des montagnes ?

— C’est ce qu’on dit de lui. Mais aujourd’hui, cet homme n’a pas été aussi agile. Est-ce qu’il pourra marcher de nouveau ? Chasser ? Comment veillera-t-il à mes besoins ? Que reste-t-il à un homme s’il ne peut plus chasser ?

— Cet homme est en vie. N’est-ce pas le plus important ? dit Mog-ur pour la consoler.

— Mais cet homme est fier. S’il ne peut plus chasser, il va peut-être regretter d’être en vie. C’était un bon chasseur. Il aurait pu être le second du chef un jour. Maintenant il n’aura plus de rang du tout, se plaignit-elle.

— Femme ! s’exclama Mog-ur, l’expression sévère. Un homme choisi par Ursus ne peut perdre son rang. Cet homme a prouvé son courage ; il a failli accompagner Ursus dans son voyage. Et l’Esprit d’Ursus ne choisit pas à la légère ses compagnons. Le Grand Ours des Cavernes lui a permis de vivre, mais il l’a marqué de sa griffe. Cet homme peut s’honorer d’un second totem, celui d’Ursus, dont il portera la marque avec fierté. Il veillera à tes besoins. Mog-ur parlera à ton chef ; ton compagnon a le droit de réclamer une part sur toutes les chasses. Et puis il pourra peut-être chasser de nouveau. Il n’aura plus l’agilité du bouquetin, il marchera un peu comme l’ours, mais ça ne veut pas dire qu’il ne chassera plus. Sois fière de lui, femme, sois fière de ton compagnon qu’Ursus a choisi.

— L’Ours des Cavernes est son totem ? demanda la femme, incrédule.

— Et le Bouquetin aussi. Il peut prétendre aux deux, affirma Mog-ur.

Le ventre de la femme sous son vêtement témoignait d’un début de grossesse. Il n’est pas étonnant qu’elle soit aussi inquiète, pensa le vieux sorcier.

— La femme a-t-elle déjà des enfants ? demanda-t-il.

— Non, mais la vie a commencé, répondit-elle en portant la main à son ventre. J’espère avoir un fils.

— Tu es une femme généreuse, et une bonne compagne. Quand il se réveillera, transmets-lui les paroles de Mog-ur.

La jeune femme hocha la tête, puis elle jeta un coup d’œil à Ayla qui sortait en toute hâte de la caverne.


La petite rivière qui coulait près de la caverne du clan-hôte devenait au printemps un torrent impétueux emportant arbres et rochers sur son passage. L’eau qui, en été, courait sur le large lit caillouteux flanqué de rochers et de troncs d’arbres abattus avait cette couleur verte qu’ont les eaux de fonte des glaciers. Ayla et Uba avaient exploré les environs peu après leur arrivée et repéré les endroits où poussaient les plantes dont elles auraient besoin pour se purifier au cas où l’une d’elles se verrait chargée de préparer le breuvage.

Ayla courut cueillir des saponaires, des prêles et quelques ansérines, l’estomac noué par la nervosité. Puis elle attendit impatiemment que l’eau bouille pour y faire macérer les plantes avec la décoction desquelles elle se laverait les cheveux. Les nouvelles circulaient vite dans le clan et tout le monde savait déjà qu’elle était autorisée à accomplir le rite traditionnel. La décision des mog-ur modifia considérablement l’opinion que chacun avait d’elle et son prestige s’accrut en proportion. Les sorciers avaient confirmé sa filiation avec Iza en l’élevant au rang suprême des guérisseuses. Le chef du clan parmi lequel Zoug comptait des parents se sentit obligé de reconsidérer le refus clair et net qu’il avait opposé à la demande qui lui avait été faite. Après tout, il se pourrait fort bien qu’un de ses hommes accepte de la prendre, ne serait-ce que pour seconde compagne. Sa présence au sein du clan pourrait se révéler des plus utiles.

Mais Ayla était trop préoccupée pour prêter attention aux commentaires dont elle faisait l’objet. En réalité, elle était terrifiée. Je n’y arriverai jamais, se lamentait-elle en courant vers la petite rivière.

Je n’aurai jamais le temps de me préparer. Que se passera-t-il donc si j’oublie quelque chose ? Je déshonorerai Creb, et Brun également. Je déshonorerai tout le Rassemblement, si je commets la moindre erreur !

Les femmes s’activaient sans relâche, tout en houspillant leurs enfants que la mise à mort de l’ours avait plongés dans un état d’excitation extrême. En outre, n’ayant jamais connu la faim, ils avaient du mal à supporter les appétissants fumets qui s’élevaient des plats que l’on préparait autour d’eux.

Des monceaux de tubercules et de racines mijotaient doucement dans des récipients en peau suspendus au-dessus des feux. Des asperges, des oignons sauvages et des rhizomes d’iris, des légumineuses, des petites courges et des champignons étaient accommodés de diverses manières alléchantes. Une montagne de laitue sauvage, de bardane et de pissenlits n’attendait pour être servie que son assaisonnement de graisse d’ours chaude et de sel, ajouté au dernier moment.

L’un des clans avait pour spécialité un mélange d’oignons, de champignons et de petits pois de vesce, agrémenté d’une sauce tenue secrète faite d’herbes et de lichen. Un autre avait apporté des graines provenant du pin pignon, un pin à graines comestibles qui ne poussait que dans la région où vivait ce clan.

Les femmes du clan de Norg avaient passé au peigne fin tous les champs de framboisiers, de myrtilles et de fraises sauvages qu’elles connaissaient à des kilomètres à la ronde. A présent, le violet de la myrtille, le rose vineux de la framboise et le rouge pâle de la fraise remplissaient à ras bords de grandes coupes tressées que convoitaient les regards brillants de gourmandise des enfants... et des autres.

Les femmes du clan de Brun, elles, avaient passé des jours à moudre les glands séchés qu’elles avaient apportés, à les réduire en une pulpe rincée à l’eau pour en faire passer l’amertume, pour ensuite la cuire au four sous forme de galettes qu’elles trempaient alors dans du sirop d’érable et laissaient sécher au soleil. Le clan-hôte, qui récoltait également la sève d’érable pour en faire du sirop, fut vivement intéressé par cette recette de galettes qui lui était inconnue, et ses femmes décidèrent de l’essayer elles-mêmes plus tard.

Tout en surveillant Durc du coin de l’œil pendant qu’elle aidait les femmes, Uba admirait l’impressionnante quantité de nourriture, tout aussi variée qu’abondante, en se demandant s’ils seraient capables d’en venir à bout.


La fumée des brasiers s’élevait dans la nuit noire parsemée d’étoiles. C’était la nouvelle lune et, tournant le dos à la planète, l’astre réfléchissait sa lumière dans les froids abysses de l’espace. La nourriture avait été éloignée du cœur de la fournaise mais néanmoins maintenue au chaud, et les femmes étaient rentrées dans leur foyer pour mettre leur plus belle fourrure et prendre quelque repos.

En dépit de leur fatigue, cependant, l’approche des festivités les attira bientôt au-dehors, impatientes de voir commencer la cérémonie et d’entamer le festin. Un silence accompagna l’apparition des dix sorciers et de leurs servants, bientôt suivi d’une mêlée indescriptible lorsque les membres du Clan s’efforcèrent de prendre leurs places, en fonction de leurs rangs. Ils attachaient peu d’importance à l’ordonnance des assemblées ; il fallait seulement occuper la place qui revenait à chacun à l’intérieur de son propre clan. On était soit devant soit derrière tel ou tel, ou encore à droite ou à gauche de certains autres. Et il y avait toujours un clan ou deux qui changeait de place à la dernière minute, à la recherche d’un endroit offrant une meilleure vue du spectacle qu’était en soi la réunion de plus de deux cents des leurs.

On alluma avec toute la solennité voulue un gigantesque feu devant la caverne, avant d’ôter les pierres qui recouvraient les fosses où cuisait la viande. Les compagnes des chefs de rang élevé eurent le suprême privilège d’extraire du foyer les premiers quartiers de viande tendre et Brun vit avec fierté Ebra s’avancer à leur tête. L’acceptation d’Ayla par les mog-ur avait décidé de l’issue de la compétition. Brun et son clan se trouvaient de nouveau, plus forts que jamais, à la première place.

Puis les femmes de rang inférieur commencèrent à sortir la viande à l’aide de bâtons fourchus et à remplir les récipients en bois ou en os. Portant de grands plateaux, Broud et Voord s’approchèrent de Mog-ur, qui déclara solennellement :

— Cette Fête d’Ursus est également célébrée en l’honneur de Gorn, que le Grand Ours des Cavernes a choisi pour l’accompagner. Pendant son séjour au sein du clan de Norg, Ursus a vu que son peuple n’avait pas oublié ses leçons. Il a appris à connaître Gorn et l’a trouvé digne de l’escorter. Broud, et toi Voord, votre courage, votre force et votre endurance vous ont désignés pour lui démontrer le degré de bravoure des hommes de son Clan. Il vous a éprouvés de toute sa puissance, et il est content de vous. C’est pourquoi vous avez le privilège de lui apporter le dernier repas qu’il partagera avec son peuple jusqu’à son prochain retour du monde des esprits. Puisse l’Esprit d’Ursus nous accompagner toujours.

Les deux jeunes gens présentèrent leurs plateaux à toutes les femmes qui y déposèrent les meilleurs morceaux de tous les plats à l’exception de la viande, l’ours n’en ayant jamais été régalé durant sa captivité. Les deux jeunes hommes placèrent ensuite leurs plateaux devant la peau montée sur les piquets.

Puis Mog-ur poursuivit son discours.

— Vous avez bu de son sang, à présent mangez de sa chair et ne faites plus qu’un avec l’Esprit d’Ursus.

Ces mots marquaient le début des festivités. Broud et Voord reçurent les premières parts, suivis du reste des clans. Des soupirs d’aise et des grognements de plaisir s’élevèrent alors que chacun prenait place pour faire honneur au festin. La chair de l’animal végétarien était succulente, les légumes, les fruits et les céréales des plus savoureux, et l’aiguillon de la faim rendait tout cela plus délectable encore. Personne ne regrettait son jeûne forcé.

— Ayla, tu ne manges pas. Tu sais qu’il ne doit pas rester un seul morceau de viande.

— Je sais, Ebra, mais je n’ai pas faim.

— Ayla se fait du souci, signifia Uba, la bouche pleine. Je suis bien contente de ne pas être à sa place. Cette viande est tellement bonne que ça me déplairait d’avoir l’estomac noué en ce moment.

— Mange quand même un peu, insista Ebra. Tu as mis du jus de viande de côté pour Durc ? Cela lui fera le plus grand bien.

— Je viens juste de lui en donner, mais il n’a pas faim, Oga lui a donné le sein il n’y a pas longtemps. Oga, est-ce que Grev a faim ? J’ai une montée de lait, à en avoir mal aux seins.

— J’aurais dû attendre, mais ils avaient tellement faim tous les deux. Tu les nourriras demain, Ayla.

— Demain j’aurai de quoi allaiter dix bébés, dit Ayla. Cette nuit, ils dormiront comme des souches. Le somnifère au datura est prêt. Uba vous dira la quantité à leur faire boire car moi, je n’aurai pas le temps. Creb m’attend à la fin du repas, et je ne reviendrai qu’à la fin de la cérémonie.

— Ne tarde pas trop, notre danse commencera après que les hommes se seront réunis dans la caverne. Certaines guérisseuses sont expertes à donner le rythme. La danse des femmes au Rassemblement est un événement à ne pas rater, affirma Ebra avec des gestes empreints d’enthousiasme.

— Iza n’a pas eu le temps de me montrer grand-chose en matière de rythme, tu sais.

— Vous avez tellement de choses à apprendre, vous les guérisseuses, dit Ovra.

— Dommage qu’Iza n’ait pas pu venir, dit Ebra. Je suis heureuse qu’ils t’aient enfin acceptée, Ayla, mais Iza me manque. Il y a des moments où j’oublie qu’elle n’est pas ici, et je la cherche du regard.

— Moi aussi, j’aimerais bien qu’elle soit là, dit Ayla. Ça ne me plaisait pas du tout de la laisser. Elle est beaucoup plus malade qu’elle ne le laisse paraître. J’espère qu’elle prend beaucoup de soleil et se repose bien.

— Elle partira dans l’autre monde à son heure, comme chacun d’entre nous, dit Ebra, philosophe.

Ayla frissonna malgré la chaleur de la nuit. Il lui était venu soudain un sombre pressentiment, qui était comme un vent glacé soufflant au soir d’une belle journée d’été. Et puis Mog-ur apparut et, sur son signe, elle se leva rapidement pour regagner la caverne, sans parvenir à chasser une sourde inquiétude.

Dans la caverne, à son foyer, elle prit l’écuelle d’Iza qu’elle avait disposée sur sa couche, une écuelle patinée par des usages répétés depuis des générations. Elle sortit la petite bourse teintée de rouge de son sac de guérisseuse et en vida le contenu. A la lumière de la torche qui éclairait la grotte, elle examina les racines. Iza lui avait indiqué maintes fois comment évaluer la quantité appropriée, mais Ayla avait encore des doutes sur le dosage convenable pour les dix mog-ur. La force du breuvage ne dépendait pas seulement du nombre, mais aussi de la taille des racines et de leur âge.

Elle n’avait jamais vu Iza procéder, en raison du caractère sacré du breuvage interdisant de le préparer en dehors du rite. Les filles de guérisseuses apprenaient à le doser en observant leurs mères lors des cérémonies et plus encore grâce à leur mémoire ancestrale. Mais Ayla n’était pas née dans le Clan. Elle choisit plusieurs racines, puis en ajouta encore une pour faire bonne mesure. Elle se rendit ensuite à l’entrée de la caverne où Creb lui avait dit d’attendre. La cérémonie commençait.

Il y eut d’abord le son des tambours de bois, puis le martèlement des lances sur le sol, et enfin le staccato des battements sur le cylindre de bois creux. Les servants passèrent parmi les hommes avec les coupes d’infusion de datura, et bientôt tous se laissèrent porter par le rythme lancinant. Les femmes restèrent à l’écart, leur tour viendrait plus tard. Tandis que la danse des hommes se transformait en véritable transe, Ayla attendait anxieusement.

Une tape sur l’épaule la fit sursauter : elle n’avait pas entendu les mog-ur venir du fond de la caverne. Les sorciers sortirent silencieusement pour se placer en cercle autour de la peau d’ours. Mog-ur se tenait face à la bête qui se dressait de toute sa hauteur devant lui, dans un mouvement à jamais figé, simple simulacre de force et de sauvagerie, mais qui semblait néanmoins menaçante.

Ayla vit le grand sorcier faire un signe aux servants qui jouaient sur les instruments de bois, leur intimant de s’arrêter. Comme le silence se faisait soudain, les hommes levèrent les yeux, surpris de découvrir les mog-ur là où il n’y avait personne un instant auparavant.

Cette fois, Ayla comprit l’astucieux manège des sorciers, qui tenaient captivée l’assemblée.

Mog-ur attendit jusqu’au moment où il vit tous les regards rivés sur la gigantesque dépouille du Grand Ours des Cavernes, éclairée par le feu cérémoniel et entourée par les sorciers. Il fit à Ayla le signe discret qu’elle attendait. Elle se débarrassa en un clin d’œil de la fourrure qui l’enveloppait, remplit l’écuelle d’eau fraîche et, les racines à la main, elle se dirigea vers le grand sorcier borgne.

Quand Ayla pénétra dans le cercle de lumière, l’ébahissement fut général. Tant qu’elle était vêtue de sa peau de bête nouée à la taille par une longue lanière de cuir, elle parvenait à faire oublier combien elle était différente. Mais une fois débarrassée de ce vêtement informe, son corps fin et délié apparut dans toute son étrangeté, que rien ne pouvait dissimuler, pas même les lignes et les cercles rouges et noirs dessinés sur sa peau.

Il manquait à son visage les fortes mâchoires, et la platitude que lui donnaient son nez petit et son front haut ressortait étrangement à la lueur du feu. Les flammes jetaient un éclat d’or sur sa longue crinière blonde, qui brillait telle une splendide couronne sur la tête hideuse de cette femme née chez les Autres.

Mais sa taille, surtout, impressionnait. Ils ne s’en étaient pas vraiment rendu compte, quand elle allait et venait, l’attitude réservée, le plus souvent chargée d’un fagot de bois ou d’ustensiles de cuisine. A présent, debout devant les sorciers qu’elle dépassait tous d’une bonne tête, elle stupéfiait tout le monde par sa haute taille.

Mog-ur accomplit une série de gestes rituels, invoquant la protection de l’Esprit qui planait encore au-dessus d’eux. Alors Ayla mit dans sa bouche les racines séchées. Elle avait du mal à les mâcher car elle ne possédait pas les maxillaires vigoureux et la solide denture des membres du clan. Iza l’avait bien avertie de ne pas avaler la moindre goutte du jus qui se formait dans sa bouche, mais elle ne put s’empêcher de le faire. Il semblait à la jeune femme qu’il lui fallait mâcher sans fin pour ramollir les racines, et au moment où elle cracha la dernière bouchée de pulpe, la tête lui tournait. Elle remua ensuite le mélange jusqu’à ce qu’il devienne d’un blanc laiteux dans l’écuelle sacrée, et le tendit à Goov.

Les servants avaient attendu qu’elle ait fini de mastiquer les racines, une écuelle de datura longuement infusée à la main. Goov donna à Mog-ur le breuvage préparé par Ayla et en retour tendit à la guérisseuse une écuelle d’infusion, pendant que les autres servants faisaient de même avec les guérisseuses de leurs clans respectifs. Mog-ur but une gorgée de breuvage.

— Il est fort, fit-il remarquer à l’adresse de Goov. Donnes-en moins.

Goov approuva d’un signe de tête et tendit l’écuelle au mog-ur le plus important par le rang après Creb.

Ayla et les autres guérisseuses apportèrent leurs bols aux femmes et leur firent boire, ainsi qu’aux filles les plus âgées, une certaine quantité d’infusion. Ayla, but ce qui restait au fond de son bol, mais elle ressentait déjà une étrange impression de distance, comme si une partie d’elle-même s’était détachée et la regardait de loin. Certaines guérisseuses parmi les plus âgées s’emparèrent des tambours et commencèrent à battre les rythmes de la danse des femmes. Ayla contemplait, fascinée, le mouvement des baguettes dont chaque coup était sec et précis. La guérisseuse du clan de Norg lui offrit un instrument. La jeune femme se mit à taper, doucement d’abord, s’imprégnant du tempo, puis elle s’abandonna au rythme qui naissait de sa frappe.

Le temps perdit toute signification. Quand elle releva les yeux, les hommes étaient partis et les femmes tournaient sur elles-mêmes, saisies d’une frénésie sauvage et sensuelle. Elle éprouva soudain le besoin de se joindre à elles et, comme elle reposait son tambour, celui-ci roula par terre. Elle le regarda, et la forme évasée de l’instrument lui rappela l’écuelle d’Iza, la précieuse relique qui lui avait été confiée. Où est le bol d’Iza ? se demanda-t-elle, soudain préoccupée par sa disparition. La dernière image qu’elle en avait était son doigt remuant le breuvage laiteux. Mais où l’ai-je mis ? Où est-il ?

Elle pensa à Iza, et les larmes lui vinrent aux yeux. J’ai perdu son bol. Cette merveille que les guérisseuses de sa lignée se sont transmises de mère en fille depuis des temps que l’esprit ne peut calculer. Elle vit Iza, et derrière Iza, il y avait une autre Iza, et une autre encore, et encore ; toute une file de guérisseuses dédoublant l’image d’Iza à l’infini, chacune d’elles tenant à la main l’écuelle sacrée. Puis la vision se dissipa, suivie d’une autre qui la foudroya : l’écuelle était brisée en deux morceaux. Elle tressaillit de tout son corps et, se frayant un chemin à travers les femmes en transe, trébuchant sur les coupes et les plats contenant les restes du festin, elle se mit en quête du précieux récipient. L’entrée de la caverne, faiblement éclairée par les torches, l’attirait, et elle s’en approcha en chancelant. Une silhouette gigantesque se dressa soudain devant elle, lui arrachant un hoquet de stupeur. La gueule monstrueuse de la dépouille de l’ours semblait se pencher sur elle. S’écartant d’un bond, elle franchit le seuil de la caverne.

Aussitôt, son regard fut attiré par une tache blanche, non loin de l’endroit où elle avait attendu le signal de Mog-ur. Elle s’agenouilla et saisit avec précaution l’écuelle d’Iza qu’elle serra contre son cœur. Il restait au fond un peu du liquide laiteux.

Ils n’ont pas tout bu, pensa-t-elle. J’en ai trop préparé. Que vais-je en faire ? Je ne peux pas le jeter, Iza m’a dit que c’était interdit. Mais qu’adviendra-t-il si quelqu’un s’en aperçoit ? On remettrait en question mon rang de guérisseuse. On me rejetterait comme une étrangère au Clan. On nous chasserait peut-être. Que faire ?

Je n’ai qu’à le boire moi-même. Comme cela, personne ne s’apercevra de rien. Ayla porta l’écuelle à ses lèvres et la vida. Le mystérieux breuvage était déjà fort, et les racines qui y avaient macéré l’avaient rendu plus puissant encore. Elle se dirigea vers la deuxième grotte avec la vague intention de mettre l’écuelle en lieu sûr mais, avant d’avoir atteint son foyer, elle commença à ressentir l’effet de la drogue.

Ayla était tellement désorientée qu’elle ne s’aperçut même pas qu’elle laissait tomber l’écuelle sacrée dans les limites du foyer. Elle avait dans la bouche le goût de la forêt ancestrale, celui de la mousse et des champignons, des souches pourrissantes et des feuilles perlées d’humidité. Les parois de la grotte s’écartaient, reculant de plus en plus loin. Elle eut l’impression d’être un insecte rampant sur le sol. Des détails infimes lui apparaissaient démesurément grossis : elle distinguait le contour d’une empreinte avec une incroyable netteté, voyait chaque petit caillou, chaque grain de poussière. Elle perçut un mouvement à la limite de son champ de vision et vit une araignée en train de grimper le long d’un fil de soie qui brillait dans la lumière d’une torche.

La flamme l’hypnotisa. Elle s’en approcha, puis en vit une autre qui l’attira. Mais quand elle l’atteignit, une autre torche l’appela, puis une autre, et Ayla s’enfonça de plus en plus profondément dans la montagne. Bientôt, sans qu’elle s’en rendît compte, les torches firent place aux petites lampes de pierre qui éclairaient la galerie menant vers le fond de la grotte. Personne ne la remarqua quand elle traversa une vaste salle où se trouvaient des hommes en transe, ni quand elle pénétra dans la salle plus petite où se déroulait sous la conduite des servants une cérémonie d’initiation réservée aux adolescents.

Elle allait d’une flamme à l’autre, comme attirée par une force invisible. La succession des lumignons lui fit traverser d’étroites galeries s’ouvrant de temps à autre sur de larges anfractuosités. Elle trébucha sur le sol inégal, et se raccrocha à la paroi humide pour ne pas tomber. Elle s’engagea dans un passage au bout duquel rougeoyait une faible lueur. Le passage était incroyablement long, et par moments elle avait l’impression de se voir elle-même de très loin, avançant à tâtons le long du tunnel obscur.

Elle finit par atteindre la lumière au bout du passage et distingua plusieurs silhouettes assises en cercle. Un réflexe de prudence enfoui au plus profond de son esprit hébété par le breuvage magique l’incita à se cacher derrière un pilier de pierre. Les dix mog-ur étaient absorbés dans la célébration d’une cérémonie secrète. Après qu’ils eurent commencé de célébrer celle des hommes, ils avaient laissé à leurs servants le soin de la conclure, et s’étaient retirés dans leur sanctuaire pour y accomplir entre mog-ur certains rites réservés à eux seuls.

Chaque homme, enveloppé dans sa peau d’ours, était assis devant le crâne d’un ours des cavernes. D’autres crânes occupaient les niches dans la paroi. Au centre du cercle se trouvait un objet recouvert de poils qui intrigua Ayla. Mais quand finalement elle en comprit la nature, seule son hébétude l’empêcha de pousser un cri. C’était la tête tranchée de Gorn.

Elle contempla avec une horreur fascinée le mog-ur du clan de Norg saisir la tête, la retourner et, à l’aide d’un instrument, élargir l’orifice à la base du cou. La masse grise et rose du cerveau apparut. Le sorcier traça des signes symboliques au-dessus de la tête de Gorn puis, plongeant la main dans l’orifice, arracha un morceau de la cervelle. Il garda dans sa main la matière tremblotante tandis qu’un autre mog-ur s’emparait à son tour du crâne.

Malgré l’effet de la drogue, Ayla ressentit une violente répulsion, mais elle resta comme envoûtée par le spectacle des sorciers fouillant l’un après l’autre dans l’horrible tête. Elle s’efforçait désespérément de résister au vertige qui s’emparait d’elle, mais quand elle vit les sorciers porter leurs mains à leur bouche et manger le cerveau de Gorn, elle sombra dans un abîme sans fond, où rien n’existait plus que la peur.

Elle pensait hurler sans fin mais ne s’entendait pas, elle ne pouvait rien voir, rien éprouver d’autre que cette terrifiante sensation de chuter dans un vide infini et glacial.

Et puis la sensation de chute s’atténua soudain, en même temps qu’elle sentait comme une décharge dans son cerveau, un influx mental qui lui donnait le sentiment de sortir lentement du gouffre où elle était tombée. Elle éprouva des émotions qui n’étaient pas les siennes : de l’amour, mais aussi une violente colère et une peur immense, ainsi qu’un soupçon de curiosité. Stupéfaite, elle s’aperçut que Mog-ur avait pris possession de son esprit : c’étaient ses pensées qui étaient en elle, ses sentiments qu’elle éprouvait.

Le suc des racines qu’Iza serrait dans son petit sac rouge poussait à son paroxysme une tendance naturelle des hommes du Clan : la capacité à communiquer par la méditation avec leur mémoire commune, leur mémoire ancestrale. Les mog-ur, quant à eux, possédaient à un degré particulièrement développé cette faculté naturelle grâce à un entraînement délibéré, mais chez Mog-ur, ce don était exceptionnel.

Il savait comme personne conduire les esprits à travers les pages du temps que leur faisait revivre la mémoire. C’est pourquoi la communauté de son propre clan était plus riche et plus complète que celle de tout autre clan. Avec les mog-ur, il parvenait d’emblée à instaurer une communication télépathique. Le breuvage d’Iza, qui aiguisait les sens et ouvrait les esprits, lui permettait également d’entrer en symbiose avec Ayla.

La naissance traumatique qui avait endommagé le cerveau de Mog-ur et l’avait privé d’une partie de ses moyens physiques n’avait pas altéré la formidable intelligence psychique qui faisait sa force. Mais l’homme boiteux était le dernier de sa race. A travers lui, le Peuple du Clan avait atteint l’apogée de son évolution. Comme la gigantesque créature qu’ils vénéraient, parmi d’autres qui partageaient leur environnement, ils étaient sur une terre encore en formation, alors que la leur était désormais achevée.

Cette race d’hommes qui avait assez de conscience sociale pour veiller sur les faibles et les malades, assez de spiritualité pour enterrer les morts et vénérer un grand totem, cette race d’hommes aux cerveaux volumineux mais démunis de lobes frontaux, qui ne réalisa guère de progrès pendant près de cent mille ans, était condamnée à disparaître, au même titre que le mammouth et le grand ours des cavernes.

Ayla eut soudain l’impression qu’un sang étranger coulait dans ses veines, se mêlant au sien. L’esprit puissant du grand sorcier explorait les tréfonds de son cerveau, cherchant à s’en rendre maître. Ayla comprit soudain que c’était lui qui l’avait sauvée de l’abîme où elle s’enfonçait peu avant, et qu’en outre il empêchait les autres mog-ur, eux-mêmes en relation télépathique avec lui, de prendre conscience de sa présence. Elle ne sentait rien du contact qu’ils avaient avec Mog-ur. Eux avaient senti que le grand sorcier avait établi un contact parallèle, mais ils en ignoraient la nature et étaient à cent lieues de se douter qu’il s’agissait d’Ayla.

Et en même temps qu’elle se rendait compte que Mog-ur l’avait sauvée et la protégeait, elle comprit la profonde dévotion avec laquelle les sorciers s’étaient livrés à l’acte qui l’avait tant révoltée. Elle n’avait pas réalisé qu’il s’agissait d’une communion. Le but du Rassemblement était de renforcer les liens entre clans, de se reconnaître comme Peuple du Clan de l’Ours des Cavernes. Les dix clans rassemblés ici étaient loin de représenter le peuple entier. Les clans absents étaient trop éloignés pour faire le voyage, mais ils partageaient tous le même héritage, la même mémoire, et toute cérémonie célébrée dans n’importe lequel des Rassemblements avait la même signification pour tous. Les mog-ur étaient convaincus, en absorbant le courage du jeune homme qui s’en était allé avec l’Esprit d’Ursus, d’accomplir un geste bénéfique pour tous les clans. Et, en leur qualité de sorciers, doués de capacités mentales particulières, ils communiquaient ensuite à tous le courage ainsi acquis.

Telle était la raison de la peur et de la colère de Mog-ur. La tradition ancestrale voulait que seuls les hommes participent aux cérémonies du Clan. Le fait qu’une femme assiste à une cérémonie ordinaire au sein d’un seul clan entraînait pour ce dernier la malédiction. Or, en la circonstance, il ne s’agissait pas d’une cérémonie ordinaire, mais d’un rite d’une importance extrême pour tout le Rassemblement. Ayla était une femme et sa présence allait provoquer un grand malheur pour tous. Et Ayla n’était même pas une femme du Peuple du Clan.

Cela, Mog-ur le savait désormais sans la moindre équivoque.

Il le sut dès qu’il prit conscience de sa présence alors que le mal était déjà fait. Il lui fallut accepter l’inévitable, mais devant la gravité de son crime, il ne savait à quel parti se résoudre. Même le châtiment suprême serait insuffisant. Avant de prendre une décision, il désira en savoir davantage à son sujet et, à travers elle, au sujet des Autres.

Il avait été étonné en l’entendant appeler à l’aide. Les Autres étaient certes différents, mais il devait nécessairement y avoir des points communs. Mog-ur ressentait le besoin impérieux de connaître la vérité, d’abord pour le salut du Clan, mais aussi poussé par une profonde curiosité. Ayla l’avait toujours intrigué, et il voulait savoir en quoi résidait la différence. Il décida de tenter une expérience.

Assurant plus fermement son emprise sur les esprits, le puissant sorcier, qui contrôlait à la fois les neuf cerveaux semblables au sien et celui d’Ayla, identique et différent, les transporta dans les lointains du temps, à l’aube de l’humanité.

Ayla sentit lui venir à nouveau le goût de la forêt primitive, puis une impression de chaleur saline. Elle éprouvait la sensation de revivre la naissance de toute chose. Mog-ur constata que le tréfonds de son être, les couches les plus profondes, correspondaient aux siens. Nos commencements furent identiques, pensa-t-il. Ayla percevait dans leur unicité ses propres cellules, et revivait la manière dont elles s’étaient divisées et différenciées dans les eaux tièdes et nourrissantes, et cette évolution avait un sens. Une nouvelle mutation, et les timides pulsations de la vie se transformèrent en un organisme plus complexe.

Une autre mutation, et Ayla ressentit la souffrance de la première bouffée d’air respirée dans ce nouvel élément. Un autre bond, et ce fut la terre riche, l’apparition des premières pousses et la fuite devant les bêtes sauvages. Un bond, et ce fut la chaleur et la sécheresse qui la firent retourner vers la mer. Au bond suivant, la sensation d’avoir laissé un chaînon dans l’élément liquide, et de voir sa silhouette changer. Elle grandit et perdit sa fourrure originelle.

Désormais, elle se tenait debout, marchant sur deux jambes, les bras libres de leurs mouvements, les yeux découvrant un horizon plus vaste. Elle prenait une direction différente de Mog-ur ; mais pas si éloignée cependant qu’il ne pût continuer à avancer parallèlement à sa voie. Il interrompit la relation télépathique avec les autres sorciers qui se trouvaient à présent assez proches pour continuer sans lui. De toute façon, leur voyage à travers le temps se terminait bientôt.

Ils restèrent donc tous les deux, le vieil homme du Clan et la jeune femme qui venait de chez les Autres. Ce n’était plus lui qui guidait, mais chacun avançait sur sa propre voie tout en observant celle de l’autre. Elle vit la terre se recouvrir de glace, mais dans une région beaucoup plus éloignée, dans l’espace comme dans le temps, une région située au bord d’une mer infiniment plus vaste que celle qui bordait leur péninsule.

Elle vit une caverne, qui avait abrité quelque ancêtre du grand sorcier, un homme aux traits semblables. La vision était floue, vue à travers le vide qui séparait leurs races respectives. La grotte formait une large anfractuosité au pied d’une falaise abrupte qui faisait face à une rivière et, au-delà, à une vaste plaine. Un grand rocher coiffait le sommet de la paroi, un rocher de la forme d’un haut pilier dont l’inclinaison donnait l’illusion qu’il allait basculer dans le vide. La roche qui le composait était d’une nature différente de celle de la falaise.

Le déluge et les secousses terrestres l’avaient charrié là, juste au-dessus de la grotte dans la falaise. La vision disparut, mais son souvenir se grava dans la mémoire de la jeune femme.

Un chagrin bouleversant l’envahit soudain. Elle était seule. Mog-ur ne pouvait la suivre plus avant. Elle trouva son chemin jusqu’à son propre présent et même un peu au-delà. La caverne lui apparut, puis elle eut la vision kaléidoscopique d’une succession de paysages qui n’étaient pas soumis aux caprices de la nature mais organisés selon des schémas réguliers. Des structures cubiques sortaient de terre et de longs rubans de pierre se déroulaient, sur lesquels se déplaçaient à grande vitesse d’étranges animaux. De gigantesques oiseaux volaient sans agiter leurs ailes. Puis d’autres scènes suivirent, si étranges que leur sens lui resta totalement étranger. Tout cela ne dura que l’espace d’un instant. Dans sa course éperdue pour gagner le présent, elle avait été emportée au-delà de son but, au-delà de son temps. Puis la vision se dissipa et elle se trouva, cachée derrière le pilier, en train de regarder les dix hommes assis en cercle.

Mog-ur la regardait, et elle reconnut dans l’œil fixé sur elle le même chagrin qu’elle avait ressenti quand elle s’était retrouvée seule. Il avait tracé de nouvelles voies dans le cerveau d’Ayla, des voies qui lui permettaient d’entrevoir l’avenir, mais il ne pouvait en faire autant lui-même. Il n’avait perçu que l’impression fugitive d’une possibilité qui n’était pas pour lui, mais pour elle seule.

Mog-ur ne pouvait pratiquement pas concevoir d’idées abstraites et il lui fallait fournir un effort immense pour compter un peu au-delà de vingt. Son esprit, il le savait, était beaucoup plus puissant que celui d’Ayla, mais leurs génies étaient de nature différente. Il pouvait se remémorer leurs origines à tous les deux, mieux que quiconque dans tout le Peuple du Clan. Il pouvait même la faire se souvenir. Mais il sentait en elle la jeunesse et la vitalité d’un organisme nouveau : une mutation s’était à nouveau produite, dont il était exclu.

— Dehors !

Ayla sursauta à son ordre brutal, surprise qu’il ait crié si fort. Puis elle se rendit compte qu’il n’avait proféré aucun son. L’ordre lui avait été transmis de l’intérieur.

— Sors de la grotte ! Vite ! Sors de là !

Elle quitta sa cachette et s’enfuit en courant dans le tunnel. Certaines lampes s’étaient éteintes, mais il en restait suffisamment pour qu’elle retrouve son chemin. Un silence profond régnait dans la caverne où les hommes et les garçons dormaient d’un sommeil sans rêves. Elle se précipita dehors.

Il faisait encore nuit, mais l’aube commençait à poindre. Ayla ne ressentait plus l’effet du puissant breuvage mais elle était complètement épuisée. Elle vit les femmes étendues sur le sol, exténuées, et elle s’allongea à côté d’Uba.

Quand Mog-ur sortit de la caverne, quelques instants plus tard, elle était profondément endormie. Il contempla sa longue chevelure blonde, si différente de celle des autres femmes, comme l’était également toute sa personne, et une immense tristesse l’envahit. Il n’aurait pas dû la laisser partir. Il aurait dû au contraire la conduire devant les hommes et la faire mourir sur-le-champ. Mais à quoi cela aurait-il servi ? Cela n’aurait pas évité la catastrophe que sa présence à la cérémonie allait déclencher, cela n’aurait pas empêché la malédiction de s’abattre sur le Peuple du Clan. A quoi bon la tuer ? Ayla incarnait une autre espèce, et puis elle était celle qu’il aimait.

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