21

Uba se précipita vers la caverne en faisant de grands gestes.

— Maman ! Maman ! Ayla est de retour !

— Non, ce n’est pas possible ! s’écria Iza, le visage blême. Le bébé est-il avec elle, Uba ? Est-ce que tu es allée la voir ? Est-ce que tu l’as avertie ?

— Oui, maman, je l’ai vue. Je lui ai tout raconté.

Iza se rua à l’entrée de la caverne pour voir Ayla s’avancer lentement vers Brun et se jeter à ses pieds en protégeant son enfant de tout son corps.

— Elle est en avance, elle a dû se tromper, signifia Brun à l’adresse du sorcier qui s’était empressé de sortir à son tour.

— Elle ne s’est pas trompée, Brun. Elle sait très bien qu’elle est en avance. Elle est revenue trop tôt exprès, déclara Mog-ur avec assurance.

Le chef jeta un regard circonspect au vieux sorcier en se demandant comment celui-ci pouvait être aussi affirmatif et, après un bref coup d’œil à la jeune femme prosternée à ses pieds, il ajouta avec une visible appréhension :

— Es-tu bien sûr que les charmes destinés à nous protéger se montreront efficaces ? Elle devrait encore observer la réclusion imposée aux femmes après leur accouchement.

— Les charmes sont puissants, Brun. Je les ai préparés à partir des os d’Ursus. Tu es bien protégé. Tu peux la voir en toute tranquillité, répondit le sorcier.

Brun considéra la jeune femme tremblante, penchée par-dessus l’enfant qu’elle serrait dans ses bras. Si Mog-ur dit vrai, pourquoi est-elle revenue avant la date ? Et avec son petit ? Cela veut dire qu’il est encore vivant. Piqué de curiosité, il lui donna une tape sur l’épaule.

— Cette femme indigne a désobéi, commença Ayla en s’exprimant par gestes, le regard baissé. La femme qui se tient devant toi aimerait parler au chef, ajouta-t-elle, craignant qu’il refuse de lui répondre, car elle était encore en état d’impureté.

— Tu ne mérites pas la parole, femme, mais Mog-ur a invoqué exprès pour toi la protection des esprits. Si tu désires parler, ils t’y autorisent. En effet, tu as désobéi. Qu’as-tu à dire ?

— Cette femme t’est reconnaissante de lui accorder la parole. Elle connaît les coutumes du clan, et au lieu de se débarrasser de son enfant, comme le lui commandait la guérisseuse, elle s’est enfuie. Elle voulait revenir le jour de la Cérémonie du Nom pour obliger le chef à accepter l’enfant.

— Tu es revenue trop tôt, répliqua Brun, fort de son droit. Je peux encore demander à la guérisseuse de t’enlever ton fils.

Mais à peine venait-il de lui signifier ces paroles en quelques gestes tranchants qu’il se détendait, réalisant soudain qu’il échappait à l’obligation d’accepter et de nommer l’enfant et à la honte de devoir céder à une femme.

— Cette femme sait bien que le jour de la cérémonie n’est pas encore arrivé, répondit Ayla. Mais elle a compris qu’elle a tort de vouloir forcer le chef à accepter son fils. Ce n’est pas à elle de décider si son enfant doit vivre ou bien mourir. Seul le chef en a le droit, et c’est pour cela que cette femme est revenue.

Brun dévisagea Ayla dont l’expression reflétait la parfaite détermination. Elle est enfin revenue à la raison, pensa-t-il.

— Si tu connais les traditions du clan, pourquoi es-tu revenue avec ton enfant difforme ? Es-tu prête à t’en séparer à présent ? Préfères-tu que la guérisseuse s’en charge à ta place ?

Ayla hésita quelques instants, son enfant serré contre elle.

— Cette femme s’en séparera si le chef le lui ordonne, déclara-t-elle avec peine, très lentement. Mais cette femme a promis à son fils de ne pas le laisser partir seul dans le monde des esprits. Si le chef décide que l’enfant n’est pas digne de vivre, elle lui demande de la maudire. Brun, je te supplie de laisser la vie sauve à mon fils, ajouta Ayla, oubliant de respecter les formes. S’il doit mourir, je ne désire pas vivre.

La fervente prière d’Ayla surprit le chef. Il savait que certaines femmes désiraient garder leur enfant en dépit de leurs malformations. Néanmoins, la plupart étaient soulagées de s’en débarrasser au plus vite. Un enfant anormal jetait l’opprobre sur sa mère et la rendait moins désirable. Dans le cas où la difformité ne provoquait pas un handicap majeur, il fallait néanmoins prendre en considération les questions de hiérarchie dans le clan et songer aux futures unions. La vieillesse de la mère pouvait se révéler pénible si ses enfants ou les compagnons de ses enfants n’étaient pas capables de subvenir à ses besoins. La requête d’Ayla était un exemple sans précédent.

— Tu désires donc mourir avec ton enfant anormal, et pourquoi donc ? s’enquit Brun.

— Mon fils n’est pas anormal, répondit Ayla, sans la moindre intention de défi. Il est différent, tout simplement. Moi aussi, je suis différente. Si mon totem se laisse encore vaincre, tous les enfants que j’aurai lui ressembleront, et si on doit tous me les enlever, je préfère la mort.

Brun regarda Mog-ur.

— Quand une femme avale l’esprit du totem d’un homme, l’enfant ne doit-il pas ressembler à l’homme ? demanda-t-il au sorcier.

— En principe, oui. Mais n’oublie pas qu’elle possède un totem masculin. C’est pour ça que le combat fut si rude. Le Lion des Cavernes voulait peut-être sa part de cette vie nouvellement créée. Il faut que je médite sur ce point.

— Mais l’enfant est tout de même difforme.

— Cela arrive fréquemment quand le totem d’une femme ne veut pas se soumettre complètement. La grossesse est alors difficile et l’enfant mal conformé, répondit Mog-ur. Je suis encore plus étonné que ce soit un garçon. En général, quand le totem est puissant, c’est une fille qui naît. Mais nous n’avons toujours pas vu ce petit, Brun. Nous devrions peut-être l’examiner.

Pourquoi se donner ce mal ? se demanda Brun. Le retour avancé d’Ayla et sa repentance manifeste le réaffirmaient dans son autorité, mais il lui en voulait cependant de l’avoir mis dans une position aussi délicate vis-à-vis du clan, et puis ce n’était pas la première fois qu’elle lui causait un problème. Combien allait-elle lui en poser à présent qu’elle était de retour ? De plus, le Rassemblement du Clan approchait, comme Broud ne cessait de le lui rappeler. Brun y songeait aussi, à ce rendez-vous, et il s’était souvent interrogé dernièrement sur l’effet que produirait la présence au sein de leur clan d’une femme née chez les Autres. Une femme pour laquelle il avait pris des décisions peu conformes aux traditions. En leur temps, elles lui avaient paru de bon sens et équitables, même celle de la reconnaître comme la Femme-Qui-Chasse. Mais, ajoutées les unes aux autres, ces licences accordées pouvaient représenter pour un observateur étranger une formidable dérogation aux coutumes. Ayla avait désobéi gravement, elle devait être punie pour cela, et Brun était tenté de la maudire, ce qui le libérerait de ses soucis.

Mais on ne pouvait prononcer de malédiction à la légère et exposer une nouvelle fois le clan aux mauvais esprits. Son retour volontaire avait jeté quelque baume sur l’orgueil blessé de Brun. Iza avait raison, se dit-il, Ayla n’avait plus toute sa tête après un accouchement aussi difficile. Et n’avait-il pas dit à Iza qu’il aurait considéré la requête d’Ayla, si seulement on le lui avait demandé ? Eh bien, elle la posait enfin sa requête, elle le suppliait de laisser la vie à son fils. Il commencerait par examiner cet enfant. Brun n’aimait pas prendre de décisions précipitées. Il fit signe à Ayla de regagner le foyer de Creb et s’éloigna. Ayla courut se jeter dans les bras d’Iza. Au moins avait-elle la consolation de revoir une dernière fois la seule mère qu’elle ait jamais connue.


— En temps normal, je ne vous aurais jamais demandé de prendre la peine d’examiner cet enfant, déclara Brun. J’aurais pris ma décision moi-même. Mais dans ce cas particulier, je voudrais connaître vos sentiments, car la Malédiction Suprême présente des dangers, et il me déplairait d’exposer le clan aux puissances maléfiques. Si vous jugez le garçon digne d’être accepté, je pourrais difficilement condamner la mère, parce qu’il faudrait alors confier le bébé à une autre femme en état d’allaiter. Si vous le laissez vivre, le châtiment d’Ayla sera donc moins rigoureux. La Cérémonie du Nom devrait avoir lieu demain. Je dois prendre une décision au plus vite car Mog-ur a besoin d’un délai pour organiser les rites de la malédiction, si tel doit être le châtiment.

— Il y a sa tête, commença Crug, dont la compagne, Ika, nourrissait encore son petit et qui n’avait aucun désir d’ajouter un nouveau venu à son foyer. Non seulement elle est difforme mais il ne peut même pas la soutenir. Quel homme fera-t-il ? Comment chassera-t-il ? Il sera toute sa vie durant une charge pour le clan.

— Ne pensez-vous pas que son cou finira par se muscler ? demanda Droog. Si Ayla meurt, elle emportera avec elle une partie de l’esprit d’Ona. Oga serait prête à prendre son fils, et moi aussi, mais à condition qu’il ne présente pas une charge pour le clan.

— Avec un cou aussi maigre et une tête aussi grosse, il serait étonnant qu’il parvienne à la tenir droite, remarqua Crug.

— Je n’en voudrais chez moi pour rien au monde ! s’exclama Broud. Je ne prendrais même pas la peine de consulter Oga à ce sujet. Il n’est pas question qu’il devienne le frère de Brac et de Grev. Si Ayla emporte avec elle une partie de l’esprit de Brac, il n’en mourra pas. Je ne comprends pas pourquoi tu hésites, Brun. Tu étais prêt à la maudire et, sous prétexte qu’elle est revenue avant la cérémonie, te voilà soudain enclin à lui pardonner et tu envisages même d’accepter son fils anormal !

« Elle a défié ton autorité en fuyant. Son retour ne peut excuser sa faute. A quoi bon discuter ? Le bébé est difforme, et la mère doit être maudite. Pourquoi toujours toutes ces palabres autour de cette rebelle, de cette étrangère qui n’apporte que la discorde dans notre clan et qui a mauvaise influence sur nos femmes ? Comment expliquer autrement le comportement fautif d’Iza ? (Broud se laissait emporter par sa haine, et ses gestes, tandis qu’il s’adressait à Brun, se faisaient plus violents.) Serais-tu donc aveugle, Brun, pour ne pas voir clair dans son jeu ? Si j’étais le chef, j’aurais commencé par ne pas la prendre avec nous. Oui, si j’étais le chef...

— Mais tu ne l’es pas encore, Broud, l’interrompit sèchement Brun, et tu n’es pas prêt à le devenir si tu te révèles incapable de te maîtriser. Ce n’est qu’une femme, Broud, en quoi te sens-tu menacé ? Que risques-tu ? Elle n’aura jamais d’autre choix que de t’obéir. « Si j’étais le chef... si j’étais le chef... » C’est tout ce que tu sais dire ! Quel chef digne de l’être sacrifierait la sécurité de son clan à son désir de tuer une femme ?

Les hommes se sentaient troublés et mal à l’aise. S’ils étaient habitués aux éclats de Broud, ils n’avaient jamais vu leur chef à ce point hors de lui. Jamais encore il n’avait publiquement mis en doute l’aptitude de Broud à lui succéder à la tête du clan.

Pendant un long moment, les regards de Broud et de Brun s’affrontèrent en un violent combat. Ce fut Broud qui baissa les yeux le premier. Brun tenait à nouveau la situation en main et le jeune homme comprit que sa position n’était pas aussi assurée qu’il se l’imaginait. Ravalant son amertume, il s’efforça de retrouver son calme.

— L’homme qui est devant toi regrette de ne pas avoir su se faire mieux comprendre, signifia-t-il avec une raideur formelle. L’homme qui est devant toi ne pense qu’aux chasseurs qu’il est appelé à commander un jour, si toutefois celui qui est notre chef aujourd’hui l’estime capable de commander. Comment un homme pourrait-il chasser avec une tête qui ne tient pas sur son cou ?

Brun jeta à Broud un regard chargé de colère. Il y avait une telle hypocrisie dans la politesse formelle que Broud adoptait à son égard que Brun y voyait comme une insulte à sa personne. Mais il était en même temps conscient de s’être lui-même laissé emporter, piqué au vif dans sa fierté par les allégations de Broud. Il décida de stopper là leur différend.

— Tu soulèves la bonne question, Broud, celle de l’intérêt du clan, répondit-il gravement. Je comprends qu’en grandissant l’enfant risque de devenir un réel fardeau pour le chef qui me succédera, mais la décision appartient à moi seul. Je ne dis pas que l’enfant sera accepté, Broud, et que sa mère ne sera pas maudite. Je vous ai demandé votre avis à tous, parce que je ne peux pas prendre cette décision à la légère, de peur que les esprits maléfiques se liguent contre nous. Ayla ne voit pas la difformité de son fils. Peut-être n’a-t-elle pas tous ses esprits. Quand elle est revenue, elle m’a supplié de la maudire si son enfant n’était pas accepté. Si je la maudis, je la punis mais je réponds en même temps à son désir. La question mérite réflexion.

Broud se détendit un peu. Il n’était pas dit que Brun prenne cette fois encore la défense d’Ayla.

— Tu as raison, Brun, approuva-t-il d’un air repentant. Un chef doit préserver son clan des dangers. Le jeune homme qui se tient devant toi est reconnaissant de recevoir d’aussi sages leçons.

— Je suis heureux que tu comprennes cela, Broud. Quand tu seras le chef, tu seras responsable de la sécurité de ton clan.

La réponse de Brun indiqua non seulement à Broud qu’il était toujours l’héritier en titre, mais soulagea le reste des chasseurs, rassurés de voir la tradition respectée et leurs rangs au sein du clan inchangés. Rien ne les troublait tant que l’incertitude face à l’avenir.

— Je pensais précisément au bien-être du clan en refusant la présence d’un enfant qui pourrait se révéler incapable de chasser, déclara Broud. Ayla a bafoué les traditions du Clan. Sa désobéissance mérite punition, et puisqu’elle demande elle-même la malédiction, n’hésitons plus. Quant à son fils, sa difformité lui interdit de vivre.

Un murmure approbateur parcourut l’assistance. Brun ne savait trop pourquoi les arguments de Broud n’avaient pas tout son assentiment, mais il ne voulait pas ranimer l’animosité entre eux. Il pensait que la proposition du fils de sa compagne était la plus conforme à la loi, pourtant il hésitait encore à trancher. Ses pensées allaient à Iza, au chagrin qu’elle en concevrait, et l’effet qu’il aurait sur son corps malade. Heureusement Uba grandissait, et elle était de la lignée d’Iza. Les guérisseuses, au Rassemblement du Clan, compléteraient sa formation.

Quant à Brac, Brun ne pensait pas que le garçon souffrirait de la perte de cette partie de son esprit qu’Ayla s’était appropriée. Quelle étrange femelle, pensa-t-il. Tant d’amour pour cet enfant n’est pas normal. Elle ne voit donc pas qu’il est difforme ? Elle a trop souffert durant son accouchement. La douleur lui a fait perdre la raison. J’aimerais bien savoir où elle s’est cachée, pour qu’aucun chasseur ne la trouve ? Elle ne pouvait pourtant aller bien loin dans l’état où elle était !

Si je lui permets de vivre, elle viendra au Rassemblement, avec son enfant anormal, et je ne sais pas ce que les autres clans en penseront. J’aurais sûrement moins de difficultés avec Broud si elle n’était pas là. Il est bon chasseur, et il pourrait être un chef capable. Peut-être s’épanouirait-il mieux sans la présence d’Ayla. Peut-être devrais-je pour le bien de tous maudire cette fille, décida Brun.

— Ma décision est prise, déclara-t-il. Demain, au petit jour, avant que le soleil...

— Brun ! l’interrompit Mog-ur, qui n’était pas encore intervenu dans la discussion.

On l’avait peu vu depuis la naissance de l’enfant d’Ayla. Il avait passé la majeure partie de son temps enfermé dans la petite grotte sacrée à la recherche d’une explication sur la conduite d’Ayla. Il savait combien elle s’était efforcée de se conformer aux traditions du Clan, et il estimait qu’elle y était parvenue. Aussi était-il convaincu qu’elle avait agi comme elle l’avait fait pour une autre raison, une raison qu’il finirait bien par découvrir.

— Avant que tu t’engages, Mog-ur demande la parole.

Brun regarda le sorcier dont l’expression était aussi énigmatique qu’à l’accoutumée.

— Mog-ur a mon autorisation.

— Ayla n’a pas de compagnon, et c’est moi qui me suis toujours chargé d’elle. Si tu m’y autorises, je parlerai donc comme son compagnon.

— Parle si tu le désires, Mog-ur, mais que pourrais-tu ajouter ? J’ai déjà pris en compte l’amour qu’elle porte à son enfant et tout ce qu’elle a enduré pour le mettre au monde. J’ai envisagé toutes les excuses possibles pour justifier ses actes, mais les faits sont là. Elle a transgressé les coutumes du Clan. Les hommes ne peuvent accepter son enfant et Broud a clairement exposé les raisons pour lesquelles ni l’un ni l’autre ne méritent de vivre.

Mog-ur se leva avec peine et laissa tomber son bâton. Drapé dans sa fourrure d’ours, il avait une allure des plus imposantes. Il était Mog-ur, le seul habilité à communiquer avec le monde des esprits, le sorcier le plus renommé dans tout le Peuple du Clan. Il émanait de sa personne une aura subtile qui ne le quittait jamais. Quand le regard terrifiant du sorcier se posa sur chacun, l’un après l’autre, aucun homme, pas même Broud, ne put s’empêcher de frémir en prenant soudain conscience que la femme qu’ils venaient de condamner à mort partageait le foyer de Mog-ur. Le vieil homme imposait rarement sa présence en dehors de ses fonctions, et son intervention n’en prenait que plus de force.

— Le compagnon d’une femme a le droit de défendre la vie d’un enfant anormal, déclara-t-il quand il fut tourné vers Brun. Je te demande de laisser la vie sauve au fils d’Ayla, et pour le bien de l’enfant, je te demande de laisser aussi la vie sauve à sa mère.

Mog-ur renvoyait à Brun l’écho de sa propre inclination à épargner Ayla et son enfant, ainsi qu’il s’en était ouvert à Iza. Les arguments en faveur de la malédiction, qu’il avait fini par faire siens pour ne pas s’aliéner son clan, lui paraissaient soudain sans fondement, fruit de la lâcheté plutôt que de l’audace. Mais il ne pouvait faire volte-face sans déconcerter les chasseurs.

Mog-ur avait compris le dilemme de Brun, observé le durcissement de son regard, après une fugitive lueur d’approbation. Il reprit la parole, avec la simplicité des gestes et des mots de tous les jours, le visage empreint d’une expression à la fois vulnérable et décidée.

— Brun, depuis son arrivée, Ayla vit dans mon foyer. Tout le monde sait parfaitement que les hommes et les enfants considèrent l’homme de leur foyer comme un modèle de ce que doit être un homme du Clan. Telle est la façon dont Ayla m’a toujours considéré. Or, je suis difforme, Brun. Qu’y a-t-il d’étrange à ce qu’une femme élevée par un homme difforme ne voie pas la difformité de son enfant ? Il me manque un œil et un bras, et la moitié de mon corps est atrophiée. Je ne suis que la moitié d’un homme, et pourtant Ayla m’a toujours vu comme un homme normal. Son fils a deux bras, deux jambes, comment peut-elle le trouver anormal ?

« Je suis celui qui l’a éduquée, et c’est à moi de répondre de ses fautes. Tu sais bien, Brun, que j’ai toujours défendu ses transgressions. Je ne les ai jamais jugées dangereuses pour le clan. Mais aujourd’hui, je me dis que j’aurais dû me montrer plus sévère à son égard.

« Je n’ai jamais pris de compagne. Et sais-tu pourquoi ? Sais-tu comment les femmes s’enfuient à mon approche ? Quand j’étais jeune, j’éprouvais moi aussi le besoin d’assouvir mes désirs, mais j’ai appris à me contrôler en voyant les femmes se détourner pour ne pas voir mon geste. Seule Ayla n’a jamais manifesté de répugnance à mon égard. Elle n’avait pas peur de moi, elle me serrait dans ses bras, m’embrassait. Comment aurais-je pu la punir de fautes qu’elle n’avait pas conscience de commettre ?

« Je n’ai jamais pu apprendre à chasser. J’étais une charge pour tout le monde, on se moquait de moi, on me traitait de femme. Aujourd’hui je suis Mog-ur et plus personne ne se moque de moi, mais aucune cérémonie rituelle de passage à l’âge adulte ne fut célébrée en mon honneur. Brun, je ne suis que la moitié d’un homme, je ne suis pas un homme du tout. Or, ce n’est pas que le sorcier qu’Ayla aime et respecte en moi, c’est l’homme, un homme à part entière. Et je l’aime comme l’enfant de la compagne que je n’ai jamais eue.

Creb se débarrassa de la fourrure qui dissimulait aux regards son corps difforme et atrophié et tendit le moignon qu’il avait toujours caché.

— Brun, voici celui qu’Ayla a toujours considéré comme un homme normal. Voici celui qui lui a servi de modèle. Voici celui qu’elle aime et auquel elle compare son fils. Regarde-moi, frère ! Ai-je mérité de vivre ? Le fils d’Ayla est-il moins digne de vivre ?


Le clan se rassemblait lentement à l’extérieur de la caverne. Le jour pointait à peine et une fine bruine jetait un vernis brillant sur les roches et les feuilles, perlait les barbes et les chevelures de minuscules gouttelettes. Seule la plus haute crête rocheuse à l’est émergeait de la mer de brume qui noyait le paysage alentour.

Ayla, allongée sur sa fourrure, regardait Iza et Uba s’affairer en silence auprès du feu. Le nourrisson, blotti à ses côtés, faisait de petits bruits de succion pendant son sommeil. Elle n’avait pas dormi de la nuit. A la joie de revoir les siens avait succédé l’angoisse et la longue attente du lendemain.

Creb n’était pas rentré à son foyer, mais Ayla croisa son regard quand il quitta son sanctuaire pour rejoindre les autres hommes que Brun avait conviés à se réunir. Le vieil homme détourna aussitôt les yeux mais pas assez vite pour qu’elle n’y lise tout l’amour et la compassion qu’il lui portait. Elle le vit revenir et regagner la petite grotte sacrée après qu’il se fut brièvement entretenu avec Brun.

Iza apporta à Ayla son infusion du matin dans le bol en os qui avait toujours été le sien, puis se tint en silence à côté d’elle pendant qu’elle buvait. Uba les avait rejointes, mais la petite ne pouvait rien apporter d’autre que sa présence muette.

— Ils sont tous dehors, il faut y aller, dit Iza.

Ayla se, leva, enveloppa son fils dans la peau qui lui servait à le porter, puis jeta sur ses épaules la fourrure qui recouvrait sa couche. Au bord des larmes, elle lança un regard éploré à Iza, puis à Uba, avant de les serrer contre son cœur.

En se laissant tomber aux pieds de Brun, Ayla fixa d’un regard absent ses chausses maculées de boue. Le ciel pâlissait. Le soleil ne tarderait pas à se lever. Brun devait faire vite, pensa-t-elle. Au même moment, elle sentit une tape sur l’épaule et, lentement, releva la tête vers le visage du chef à demi dissimulé par une barbe épaisse.

— Femme, tu as délibérément transgressé les lois du Peuple du Clan et tu mérites un châtiment, commença-t-il sans plus de préliminaires, tandis qu’Ayla acquiesçait de la tête à son accusation. Ayla, femme du Clan, tu es maudite. Personne ne te verra, personne ne t’entendra. Tu es condamnée à subir l’isolement réservé aux femmes. Et, tant que la lune ne sera pas revenue dans sa position actuelle, tu n’auras pas le droit de franchir les limites du foyer de celui qui te nourrit.

Stupéfaite, Ayla jeta un regard incrédule au chef. L’isolement réservé aux femmes ! Elle n’était donc pas condamnée à la Malédiction Suprême ! Que lui importait d’être ignorée des autres membres du clan pendant une lune entière, du moment qu’elle n’était pas séparée d’Iza, d’Uba et de Creb.

Une fois ce délai écoulé, elle pourrait réintégrer le clan comme le faisaient toutes les femmes après leurs menstrues.

Mais Brun n’avait pas terminé.

— En outre, tu n’auras plus le droit de chasser ni même de parler de chasse jusqu’à notre retour du Rassemblement du Clan. Jusqu’à la chute des feuilles, tu n’auras pas le droit de t’éloigner sans motif valable. Quand tu auras besoin d’aller ramasser des herbes magiques, tu devras dire où tu vas et revenir le plus vite possible. Chaque fois que tu voudras quitter les alentours immédiats de la caverne, tu devras me demander la permission. Et tu me montreras à quel endroit se trouve la grotte où tu as trouvé refuge.

Ayla ne cessait d’acquiescer à tout ce que disait Brun tant elle était soulagée. Elle flottait dans un doux nuage d’euphorie d’où Brun l’arracha brutalement en déclarant :

— Reste le problème que pose ton fils anormal, qui t’a poussée à désobéir. N’essaie jamais plus de forcer un homme, encore moins un chef de clan, contre sa volonté.

Comme Brun faisait signe en direction de la caverne, Ayla, étreignant son enfant contre elle, tourna son regard dans la même direction. Elle vit Mog-ur sortir de la caverne, mais quand le sorcier rejeta en arrière sa peau d’ours, faisant apparaître un bol d’osier teinté de rouge, qu’il bloquait de son moignon contre sa ceinture, la jeune femme ne se tint plus de joie.

— Mog-ur attend, Ayla, dit Brun. Ton fils doit recevoir un nom pour être admis au sein du clan.

Ayla se releva et courut vers le sorcier auquel elle tendit l’enfant nu en se jetant à ses pieds. Son vagissement sonore fut salué par les premiers rayons du soleil perçant la brume matinale. Un nom ! Elle n’avait jamais songé au nom que Creb pourrait choisir pour son fils. Mog-ur invoqua la protection des esprits totémiques avant de plonger ses doigts dans le bol d’onguent rouge.

— Durc ! s’exclama-t-il bien haut pour couvrir les cris du nourrisson. Ce garçon s’appelle Durc, répéta-t-il en lui traçant une ligne rouge le long de l’arête du nez.

— Durc, répéta à son tour Ayla.

Durc, pensa-t-elle, comme celui de la légende. Creb a toujours su que c’était mon histoire préférée. Durc n’était pas un nom courant parmi le clan, il était trop ancien et trop chargé d’ambiguïté, mais peut-être convenait-il à cet enfant dont l’entrée dans le monde avait été tellement incertaine.

— Durc, prononça Brun à sa suite.

Ayla leva vers lui un visage empli de reconnaissance et elle crut déceler dans son regard une lueur de tendresse. Puis les visages de ceux du clan défilèrent devant elle à travers le voile de ses larmes. Les nodules de pyrite étaient bien un signe de son totem.

— Durc, dit Uba. (Et d’un geste bref, elle ajouta :) Je suis tellement contente !

— Durc.

Le ton méprisant de celui qui venait de parler surprit Ayla. Elle releva les yeux juste à temps pour voir Broud s’éloigner du groupe, la nuque raide, les poings serrés.

Elle se rappela soudain cette idée qui lui était venue : les hommes, et plus précisément leur membre viril, étaient peut-être responsables de la venue des bébés.

Elle ne put réprimer un frisson de dégoût à la pensée que Durc pût devoir la vie à cet homme odieux.

Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? se demandait Broud en s’enfonçant dans les bois pour fuir cette scène qui l’avait mis en fureur. Il donna un grand coup de pied dans une souche, ramassa une branche morte qu’il lança avec rage contre un arbre. Comment a-t-il pu ? Le jeune homme ne cessait de répéter cette phrase en martelant des poings le tapis de mousse qui bordait le ruisseau.

Comment a-t-il pu non seulement la laisser vivre mais encore accepter son enfant ?

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