— Oga, voudrais-tu nourrir Durc encore une fois ?
Malgré son handicap et le bébé gigotant sous son seul bras valide, Mog-ur s’était exprimé clairement. La jeune femme pensa qu’Ayla ne devrait pas rester aussi longtemps sans allaiter son fils. Le visage de Mog-ur reflétait toute la peine consécutive à la mort d’Iza et son désarroi face à l’effondrement d’Ayla. Bien entendu, elle ne pouvait refuser ce que lui demandait le vieux sorcier.
— Bien sûr, répondit Oga en prenant Durc du bras de Mog-ur. Creb regagna son foyer en boitant pesamment. Il remarqua qu’Ayla n’avait pas bougé, bien qu’Ebra et Uka eussent enlevé le corps d’Iza pour l’apprêter selon la tradition avant de le mettre en terre. Les cheveux emmêlés, le visage défait, maculé par la poussière du voyage et les larmes, elle portait la même peau mise au départ du voyage de retour. Creb lui avait posé son enfant affamé sur les genoux, mais elle était restée sourde à ses pleurs, aveugle aux petites mains qu’il tendait vers elle. Une femme se serait dit que, malgré l’immensité de son chagrin, Ayla finirait à la longue par entendre son enfant. Mais Creb connaissait mal les mères et les bébés. Il savait que les femmes nourrissaient leurs enfants les unes des autres, et il ne supportait pas de voir cet enfant affamé quand d’autres femmes pouvaient lui donner le sein. Il avait confié Durc à Aga et Ika, mais leur progéniture serait bientôt sevrée, et il ne leur restait que fort peu de lait. Grev avait un tout petit peu plus d’un an, et Oga, avec sa santé généreuse, avait toujours les seins gorgés ; cela faisait plusieurs fois qu’elle nourrissait le bébé d’Ayla. Quant à Ayla, toute à sa douleur, elle ne sentait pas le durcissement de ses seins et de ses mamelons crevassés.
Mog-ur prit son bâton et se rendit au fond de la caverne où l’on avait creusé une fosse étroite. Le rang élevé d’Iza dans la hiérarchie du clan lui conférait le privilège d’être enterrée à l’intérieur. Ainsi les esprits protecteurs qui veillaient sur elle ne s’éloigneraient pas du clan et ses ossements ne risquaient pas d’être dispersés par les charognards.
Le sorcier saupoudra d’ocre rouge le fond de la fosse puis souleva la peau de bête sous laquelle reposait le corps nu et gris de la vieille guérisseuse. On lui avait attaché les bras et les jambes avec un nerf teint à l’ocre rouge sacré, en les lui ramenant vers le visage dans la position fœtale. Le sorcier entreprit alors d’enduire le corps inerte d’un baume à base d’ocre rouge et de graisse d’ours. C’est ainsi qu’Iza pénétrerait dans le monde des esprits, de la même façon qu’elle était venue au monde.
Jamais il n’avait été aussi douloureux pour Mog-ur d’accomplir son office. Iza avait été plus qu’une sœur pour lui. Elle le connaissait mieux que quiconque. Elle savait toutes les souffrances qu’il avait endurées sans plainte, la honte qu’il avait eue de sa difformité. Elle connaissait sa gentillesse, sa sensibilité, et respectait son pouvoir, son génie, et sa volonté de puissance. Elle l’avait nourri, soigné. Il avait pu jouir grâce à elle d’une vie de famille. Bien qu’il ne l’eût jamais touchée intimement comme il le faisait à présent, passant un baume sur son corps froid, elle avait été pour lui une véritable compagne. Sa mort le bouleversait.
Quand il regagna son foyer, Creb était aussi pâle que le cadavre de sa sœur. Ayla était toujours assise auprès de la couche d’Iza, mais elle sortit de sa torpeur en le voyant fouiller dans les affaires de la guérisseuse.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle, réticente à ce qu’on touche aux possessions de sa mère défunte.
— Je cherche les écuelles et tous les ustensiles dont Iza se servait afin de les enterrer avec elle, expliqua Creb.
La jeune femme rassembla sur sa couche les bols en bois et les écuelles en os dans lesquels Iza confectionnait ses mixtures et dosait ses remèdes, la pierre ronde qu’elle utilisait pour réduire en poudre ou broyer les ingrédients, ses plats personnels et son sac de guérisseuse. Puis elle contempla le petit tas d’objets, si peu représentatif de la vie et des activités de la morte.
— Ce n’est pas avec ça qu’opère une guérisseuse ! s’exclama rageusement Ayla, avant de sortir en courant de la caverne, laissant Creb éberlué.
La jeune femme s’élança vers la prairie où elle avait coutume de se rendre avec Iza. Elle s’arrêta devant un bouquet de roses trémières, et en cueillit une brassée de différentes teintes. Puis elle ramassa des achillées, utilisées pour les emplâtres contre la douleur. Elle parcourut ainsi les bois et les prés à la recherche de toutes les plantes dont Iza avait eu à se servir pour préparer ses remèdes : des chardons aux fleurs et aux piques jaunes ; de grands et brillants séneçons[10] ; une poignée de muscaris d’un bleu si profond qu’il en était presque noir.
Chacune des plantes qu’elle cueillait était entrée à un moment ou à un autre dans la pharmacopée de la guérisseuse, mais Ayla ne choisissait que les plus belles, les plus colorées, les plus embaumées. Elle pleurait quand elle s’arrêta en bordure d’un pré, où Iza et elle étaient souvent venues. Sa cueillette était si abondante qu’elle avait du mal à la porter sans panier. Plusieurs fleurs lui échappèrent et, comme elle se baissait pour les ramasser, elle vit les longues tiges de plusieurs prêles en fleur, et manqua sourire à l’idée qui lui vint.
Elle déposa dans l’herbe sa brassée pour sortir un couteau d’un des plis de son vêtement, et alla couper quelques prêles. Puis elle s’assit en bordure du pré au bon soleil des premiers jours d’automne et, après avoir noué les tiges de prêles en une trame circulaire, elle entreprit d’y entrelacer les plantes aux fleurs colorées, jusqu’à ce que se dessine une éblouissante palette de corolles.
Lorsqu’elle revint à la caverne avec sa couronne de fleurs, la stupéfaction fut générale. Elle se dirigea droit vers le fond de la grotte et déposa son présent auprès du corps couché dans la petite fosse tapissée de pierres.
— Voilà les véritables outils d’Iza ! lança-t-elle avec des gestes défiant quiconque de la contredire.
Elle a raison, se dit le vieux sorcier en hochant la tête. C’est avec ça qu’Iza a travaillé toute sa vie. Elle sera peut-être contente de les avoir avec elle dans le monde des esprits, car je me demande s’il y pousse des plantes.
Comme on s’apprêtait à recouvrir de pierres la dépouille et que Mog-ur commençait d’invoquer l’Esprit du Grand Ours des Cavernes et son totem l’Antilope Saïga pour qu’ils guident l’esprit d’Iza jusqu’à l’autre monde, Ayla fit un signe au sorcier.
— Attends, Mog-ur ! s’écria-t-elle. J’ai oublié quelque chose.
Elle courut à son foyer, fouilla dans son sac de guérisseuse, et revint avec les deux moitiés de ce qui avait été une écuelle en bois, l’écuelle sacrée d’Iza, qu’elle disposa à côté du corps.
— J’ai pensé qu’elle aimerait l’emporter avec elle, maintenant qu’elle est inutilisable, signifia-t-elle.
Mog-ur acquiesça. Une fois la dernière pierre déposée, les femmes recouvrirent de bois le tumulus. Le feu sur lequel devait cuire le festin funéraire fut allumé à l’aide d’une braise. Les repas devraient être préparés sur la tombe pendant sept jours. La chaleur du bûcher dessécherait le cadavre en le momifiant.
Alors que les flammes s’élevaient, Mog-ur proféra des lamentations dont l’accent dépassait largement leur caractère conventionnel, tant l’émotion étreignait le vieux sorcier.
S’adressant au monde des esprits, il leur dit combien le clan avait aimé sa guérisseuse qui s’était toujours dévouée sans compter pour le bien-être de chacun, toujours prompte à accourir au chevet du malade ou du blessé.
Les yeux secs, Ayla observait à travers les flammes les mouvements suggestifs de l’infirme, si éloquents que personne ne pouvait résister à l’emprise de son désespoir. Mog-ur exprimait toute sa douleur, et elle s’identifiait totalement à lui, comme s’il avait été en elle, souffrant avec son cœur à elle. Elle n’était pas la seule à faire sienne la peine du sorcier. Ebra poussa une longue plainte gutturale, que reprirent les autres femmes. Mais Ayla ne se joignit pas à leurs lamentations ; elle demeura le regard vide, confinée dans une détresse muette, fixant des yeux les flammes qu’elle ne voyait pas, jusqu’à ce qu’Ebra la secoue pour la faire revenir à elle.
— Ayla, il faut que tu manges un peu. C’est le dernier repas que nous allons partager avec Iza.
La jeune femme se servit, porta machinalement un morceau de viande à sa bouche et, prise d’un haut-le-cœur, le recracha. Elle se leva brusquement et se précipita hors de la caverne. Se frayant un chemin à travers les broussailles et trébuchant sur les pierres, elle se dirigea tout d’abord vers la petite grotte qui lui avait si souvent servi de refuge. Puis elle se ravisa. Depuis qu’elle avait dévoilé à Brun l’emplacement de sa cachette, elle s’en sentait dépossédée, et puis son dernier séjour là-bas était un souvenir pénible. Elle préféra grimper au sommet de l’escarpement qui, l’hiver, protégeait la caverne des vents du nord et détournait les bourrasques de l’automne.
Fouettée par des rafales de vent, elle se laissa tomber à genoux et là, elle s’abandonna à son chagrin, laissant la douleur s’exprimer en une longue plainte déchirante, se balançant au rythme de ses sanglots. Creb, qui avait quitté la caverne quelques instants après elle, aperçut sa frêle silhouette qui se détachait dans le couchant.
Il n’arrivait pas à comprendre comment elle pouvait préférer la solitude au réconfort des autres. En dépit de sa perspicacité habituelle, il ne se doutait pas que la peine n’était pas l’unique raison de la détresse de la jeune femme.
Car Ayla était rongée de remords, et ne cessait de se reprocher d’avoir abandonné sa mère malade pour se rendre au Rassemblement du Clan, ce qui lui semblait indigne d’une guérisseuse. C’était encore à cause d’elle qu’Iza, malade, était allée loin pour lui trouver la racine qui l’aiderait à garder cet enfant qu’elle désirait tant. Elle avait trahi Creb en surprenant la cérémonie secrète des mog-ur et avait causé beaucoup de chagrin à celui qui l’avait élevée avec tant d’amour. Enfin, outre la douleur du deuil, elle était affaiblie par son jeûne et par la fièvre qui accompagnait sa rétention de lait, laissant ses seins gonflés et crevassés. Iza l’aurait soignée si elle avait été encore de ce monde.
Durc lui manquait cruellement. Elle avait besoin de le nourrir, de répondre à ses demandes afin de revenir à la réalité, de comprendre que la vie continuait. Mais quand elle regagna la caverne, elle trouva son enfant endormi auprès d’Uba. Creb l’avait confié à Oga, qui l’avait allaité. Ayla se coucha mais elle ne put trouver le sommeil, sans songer un instant que sa fièvre et ses douleurs aux seins étaient responsables de son insomnie. Toute à son désespoir, elle n’entendit pas le signal d’alarme que lui transmettait son corps.
Le lendemain matin, quand Creb se leva, elle avait repris sa position au sommet de l’escarpement.
— Dois-je aller la chercher ? demanda Brun, aussi déconcerté que le vieux sorcier devant la réaction d’Ayla.
— Laissons-la, on dirait qu’elle préfère rester seule, répondit Creb. Le vieil homme ne commença à s’inquiéter sérieusement qu’à la nuit tombée, et il demanda à Brun de se rendre auprès d’elle. Quand il vit Brun la reconduire à la caverne, il regretta de ne pas l’avoir envoyé plus tôt. La fatigue et la fièvre avaient achevé ce que l’affliction et le découragement avaient commencé. C’est Uba et Ebra qui s’occupèrent de la guérisseuse du clan. Ayla délirait, secouée de frissons et brûlante de fièvre, et hurlait de douleur dès qu’on lui frôlait les seins.
— Elle va perdre son lait, dit Ebra à la petite fille. Il est trop tard, Durc ne pourra plus la téter. Son lait a tourné.
— Mais on ne peut pas le sevrer déjà, il est trop petit. Que va-t-il devenir ? Et elle, que peut-on faire pour la soulager ?
Quelque chose aurait pu être tenté si Iza avait été là, ou si Ayla avait conservé ses sens. Uba elle-même savait qu’il existait des cataplasmes et des remèdes efficaces, mais elle était encore trop jeune et trop peu sûre d’elle. Quand la fièvre tomba, le sein d’Ayla était complètement tari. Elle se trouvait désormais incapable de nourrir son propre fils.
— Je ne veux pas de ce sale avorton chez moi, Oga ! Je ne veux pas qu’il devienne le frère de tes fils !
Broud était fou de rage, tandis qu’Oga, à ses pieds, s’efforçait de le convaincre.
— Mais Broud, ce n’est qu’un bébé. Aga et Ika n’ont pas assez de lait, alors que moi j’en ai pour deux, j’en ai toujours eu trop. Autrement, il va mourir de faim.
— Ça m’est complètement égal. On n’aurait jamais dû le laisser vivre dans ce clan, le premier de tous les clans. Il n’habitera pas dans mon foyer.
Oga cessa de trembler devant son compagnon et le regarda droit dans les yeux. Elle s’était attendue à ce qu’il peste et tempête tant et plus, mais elle avait cru qu’il finirait par se laisser fléchir. Comment pouvait-il se montrer aussi cruel, quelle que fût la haine qu’il portait à la mère de Durc ?
— Broud, Ayla a sauvé Brac, comment peux-tu laisser mourir son fils ?
— N’en a-t-elle pas été amplement récompensée ? On l’a autorisée à vivre et même à chasser. Je ne lui dois rien.
— On ne l’a pas autorisée à vivre, on l’a condamnée à la Malédiction Suprême. C’est à son totem protecteur qu’elle doit d’être revenue du monde des esprits, protesta Oga.
— Si on l’avait maudite une bonne fois pour toutes, elle ne serait pas revenue pour donner naissance à ce laideron. Et si son totem est si puissant, pourquoi n’a-t-elle plus de lait ? Tout le monde a dit que son fils était voué au malheur, et quel plus grand malheur pour lui que de perdre le lait de sa mère ? Veux-tu donc attirer le mauvais sort sur notre foyer ? Je te l’interdis, Oga, un point c’est tout !
Oga jeta à Broud un regard froid et déterminé.
— Non, Broud, ce n’est pas tout, répliqua-t-elle sans manifester la moindre peur envers son compagnon, dont la surprise se peignit sur son visage. Tu peux empêcher Durc d’habiter chez toi, c’est ton droit le plus strict et je ne peux pas m’y opposer. Mais tu ne peux m’interdire de l’allaiter. Ayla a sauvé mon fils, je ne laisserai pas mourir le sien. Durc sera le frère de mes fils, que tu le veuilles ou non.
Broud était abasourdi. Jamais il n’aurait cru sa compagne capable de lui désobéir, elle qui s’était toujours montrée soumise et respectueuse. Sa stupeur se transforma vite en fureur.
— Comment peux-tu oser me tenir tête, femme ? Je vais te chasser d’ici ! menaça-t-il en gesticulant comme un forcené.
— Eh bien, dans ce cas, je partirai avec mes fils, Broud, et je demanderai à un autre homme de me prendre avec lui. Si personne ne veut de moi, Mog-ur acceptera peut-être de me laisser vivre chez lui. Mais je nourrirai l’enfant d’Ayla.
Pour toute réponse, Broud se contenta de lui envoyer dans la figure un grand coup de poing, qui la jeta à terre. Fou de rage, il tourna les talons et se rua vers le foyer de Brun, en se promettant qu’une telle désobéissance ne resterait pas impunie.
— Avec son esprit de rébellion, elle a commencé par contaminer Iza, et maintenant c’est le tour de ma compagne ! s’exclama Broud en franchissant les pierres qui délimitaient le foyer du chef. J’ai dit à Oga que je ne voulais pas du fils d’Ayla et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? Qu’elle le nourrirait quand même ! Que rien ne l’en empêcherait ! Qu’il serait le frère de ses fils, que je le veuille ou non ! Tu te rends compte ?
— Elle a raison, répondit Brun avec calme. Tu ne peux pas l’en empêcher. Ce n’est pas à un homme de s’occuper de ce genre de choses, il a mieux à faire que de surveiller les tétées des bébés du clan.
Brun n’appréciait pas du tout l’esclandre de Broud. Il trouvait indigne d’un homme de se laisser aller à de tels éclats sur des sujets qui ne le concernaient guère. Et qui d’autre qu’Oga aurait pu se charger de nourrir Durc ? L’enfant faisait partie du Peuple du Clan, et le clan avait toujours pris soin des siens. Une femme, fût-elle d’un autre clan et sans enfant, recevait toujours de quoi manger à la mort de son compagnon. On ne laissait personne mourir de faim.
Broud pouvait refuser d’accepter Durc dans son foyer, car cela l’aurait obligé à l’éduquer avec les fils d’Oga. Mais pourquoi refuserait-il que sa compagne allaite un enfant du clan ?
— Tu insinues donc qu’Oga peut me désobéir en toute impunité ?
— Mais qu’est-ce que cela peut bien te faire ? Tu veux que l’enfant meure, c’est bien ça ? demanda Brun au fils de sa compagne qui rougit à cette question directe. Il fait partie du clan, Broud. En dépit de la forme de sa tête, il ne semble pas attardé. Quand il sera grand, il deviendra chasseur, dans ce clan qui est le sien. On lui a déjà trouvé une compagne et tu as donné ton accord. Pourquoi réagir si violemment au fait que ta compagne nourrisse l’enfant d’une autre ? C’est encore Ayla qui te met dans cet état ? Tu es un homme, Broud, et tu sais bien que, si tu lui commandes, elle doit obéir. Et c’est d’ailleurs ce qu’elle fait. A moins que je ne me trompe ? Tu t’abaisses en t’acharnant ainsi contre une femme. Es-tu vraiment un homme, Broud ? L’es-tu assez pour prendre la tête de ce clan ?
— Je ne veux pas qu’un enfant difforme soit le frère des fils de ma compagne, c’est tout, se défendit Broud, qui n’avait pas été sans remarquer l’allusion menaçante.
— Broud, quel est le chasseur qui n’a sauvé un jour la vie d’un autre ? Quel homme ne possède une partie de l’esprit de chacun des autres ? Quel homme n’est le frère de tous les autres ? Qu’importe que Durc devienne maintenant ou plus tard le frère des fils de ta compagne ! Pourquoi t’y opposes-tu ?
Broud n’avait rien à répondre à cela, ou du moins rien d’acceptable. Il ne pouvait avouer sa haine féroce pour Ayla. Il aurait démontré ce faisant qu’il était incapable de se maîtriser, qu’il n’était pas digne d’être chef. Il regrettait d’être allé trouver Brun. J’aurais dû me rappeler, se dit-il, qu’il prend toujours sa défense. Il était pourtant bien fier de moi au Rassemblement. Et maintenant, une fois de plus à cause d’elle, le voilà qui doute à nouveau de moi.
— Bon, qu’elle le nourrisse après tout, dit-il avec des gestes qui trahissaient son dépit et son amertume. Mais je ne veux pas de lui dans mon foyer. (Sur ce point, il se savait dans son droit et il était bien décidé à ne pas céder.) Quoi que tu en dises, je le crois attardé, moi. Je ne veux pas me charger de son éducation, et je doute qu’il devienne jamais chasseur.
— Comme tu veux, Broud. Je me suis engagé, moi, à assumer la responsabilité de son éducation. Durc fait partie du clan et il deviendra chasseur, j’en fais mon affaire.
Broud s’apprêtait à regagner son foyer quand il vit Creb apporter Durc à Oga, et il préféra quitter la caverne. Il ne donna libre cours à sa colère qu’au moment où il fut bien assuré que Brun ne pouvait plus le voir. Tout cela est la faute de ce vieil infirme, se dit-il, en essayant de chasser rapidement cette idée de son esprit, tant il craignait que le sorcier puisse lire dans ses pensées.
Plus peut-être qu’aucun des autres hommes du clan, Broud redoutait les esprits et sa crainte s’étendait à celui qui était en relations si intimes avec eux. Au cours du Rassemblement du Clan, il avait eu maintes fois l’occasion d’entendre les jeunes gens des autres clans chercher à s’effrayer en se racontant des histoires de mauvais sorts jetés par des mog-ur en colère : des lances se détournant au dernier moment de la proie visée, de terribles maladies accompagnées de mille souffrances, toutes sortes de calamités étaient imputées à la vengeance des mog-ur. Or, le mog-ur du clan de Broud était le plus puissant de tous les sorciers.
Bien que Broud eût parfois trouvé que la difformité de Mog-ur était plus source de ridicule que de respect, il devait s’avouer que le corps tourmenté et le visage atrocement défiguré du sorcier ajoutaient à sa stature. Mog-ur apparaissait à tous ceux qui le rencontraient pour la première fois comme moitié homme, moitié démon. Broud s’était vanté auprès des autres jeunes hommes de ne pas avoir peur du grand Mog-ur, jouissant de la stupeur incrédule que suscitaient ses vantardises. Mais de même qu’il avait été impressionné malgré lui par les récits terrifiants courant sur les pouvoirs des mog-ur, de même la révérence craintive que tous les clans manifestaient à l’homme qui boitait avait encore renforcé la peur secrète que ce dernier lui avait toujours inspirée.
Chaque fois qu’il songeait au jour où il serait chef, Broud imaginait qu’il aurait Goov pour mog-ur, trouvant moins redoutable le futur sorcier, plus proche de lui par l’âge et par leurs aventures communes de chasseurs. S’il comptait bien amadouer ou intimider le servant pour le faire se conformer à ses décisions, il ne pouvait envisager d’en faire autant avec Mog-ur.
Tandis que Broud s’enfonçait dans la forêt, il prit une décision ferme et arrêtée : jamais plus il ne donnerait à Brun l’occasion de douter de lui ; jamais plus il ne compromettrait son accession à un rang qu’il était si près d’obtenir. Quand je serai chef, c’est moi qui prendrai les décisions, se dit-il avec une impatience rageuse. Quand je serai chef, Brun aura beau prendre sa défense, il ne pourra plus la protéger. Elle a retourné Brun contre moi, et même Oga, ma propre compagne. Broud s’abandonna au plaisir malsain de se remémorer tous les torts, toutes les insolences d’Ayla à son égard, toutes les fois où elle lui avait volé ses légitimes moments de triomphe, toutes les fois où il s’était senti insulté, diminué par sa seule présence. Mais il saurait attendre sa vengeance. Un jour, un jour proche, se promit-il, Ayla regretterait d’être venue vivre au sein de ce clan.
Broud n’était pas le seul à blâmer le vieil infirme : Creb lui-même se considérait comme responsable de la perte du lait d’Ayla, même s’il avait agi en pensant bien faire. Il n’entendait rien au corps des femmes, qu’il n’avait pas, ou si peu, fréquentées. Il lui avait fallu atteindre son grand âge pour vivre auprès d’une mère et de son bébé. Il n’avait ainsi pas compris que si une femme allaitait l’enfant d’une autre, ce n’était jamais pour s’acquitter d’un devoir communautaire, mais toujours pour répondre à un besoin ou une urgence. Creb comprenait maintenant qu’Ayla aurait fini par nourrir Durc et qu’elle n’aurait pas perdu son lait.
Il se demandait pourquoi il arrivait un tel malheur à la jeune femme. Creb se mit à en chercher les raisons, et ses réflexions l’amenèrent à douter des motifs qui l’avaient guidé lui-même. Derrière ses bonnes intentions, n’avait-il pas voulu inconsciemment lui rendre le mal qu’elle lui avait fait elle-même involontairement ? Dans ce cas, comment pouvait-il désormais se considérer comme digne d’avoir pour totem le Grand Ours des Cavernes ? S’il incarnait le plus grand sorcier du clan, alors le clan méritait probablement de disparaître. La conviction qu’il avait de la fin prochaine de sa race, la mort d’Iza ainsi que la mauvaise conscience d’avoir cruellement meurtri Ayla plongèrent Creb dans une profonde tristesse.
Ce n’était pas à Mog-ur qu’Ayla en voulait mais à elle-même de voir une autre femme allaiter son fils alors qu’elle en était incapable. Oga, Aga et Ika étaient venues toutes trois lui proposer de nourrir Durc et elle avait accepté avec reconnaissance. Mais la plupart du temps, c’était Uba qui apportait Durc à l’une d’elles, auprès de qui elle restait jusqu’à ce que le bébé eût fini. En perdant son lait, Ayla perdit en même temps une partie de la vie de son fils. Mais chaque nuit, en prenant Durc auprès d’elle, elle remerciait Broud pour son refus de recueillir l’enfant dans son foyer : ainsi n’en était-elle pas complètement séparée.
Tandis que les jours raccourcissaient avec l’automne, Ayla reprit sa fronde, saisissant ce prétexte pour sortir seule. Elle avait si peu chassé l’année précédente qu’elle avait perdu de son habileté, mais bien vite elle retrouva toute sa précision et sa rapidité. La plupart du temps elle partait tôt le matin et rentrait tard le soir, confiant Durc à Uba, et son seul regret était que l’hiver approchât si vite.
Si la chasse lui redonnait des forces et occupait l’esprit d’Ayla tant qu’elle s’y livrait, elle n’était pas pour autant débarrassée du poids de son chagrin. Il semblait à Uba que toute joie avait déserté le foyer de Creb. Sa mère lui manquait et une infinie tristesse se dégageait de Creb comme d’Ayla. Seul Durc, dans son inconscience enfantine, perpétuait un peu de ce bonheur qui, autrefois, lui avait paru être son dû. A l’occasion, il parvenait même à tirer Creb de sa léthargie.
Ce matin-là, Ayla était partie de bonne heure. Uba s’était éloignée du foyer pour chercher quelque chose au fond de la caverne quand Oga vint rapporter Durc dont elle confia la surveillance à Creb. L’enfant était rassasié et satisfait, mais il semblait peu disposé à dormir. Il rampa vers le vieillard et se dressa sur ses jambes flageolantes en se retenant au vêtement de Creb.
— Toi, tu vas bientôt marcher, dit Creb. Avant la fin de l’hiver, tu courras partout dans la caverne, mon bonhomme !
Creb lui chatouilla le ventre. Durc ouvrit la bouche en étirant les lèvres et un rire gargouilla dans sa gorge. Creb ne connaissait qu’une seule personne dans le clan capable de produire un son pareil. Il le chatouilla encore, et l’enfant rit de plus belle au point d’en perdre l’équilibre et de se retrouver les fesses par terre. Creb le releva et l’examina d’un regard attentif.
Les jambes de Durc étaient arquées, mais moins que celles des autres enfants du clan et, quoique grassouillettes, Creb pouvait voir que leurs os étaient plus longs et plus fins. J’ai l’impression que ses jambes seront droites comme celles d’Ayla, et qu’il sera aussi grand qu’elle. Et son cou, si maigre et si fragile à la naissance qu’il n’arrivait pas à tenir la tête droite, ressemble à présent à celui d’Ayla. Et sa tête donc ? Ce grand front, c’est celui d’Ayla. Creb tourna Durc de profil. Le front, oui, mais les sourcils et les yeux, ce sont bien ceux du clan, ainsi que sa nuque.
Ayla avait raison. Il n’est pas difforme mais le résultat d’un mélange entre la conformation de sa mère et celle du clan. Je me demande si ça se passe toujours ainsi. Les esprits se mélangent-ils ? La vie commence-t-elle par un mélange de l’esprit des totems mâles et des totems femelles ? Creb n’en savait rien, mais tout cela lui donna à penser. Le vieux sorcier médita souvent au sujet de Durc tout au long de cet hiver solitaire. Il avait l’impression que le petit garçon serait appelé à jouer un rôle important dans le futur, mais il était bien incapable de dire lequel.