20

— Ne devrait-elle pas être rentrée, Iza ? s’inquiéta Creb qui avait passé tout l’après-midi à guetter le retour d’Ayla.

Iza hocha nerveusement la tête, sans lever les yeux du quartier de viande qu’elle était en train de débiter en morceaux.

— Aïe ! s’écria-t-elle soudain en se coupant avec l’instrument tranchant.

Creb leva les yeux, non seulement surpris par la maladresse mais aussi par son cri. Iza était si habile à manier les outils acérés qu’il ne se rappelait pas l’avoir jamais vue se blesser.

— Je viens de parler à Brun, Iza, déclara-t-il. Il ne croit pas nécessaire de commencer les recherches dès à présent. Personne ne doit savoir où une femme a décidé de... enfin où elle est allée. Mais par ailleurs elle est si faible qu’il se peut qu’elle se soit évanouie quelque part sous la pluie. Tu devrais aller la chercher, Iza, c’est toi la guérisseuse. Elle n’a pas dû aller bien loin. Et ne t’inquiète pas pour le dîner, je peux attendre encore un peu. Vas-y avant qu’il fasse nuit noire.

— Je ne peux pas, répondit Iza en suçant son doigt blessé.

— Comment tu ne peux pas ? s’étonna Creb.

Le vieux sorcier était perplexe. Pourquoi Iza ne veut-elle pas partir à sa recherche ? D’ailleurs, pourquoi ne l’a-t-elle pas déjà fait ? Et puis je la trouve bien nerveuse.

— Non, je ne pourrai pas la trouver.

— Comment peux-tu le savoir, tu n’as même pas commencé à la chercher ?

— Ça ne servirait à rien, je ne pourrais pas la trouver.

— Et pourquoi donc ? insista Creb.

— Parce qu’elle se cache, avoua la femme dont le regard reflétait l’angoisse et la peur.

— Elle se cache ! Mais de quoi se cache-t-elle ?

— De tout le monde. De Brun, de toi, de moi, de tous, répondit Iza.

Devant les réponses énigmatiques de sa sœur, Creb ne savait que penser.

— Iza, tu ferais mieux de m’expliquer pourquoi elle se cache ainsi de nous tous, et plus particulièrement de toi.

— Elle désire garder le bébé, Creb, déclara Iza précipitamment. Je lui ai bien dit que c’est le devoir d’une mère de se débarrasser d’un enfant anormal, mais elle n’a rien voulu entendre. Tu sais combien elle désirait ce petit. Elle m’a dit qu’elle allait se cacher avec lui jusqu’au jour de la Cérémonie du Nom. Alors, Brun sera obligé de l’accepter.

Creb ne fut pas long à comprendre toutes les implications de la fuite d’Ayla.

— Oui, Brun sera obligé d’accepter son fils dans le clan, Iza, mais il la condamnera pour sa désobéissance, et cette fois pour toujours. Tu sais bien que les hommes ne tolèrent pas de se voir contraints par une femme. Brun ne transigera pas, de peur que ses hommes cessent de le respecter. De toute façon, il va perdre la face. Et dire que le Rassemblement du Clan aura lieu l’été prochain ! Il ne pourra jamais faire front aux accusations des autres clans, et le nôtre sera ridiculisé à cause d’Ayla, répliqua le sorcier avec colère. Comment une telle idée a-t-elle pu lui traverser la tête ?

— C’est dans l’une des histoires d’Aba, celle où une mère dépose son enfant anormal au faîte d’un arbre, répondit Iza, désespérée de ne pas s’être montrée plus ferme envers Ayla.

— Des histoires de bonnes femmes, oui ! s’exclama Creb sur un ton méprisant. Aba aurait dû s’abstenir de mettre de telles sottises dans la tête d’une jeune fille.

— Aba n’est pas la seule responsable, Creb, tu l’es également.

— Moi ? Quand lui aurais-je raconté de pareilles sornettes ?

— Tu n’en as pas eu besoin. Tu es né infirme et on t’a néanmoins laissé vivre. Aujourd’hui tu es Mog-ur.

La révélation ébranla fortement le vieux sorcier manchot et boiteux.

Il connaissait le concours de circonstances qui l’avait soustrait à la mort à sa naissance. Seule la chance avait préservé l’homme qui était aujourd’hui le plus grand mog-ur de tous les clans réunis. La mère de sa mère lui avait dit qu’il devait sa vie à un pur miracle. Ayla avait-elle imaginé semblable miracle pour son fils ? Elle se trompait. Jamais elle ne réussirait à convaincre Brun de donner une chance à son fils.

— Et toi, Iza, tu n’as donc rien tenté pour la dissuader ?

— J’ai fait tout ce que j’ai pu. Je lui ai proposé de la débarrasser moi-même de l’enfant, mais elle ne m’a pas laissée m’en approcher. Oh, Creb, elle a tellement souffert pour le mettre au monde !

— Alors, ainsi, tu l’as laissée partir en espérant que son projet réussirait ! Et pourquoi ne pas en avoir parlé à Brun ou à moi ?

Iza se contenta de secouer la tête d’un air accablé.

Creb a raison, pensait-elle. Maintenant, la mort n’attend pas seulement le bébé d’Ayla, mais Ayla elle-même.

— Où est-elle allée ? demanda Creb d’un geste impératif.

— Je n’en sais rien. Elle m’a parlé d’une petite grotte dans la montagne.

Le sorcier lui tourna abruptement le dos et se dirigea vers le foyer du chef.


Les cris du nouveau-né finirent par tirer Ayla de sa torpeur. La nuit était tombée et la petite grotte était froide et humide. La jeune fille alla soulager sa vessie au fond de la faille et grimaça de douleur au feu provoqué par le liquide ammoniaqué sur ses chairs à vif et déchirées. Elle fouilla à tâtons dans son panier pour trouver de quoi changer son enfant ainsi qu’une bande de peau absorbante pour elle-même. Après s’être désaltérée, elle l’enveloppa dans la fourrure et donna le sein à son petit. Quand elle s’éveilla pour la seconde fois, les rayons du soleil filtraient à travers le réseau de branchages, illuminant la caverne. Elle se restaura un peu pendant que son bébé tétait.

Revigorée par le sommeil et le repas, Ayla, son enfant dans ses bras, songea à tout ce qu’elle devrait faire. Ramasser du bois, pour commencer, et trouver de quoi manger, car ce qu’elle avait ne durerait pas longtemps. La luzerne devait pousser dans les parages ; elle lui échaufferait le sang. Il devait y avoir du trèfle ; de la vesce, et elle pourrait recueillir de la sève de bouleau ; l’érable aurait été préférable mais il ne poussait pas à cette altitude. Enfin, elle trouverait bien de la bardane, du pas-d’âne et des pissenlits. Et il y avait assez d’écureuils, de castors et de lapins dans le coin pour qu’elle ne manque pas de viande.

Elle songea aux plaisirs du printemps, aux cueillettes et aux chasses qu’elle pourrait entreprendre d’ici peu, mais en se levant elle se sentit désemparée à la vue du sang qui lui souillait les jambes en même temps qu’elle éprouvait un léger vertige.

Quand la tête cessa de lui tourner, elle décida d’aller se laver et, par la même occasion, de ramasser du bois. Elle se demanda que faire du bébé. En règle générale, les femmes du clan ne laissaient jamais leur enfant sans surveillance, mais il lui fallait se laver et également remplir son outre d’eau, et elle pourrait rapporter davantage de bois.

Elle jeta un coup d’œil hors de la grotte avant d’en sortir et d’en obstruer l’entrée avec le rideau de branchages des noisetiers. Le sol était détrempé ; les abords du ruisseau, une mare de boue glissante. Frissonnant de froid dans le vent d’est, Ayla se déshabilla et entra dans l’eau glacée pour se rincer et nettoyer ses vêtements. Puis, renfilant ses fourrures humides, elle se dirigea vers les bois qui entouraient la prairie et se mit en devoir d’arracher les branches mortes au bas d’un sapin. Elle fut aussitôt prise d’un vertige, les jambes lui manquèrent et elle dut se retenir au tronc de l’arbre pour ne pas tomber. Il lui fallait pour le moment abandonner toute idée de chasser ou même de ramasser du bois. Sa grossesse difficile, son accouchement éprouvant, sa récente escalade avaient eu raison de ses dernières forces.

Le bébé criait quand elle regagna la caverne. Le froid, l’humidité et la disparition du contact rassurant de sa mère l’avaient réveillé. Elle le prit dans ses bras, et c’est alors qu’elle se souvint d’avoir oublié l’outre près du ruisseau. Elle avait absolument besoin d’eau. Elle reposa son enfant et ressortit, de la grotte. Il commençait à pleuvoir. Quand elle revint enfin, elle se laissa tomber par terre et eut à peine la force de tirer la lourde couverture sur leurs deux corps blottis l’un contre l’autre avant de sombrer dans un sommeil lourd.


— Je vous l’ai toujours dit qu’elle était insolente, têtue ! s’exclama Broud, qui triomphait. S’est-il trouvé quelqu’un pour me croire ? Non, personne ! Vous avez tous pris son parti, vous lui avez trouvé des excuses, vous l’avez laissée agir à sa guise et même autorisée à chasser, sous prétexte qu’elle possède un totem puissant. Qu’importe, les femmes n’ont pas le droit de chasser ! Le Lion des Cavernes ne l’y a jamais incitée, ce n’était qu’une provocation ! Voyez ce qui arrive quand on est trop faible avec les femmes ! Quand on leur laisse trop de liberté ! Maintenant, elle s’imagine qu’elle pourra obliger le clan à accepter son fils anormal. Mais cette fois, personne ne pourra lui trouver de bonnes excuses. Elle a délibérément bafoué les coutumes du clan et c’est impardonnable !

Broud jubilait de pouvoir lancer à la face de chacun son « Je vous l’avais bien dit ! » et il retournait le couteau dans la plaie avec une satisfaction qui impatientait Brun. Ce dernier se trouvait dans une mauvaise posture, mais le fils de sa compagne ne lui facilitait pas la tâche.

— Tu viens de marquer un point, Broud, admit-il. Il est inutile d’insister davantage. Je m’occuperai d’elle à son retour. Personne ne m’a jamais impunément obligé à agir contre ma propre volonté. Quand nous poursuivrons les recherches demain matin, je propose que nous allions là où nous n’avons pas l’habitude de nous rendre. Iza a mentionné l’existence d’une petite grotte. L’un de nous en a-t-il vu dans les environs ? Ce doit être près d’ici car elle était trop faible pour aller bien loin. Malgré la pluie, on découvrira peut-être l’une de ses empreintes. Peu importe le temps que cela nous prendra, mais je veux qu’on la retrouve.

Iza attendait anxieusement la fin de la discussion entre Brun et les hommes. Prenant son courage à deux mains, elle avait décidé de lui demander un entretien et, quand elle vit que la réunion était terminée, elle se présenta au foyer du chef et s’assit à ses pieds, les yeux baissés.

— Que veux-tu, Iza ? lui demanda Brun après lui avoir tapé sur l’épaule.

— La femme indigne qui se tient devant toi désire te parler, commença Iza.

— Tu as mon autorisation.

— Cette femme a eu tort de ne pas prévenir le chef quand elle a su ce qu’Ayla avait l’intention de faire, dit Iza. Mais, Brun, elle désirait tellement cet enfant ! Personne ne croyait possible qu’elle pût jamais donner le jour à un enfant. Elle était si heureuse de l’avoir mené à terme et elle a tant souffert ! Cet enfant, même difforme, elle ne voulait pas l’abandonner. Elle n’avait plus tout à fait sa tête à elle, Brun. Elle ne savait plus très bien ce qu’elle faisait. Je sais que je n’ai pas le droit de t’en faire la demande, mais je te supplie de lui laisser la vie sauve.

— Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt, Iza ? Me suis-je montré si dur envers elle ? Les souffrances de son accouchement ne m’ont pas échappé. Un homme doit éviter de regarder ce qui se passe chez son voisin, mais il ne peut pas se boucher les oreilles. Personne ici n’ignore ce qu’Ayla a enduré pour donner le jour à son fils. Crois-tu donc que je n’aie pas de cœur ? Si tu étais venue me dire ce qu’elle avait l’intention de faire, ne penses-tu pas que j’aurais envisagé de lui laisser son enfant, si sa difformité n’avait pas été trop monstrueuse ? Mais tu ne m’en as pas donné la possibilité, et cela ne te ressemble pas.

« Je ne t’ai jamais vue faillir à tes devoirs, Iza. Tu as toujours été un exemple pour les autres femmes, et je préfère mettre ta conduite sur le compte de ta maladie. J’ai respecté ton silence à ce sujet, et je ne t’en ai jamais parlé, mais j’étais sûr que tu nous quitterais pour le monde des esprits l’automne dernier. Je savais également qu’Ayla croyait que c’était son unique chance d’avoir un enfant, et peut-être a-t-elle raison. Pourtant, je l’ai vue oublier ses problèmes et ses propres souffrances pour te soigner, Iza, et parvenir à te sortir de ce mauvais pas. J’ignore comment elle a fait. Peut-être Mog-ur est-il intervenu auprès des esprits pour qu’ils t’accordent de demeurer encore quelque temps parmi nous, mais le mérite de ta guérison ne lui revient qu’en partie.

« Je m’apprêtais justement à répondre à la requête du Mog-ur et à autoriser Ayla à devenir guérisseuse car j’en étais venu à la respecter autant que je te respecte, Iza. Elle s’est montrée plus d’une fois admirable de courage, et elle a été un modèle d’obéissance malgré le dur traitement que lui infligeait le fils de ma compagne. Il était indigne de lui de s’acharner ainsi sur une femme. Broud est un chasseur très courageux et je n’ai jamais compris pourquoi il sentait sa virilité menacée par une femelle. Mais peut-être a-t-il vu dans sa conduite des choses qui m’ont échappé ? Peut-être ai-je fait preuve d’aveuglement en ce qui la concerne ? Iza, si tu étais venue me parler plus tôt, j’aurais pu considérer ta requête, mais il est trop tard à présent. Quand elle reviendra avec son enfant, elle mourra et son fils avec elle.


Le lendemain, Ayla essaya d’allumer un feu avec le bois qui restait de son précédent séjour, mais elle n’eut pas la force suffisante pour provoquer une étincelle, et c’est précisément ce qui la sauva. Droog et Crug découvrirent le chemin qui menait à la prairie tandis que la mère et le fils dormaient, et s’ils avaient senti un feu ou même des cendres chaudes, ils les auraient surpris. Ils s’approchèrent si près de leur refuge qu’ils auraient entendu le nouveau-né s’il s’était mis à pleurer. Mais l’ouverture de la grotte était si bien dissimulée par le vieux buisson de noisetiers que ni l’un ni l’autre ne remarqua rien. Et la chance continua de sourire à Ayla. Les pluies printanières qui tombaient sans discontinuer avaient transformé les abords du ruisseau en un véritable marécage et effacé toute trace de passage d’un être humain. Les deux hommes possédaient une telle expérience de la chasse que non seulement ils étaient capables d’identifier les empreintes de tous les membres du clan, mais qu’ils auraient tout de suite repéré les pousses coupées ou les trous laissés par l’arrachage des racines si Ayla avait pu cueillir de quoi manger. Une fois encore, ce fut sa faiblesse qui la sauva.

Lorsqu’un peu plus tard, elle s’aventura dehors, elle eut un haut-le-cœur en découvrant les traces des deux hommes qui s’étaient arrêtés pour boire au ruisseau. Après cette découverte, elle n’osa plus sortir de la grotte, et elle tressaillait à chaque fois qu’un coup de vent agitait les branches des noisetiers.

Les provisions qu’elle avait apportées tiraient à leur fin. En fouillant dans le panier qu’elle avait laissé dans la grotte la fois précédente, elle ne récolta que quelques noisettes sèches ou gâtées, ainsi que les crottes des petits rongeurs qui ne s’étaient pas privés de puiser à satiété dans ses réserves. Elle se souvint alors qu’elle avait caché de la viande de daim séchée au fond de la caverne. Soulevant les pierres, elle s’aperçut avec joie que rien n’avait été touché et que la viande était en bon état, mais sa joie fut brutalement interrompue.

Un bruissement la fit se retourner et elle vit, le cœur battant, les branchages bouger.

— Uba ! s’écria-t-elle en voyant la petite fille se faufiler dans la caverne. Comment as-tu fait pour me trouver ?

— Je t’ai suivie quand tu es partie. Je craignais qu’il t’arrive quelque chose. Tiens, je t’ai apporté de quoi manger et une infusion pour faire monter le lait. C’est maman qui l’a préparée.

— Est-ce qu’Iza sait où je suis ?

— Non, mais elle sait que je le sais. Je crois qu’elle ne tient pas à le savoir directement, autrement elle serait obligée de le dire à Brun. Oh, Ayla, Brun est furieux contre toi. Les hommes te cherchent.

— Je sais, j’ai vu leurs empreintes, mais ils n’ont pas trouvé la grotte.

— Broud ne cesse de se vanter d’avoir toujours su que tu étais une rebelle. Je n’ai presque pas vu Creb depuis ton départ, il passe son temps là où il y a les esprits, et maman est très malheureuse. Elle te fait dire de ne pas revenir.

— Si elle ne t’a pas parlé de moi, comment a-t-elle pu te transmettre le message ? demanda Ayla.

— Elle a préparé plus de nourriture que nécessaire hier au soir et ce matin aussi, mais pas trop quand même de peur que Creb ne se doute que c’était pour toi. Après, elle a préparé l’infusion en se lamentant et en se parlant à elle-même.

Elle me regardait droit dans les yeux en répétant : « Ah, si quelqu’un pouvait dire à Ayla de ne pas revenir ! Ma pauvre enfant, ma pauvre fille, elle n’a rien à manger, elle est si faible. Elle a besoin de lait pour nourrir son bébé... »

« Ensuite elle est partie en laissant cette outre pleine et toute la nourriture enveloppée.

« Elle m’a certainement vue quand je suis partie derrière toi, poursuivit Uba. J’ai été étonnée qu’elle ne me crie pas après en me voyant rentrer si tard. Brun et Creb lui en veulent beaucoup de ne pas leur avoir dit ton intention de fuir. S’ils savaient qu’elle pouvait découvrir ta cachette en me suivant ou en m’obligeant à lui en parler, ils la puniraient très sévèrement. Mais ni elle ni personne ne m’a rien demandé. On ne fait jamais beaucoup attention aux enfants, surtout les filles. Ayla, je sais que je devrais dire à Creb où tu es, mais je ne veux pas que Brun te maudisse. Je ne veux pas que tu meures.

Ayla sentit son cœur battre à grands coups qui résonnaient jusqu’à ses tympans. Qu’avait-elle fait là ? Elle n’avait pas bien mesuré son état de faiblesse et la difficulté qu’elle aurait à survivre avec un bébé dans des conditions aussi dures. Elle avait projeté de revenir le jour de la Cérémonie du Nom. Que vais-je faire, maintenant ? Elle serra son enfant contre elle, le visage torturé d’inquiétude.

Elle n’avait pas eu le choix, pensa-t-elle encore. Comment aurait-elle pu consentir à éliminer son enfant ?

Uba regardait tendrement la jeune mère qui, perdue dans ses pensées, semblait avoir complètement oublié sa présence.

— Ayla, dit-elle timidement. Tu veux bien me le montrer ? Je n’ai pas encore eu l’occasion de le voir.

— Mais bien sûr, Uba, signifia la jeune femme, confuse d’avoir pendant un moment ignoré la petite fille qui venait de faire un si long chemin pour lui transmettre le message d’Iza, et qui risquait d’encourir un grave châtiment si l’on venait à s’apercevoir qu’elle connaissait la cachette. Tu veux le prendre dans tes bras ?

— Oh oui, si tu le permets.

Ayla lui déposa le bébé sur les genoux, et Uba commença à le démailloter, non sans en avoir demandé d’un geste la permission à Ayla, qui acquiesça avec un faible sourire.

Uba regarda tour à tour Ayla et le bébé, et Ayla de nouveau.

— Il n’est pas estropié comme Creb, dit-elle. Il est un peu maigre, mais c’est seulement sa tête qui est différente, presque comme la tienne. Après tout, toi, tu ne ressembles à personne du clan.

— Iza m’a adoptée quand j’étais petite. Elle dit que je suis née chez les Autres, mais je fais partie du clan maintenant, déclara Ayla fièrement avant de baisser la tête d’un air accablé. Mais plus pour longtemps, ajouta-t-elle.

— Tu ne regrettes jamais ta mère, pas Iza, ta vraie mère ? demanda Uba, curieuse.

— Iza est la seule mère que je me rappelle. Je ne me souviens de rien avant mon arrivée dans le clan, répondit Ayla qui pâlit soudain. Uba, où vais-je aller si je ne peux pas rentrer à la caverne ?

— Je ne sais pas, Ayla. Maman a dit que Brun perdrait la face si tu l’obligeais à accepter ton fils et c’est pour ça qu’il est tellement en colère. Il dit que quand une femme force un homme à faire quelque chose, cet homme n’est plus respecté par les autres hommes. Même s’il te maudit après, il perdra la face, parce que là encore tu l’auras forcé à faire une chose contre sa volonté. Je ne veux pas que tu t’en ailles, Ayla, mais si tu reviens, tu risques la mort.

La jeune femme contempla le visage bouleversé de la fillette sans s’apercevoir qu’elle-même était en larmes. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

— Il vaut mieux que tu t’en ailles, Uba, sinon tu pourrais avoir des ennuis, lui conseilla Ayla en lui reprenant son enfant. Uba, je suis heureuse de t’avoir vue une dernière fois. Dis à Iza... dis à maman que je l’aime. Dis-le aussi à Creb, ajouta-t-elle en redoublant de sanglots.

— Je le ferai, Ayla.

La petite fille s’attarda encore un peu, puis, le cœur gros, quitta précipitamment la grotte.

Après le départ d’Uba, Ayla ouvrit le paquet de provisions. Il ne contenait pas grand-chose mais avec la venaison séchée, elle aurait de quoi tenir pendant quelques jours. Et ensuite, que se passerait-il ? L’esprit en proie à la plus extrême confusion, elle préféra ne pas penser à l’avenir. Elle mangea sans appétit, but un peu d’infusion et s’allongea de nouveau, son petit serré contre elle, pour trouver refuge dans le sommeil.

Elle se réveilla dans la nuit et but le reste d’infusion froid. Elle décida de profiter de l’obscurité pour aller chercher de l’eau, tâtonna à la recherche de l’outre puis se faufila à travers les branches en s’efforçant de ne faire aucun bruit.

Deux quartiers de lune que voilaient par intermittence des nuages poussés par le vent dispensaient une pénombre où chaque rocher, chaque arbre ceignant la prairie prenait une silhouette inquiétante.

Elle avança lentement, toute aux aguets, vers le ruisseau dont le chuintement troublait le silence nocturne. Elle savait qu’à cette heure les hommes dormaient encore dans la caverne et qu’ils ne reprendraient les recherches qu’au matin. Mais d’autres yeux la guettaient, des yeux habitués à percer l’ombre la plus dense. Les prédateurs et leurs proies venaient se désaltérer à la même source qu’Ayla.

La jeune femme aurait fait une proie facile pour tout félin attiré par son odeur. Mais Ayla avait su s’imposer dans cette partie de la montagne et des bois, et cette odeur même était devenue sa meilleure protection, car elle évoquait un danger pour tous les carnassiers que ses pierres, qui fendaient l’air en sifflant et frappaient si fort, avaient rendus craintifs.

Elle remplit son outre d’eau sans déceler le moindre mouvement et regagna son abri.


— Il y a bien une trace d’elle quelque part, dit Brun, qui ne décolérait plus. Même si elle a emporté des provisions, elles ne dureront pas éternellement. Il faudra bien qu’elle sorte de sa cachette. Vous allez battre encore les bois et la montagne, même là où vous êtes déjà passés. Si elle est morte, les charognards vous conduiront jusqu’à elle. Je veux qu’on la retrouve avant le jour de la Cérémonie du Nom. Sinon, je n’irai pas au Rassemblement du Clan.

— Eh voilà, elle va nous empêcher de retrouver ceux de notre peuple, maintenant, grogna Broud, méprisant. Pourquoi l’a-t-on accueillie dans le clan, je me le demande ! Elle n’est pas des nôtres. Si j’étais le chef, je n’aurais même pas laissé Iza la toucher. C’est incroyable que personne n’ait encore compris qui elle était vraiment. Une rebelle qui a toujours bafoué nos lois. Personne n’a rien dit quand elle a introduit un animal dans la caverne. On l’a laissée vagabonder dans la nature, et c’est comme ça qu’elle a pu espionner les hommes s’entraîner à l’art de la chasse, c’est comme ça qu’elle a osé non seulement toucher à une arme mais encore s’en servir ! Et quelle a été sa punition pour ce crime ? Maudite... pour la durée d’une lune ! Et quand elle est revenue, elle a été sacrée la Femme-Qui-Chasse ! Imaginez ce que les autres clans diront de nous au Rassemblement ! Ça ne m’étonne pas que ce soit à cause d’elle, si nous n’y allons pas.

— Broud, nous avons déjà entendu ce discours, répliqua Brun. Je te garantis que sa désobéissance ne restera pas impunie.

L’acharnement de Broud à dénoncer la tolérance excessive du clan mais surtout de son chef à l’égard de cette jeune étrangère irritait d’autant plus Brun qu’elle l’obligeait à interroger sa propre attitude envers cette enfant des Autres, qui avait su lui imposer sa différence. Mais peut-être Broud avait-il en partie raison. Peut-être avait-il été trop indulgent, trop faible, et sa faiblesse avait permis cette ultime désobéissance, pour laquelle il n’y avait plus de pardon possible.

L’insistance de Broud provoquait des réflexions semblables parmi les autres hommes du clan, et la plupart n’étaient pas loin de penser qu’Ayla les avait plus ou moins trompés, qu’elle avait d’une certaine façon trahi leur confiance, et enfin que seul Broud l’avait peut-être devinée avant tout le monde. Sitôt que Brun avait le dos tourné, Broud s’empressait de laisser entendre que leur chef se faisait vieux, qu’il n’avait plus la fermeté propre à mener un clan. Pour Brun, qui sentait le respect des hommes lui échapper, le coup était dur. Sa confiance en lui-même en était ébranlée et, dans sa situation présente, il ne pouvait se présenter la tête haute à un Rassemblement.


Ayla ne quittait la grotte que pour aller chercher de l’eau. Emmitouflée dans ses fourrures, elle avait assez chaud pour se passer de feu. Les provisions qu’Uba lui avait apportées ainsi que la viande de daim, sèche et dure comme du cuir mais hautement nourrissante, la dispensaient de chasser, lui laissant tout loisir de se reposer. Endurci par des années de travaux éreintants, son jeune corps se remettait rapidement et elle n’eut bientôt plus besoin de dormir autant. Mais à l’état de veille, des pensées funestes l’assaillaient.

Ayla était assise à l’entrée de la caverne, son fils endormi dans ses bras. Un soleil printanier, que cachaient par moments quelques nuages, réchauffait le seuil de son refuge. La jeune femme contemplait son enfant dont la paisible respiration était rassurante. Elle venait de lui donner le sein ; son lait coulait bien.

Uba a dit que tu n’es pas si vilain, pensa-t-elle en tournant doucement la tête du bébé pour examiner son profil. C’est en tout cas mon avis. Tu es un peu différent, c’est tout. Moins que moi, je te l’assure ! songea-t-elle au rappel douloureux de son reflet dans la mare. Mon front est aussi bombé que le sien et ce petit os sous la bouche, j’en ai un semblable. Mais je n’ai pas les arcades sourcilières aussi avancées. En fait, il ressemble un peu aux bébés du clan. C’est un mélange d’eux et de moi.

Je ne pense pas que tu sois anormal, mon fils. Si mon esprit s’est mêlé à celui d’un homme du clan, tu es le fruit de ce mélange. Mais je me demande quel est le totem qui t’a engendré. Le mien est tellement puissant que seul Ursus pourrait en être l’auteur. C’est le totem de Creb, et je vis à son foyer, mais il prétend que l’esprit d’Ursus ne se laisse jamais avaler par une femme. Si ce n’est Creb, qui cela pourrait-il être ?

L’image de Broud s’imposa soudain à elle. Non ! Elle secoua la tête, s’efforçant de chasser cette pensée. Broud ? Elle frissonna de dégoût au souvenir de ce qu’il l’avait forcée à subir. Elle le haïssait corps et âme. J’espère qu’il ne viendra plus jamais satisfaire ses besoins dans mon ventre. Comment Oga peut-elle aimer ça ? Pourquoi les hommes font-ils cela aux femmes ? Pourquoi faut-il qu’ils enfoncent leur organe là d’où viennent les bébés ? Cet endroit ne devrait être que pour les bébés, pas pour le membre poisseux de Broud...

La relation qu’elle venait de faire à son insu retint son attention, malgré toute la réticence qu’elle lui inspirait. Est-ce l’organe de l’homme qui provoque la vie dans le ventre d’une femme ? Ce n’est pas l’esprit de son totem ? Cela voudrait dire que le bébé est aussi le sien ? Je ne sais pas comment les femmes avalent l’esprit d’un totem, mais je les ai vues souvent se faire pénétrer par les hommes. Tout le monde disait que je ne pourrais jamais avoir d’enfant parce que mon totem était trop puissant.

Pourtant, j’ai un fils, et il s’est manifesté en moi quelque temps après que Broud eut pris un sale plaisir à me violenter.

Non ! Dans ce cas, mon enfant serait aussi celui de Broud ! songea Ayla avec horreur. Non, c’est impossible. Creb a raison, j’ai avalé un esprit qui a pu vaincre le mien avec le concours d’autres esprits, peut-être de tous. Tu es mon bébé, pas celui de Broud. Elle serra si fort contre elle son enfant qu’il se réveilla et se mit à pleurer. Elle le berça doucement pour le calmer.

Pourquoi mon totem aurait-il accepté cette vie nouvelle en sachant qu’elle était condamnée ? Tous les enfants que je pourrais mettre au monde ressembleraient toujours à celui-là. Ils seraient tous un mélange du clan et de moi ; ils seraient tous déclarés difformes, tous éliminés selon la loi.

Que vais-je faire ? se demanda Ayla avec désespoir. Si je reviens pour la cérémonie, Brun me maudira. Où puis-je aller ? Je ne me sens pas encore assez forte pour me remettre à chasser, et puis d’ailleurs comment chasser, si je dois t’emmener avec moi ? Enfin, on pourrait toujours se nourrir de baies et de racines. Et puis, où trouver une autre grotte ? Je ne peux pas rester ici, il y a trop de neige en hiver, et c’est trop près de la caverne. Tôt ou tard, les chasseurs finiront bien par me découvrir. Et même si je parvenais à fuir loin d’ici et à trouver un refuge, tu n’aurais aucun compagnon de jeu, aucun homme pour t’apprendre à chasser, personne pour veiller sur toi s’il m’arrivait malheur.

Je veux rentrer à la caverne, sanglotait Ayla, le visage enfoui dans la couverture de son enfant. Je veux revoir Creb et Uba. Je veux revoir ma mère. Si je rentre maintenant, je cours le risque que Brun me maudisse, mais je sais aussi que l’homme a bon cœur. Il m’a toujours donné une chance. Il m’a laissée chasser. Au lieu de le forcer à t’accepter en ne réapparaissant qu’au septième jour, je pourrais revenir tout de suite, et le supplier de te laisser la vie. Il reste deux jours avant la cérémonie. Brun ne perdrait pas la face. Il sera peut-être moins en colère contre moi.

Mais s’il refuse de t’accepter ? Si tu dois mourir, je mourrai avec toi. Je te promets que jamais je ne te laisserai aller seul dans le monde des esprits. On va partir sur-le-champ, et je demanderai à Brun l’autorisation de te garder. Que puis-je faire d’autre ?

Ayla fourra précipitamment toutes ses affaires dans son panier, enveloppa son enfant dans une couverture qu’elle noua sur l’épaule et s’emmitoufla dans sa grande fourrure avant de se glisser hors de la petite grotte. En sortant, son regard fut attiré par un objet brillant : une pierre grise qui étincelait de tous ses feux au soleil. Elle la ramassa, l’examina et vit qu’elle se composait en fait d’un agglomérat de trois petits nodules de pyrite. Depuis le temps qu’elle hantait la grotte et ses parages, elle n’avait jamais remarqué ce caillou insolite.

Le serrant dans ses poings, Ayla ferma les yeux. Était-ce un signe de son totem ?

— Grand Lion des Cavernes, dit-elle avec des gestes solennels, veux-tu me faire savoir qu’il est temps que je rentre ? O Grand Lion des Cavernes, fais que ce signe soit la preuve que tu m’as trouvée digne de toi et que mon enfant vivra.

Les mains tremblantes, elle défit le nœud de la petite bourse de cuir qu’elle portait toujours pendue à son cou et ajouta la brillante pyrite de fer au morceau d’ivoire, au fossile de gastéropode et au fragment d’ocre rouge.

Le cœur battant de peur malgré cette faible lueur d’espoir, Ayla se mit en route vers la caverne du clan.

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