11

La transformation d’Ayla était stupéfiante. Elle avait changé du tout au tout et se montrait à présent repentante, docile et prévenante envers Broud. Les hommes étaient convaincus que ce changement provenait de l’intransigeance du jeune homme et, en voyant passer la fillette, hochaient la tête d’un air entendu. Ayla offrait la démonstration vivante de leur conviction profonde : si les hommes laissaient faire, les femmes devenaient vite paresseuses et insolentes. Il leur fallait une poigne énergique, la domination et le contrôle des hommes pour devenir des membres productifs du clan et contribuer à sa survie.

Qu’Ayla ne fût encore qu’une enfant et qu’elle n’appartînt pas au clan ne comptait pas aux yeux de la communauté. Elle était assez grande, par la taille au moins, pour être considérée comme une femme, et les hommes mettaient un point d’honneur à ne pas passer pour laxistes.

Mais c’était dans un esprit de vengeance que Broud appliquait ces principes. Il ne laissait guère de répit à Oga mais redoublait de dureté envers Ayla, la harcelant sans cesse, la dérangeant pour un rien, la corrigeant à la moindre incartade et parfois même sans raison aucune, pour le plaisir de la frapper. Elle l’avait blessé dans sa fierté d’homme, dans sa virilité, et il entendait le lui faire payer chèrement. Elle l’avait défié, l’avait provoqué, et il s’était retenu trop souvent de la corriger. Il la plierait à sa volonté et ne lui accorderait aucune grâce.

Ayla, pour sa part, faisait son possible pour lui être agréable. Elle essaya même de prévenir ses désirs, mais mal lui en prit. Broud lui reprocha de s’être crue capable de savoir ce qu’il pouvait désirer. A peine avait-elle franchi les limites du foyer de Creb que Broud l’attendait de pied ferme, et il était difficile à la fillette de rester sans raison chez Mog-ur. On approchait de l’hiver ; il y avait encore de nombreuses tâches à accomplir pour permettre au clan d’affronter la saison froide en toute sécurité. La pharmacopée d’Iza se trouvant à peu près complète, Ayla n’avait plus d’excuses pour s’éloigner de la caverne, et le soir, après une journée éreintante, la fillette s’écroulait sur sa couche.

Pour Iza, le changement de comportement d’Ayla avait peu de choses à voir avec Broud. C’était par amour pour Creb plus que par peur de Broud qu’elle s’efforçait de se bien conduire. Iza raconta au vieil homme qu’Ayla avait encore souffert des yeux à la pensée qu’il ne l’aimait plus.

— Tu sais qu’elle était allée trop loin, Iza. Je me devais d’intervenir. Si Broud n’avait recommencé à sévir, Brun l’aurait fait. Cela eût été plus grave. Broud lui rend la vie misérable, mais Brun a le pouvoir de la chasser.

Troublé par ce qu’Iza venait de lui apprendre, Creb passa de longues heures à méditer sur le pouvoir de l’amour, plus grand que celui exercé par la peur. Le sorcier se reprit à regarder Ayla avec tendresse.

Les premières chutes de neige alternaient avec de froides averses. Il gelait au matin mais le temps, entre cette fin d’automne et le début de l’hiver, était instable, et parfois le vent du sud réchauffait brusquement l’atmosphère. Pendant toute cette période, Ayla ne flancha pas une seule fois, obéissant à toutes les lubies de Broud, bondissant pour répondre à toutes ses exigences, baissant la tête avec soumission, surveillant soigneusement sa façon de marcher, sans jamais se permettre de rire ni même de sourire ; mais si elle n’opposait aucune résistance, ce n’était pas sans mal, car elle avait beau lutter contre ses penchants pour se montrer docile, l’envie la tenaillait de se rebiffer.

Elle se mit à maigrir et à perdre l’appétit, restant calme et soumise, même quand elle se trouvait dans le foyer de Creb. Uba elle-même ne parvenait pas à la dérider. Iza, inquiète à son sujet, décida par une belle journée ensoleillée qu’il était nécessaire de donner un certain répit à la fillette avant que l’hiver ne les confine tous dans la caverne pour une longue période.

— Ayla, dit Iza d’une voix forte, alors qu’elles sortaient de la caverne, sans laisser à Broud le temps de formuler la moindre exigence, il me faut des symphorines, contre les maux d’estomac. Tu les trouveras facilement, les fruits blancs restent attachés au buisson après la chute des feuilles.

Iza se garda bien de préciser qu’elle avait en réserve bien d’autres remèdes tout aussi efficaces contre les maux d’estomac. Broud fronça les sourcils en voyant Ayla se précipiter pour aller chercher son panier, mais il savait qu’il était plus important de la laisser cueillir des plantes pour Iza que de lui ordonner de lui apporter de l’eau, une infusion, un morceau de viande, ou encore une pomme, ou bien deux pierres pour casser des noix, sous prétexte que celles qui se trouvaient aux abords de la caverne ne lui convenaient pas, ou d’exiger de la fillette n’importe quelle autre besogne subalterne. Il s’éloigna dignement quand Ayla sortit de la grotte, son panier et son bâton à la main.

La fillette courut vers la forêt, reconnaissante à Iza de lui avoir procuré l’occasion d’être seule. Oublieuse des petites baies blanches, elle partit à l’aventure sans se rendre compte que ses pas la portaient jusqu’à sa prairie favorite et sa petite caverne. Elle n’y était pas retournée depuis qu’elle avait blessé le porc-épic.

Elle s’installa au bord de l’eau, jetant des cailloux dans le courant d’un air absent. Il faisait froid. La pluie de la veille s’était transformée en neige en cette altitude, couvrant la terre d’un tapis éblouissant. Mais Ayla restait indifférente à la beauté sereine de ce paysage hivernal. Il lui rappelait seulement que le froid n’allait pas tarder à empêcher le clan de sortir et qu’elle ne pourrait échapper à Broud avant le printemps.

Le long hiver glacial s’annonçait particulièrement lugubre aux yeux de la fillette, qui se verrait soumise chaque jour aux caprices de Broud. Quoi que je fasse, il n’est jamais content, songea-t-elle. J’ai beau faire de mon mieux, rien n’y fait. Elle tourna machinalement les yeux vers une tache dans la neige, et elle vit une peau de bête à moitié pourrie, hérissée encore de quelques piquants ; tout ce qui restait du porc-épic. Ayla se rappela avec remords le jour où elle l’avait blessé. Je n’aurais jamais dû apprendre à tirer, se dit-elle, ce n’est pas bien. Creb serait furieux, et Broud... comme il serait ravi s’il venait à le savoir. Mais il ne le saura jamais, se jura-t-elle. Ayla se sentit heureuse à la pensée qu’elle lui cachait quelque chose qui lui aurait donné des raisons de la corriger. Et elle eut soudain envie de se dépenser, de tirer à la fronde justement pour donner libre cours à sa révolte.

Elle se souvint d’avoir jeté son arme dans un buisson et l’y chercha. Elle aperçut le morceau de cuir dans les broussailles et le ramassa, tout trempé, mais les intempéries ne l’avaient pas trop abîmé. Elle tira et lissa entre ses mains la bande de peau, se rappelant la fois où elle l’avait ramassée, après que Broud se fut fait sévèrement réprimander par Brun pour son geste agressif envers Zoug. Elle n’était pas la seule à avoir provoqué la rage du jeune fier-à-bras.

Seulement voilà, je suis une femme, et il peut me frapper sans encourir les foudres de Brun. Brun s’en fiche pas mal, qu’il me batte quand bon lui semble. Non, ce n’est pas vrai, reconnut-elle, Brun est intervenu la fois où Broud m’a battue si fort, et celui-ci se retient parfois de me corriger quand Brun est là. Mais ça m’est égal de recevoir des coups, tout ce que j’aimerais, c’est qu’il me laisse de temps en temps tranquille.

Elle mit machinalement un caillou dans la fronde et, voyant une dernière feuille qui pendait à une branche, elle la visa avec succès. Je suis encore capable de toucher ce que je veux, pensa-t-elle, puis elle se renfrogna. Mais à quoi bon ? Je n’ai jamais essayé de tirer sur une cible mouvante ; le porc-épic ne compte pas, il était pratiquement immobile. Je ne sais même pas si j’en serais capable et, si tel était le cas, cela ne me servirait à rien. Je ne pourrais jamais rien apporter à la caverne. Tout ce que j’arriverais à faire, c’est blesser des animaux, comme ce porc-épic, et les offrir aux loups, aux hyènes et aux gloutons, qui déjà nous volent nombre de proies.

Le clan, qui dépendait en grande partie de la chasse pour sa survie, devait monter sans cesse la garde contre les prédateurs. Non seulement les grands félins ou les bandes de loups ou de hyènes dérobaient parfois leur proie aux chasseurs mais encore les gloutons et autres petits carnassiers constituaient une menace pour les réserves de viande séchée qu’il leur arrivait de dérober sitôt que la surveillance se relâchait. Aussi ces animaux étaient-ils détestés des chasseurs.

Ayla se rappela la fois où Brun lui avait interdit de ramener dans la caverne un louveteau blessé. Soudain un projet commença à germer dans son esprit. Les carnassiers, à l’exception des grands félins, pouvaient être tués à la fronde. J’ai entendu Zoug le dire à Vorn. Il affirmait qu’il était souvent préférable d’utiliser la fronde, afin de ne pas être obligé de trop s’approcher d’eux.

Ayla avait maintes fois entendu Zoug louer les vertus de son arme favorite. Il était vrai qu’avec une fronde un chasseur restait hors de portée des griffes et des crocs des carnassiers, mais Zoug n’avait rien dit des risques encourus au cas où le tireur manquait le loup ou le lynx qu’il avait visé ; ces bêtes étaient parfaitement capables de se retourner contre lui.

Et si je ne chassais que les carnassiers ? songea-t-elle. Nous ne les mangeons pas, ce ne sera pas du gaspillage si je les laisse en pâture aux charognards. Les chasseurs le font bien.

Ayla secoua la tête, se reprochant de telles pensées. Je suis une femme, et la chasse m’est interdite ; je n’ai même pas le droit de toucher à une arme. Il n’empêche, je sais me servir d’une fronde ! Ce serait bien utile au clan que je tue ces gloutons, ces renards et ces sales hyènes qui volent notre viande.

Elle s’était entraînée au tir à la fronde pendant tout l’été, et bien que ce ne fût alors qu’un jeu pour elle, elle savait que toute arme avait pour fonction la chasse. Elle savait également qu’elle finirait par se lasser de tirer sur des branches, des feuilles ou des rochers. Aussi lui était-il insupportable de devoir abandonner la fronde faute de pouvoir l’employer pour ce qu’elle était : une arme de chasse. Tuer les prédateurs nuisibles au clan lui apparaissait comme la réponse à son dilemme, même si cela lui posait un problème de conscience. Creb et Iza lui avaient tant de fois dit qu’il était formellement interdit à une femme de toucher à une arme. Mais elle avait déjà largement transgressé cet interdit, et sa faute ne pouvait être plus grave si elle chassait. Elle jeta un regard à la fronde qu’elle tenait à la main et, balayant ses derniers scrupules, prit une décision.

— Je vais le faire ! Je vais apprendre à chasser ! Mais je ne m’en prendrai qu’aux carnassiers ! s’exclama-t-elle énergiquement, ponctuant ses mots par de grands gestes.

Rouge d’excitation, elle courut chercher des cailloux à la rivière.

En choisissant des galets ronds et lisses d’une taille précise, son regard fut attiré par un objet étrange. On aurait dit une pierre, mais il ressemblait aussi à une coquille de mollusque marin. Elle le ramassa et l’examina soigneusement. Quel étrange caillou, pensa-t-elle. Je n’en ai jamais vu de pareil. Puis, se souvenant soudain de ce que lui avait dit Creb un jour, elle se sentit si bouleversée qu’un frisson lui parcourut l’échine.

Creb a dit, se rappelait-elle, que mon totem m’aiderait chaque fois que j’aurais une grave décision à prendre, qu’il m’enverrait un signe pour m’indiquer la bonne direction. Creb a dit aussi que ce serait quelque chose d’inhabituel, et que personne ne pourrait identifier le signe à ma place. Je devrais écouter avec mon cœur et mon esprit, a-t-il dit encore, et l’esprit de mon totem me dira quoi faire.

— Grand Lion des Cavernes, est-ce toi qui me fais signe ? demanda-t-elle en utilisant le langage gestuel approprié pour s’adresser aux totems. Veux-tu me faire savoir que j’ai pris une bonne décision, que j’ai raison de chasser, bien que je sois une fille ?

Elle contempla le fossile d’un air méditatif, comme elle avait vu Creb le faire. Elle savait que le choix de son totem avait plongé le clan dans la stupéfaction. Elle frôla les quatre cicatrices parallèles qui lui striaient la cuisse et se demanda pourquoi le Lion des Cavernes l’avait choisie. Elle pensa alors à la fronde et au fait qu’elle avait appris à s’en servir. Pourquoi ai-je ramassé cette vieille fronde ? se demanda-t-elle. Aucune autre femme n’aurait osé y toucher. Mon totem m’y a-t-il poussée ? Voulait-il que j’apprenne à chasser ?

— O Grand Lion des Cavernes, je ne sais pourquoi tu veux que je chasse, mais je suis heureuse que tu m’aies envoyé un signe.

Ayla ôta le lacet de cuir auquel pendaient ses amulettes, délia la petite bourse et y glissa le fossile, à côté de la particule d’ocre rouge. La différence de poids se fit particulièrement sentir quand elle la repassa autour de son cou. Elle y vit le signe matériel de l’approbation donnée par son totem à la décision qu’elle venait de prendre.

Je suis comme Durc, pensa-t-elle. Il a quitté son clan en dépit de l’hostilité de chacun. Il était sûr de découvrir un endroit où la Montagne de Glace ne pourrait jamais l’atteindre. Je suis certaine qu’il a créé un nouveau clan. Lui aussi devait posséder un totem très puissant. Je me demande si le totem de Durc l’a mis à l’épreuve. Et moi, vais-je avoir à subir une autre épreuve de la part de mon Lion des Cavernes ? Quelle action difficile aurai-je à accomplir ? Ayla chercha dans sa vie ce qu’il pouvait y avoir de pénible et, soudain, elle comprit.

— Broud ! Broud est mon épreuve ! s’exclama-t-elle. Qu’y a-t-il de plus pénible que d’avoir à affronter tout un hiver avec Broud ? Mais si je réussis cet exploit, mon totem me laissera chasser.

Sans pouvoir préciser ce qu’il y avait de différent dans la démarche d’Ayla, Iza remarqua une légère transformation, et elle surprit une lueur consentante dans le regard que la fillette jeta à Broud en arrivant. Creb, pour sa part, nota le renflement de sa petite bourse à amulettes.

L’hiver s’installant définitivement, ils furent heureux tous les deux de la voir redevenir comme avant malgré la pression exercée par Broud. Creb était convaincu qu’elle avait pris une décision et découvert un signe de son totem. La résignation de la fillette à accepter sa place dans le clan le soulagea grandement. Il connaissait ses affres intimes, mais il savait également qu’elle devait non seulement se plier à la volonté du jeune homme mais aussi cesser de lui être hostile. Il lui restait à apprendre à conserver son sang-froid.


Ce fut au cours de cet hiver qu’Ayla entra dans sa huitième année et devint une femme. Non pas physiquement car elle avait encore le corps d’une fillette gracile et élancée, mais ce fut pendant cette longue saison glaciale qu’elle sortit de l’enfance.

Parfois, l’existence lui paraissait si insupportable qu’il lui arrivait, en contemplant le matin au réveil les aspérités familières de la paroi, d’avoir envie de se rendormir à tout jamais. Mais lorsqu’il lui semblait impossible de supporter davantage sa condition, elle touchait son amulette dont le renflement lui donnait le courage d’affronter l’avenir. Et chaque jour qui passait la rapprochait peu à peu du moment où les neiges épaisses et les vents glacés céderaient la place à l’herbe tendre et aux brises marines, lui permettant enfin d’arpenter de nouveau les prairies et les forêts en toute liberté.

A l’image du rhinocéros laineux, son totem, Broud pouvait se montrer aussi entêté que méchant. Trait de caractère propre au Peuple du Clan, une fois qu’il s’était fixé une ligne de conduite, il s’y tenait fermement, et en l’occurrence, il s’acharnait à maintenir son emprise sur Ayla. Le martyre quotidien de la fillette, sous les coups et les insultes, n’était un mystère pour personne. Si beaucoup reconnaissaient qu’elle méritait de se faire corriger, peu approuvaient les extrémités auxquelles Broud se laissait entraîner.

Brun trouvait que Broud exagérait un peu, mais après avoir constaté qu’il était capable de contrôler ses mouvements d’humeur, il estima les efforts du fils de sa compagne amplement suffisants et, tout en espérant le voir se comporter avec plus de modération, il décida de laisser les choses suivre leur cours. Pourtant, au fil de l’hiver, il en vint à éprouver malgré lui un certain respect à l’égard de la fillette, respect comparable à celui qu’il avait ressenti envers sa sœur Iza quand son compagnon la frappait.

Tout comme Iza, Ayla se comportait de façon exemplaire. Elle endurait tout sans se plaindre, ainsi qu’il convient à une femme. Et lorsqu’elle s’interrompait un instant dans l’accomplissement de ses tâches pour saisir son amulette, Brun et les autres ne voyaient dans ce geste qu’un signe de respect pour les puissances surnaturelles si importantes aux yeux du clan. Cette attitude ajoutait à sa stature féminine.

L’amulette était comme l’âme du projet qu’elle avait conçu. Elle rappelait à Ayla que son totem l’éprouvait et que, si elle se révélait digne de lui, elle pourrait apprendre à chasser. Plus Broud la harcelait, plus sa détermination grandissait. Quand le printemps viendrait, elle reprendrait sa fronde et deviendrait le meilleur tireur à la fronde du clan. Elle traversait ses dures journées, animée de cette espérance, aussi solide que les longues stalactites de glace qui se formaient à l’entrée de la caverne sous l’effet combiné de la chaleur provenant des feux allumés à l’intérieur de la grotte et du vent glacial soufflant au-dehors.

A son insu même, elle commençait déjà à s’entraîner. Elle débordait de curiosité pour les récits des hommes qui, assis ensemble, relataient les chasses passées ou établissaient des stratégies pour les battues futures. Elle trouvait le moyen de s’installer à côté d’eux pour travailler, prenant un plaisir tout particulier aux histoires de Dorv et de Zoug sur leurs chasses à la fronde. Son intérêt pour Zoug se ranima, elle redoubla de prévenances envers lui et en vint à éprouver une réelle affection pour le vieux chasseur. Comme Creb, il était fier et sévère, mais se montrait également heureux des gentillesses dont l’entourait la fillette, aussi étrange et laide fût-elle. L’attention vive avec laquelle elle suivait le récit de ses exploits, du temps où il était second à la place de Grod, n’échappait pas à Zoug et, lorsqu’elle venait s’asseoir tout près de lui, il en profitait pour expliquer à Vorn ses méthodes pour dépister et chasser le gibier. Quel mal pouvait-il y avoir à ce qu’elle prît plaisir à ses récits ?

Si j’étais plus jeune, pensait Zoug, et encore capable de chasser, je la prendrais pour compagne le moment venu. Elle aura bientôt besoin d’un compagnon et, laide comme elle est, elle risque d’avoir le plus grand mal à en trouver un. Mais elle est jeune, forte et respectueuse. J’ai des parents dans d’autres clans ; si je m’en sens la force, j’irai au prochain Rassemblement, et je parlerai en sa faveur. Ses propres désirs ne comptent pas, mais je comprendrais très bien qu’elle n’ait pas envie de demeurer ici lorsque Broud sera le chef.

J’espère que je ne serai plus de ce monde quand Brun cédera sa place, songeait encore Zoug, qui n’avait pas oublié l’agression de Broud. Il n’aimait pas ce garçon et le trouvait cruel envers cette fillette pour laquelle il se prenait peu à peu d’affection. Elle méritait d’être mise au pas mais la sévérité elle-même avait des limites que Broud dépassait de beaucoup. Oui, je parlerai en sa faveur, et si je ne peux me déplacer, j’enverrai un message. Si seulement elle n’était pas si laide...

La situation d’Ayla, aussi pénible fût-elle, n’était pas totalement déplaisante. Les activités s’étaient singulièrement ralenties, et les corvées devenaient rares. Broud lui-même avait du mal à trouver quelque travail à lui donner. Avec le temps, il commença de se lasser et, faute de recevoir la moindre opposition, il relâcha son emprise. Une autre raison aida également Ayla à trouver l’existence supportable.

Au début de l’hiver, cherchant de bonnes raisons de garder Ayla dans les limites protectrices du foyer de Creb, Iza avait décidé de commencer à lui enseigner la préparation et l’utilisation des plantes. Le désir d’apprendre de son élève obligea vite Iza à organiser des leçons régulières, et même à regretter de ne pas s’y être prise plus tôt, tandis qu’elle prenait pleinement conscience de l’intelligence d’Ayla, si différente de celle du Peuple du Clan.

Si Ayla avait été sa propre fille, elle n’aurait eu qu’à lui rafraîchir la mémoire et faire resurgir les souvenirs enfouis dans son esprit et lui apprendre à les utiliser. Mais Ayla devait enregistrer la somme des connaissances qu’Uba avait héritées à sa naissance. Aussi Iza était-elle obligée de revenir maintes fois sur le même sujet et de lui poser des questions pour s’assurer qu’elle avait bien compris. Iza tirait son savoir de sa mémoire aussi bien que de sa propre expérience et elle s’étonnait elle-même de l’étendue de ses connaissances. Aussi le handicap de la fillette lui apparaissait-il parfois comme insurmontable, et elle aurait peut-être abandonné si Ayla ne s’était montrée aussi curieuse et avide d’apprendre. Par ailleurs, Iza était bien déterminée à lui procurer une position assurée dans le clan, et les leçons se poursuivaient régulièrement tous les jours.

— Avec quoi soigne-t-on les brûlures, Ayla ?

— Euh... avec une quantité égale de fleurs d’hysope, de verge d’or et de rudbeckie séchées et réduites en poudre. Puis on les humecte pour en faire un cataplasme que l’on recouvre d’un bandage. Quand il est sec, il faut l’humidifier de nouveau en versant de l’eau froide sur le bandage, récita-t-elle précipitamment. Les fleurs et les feuilles de menthe sont excellentes contre les brûlures par l’eau bouillante ; il faut les mouiller et les appliquer à l’endroit douloureux. Les racines de lis des marais font aussi une bonne lotion contre les brûlures.

— Très bien, quoi d’autre ?

La fillette réfléchit quelques instants.

— L’hysope géant aussi. Mâcher les feuilles et la tige pour en faire un cataplasme ou alors humecter les feuilles sèches. Et... ah oui ! les fleurs de chardons jaunes, bouillies. Les appliquer en lotion après les avoir fait refroidir.

— C’est un remède excellent contre toutes les maladies de la peau, Ayla. Et n’oublie pas que les cendres de prêle mélangées à de la graisse font aussi un onguent efficace contre les brûlures.

Ayla commença également à se charger de la préparation des repas sous la direction d’Iza. Elle apprit sans déplaisir à se plier aux exigences que l’âge imposait à Creb. Elle se donna du mal pour moudre ses céréales suffisamment fin afin que ses dents abîmées puissent les mâcher plus facilement. Elle coupait les noix en petits morceaux avant de les lui servir. Iza lui apprit à préparer des potions analgésiques et des cataplasmes pour le soulager de ses rhumatismes, et Ayla se spécialisa dans la préparation de ces remèdes pour les autres membres du clan dont les maux empiraient invariablement avec leur réclusion hivernale dans la caverne humide et froide.

Pour la première fois Ayla assista la guérisseuse, et leur premier patient fut Creb.

C’était le milieu de l’hiver. Les lourdes chutes de neige obstruaient l’entrée de la caverne sur une hauteur de plus de trois mètres. Ce mur de neige isolait l’intérieur de la grotte où l’on entretenait du feu en permanence, mais le vent s’engouffrait par la large ouverture au-dessus de la congère. Creb était de fort méchante humeur, passant d’un silence têtu à des grognements bougons. Son comportement décontenançait Ayla, mais Iza avait deviné que le vieil homme souffrait d’un mal de dents particulièrement douloureux.

— Creb, pourquoi ne me laisses-tu pas regarder cette dent ? demanda Iza.

— Ce n’est rien qu’une mauvaise dent qui me fait souffrir un peu. Crois-tu que je ne puisse pas supporter la douleur, femme ? aboya Creb.

— Oui, Creb, répondit Iza, la tête baissée.

Le vieil homme s’en voulut aussitôt de sa rudesse.

— Iza, je sais bien que tu cherches à m’aider.

— Si tu me laissais voir, je pourrais peut-être te donner quelque chose qui te soulagerait. Mais il faut que je t’examine pour cela.

— Qu’y a-t-il donc à voir ? dit-il par gestes. Une mauvaise dent n’est qu’une mauvaise dent. Fais-moi donc plutôt une infusion d’écorce de saule, grommela Creb, puis il s’assit sur sa fourrure et détourna la tête.

Iza s’en fut préparer l’infusion en secouant la tête d’un air de dépit.

— Femme ! appela Creb un instant plus tard. Et cette infusion ? C’est bien long. Comment pourrais-je méditer avec cette douleur ?

Iza se précipita avec une coupe en os, tout en faisant signe à Ayla de la suivre.

— Voici l’infusion, mais je doute qu’elle te soit d’un grand secours, Creb. Veux-tu me laisser voir cette dent ?

— D’accord, d’accord, Iza. Voilà, regarde.

Il ouvrit la bouche et désigna de son index la dent malade.

— Vois-tu comme le trou est profond, Ayla ? La gencive est enflée, et infectée. J’ai peur qu’il ne faille arracher cette dent, Creb.

— L’arracher ! Tu demandes à la voir pour savoir ce qu’il faut me donner comme médecine. Tu n’as pas parlé de l’arracher. Eh bien, maintenant que tu l’as vue, donne-moi donc quelque chose contre la douleur, femme !

— Oui, Creb, dit Iza. Bois donc cette infusion de saule. Ayla observait l’échange avec des yeux emplis de stupeur.

— Tu disais que cette infusion ne me serait d’aucun secours, fit remarquer Creb.

— C’est vrai. Tu pourrais mastiquer un bout de racine de lis des marais, mais là encore je ne pense pas que ce soit très efficace.

— Ah ! Tu fais une fameuse guérisseuse ! Même pas fichue de soigner un simple mal de dents, bougonna Creb.

— Je pourrais essayer de cautériser la gencive, proposa Iza. Creb fit la grimace.

— Apporte-moi du lis des marais à mâcher, commanda-t-il.

Le lendemain matin, la joue de Creb était tout enflée, ajoutant s’il était possible à la laideur de son visage. Il avait l’œil rougi du manque de sommeil.

— Iza, gémit-il. Ne pourrais-tu pas faire quelque chose pour cette dent ?

— Si tu m’avais laissée faire hier, tu n’aurais plus mal à présent, répliqua Iza, et elle s’en retourna surveiller sa bouillie de céréales qui mijotait sur le feu.

— Femme ! Tu n’as donc pas de cœur ? Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit !

— Je le sais. Tu m’as empêchée de dormir.

— Allons, fais quelque chose ! exigea-t-il avec de grands gestes.

— Je veux bien, Creb, mais je ne peux pas l’arracher tant que la gencive est enflée.

— L’arracher ! L’arracher ! Tu ne penses décidément qu’à ça !

— Je veux bien essayer autre chose, Creb, mais cela ne sauvera pas ta dent. (Elle fit signe à Ayla.) Ayla, apporte-moi le petit panier de lancettes, celles qu’on a taillées dans l’arbre abattu par la foudre, l’été dernier. Il faut percer la gencive pour vider l’abcès, et peut-être pourra-t-on calmer la douleur.

Creb tenta en vain de réprimer un frisson, puis il haussa les épaules d’un air fataliste. Le remède ne pouvait être pire que le mal, pensa-t-il. Iza choisit deux lancettes de bois.

— Ayla, tu feras rougir au feu la pointe de celle-ci en faisant bien attention à ne pas la briser. Mais d’abord, je veux que tu voies comment on perce la gencive. Tiens les lèvres de Creb bien écartées pendant que j’opère.

Ayla fit ce qu’on lui demandait et regarda à l’intérieur de la bouche de Creb les deux rangées de vieilles dents jaunies.

— Il faut inciser la gencive sous la dent, expliqua Iza en passant à l’acte.

Creb serra le poing mais ne laissa échapper aucune plainte.

— Voilà, maintenant que le sang coule et le pus avec, va faire brûler la pointe de l’autre lancette.

Ayla courut au feu qui rougeoyait non loin et revint avec une braise contre laquelle elle appuya un instant la lancette. Prestement, elle tendit l’instrument à Iza. La guérisseuse considéra la pointe, hocha la tête et fit signe à Ayla d’écarter de nouveau les lèvres de Creb. Puis elle procéda à la cautérisation de l’incision qu’elle avait pratiquée. Ayla sentit frémir Creb tandis qu’une mince volute de fumée s’échappait de sa bouche.

— Voilà, c’est fait. Maintenant il faut attendre que la douleur s’estompe. Si ça te fait encore mal demain, alors nous arracherons la dent, déclara Iza, après qu’elle eut appliqué sur la gencive un emplâtre de poudre de géranium et de nard.

Le lendemain matin, Iza demanda à Creb comment allait sa dent.

— Est-ce qu’elle te fait encore mal, Creb ?

— Ça va mieux, Iza, répondit Creb.

— Si la douleur n’est pas complètement partie, la gencive enflera de nouveau, dit Iza.

— Elle... elle me fait encore un petit peu mal, reconnut Creb. Mais c’est très supportable. On pourrait peut-être attendre encore un jour ou deux. J’ai demandé à Ursus de détruire l’esprit maléfique qui cause la douleur.

— N’as-tu pas déjà demandé plusieurs fois à Ursus de te débarrasser de cette douleur ? A mon avis, Ursus veut que tu sacrifies d’abord cette dent avant de répondre à ta demande, Mog-ur, dit Iza.

— Que connais-tu du Grand Ursus, femme ? demanda Creb, irrité.

— La femme qui est devant toi est trop présomptueuse. La femme qui est devant toi ne sait rien des esprits, répondit Iza. (Puis levant la tête vers son frère :) Mais une guérisseuse connaît les maux de dents. Tu auras mal tant que tu garderas cette dent, lui dit-elle avec des gestes empreints d’assurance.

Creb lui tourna le dos et alla en boitant s’asseoir sur sa fourrure. Il ferma son œil unique, paraissant plonger dans une profonde méditation.

— Iza ? appela-t-il au bout d’un moment.

— Oui, Creb ?

— Tu as raison. Ursus désire que j’abandonne cette dent. Viens, finissons-en.

Iza s’approcha de lui.

— Tiens, Creb, bois pour atténuer la douleur. Ayla, tu trouveras dans ma trousse une petite cheville et un long tendon. Apporte-les-moi.

— Comment se fait-il que tu aies déjà préparé ce breuvage ? demanda Creb.

— Je connais Mog-ur. C’est dur de perdre une dent, mais Mog-ur s’en séparera volontiers, si tel est le désir d’Ursus. Et ce n’est pas le premier sacrifice ni le plus grand qu’il ait fait à Ursus. Il est difficile de vivre avec un totem puissant, mais Ursus ne t’aurait pas choisi s’il n’avait mesuré toute ta valeur.

Creb approuva d’un hochement de tête et but la décoction.

C’est la même plante que j’utilise pour raviver la mémoire ancestrale des hommes, réalisa-t-il. Mais Iza la fait bouillir au lieu de la laisser seulement infuser. Son pouvoir doit en être accru. Le datura est un don d’Ursus. Je commence déjà à ressentir les effets narcotiques.

Iza avait demandé à Ayla de maintenir ouverte la bouche de Creb pendant qu’elle plaçait avec précaution la petite cheville de bois brûlé à la base de la dent malade. Elle enfonça la cheville d’un coup sec avec un galet afin d’ébranler la dent de son logement. Creb tressaillit mais ce n’était pas aussi douloureux qu’il l’avait redouté. Puis Iza attacha le tendon autour de la dent et demanda à Ayla de lier l’autre extrémité à l’un des piquets qui supportaient la claie sur laquelle la guérisseuse faisait sécher ses herbes.

— Maintenant, tourne la tête de Creb jusqu’à ce que le tendon soit bien raide, demanda Iza à la fillette. Voilà, comme ça, approuva-t-elle. Se saisissant du tendon, elle tira dessus d’un coup sec, arrachant la lourde molaire. Elle posa dans le trou sanglant un emplâtre de racine de géranium et appliqua par-dessus un morceau de peau de lapin trempé dans une solution antiseptique à base de balsamine.

— Voici ta dent, Mog-ur, dit Iza en posant la molaire cariée dans la main du sorcier qui dodelinait du chef sous les effets du datura.

Il referma gauchement les doigts dessus, mais la dent lui échappa alors qu’il se laissait aller à la renverse sur sa couche de fourrure.

— Il... faut que... je l’offre... à Ursus, exprima-t-il de quelques signes vagues.

Le clan ne perdit rien de l’opération exécutée par Iza avec l’assistance de la jeune étrangère. Quand ils virent Creb retrouver rapidement l’usage de ses mâchoires, ils furent rassurés de savoir que la présence d’Ayla auprès de la guérisseuse n’avait pas contrarié les esprits protecteurs. Au cours de cet hiver-là, Ayla apprit à soigner les brûlures, les coupures, les ecchymoses, les coups de froid, les maux de gorge, d’estomac, d’oreilles auxquels les membres du clan étaient sujets, ainsi que la plupart des blessures bénignes. Ceux-ci finirent bientôt par s’adresser indifféremment à Ayla ou à Iza, lorsqu’ils souffraient de maux légers. Ils voyaient bien aussi que la guérisseuse se faisait vieille, que sa santé déclinait et qu’Uba était encore trop petite pour assurer sa succession. C’est ainsi que le clan s’accoutuma à la présence d’Ayla et en vint à admettre qu’une enfant née parmi les Autres pût devenir un jour une bonne guérisseuse.

Ce fut au moment le plus rigoureux de l’année, peu après le solstice d’hiver, qu’Ovra entra en couches.

— C’est trop tôt, dit Iza à Ayla. Elle ne devait pas accoucher avant le printemps. Elle ne sent plus bouger son bébé depuis quelque temps. J’ai bien peur que l’accouchement soit difficile et l’enfant mort-né.

— Elle le désirait tellement ce petit, son premier. Tu te souviens, Iza, comme elle était heureuse de se savoir enceinte ? Ne peux-tu rien faire ? demanda Ayla.

— Je ferai ce que je pourrai. Mais tu sais, Ayla, il est des circonstances devant lesquelles nous sommes impuissantes, répondit la guérisseuse. Tout le clan se sentit concerné par l’accouchement prématuré de la compagne de Goov. Les femmes firent leur possible pour la réconforter, tandis que les hommes attendaient, anxieux, à quelque distance. Ils avaient perdu un trop grand nombre des leurs au cours du tremblement de terre pour ne pas espérer voir le clan se renouveler. Si les enfants constituaient pour le moment de nouvelles bouches à nourrir, ils subviendraient plus tard aux besoins de leurs parents devenus vieux. Aussi se sentaient-ils profondément affligés à la pensée qu’Ovra n’accoucherait probablement pas d’un enfant vivant.

Goov, quant à lui, était beaucoup plus préoccupé par l’état de santé de sa compagne que par celui de l’enfant. Il ne supportait pas de la voir souffrir et se lamentait de se trouver impuissant à la soulager. De son côté, Ovra était peinée d’être la seule femme du clan à ne pas avoir d’enfant. Même Iza, en dépit de son âge, en avait un.

Droog, pour sa part, comprenait mieux que personne les sentiments de Goov ; il les avait lui-même éprouvés envers la mère de ce dernier. Le vieil homme s’était peu à peu habitué à sa nouvelle famille qu’il appréciait grandement. Il espérait même intéresser le petit Vorn à la taille des outils ; quant à Ona, elle faisait sa joie, surtout depuis qu’elle était sevrée et commençait à imiter à sa manière le comportement des adultes.

Ebra et Uka étaient assises auprès d’Ovra, tandis qu’Iza préparait les potions. Uka, qui s’était réjouie de la maternité de sa fille, lui tenait la main avec compassion. Oga était allée préparer le repas pour Brun, ainsi que pour Grod et Broud, après avoir proposé à Goov de se joindre à eux. Mais celui-ci avait décliné son offre, car il se sentait incapable d’avaler une bouchée. Il préféra se rendre au foyer de Droog, où Aba réussit à lui faire grignoter quelques morceaux de viande.

Oga, qui s’inquiétait pour Ovra, n’avait pas le cœur à ce qu’elle faisait, et au moment où elle servait aux hommes un bol de soupe brûlante, elle trébucha et renversa le liquide bouillant sur le bras et l’épaule de Brun. Celui-ci poussa un hurlement et se releva en se tordant de douleur. Un silence pesant s’abattit sur l’assemblée.

— Oga ! Espèce d’abrutie ! aboya Broud en gesticulant comme un forcené.

— Ayla, va soigner Brun, je ne peux pas laisser Ovra maintenant, dit Iza.

Broud s’avança vers sa compagne, les poings serrés, prêt à la corriger.

— Non, Broud, s’interposa Brun. C’est un accident, cela ne servirait à rien de la battre.

Oga, recroquevillée aux pieds de Broud, tremblait de peur et de honte.

L’angoisse étreignait Ayla. Jamais encore il ne lui était arrivé de devoir soigner le chef du clan. Elle se précipita au foyer de Creb où elle prit un bol en bois, puis courut à l’entrée de la caverne. Elle se présenta bientôt aux pieds de Brun, tenant l’écuelle pleine de neige.

— C’est Iza qui m’envoie. Elle doit rester au chevet d’Ovra. Le chef se laisserait-il soigner par la petite fille qui est devant lui ? demanda-t-elle après que Brun l’eut autorisée à parler.

Brun acquiesça. Il n’était pas convaincu des capacités d’Ayla comme guérisseuse, mais les circonstances ne lui laissaient pas d’alternative. Ayla recouvrit fébrilement de neige la brûlure à vif, et sentit aussitôt les muscles de Brun se détendre au contact de la fraîcheur apaisante. Puis elle courut chercher des feuilles de menthe sèches qu’elle trempa dans de l’eau chaude pour les ramollir. Revenue auprès de son patient, elle lui appliqua le cataplasme sur le bras. La respiration de Brun se fit beaucoup plus régulière et, si la brûlure le faisait encore souffrir, la douleur avait sensiblement décru. Il adressa un signe de tête approbateur à la fillette, qui poussa un soupir de soulagement.

Quelques instants plus tard, Ebra vint prévenir son compagnon que le fils d’Ovra était mort-né. Brun hocha la tête et jeta un coup d’œil en direction de la jeune femme. Et c’était un garçon ! pensa-t-il. Elle doit en avoir le cœur brisé, elle avait tellement désiré cet enfant ! Néanmoins, malgré toute sa compassion, il ne fit aucun commentaire, personne n’étant autorisé à parler de ce malheur. Mais Ovra comprit les sentiments de Brun à son égard lorsque, quelques jours plus tard, il se présenta à leur foyer pour lui recommander de bien se reposer. Si les hommes avaient coutume de se réunir fréquemment au foyer de Brun, le chef se rendait très rarement chez les autres membres du clan, et il était encore plus exceptionnel qu’il adressât la parole à une femme. Aussi touchée fût-elle par ce témoignage de sollicitude, Ovra demeurait néanmoins inconsolable.

Iza tint à ce qu’Ayla continue de soigner les brûlures de Brun, et le clan constata avec plaisir que la blessure de leur chef se cicatrisait parfaitement. Quant à Ayla, elle fut désormais moins impressionnée en présence de Brun. Après tout, il n’était qu’un homme.

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