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Brun partit aussitôt dans la direction que lui indiquait Iza. A peine eut-il tourné l’arête rocheuse qu’il s’arrêta net, fasciné par ce qui s’offrait à sa vue. Une bouffée d’enthousiasme l’envahit soudain. Une caverne ! Et quelle caverne ! Il sut dès le premier instant que c’était celle qu’il cherchait, mais il lutta néanmoins pour contrôler son émotion et refréner ses espoirs. Il s’obligea à concentrer son attention sur les possibilités qu’elle offrait ainsi que sur son emplacement et ne remarqua même pas la petite fille.

Il se trouvait à une centaine de mètres mais, même de là, l’entrée de la caverne, de forme grossièrement triangulaire, laissait présager un espace intérieur plus que suffisant pour y loger à l’aise tout le clan. Elle était orientée plein sud, bénéficiant ainsi du soleil pendant la majeure partie de la journée. Brun inspecta rapidement les environs. Deux falaises escarpées, l’une au nord et l’autre au sud-est, protégeaient un ruisseau qui coulait le long d’une pente douce, ajoutant un atout supplémentaire à une liste déjà longue. C’était le site le plus exceptionnel qu’il eût jamais vu. Contenant sa joie, il fit signe à Grod et à Creb de le rejoindre pour examiner la caverne de plus près.

Les deux hommes accoururent vers leur chef, suivis par Iza qui venait chercher Ayla. Elle en profita, elle aussi, pour jeter un coup d’œil circonspect à la caverne et hocha la tête avec satisfaction, avant de s’en retourner avec l’enfant vers le reste du clan tout agité d’impatience. L’émotion réprimée de Brun ne leur avait pas échappé, et ils avaient deviné la découverte d’une caverne offrant de bonnes possibilités. Perçant les sombres nuages accumulés au-dessus d’eux, des rayons de soleil semblaient confirmer leurs espoirs.

Brun et Grod se saisirent de leurs épieux en s’approchant de la grotte. Ils ne remarquèrent aucun signe de vie humaine, ce qui ne leur garantissait pas pour autant qu’elle fût inhabitée. Des oiseaux entraient et sortaient inlassablement, voletant, gazouillant, et décrivant de larges cercles. Leur présence est de bon augure, pensa Mog-ur. Ils s’avancèrent avec prudence, longeant l’entrée, tandis que Brun et Grod cherchaient attentivement des empreintes ou des excréments d’animaux. Les plus récents dataient de plusieurs jours. Les impressionnantes marques de dents laissées sur de gros ossements par de puissantes mâchoires en disaient long sur les hôtes de ces lieux : une bande de hyènes avait trouvé refuge dans la caverne. Les charognards avaient attaqué un vieux daim dont ils avaient traîné la carcasse à l’intérieur pour finir leur repas en paix dans une relative sécurité.

Sur le côté ouest de l’entrée, tapie au milieu d’un épais taillis, se trouvait une petite mare, dont le trop-plein, suivant la pente, se déversait plus bas dans le cours d’eau. Pendant que les deux autres attendaient, Brun suivit le bras d’eau jusqu’à sa source. Elle surgissait un peu plus haut d’une anfractuosité dans la roche moussue qui formait un des côtés de la caverne. Une eau vive, fraîche et pure, y jaillissait. Brun rejoignit ses compagnons, comptant la mare et la source dans la liste des avantages du lieu. Le site en lui-même était excellent, mais c’est de la caverne elle-même que dépendait la décision.

Les trois hommes franchirent le seuil de l’entrée triangulaire percée dans la montagne et pénétrèrent, leurs sens en alerte, à l’intérieur, sans s’écarter de la paroi rocheuse. Une fois leurs yeux accoutumés à l’obscurité, ils regardèrent autour d’eux avec stupéfaction. Un haut plafond voûté surplombait une immense salle suffisamment spacieuse pour contenir plusieurs clans comme le leur. Ils longèrent la roche dans l’espoir de découvrir des ouvertures susceptibles de les conduire plus avant dans les tréfonds de la montagne. Au fond de la salle, une seconde source jaillissait du mur pour former une petite mare sombre. Juste au-delà, la paroi de la caverne tournait brusquement en direction de l’entrée et, en suivant le côté opposé, les trois hommes aperçurent, à la lueur croissante du jour, une faille noire dans la pierre grisâtre. D’un geste, Brun signifia à Creb de s’arrêter et, s’approchant de la fissure avec Grod, en scruta les profondeurs. Il y faisait nuit noire.

— Grod ! ordonna Brun, joignant le geste propre à lui faire comprendre ce dont il avait besoin.

Le chef en second sortit précipitamment de la caverne. Il passa rapidement en revue la végétation qui croissait alentour et se dirigea vers un petit bosquet de sapins argentés. Des coulées de résine solidifiée faisaient des plaques brillantes sur les troncs. Grod arracha un morceau d’écorce scintillant de gouttes de résine, cassa quelques branches mortes à la base du sapin sous les premiers rameaux d’aiguilles vertes puis, retirant d’un pli de son vêtement une hache à la pierre effilée, trancha et dépouilla prestement une branche verte. A l’aide de quelques longues herbes, il attacha à l’extrémité de la branche l’écorce résineuse et des brindilles sèches et, après avoir extrait avec précaution le charbon ardent de la corne d’aurochs suspendue à sa ceinture, il l’approcha de la résine et se mit à souffler dessus. Un instant plus tard, il regagnait en courant la caverne, une torche enflammée à la main.

Grod, la torche haut levée, et Brun, brandissant sa massue, prêt à toute éventualité, disparurent dans la faille obscure. Ils suivirent en silence un étroit passage qui tourna brusquement et déboucha soudain dans une seconde caverne. Au fond de celle-ci, plus petite que la précédente et presque circulaire, ils découvrirent un amoncellement d’ossements que la lueur de la torche parait de reflets d’ivoire. Brun s’avança pour voir de plus près et, les yeux écarquillés, fit un signe à Grod. Les deux rebroussèrent chemin.

Appuyé sur son bâton, Mog-ur attendait, inquiet. Lorsque Brun et Grod débouchèrent du passage, il remarqua avec surprise l’agitation inaccoutumée du chef. Sur un geste de lui, Creb suivit les deux hommes à l’intérieur de la faille. En arrivant dans la grotte secondaire, Grod leva sa torche, et le sorcier étrécit les yeux en découvrant la pile d’ossements. Il s’en approcha avec impatience et, se laissant choir à genoux, il se mit à fouiller. Il aperçut dans le tas un grand objet oblong. Il le tira. C’était un crâne.

Il n’y avait aucun doute possible. Le crâne au front fortement arqué était absolument identique à celui que Mog-ur transportait dans ses affaires. Le sorcier s’assit par terre et, soulevant le lourd crâne à hauteur de ses yeux, plongea son regard dans les deux orbites noires avec un mélange d’incrédulité et de respect. Ursus lui-même avait séjourné dans cette caverne. A en juger par la quantité d’ossements, les ours des cavernes avaient passé plusieurs hivers en ces lieux. Mog-ur comprenait enfin l’excitation de Brun. Que le Grand Ours des Cavernes eût hiberné dans cette grotte, il ne pouvait y avoir de meilleur présage. L’essence de la puissante créature que le Peuple du Clan vénérait entre toutes imprégnait la roche même. Chance et protection étaient assurées au clan qui y résiderait. A en juger par l’âge des ossements, la grotte était manifestement inhabitée depuis des années, attendant seulement qu’ils la découvrent.

C’était une caverne parfaite, bien située, spacieuse, pourvue d’un réduit idéal pour y célébrer les rites secrets du Clan. Mog-ur imaginait déjà les cérémonies. La petite grotte serait son domaine réservé. Leur quête était enfin terminée, leur clan avait trouvé une demeure, à condition que la première chasse soit fructueuse.


Lorsque les trois hommes quittèrent la caverne, le soleil brillait dans le ciel tandis que le vent chassait rapidement les derniers nuages. Brun y vit un heureux présage ; mais il aurait également trouvé de bon augure le plus formidable déluge, tant sa satisfaction était grande. De la terrasse à l’entrée de la caverne, il regarda le panorama qui s’étendait à ses pieds. Devant lui, dans l’échancrure de deux collines brillait une vaste étendue d’eau, et il comprit alors la raison de la douceur du climat et du changement de la végétation.

La caverne se trouvait au pied d’une chaîne de montagnes située à l’extrémité sud d’une péninsule qui avançait dans une mer intérieure. La péninsule était reliée en deux points au continent, au nord par une large bande de terre, et à l’est par une langue étroite de marais salants faisant la jonction avec la région des hautes montagnes. Les marais les séparaient également d’une autre mer intérieure, plus petite, située au nord-est.

Les montagnes dans leur dos protégeaient la bande côtière des grands vents froids venus du glacier continental au nord. Les vents maritimes apportaient assez d’humidité et de chaleur pour que se développent les essences forestières à feuilles caduques communes aux climats tempérés.

Le site de la caverne était vraiment idéal. Non seulement la température y était plus élevée que n’importe où alentour, mais on y trouvait du bois en abondance pour affronter sans crainte les rigueurs de l’hiver.

La grande mer proche pourvoirait poissons et crustacés et les falaises le long du rivage abritaient des colonies d’oiseaux marins et leurs œufs. La forêt tempérée était un paradis pour qui savait y cueillir les fruits, les noix, les baies, les graines et les gousses des légumineuses. Les sources et ruisseaux constituaient une réserve d’eau fraîche inépuisable. Mais le principal avantage résidait dans la proximité des steppes dont les verts pâturages engraissaient d’importants troupeaux de ruminants qui fourniraient non seulement de la viande mais aussi des peaux pour les vêtements et des os pour l’outillage. Le petit clan qui vivait de la chasse et de la cueillette dépendait de la terre, et cette terre à leurs pieds déployait toute son abondance.

Comme il s’en retournait vers le clan qui attendait impatiemment, Brun regardait à peine où il posait les pieds. Il n’aurait su imaginer caverne plus parfaite. Les esprits protecteurs étaient revenus, pensait-il. Peut-être ne les avaient-ils jamais abandonnés, peut-être désiraient-ils simplement que le clan s’en aille, pour s’installer ici, dans cette grotte plus grande, plus avantageuse. Il n’y avait pas d’autre explication ! Les esprits s’étaient lassés de leur ancienne caverne, ils en voulaient une nouvelle, et ils avaient déclenché un tremblement de terre pour les obliger à partir. Peut-être avaient-ils également besoin parmi eux de ceux et celles qui avaient perdu la vie dans le séisme. Ils m’ont mis à l’épreuve, songea-t-il encore. Voilà pourquoi j’étais incapable de décider si nous devions ou pas rebrousser chemin. Brun était heureux que sa qualité de chef n’ait pas été prise en défaut. Si cela n’avait pas été contraire à sa position, il aurait pris le pas de course pour annoncer la bonne nouvelle à son clan.

Lorsque les trois hommes réapparurent, il leur fut inutile d’informer les autres qu’ils étaient arrivés au terme de leur voyage. Tout le monde le savait déjà. Iza, la seule avec Ayla à avoir vu la caverne, n’avait jamais douté que Brun en prendrait possession. Et à présent, pensait-elle, il ne pourrait plus exiger le départ d’Ayla. Sans elle, il aurait décidé de rebrousser chemin. Le totem de l’enfant est décidément aussi puissant que bénéfique et la chance qu’il apporte avec lui s’étend aux membres de notre clan. Iza considéra la fillette à côté d’elle, inconsciente de l’enthousiasme dont elle était indirectement la cause. Mais si la chance était avec elle, pourquoi avait-elle perdu ses parents et ceux de sa race ? Iza secoua la tête d’un air perplexe. Décidément, les voies des esprits étaient impénétrables.

Brun aussi pensait à l’enfant et il reconnaissait en son for intérieur qu’Iza n’aurait jamais découvert la caverne si elle ne s’était mise à la recherche d’Ayla. Il avait été contrarié quand il avait vu la petite s’éloigner du groupe, alors qu’il avait donné l’ordre d’attendre. Mais sans l’indiscipline de l’enfant, la grotte leur serait restée cachée. Pourquoi les esprits avaient-ils guidé les pas de la fillette ? Comme toujours, Mog-ur avait raison. Les esprits ne désavouaient pas la pitié d’Iza ni la présence d’Ayla parmi eux. On pouvait même dire que cette dernière avait leur faveur.

Brun jeta un regard à l’homme estropié qui aurait dû devenir chef à sa place. Nous avons bien de la chance que mon frère soit notre mog-ur. C’est étrange, se dit-il, car cela fait si longtemps que je n’ai pas pensé à lui comme étant mon frère. Quand Brun était jeune et qu’il s’efforçait d’acquérir le courage et le sang-froid qu’on attendait de celui destiné à être chef, la présence de son frère lui avait été d’un grand secours. Creb était l’aîné, et il avait son propre combat à mener contre son infirmité et les douleurs physiques et morales qu’elle lui valait, mais rien de ce qui pouvait tourmenter Brun ne lui échappait. Que son jeune frère eût le moindre doute quant à ses capacités à commander et à donner l’exemple, Creb était là, à ses côtés, présence silencieuse mais rassurante et pleine de compréhension.

Tous les enfants nés de la même femme n’étaient pas considérés comme frères ou sœurs. Seuls des enfants de même sexe pouvaient se désigner l’un l’autre comme frères ou comme sœurs, et cela uniquement quand ils étaient jeunes ou en de rares moments d’intimité particulière. Les hommes n’avaient pas de sœurs, et les femmes n’avaient pas de frères. Creb, de même mère que Brun, était son frère. Iza, pourtant née de la même mère, ne pouvait être tenue pour sa sœur, et elle-même n’avait pas de sœur.

Étant jeune, Brun avait éprouvé de la compassion envers son frère, mais il avait depuis longtemps oublié l’infirmité de son aîné et n’avait plus à son égard qu’un profond respect pour son pouvoir et son savoir. A ses yeux, Creb était maintenant avant tout le grand sorcier dont il sollicitait souvent les sages conseils. Brun ne pensait pas que son frère pût regretter de ne pas être lui-même un chef, mais parfois il se demandait si l’infirme ne souffrait pas de ne pas avoir pris femme et eu des enfants. Les femmes pouvaient se révéler parfois contrariantes, mais le plus souvent elles apportaient de la chaleur et du plaisir à l’homme. Creb n’avait jamais eu de compagne, il n’avait jamais appris à chasser, n’avait jamais connu les joies et les responsabilités de tout homme normal, mais il était Mog-ur, le grand Mog-ur.

Brun ne connaissait rien à la magie, et le monde mystérieux des esprits lui était pratiquement étranger, mais il était le chef et sa compagne avait donné le jour à un fils superbe. C’est avec fierté qu’il pensa à Broud, le garçon qu’il élevait pour devenir chef à sa suite. Je l’emmènerai à la chasse pour la fête de la caverne, décida-t-il soudain. Ce sera sa chasse d’homme. S’il réussit sa première prise, nous pourrons célébrer en même temps les rites de son accession à l’âge adulte. Broud l’a requis, il est fort et brave, un peu obstiné parfois, mais il apprend à se contrôler. Brun avait besoin d’un chasseur supplémentaire, à présent qu’ils prenaient possession d’une nouvelle caverne et que les préparatifs en vue de l’hiver exigeraient beaucoup à faire. Broud avait douze ans, un âge plus que suffisant pour être considéré comme un adulte. Il partagera les souvenirs des hommes de notre nouvelle demeure, pensa Brun. Iza préparera le breuvage.

Iza ! Que vais-je faire d’Iza ? Et de l’enfant ? Iza s’est déjà attachée à elle, malgré qu’elle soit une étrangère. Ce doit être parce qu’elle est restée si longtemps sans enfant. Mais elle en aura un bientôt, et elle n’a plus son compagnon pour pourvoir à ses besoins. Avec la petite, elle aura deux bouches à nourrir. Iza n’est plus très jeune, mais elle est enceinte, et son savoir et sa haute position dans le clan honoreraient tout homme disposé à lier sa vie à la sienne. Sans cette gamine venue d’ailleurs, un des chasseurs la prendrait peut-être comme deuxième épouse.

L’enfant est protégée des esprits, pensa encore Brun, et Iza désire vivement la garder avec elle. C’est Iza qui m’a averti au sujet de la caverne. Elle mérite que je l’en remercie, mais je ne dois pas le faire de façon trop ostensible. Je lui ferais certainement plaisir en l’autorisant à garder la petite fille, mais celle-ci n’appartient pas au Peuple du Clan. Les esprits du Clan veulent-ils d’elle ? Elle n’a même pas de totem ; comment pourrait-elle demeurer parmi nous sans totem ? Les esprits ! Ah ! Je ne les comprends pas !

— Creb, appela Brun. (Le sorcier se retourna et s’approcha du chef en boitant.) Tu sais que la fillette, enfin, l’enfant qu’Iza a recueillie ne fait pas partie du clan. Tu m’as conseillé de laisser Ursus décider de son sort, mais qu’allons-nous faire d’elle à présent ? Elle n’appartient pas au clan, elle n’a même pas de totem, et les nôtres ne laisseront jamais une étrangère assister à la cérémonie d’inauguration de la caverne. Je vois bien qu’Iza désire la garder auprès d’elle, et qu’abandonnée dans la nature elle ne pourrait survivre. Mais que faire pour la cérémonie ? Creb, qui n’attendait que ce moment, répondit sans hésiter.

— L’enfant a un totem, Brun, un totem très puissant. Nous ne savons pas encore lequel. Elle a été attaquée par un lion des cavernes et pourtant elle s’en est tirée avec un bon coup de patte en tout et pour tout.

— Un lion des cavernes ! Peu de chasseurs s’en seraient sortis à si bon compte.

— Oui, et elle a erré seule pendant longtemps. Elle était près de mourir de faim ; et pourtant elle n’est pas morte. Elle a été placée sur notre chemin pour qu’Iza la découvre. Et n’oublie jamais, Brun, que tu ne t’y es pas opposé. Elle est encore bien jeune pour subir une épreuve, poursuivit Mog-ur, mais je pense que son totem voulait voir si elle est digne de lui. Et son totem n’est pas seulement puissant, il porte également chance. Nous pourrions partager sa chance ; peut-être la partageons-nous déjà.

— Tu veux parler de la caverne ?

— C’est elle qui l’a vue la première. Nous étions prêts à rebrousser chemin ; tu nous as conduits si près, Brun...

— Les esprits m’ont conduit, Mog-ur. Ils désiraient une nouvelle demeure.

— Bien sûr qu’ils t’ont conduit, mais ils ont d’abord révélé l’existence de la grotte à la fillette. J’ai réfléchi, Brun, il reste encore deux bébés qui ne possèdent pas de totem. J’ai pensé que nous pourrions célébrer en même temps la consécration de la caverne et la révélation de leurs totems. Cela leur portera bonheur et fera plaisir à leurs mères.

— Quel rapport avec la petite ?

— Lorsque j’interrogerai les esprits pour savoir quels sont leurs totems, je demanderai également quel est celui de l’enfant. S’il se révèle à moi, nous pourrons la faire participer à la cérémonie et l’accepter dans le clan. Alors, plus rien ne s’opposera à sa présence parmi nous.

— L’accepter dans le clan ! Elle n’appartient pas au Peuple du Clan, elle est née chez les Autres. Qui a parlé de l’accepter dans le clan ? Ursus ne permettra jamais une chose pareille. Ça ne s’est jamais vu ! objecta Brun. Je me demandais seulement si les esprits l’autoriseraient à séjourner parmi nous jusqu’à ce qu’elle soit assez grande pour se débrouiller toute seule.

— Iza lui a sauvé la vie, Brun, et en le faisant elle s’est appropriée une partie de son esprit. L’enfant était tout près de passer dans l’autre monde, mais à présent elle est vivante. C’est comme si elle était venue une seconde fois à la vie, au sein du clan. (Creb, voyant avec quelle difficulté le chef accueillait cette idée, s’empressa de poursuivre sa plaidoirie avant que Brun n’intervienne.) Les membres d’un clan ont le droit de se joindre à un autre clan, Brun. Il n’y a rien d’anormal à cela. Souviens-toi du dernier Rassemblement du Clan ; deux petits clans n’ont-ils pas décidé de se regrouper en un seul ? Ces deux clans auraient probablement disparu s’ils ne s’étaient unis, car ils avaient tous deux perdus beaucoup d’enfants en bas âge. L’acceptation d’un étranger ne date pas d’hier.

— C’est vrai, certains clans fusionnent entre eux, mais cette fillette est une étrangère au Peuple du Clan. Tu ne sais même pas si l’esprit de son totem te parlera, Mog-ur. Et s’il le fait, sais-tu seulement si tu le comprendras ? Pour ma part, je ne comprends rien à ce qu’elle dit. Crois-tu vraiment découvrir son totem ?

— Je peux toujours essayer. Je demanderai à Ursus de m’aider. Les esprits savent se faire comprendre, Brun. Si elle doit appartenir au clan, son totem me le fera savoir.

Brun réfléchit un instant aux paroles de Mog-ur.

— Même si tu découvres son totem, quel chasseur voudra d’elle plus tard ? Iza et son enfant représentent déjà une charge assez lourde et les chasseurs ne sont pas nombreux parmi nous. Le compagnon d’Iza n’est pas le seul à avoir péri dans le tremblement de terre. Le fils de Grod a été tué ; c’était un chasseur jeune et fort. Le compagnon d’Aga n’est plus, il l’a laissée avec deux enfants et sa vieille mère à nourrir. Quant à Oga, poursuivit Brun avec émotion, elle a perdu le compagnon de sa mère, mort encorné par un mouflon, puis sa mère dans l’éboulement de la caverne. Dans quelque temps, je la donnerai à Broud, ce qui lui fera plaisir. Tu vois que les hommes ont déjà suffisamment de bouches à nourrir sans se charger en plus de cette étrangère, Mog-ur. Si je l’accepte dans le clan, à qui vais-je donner Iza ?

— A qui comptais-tu la donner, de toute façon, Brun ? dit le sorcier. (Mais avant que le chef, mal à l’aise, ait pu lui répondre, il enchaîna :) Iza et l’enfant ne seront un fardeau pour aucun chasseur, Brun. Je m’occuperai d’elles.

— Toi !

— Et pourquoi pas ? Ce sont deux femmes. Pour le moment du moins, il n’y a aucun garçon à éduquer. Ma position de mog-ur m’autorise à recevoir une part de toutes les chasses, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais réclamé mon dû, car je n’en ai jamais eu besoin, mais aujourd’hui, je peux le faire. Ne serait-il pas beaucoup plus simple que tous les chasseurs me remettent la part qui revient de droit au mog-ur pour qu’ainsi je subvienne aux besoins d’Iza et de la fillette, plutôt que de charger l’un d’eux de s’occuper d’elles ? J’avais l’intention de te faire part de mon désir de fonder un foyer avec Iza dès que nous aurions trouvé une nouvelle caverne, à moins qu’un autre homme ne la désire, naturellement. Voilà des années que je partage le feu de ma sœur ; il me serait pénible de voir cette situation changer. En outre, Iza soulage mes rhumatismes. Si son enfant est une fille, je la prendrai également avec moi. Si c’est un garçon, eh bien, nous verrons à ce moment-là...

L’idée fit son chemin dans l’esprit de Brun. Elle ne lui déplaisait pas vraiment. Cela arrangerait tout le monde, en effet. Mais pourquoi Creb voulait-il cela ? se demanda-t-il. Iza s’occuperait de lui et de ses maux, quel que soit l’homme dont elle partagerait le feu. Pourquoi un homme de son âge tiendrait-il soudain à s’entourer d’enfants ? Pourquoi ce désir d’éduquer une petite fille étrangère à sa propre race ? Peut-être Creb se sentait-il responsable de cette enfant. Brun n’aimait pas trop l’idée d’intégrer la fillette dans le clan, mais il lui déplaisait encore plus de la voir vivre hors des règles et échapper à son autorité. Mais si Creb se chargeait de son éducation et qu’il lui apprenait à se comporter comme il se doit, son intégration serait moins problématique. Non, Brun ne voyait pas de raison de refuser à Mog-ur ce que ce dernier lui réclamait.

— D’accord, répondit-il avec un geste d’acquiescement. Si tu parviens à découvrir son totem, Mog-ur, nous accepterons la fillette dans le clan et elle pourra vivre avec Iza dans ton foyer, au moins jusqu’à la naissance de l’enfant.

Et, pour la première fois de sa vie, Brun se surprit à souhaiter qu’un enfant à naître soit une fille plutôt qu’un garçon.

Une fois sa décision prise, Brun se sentit soulagé. Le devenir d’Iza le préoccupait depuis des jours, sans qu’une solution ne se manifeste, du moins dans l’immédiat. Ce problème à présent résolu, il allait pouvoir se consacrer à des tâches plus importantes. La proposition de Creb avait en outre l’avantage de résoudre un problème personnel. En effet, depuis que le compagnon d’Iza avait trouvé la mort dans l’éboulement de l’ancienne caverne, Brun ne voyait pas comment il pourrait faire autrement que de prendre Iza et son enfant à naître, ainsi que Creb, dans son propre foyer. Or, il avait déjà la responsabilité de Broud et d’Ebra, et également d’Oga. Aussi la perspective de deux bouches supplémentaires, plus une autre à venir, aurait inévitablement créé des tensions autour de son feu, le seul endroit où il pouvait se détendre et oublier un instant sa tâche de chef de clan. Et puis cela n’aurait certainement pas plu à sa compagne, Ebra.

Celle-ci s’entendait bien avec Iza, mais de là à l’accueillir dans son foyer... Sans que rien n’ait jamais été exprimé à ce sujet, Brun savait qu’Ebra jalousait la position d’Iza. Compagne du chef, Ebra aurait occupé le rang le plus haut parmi les femmes dans tout autre clan. Mais Iza descendait directement d’une lignée de guérisseuses qui étaient les plus renommées parmi tous les clans, et elle ne devait sa situation élevée qu’à elle-même. Quand Iza avait recueilli la fillette, Brun avait pensé qu’il faudrait également prendre cette enfant en charge. Il ne lui était pas venu à l’idée que Mog-ur lui en demande la garde, ni qu’il requière la présence d’Iza. Creb ne pouvait chasser mais il avait bien d’autres ressources.

Ce problème résolu, Brun se hâta de rejoindre le clan qui attendait impatiemment de son chef la confirmation de ce qu’ils avaient tous deviné.

— Notre voyage est terminé, annonça-t-il d’un geste bref. Nous avons trouvé une caverne.


— Iza, dit Creb à la femme qui préparait une décoction d’écorce de saule pour Ayla. Je ne mangerai pas ce soir.

Iza inclina la tête pour signifier qu’elle avait compris. Elle savait qu’il allait méditer pour se préparer à la cérémonie. Il ne mangeait jamais avant de méditer.

Le clan campait près du cours d’eau au pied de la pente douce menant à la caverne, dans laquelle ils s’installeraient seulement quand elle aurait été consacrée selon le rituel établi. Bien qu’il ne fût pas convenable de faire preuve d’impatience, chacun trouvait quelque prétexte pour s’en approcher et jeter un coup d’œil à l’intérieur. Les femmes s’obstinaient à ramasser du bois mort près de l’entrée, et les hommes, sous couvert de veiller sur elles dans cette contrée inconnue, leur emboîtaient le pas. Le soulagement était grand dans le clan après tous ces jours d’angoisse qui avaient suivi le tremblement de terre. La nouvelle caverne, tout au moins ce qu’ils pouvaient en voir depuis ses abords, leur plaisait. Elle leur paraissait beaucoup plus spacieuse que celle qu’ils avaient perdue. Les femmes désignaient avec satisfaction la petite mare tout près de l’entrée. Elles n’auraient pas à descendre jusqu’à la rivière pour aller chercher de l’eau. Elles attendaient avec impatience que se déroule la cérémonie consacrant la caverne, l’un des rares rites auxquels elles avaient le droit de participer.

Mog-ur quitta le campement affairé. Il désirait trouver un endroit tranquille où il pourrait réfléchir sans être dérangé. Il suivit la berge de la rivière dont les eaux vives se jetaient beaucoup plus bas dans la mer intérieure. Une brise tiède soufflait de nouveau du sud. Seuls quelques nuages blanchissaient au loin le ciel clair de cette fin d’après-midi. La végétation était dense des deux côtés du cours d’eau, et il contournait machinalement les obstacles, plongé qu’il était dans ses réflexions. Un bruit dans un taillis devant lui le fit s’arrêter net. Il était en terrain inconnu, et il n’avait que son lourd bâton pour se défendre, mais la puissance de son bras valide en faisait une arme redoutable. Il le brandit au-dessus de lui, à l’affût des grognements et des mouvements agitant les buissons devant lui.

Soudain, un animal surgit de l’écran de verdure, son corps robuste supporté par de courtes pattes trapues. Des canines pointues se dressaient comme des défenses, de chaque côté de son groin. Quoique Creb n’en eût encore jamais rencontré le nom de la bête lui revint en mémoire. Un sanglier. Le porc sauvage le regarda d’un air belliqueux en grattant le sol, puis se détourna et disparut dans l’épaisseur des fourrés. Creb poussa un soupir de soulagement et reprit son chemin. Parvenu auprès d’un banc de sable étroit, il déplia sa couverture, y déposa le crâne de l’ours des cavernes et s’assit en lui faisant face. Il exécuta les gestes rituels, requérant l’assistance d’Ursus, puis chassa de son esprit toutes les préoccupations qui ne concernaient pas exclusivement les enfants dont il devait découvrir le totem.

Les enfants avaient toujours intrigué Creb. Souvent, assis parmi les siens et apparemment plongé dans ses pensées, il les observait à l’insu de tous. L’un d’eux, un petit garçon costaud de six mois environ, avait coutume de brailler d’un air agressif chaque fois qu’il avait faim. Depuis sa naissance, Creb l’avait toujours vu fourrer son petit nez dans la douce poitrine de sa mère pour y trouver le sein, puis pousser des grognements de plaisir tout en tétant. Le petit Borg, pensa Creb en souriant, lui rappelait le porc sauvage qu’il venait de voir et d’entendre grogner tout en fouillant le sol de son groin. Le sanglier était un animal intelligent, digne de respect, dont les redoutables défenses se révélaient capables d’infliger de sérieuses blessures à qui le mettait en colère, et dont les courtes pattes devenaient d’une surprenante vivacité lorsqu’il décidait de charger. Il n’était de chasseur qui aurait dédaigné un tel totem. Et puis il convenait tout particulièrement à la nouvelle caverne, car l’esprit du sanglier habitait ces bois. Un sanglier donc, décida Creb, convaincu que le totem de l’enfant lui était apparu à dessein.

Satisfait de son choix, Mog-ur tourna son attention vers l’autre enfant. Ona, dont la mère avait perdu son compagnon lors du tremblement de terre, était née peu de temps avant le cataclysme. Vorn, son frère de quatre ans, était le seul mâle au foyer. Il faudra bientôt trouver à Aga un nouveau compagnon, songea le sorcier, un homme qui saura prendre soin également d’Aba, sa vieille mère. Mais ceci est l’affaire de Brun ; c’est à Ona qu’il me faut penser, non à sa mère.

Les filles avaient besoin de totems plus paisibles, moins puissants que ceux des garçons, si elles désiraient porter des enfants. Creb songea à Iza, dont le totem, une antilope saïga, avait longtemps mis en échec celui de son compagnon... un problème qui avait souvent occupé les réflexions de Mog-ur. Iza connaissait bien plus la magie qu’on ne le supposait, et cependant elle n’avait pas trouvé le bonheur avec l’homme qu’on lui avait donné. Creb ne trouvait rien à reprocher à sa sœur ; elle s’était toujours parfaitement conduite envers cet homme. Celui-ci était mort, à présent. Mog-ur allait le remplacer. Naturellement, il n’aurait pas de rapports physiques avec Iza. Elle était sa sœur, et ce serait contraire à toutes les coutumes. Par ailleurs, ce genre de désir était depuis longtemps étranger à Creb. Iza avait toujours été de bonne compagnie, s’occupant avec diligence de lui depuis des années, et ce n’en serait que plus agréable aujourd’hui que son ancien compagnon avait disparu. Et puis il y avait Ayla. Creb éprouva une bouffée d’émotion au souvenir de ses petits bras autour de son cou. Plus tard, se rappela-t-il à l’ordre. D’abord, Ona.

Ona était une enfant tranquille et facile, qui posait souvent sur lui un regard grave. Ses petits yeux tout ronds examinaient chaque chose avec un vif intérêt silencieux, sans que rien leur échappât, semblait-il. L’image d’un hibou lui traversa l’esprit. Était-ce un totem trop puissant ? Le hibou chasse, pensa-t-il, mais il ne s’attaque qu’aux petits animaux. Lorsqu’une femme possède un totem puissant, celui de son époux doit être plus puissant encore. Mais peut-être Ona aura-t-elle besoin d’un homme capable de lui assurer une forte protection, un homme ayant un totem plus fort que le sien. Le hibou donc, décida-t-il. Toutes les femmes doivent prendre des époux aux totems puissants. Est-ce la raison pour laquelle je n’ai jamais eu de compagne ? se demanda Creb. Quelle protection peut bien apporter un chevreuil ? Il y avait longtemps que Creb n’avait pensé à son totem, le doux et timide chevreuil. Il gîte lui aussi dans les forêts impénétrables, tout comme l’ours, se rappela-t-il soudain. Le sorcier était l’un des rares à posséder deux totems. Le chevreuil était celui de Creb, Ursus celui de Mog-ur.

Ursus Spelaeus, l’ours des cavernes, massif végétarien qui surpassait largement en taille ses cousins omnivores, près de deux fois plus petits que lui et trois fois plus légers, le plus grand ours qui n’ait jamais existé, était généralement lent à se mettre en colère. Mais un jour, une femelle irritée attaqua un petit garçon boiteux et sans défense qui musardait un peu trop près de ses oursons. La mère découvrit l’enfant déchiqueté et en sang, un œil arraché ainsi que la moitié du visage, et ce fut elle qui le ramena à la vie. Elle amputa au niveau du coude le bras paralysé et inutile, broyé par l’énorme bête à la force colossale. Ce petit garçon s’appelait Creb. A quelque temps de là, le mog-ur en exercice choisit pour servant l’enfant estropié et défiguré, lui apprenant qu’Ursus l’avait choisi, éprouvé et considéré digne de lui, emportant l’un de ses yeux comme gage de sa protection. Il devait maintenant se sentir fier de ses cicatrices, lui recommanda-t-il, car elles représentaient les marques de son nouveau totem.

Ursus ne permit jamais à l’esprit de Creb d’être englouti par une femme pour reproduire un enfant ; l’Ours des Cavernes n’offrait sa protection qu’après avoir éprouvé ses élus. Si ces derniers étaient forts peu nombreux, les survivants à ses épreuves l’étaient encore moins. La perte d’un œil était un lourd tribut à payer, mais Creb n’en ressentait aucune amertume. Il était Mog-ur et possédait l’intime conviction qu’Ursus n’avait jamais, au grand jamais, investi les précédents sorciers d’un pouvoir aussi formidable que le sien.

Saisissant son amulette, il pria l’esprit du Grand Ours de lui révéler celui du totem protecteur de la fillette née parmi les Autres. C’était là demander beaucoup, et il n’était pas certain que le message lui parviendrait. Il concentra ses pensées sur l’enfant et le peu de choses qu’il savait d’elle. Elle était intrépide, pensa-t-il. Elle m’a ouvertement manifesté son affection, sans peur ni crainte de la censure du clan. Voilà qui est rare chez une fille ; les filles ont plutôt tendance à se cacher derrière leur mère. Elle est curieuse et vive. Une image commença à se former dans son esprit, mais il la chassa. Non, c’est une fille, elle a besoin d’un totem féminin. Malgré ses efforts de concentration, l’image demeura persistante. Cette fois, il décida de ne pas l’écarter peut-être le mènerait-elle quelque part.

Il vit une troupe de lions en train de se chauffer paresseusement au soleil d’été dans les hautes herbes de la steppe. L’un des deux lionceaux était une petite femelle, destinée à devenir la chasseresse de la troupe. Elle jouait avec intrépidité et donnait des coups de patte sur le museau d’un gros lion. Des coups de patte audacieux et en même temps légers comme des caresses. Le lion finit par la repousser tendrement et, l’immobilisant sous son énorme patte, se mit à la lécher de sa langue rugueuse. Les lions des cavernes élevaient eux aussi leurs petits avec amour et fermeté, pensa Creb, en se demandant pourquoi lui était apparue cette scène de félicité domestique.

Mog-ur fit encore quelques efforts pour dissiper sa vision, mais la scène ne s’évanouit nullement.

— Ursus, serait-ce le Lion des Cavernes ? Ce n’est pas possible. C’est un totem trop puissant pour une femme. A quel homme pourra-t-elle s’accoupler ?

Le Lion des Cavernes n’était le totem d’aucun homme du clan, et n’apparaissait que fort rarement dans les autres clans. Il vit en imagination la maigre fillette, aux bras et aux jambes droits, au visage plat et au front bombé, si pâle ; même ses yeux étaient trop clairs. Elle deviendrait une femme hideuse et aucun homme ne voudrait d’elle, se dit Mog-ur. La pensée de sa propre laideur lui traversa l’esprit, et il se rappela comment les femmes l’évitaient, surtout quand il était jeune. Peut-être aura-t-elle besoin d’un totem puissant si elle ne doit jamais trouver d’homme pour veiller sur elle. Mais tout de même, un Lion des Cavernes ! Il essaya de se souvenir s’il y avait jamais eu une femme parmi le Peuple du Clan à avoir le grand félin pour totem.

J’oubliais qu’elle n’est pas des nôtres mais elle bénéficie d’une protection puissante, sinon elle n’aurait jamais survécu à ses épreuves. Elle serait morte sous les crocs de ce lion. Cette pensée se cristallisa dans son esprit. Le Lion des Cavernes ! Il l’avait attaquée sans la tuer... Voulait-il l’éprouver ? Une autre idée lui vint, et il frissonna. Le doute n’était plus permis. Brun lui-même ne pourrait faire la moindre objection. Le lion des cavernes l’avait marquée à la cuisse gauche de quatre sillons parallèles dont elle porterait toute sa vie les cicatrices. Or les rites de l’âge adulte exigeaient que Mog-ur marque du signe de son totem le corps d’un homme jeune, et le signe du Lion des Cavernes était justement quatre entailles parallèles dans la cuisse.

Les garçons sont marqués sur la cuisse droite ; mais Ayla est une fille, et les marques sont bien les mêmes, songea-t-il. Que n’y ai-je pensé plus tôt ! Le lion, conscient de la difficulté qu’aurait le clan à accepter une étrangère, l’a marquée du signe de son totem. Il désire qu’elle vive parmi nous, c’est pourquoi il l’a éloignée de son peuple. Mais pour quelle raison ? Le sorcier se sentit soudain mal à l’aise. S’il avait eu notion de ce concept, il y aurait vu un pressentiment. Dans l’état des choses, il éprouvait une vague appréhension mêlée d’un étrange espoir.

Mog-ur se ressaisit. Jamais un totem ne s’était imposé à son esprit d’une manière aussi impérieuse, et c’était cela précisément qui l’inquiétait. Le Lion des Cavernes est son totem. Il l’a choisie exactement comme Ursus m’a choisi. Mog-ur plongea son regard dans les sombres orbites du crâne posé devant lui. Avec une sincère humilité, il s’émerveilla de la façon dont les esprits parvenaient à se faire comprendre. Tout était clair, à présent. Un profond soulagement l’envahit en même temps que subsistait une question. Pourquoi cette petite fille avait-elle besoin d’une protection aussi grande ?

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