— Iza ! Iza ! Viens vite voir Durc ! s’écria Ayla en entraînant la guérisseuse vers la caverne.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta la femme en se hâtant avec peine. Il s’est encore étouffé ?
— Mais non, il n’a rien. Regarde ! dit fièrement Ayla quand elles arrivèrent au foyer de Creb. Il tient sa tête droite !
Couché sur le ventre, le nourrisson levait vers les deux femmes de grands yeux qui commençaient à prendre le ton marron foncé des hommes du Clan. Sa tête oscilla quelques instants avant que, lassé par l’effort, il ne la laisse retomber sur la fourrure. Inconscient de l’émoi que venaient de provoquer ses beaux efforts, il fourra son poing dans sa bouche et se mit à le sucer bruyamment.
— S’il arrive à faire ça maintenant, il la tiendra parfaitement droite quand il sera plus grand, dit Ayla.
— Ne te berce pas trop d’illusions, recommanda Iza. Mais c’est bon signe, néanmoins.
Mog-ur entra dans la caverne, le regard absent, perdu dans ses pensées.
— Creb ! s’écria Ayla en courant à sa rencontre. Durc tient sa tête tout seul, n’est-ce pas vrai, Iza ?
La guérisseuse acquiesça d’un hochement de tête.
— Hum ! fit le sorcier. Si c’est le cas, alors je crois qu’il est temps.
— Temps de quoi faire ?
— Eh bien, de célébrer les rites totémiques. Il est encore un peu jeune mais son totem s’est fait connaître à moi. Inutile d’attendre davantage. D’ici peu, nous serons occupés à organiser le départ et il vaut mieux que son totem possède une demeure avant qu’il entreprenne le voyage. Sinon, cela pourrait porter malheur à l’enfant. Euh... Iza, ajouta-t-il à l’adresse de la guérisseuse, à présent que je pense au Rassemblement, te reste-t-il suffisamment de racines pour la cérémonie ? Je ne sais pas encore combien de clans seront présents, mais assure-toi d’en avoir en quantité.
— Je n’irai pas au Rassemblement du Clan, Creb, annonça Iza, dont le visage exprimait tout son regret. Je ne peux plus me permettre d’entreprendre un voyage aussi long.
Que n’y ai-je pensé tout seul, se reprocha Creb en regardant la guérisseuse qui avait maigri et dont les cheveux avaient blanchi. C’est vrai, elle est beaucoup trop faible pour nous accompagner. Mais comment faire pour la cérémonie ? Seules les femmes de sa lignée connaissent la préparation du breuvage secret. Uba est trop jeune. Il faut que ce soit une adulte... Et Ayla, pourquoi pas Ayla ? Iza pourra l’initier avant notre départ. Il est grand temps d’ailleurs qu’elle devienne guérisseuse.
Creb observa d’un œil critique la jeune femme qui se penchait pour prendre son fils dans ses bras. Les autres clans vont-ils l’accepter ? Ses cheveux blonds tombaient en désordre de chaque côté de son visage plat au front bombé. Son corps était féminin, mais élancé, musclé, à l’exception du ventre, un peu mou. Elle avait de longues jambes, droites, et elle dominait tout le monde de la taille. Elle ne ressemble décidément pas aux femmes de notre peuple, pensa-t-il. Je crains fort qu’elle ne les intrigue trop. Les autres mog-ur pourraient refuser de boire le breuvage, si c’est elle qui le prépare. Enfin, nous verrons bien. Mais si je dois invoquer les esprits pour la cérémonie totémique, je ferais bien de célébrer en même temps l’accession d’Ayla au rang de guérisseuse.
— Il faut que j’aille voir Brun, annonça-t-il abruptement, en se dirigeant vers le foyer du chef. (Il se retourna vers Iza pour ajouter :) Je pense que tu devrais apprendre à Ayla et à Uba comment préparer le breuvage, bien que je doute que cela serve à grand-chose.
— Iza, je ne trouve plus le bol que tu m’as donné pour la guérisseuse du clan qui nous invite, se lamenta Ayla en fouillant frénétiquement dans la pile de fourrures, de provisions et d’affaires de toutes sortes entassées par terre. J’ai cherché partout.
— Mais tu l’as déjà rangé, Ayla. Calme-toi. Brun n’est pas encore prêt, il n’a pas fini de manger. Allez, viens t’asseoir, ton repas va refroidir. Toi aussi, Uba.
Creb, assis sur une natte, Durc sur ses genoux, regardait la scène d’un air amusé.
— Et toi-même, Iza, qu’attends-tu pour manger ? demanda-t-il.
— J’aurai tout le temps quand vous ne serez plus là, répondit-elle. Regarde comme Durc tient sa tête bien droite à présent. Donne-le-moi, je ne pourrai plus le tenir dans mes bras de tout l’été.
— C’est peut-être pour lui donner de la vigueur que le Loup Gris voulait que la cérémonie ait lieu plus tôt que de coutume, dit Creb.
Le sorcier regarda avec tendresse le petit garçon, heureux comme jamais de se sentir le patriarche de la famille. Bien qu’il ne l’eût jamais confié à personne, il avait souvent envié leur foyer aux autres hommes. Et voilà qu’au soir de sa vie il se retrouvait avec deux femmes pour veiller à tous ses besoins, une petite fille pour suivre leurs traces, et un petit garçon à cajoler. Il avait soulevé avec Brun la nécessité d’entraîner Durc à la chasse. Brun avait accueilli Durc dans le clan ; il en était désormais responsable. Aussi la joie d’Ayla avait-elle été grande quand Brun, lors de la cérémonie totémique de l’enfant, avait annoncé qu’il se chargerait lui-même de faire de Durc un chasseur, du moins quand celui-ci aurait l’âge et la force de chasser. Ayla ne pouvait souhaiter meilleur maître pour son fils.
Le Loup Gris est un excellent totem pour ce petit, songea Creb. Mais certains restent avec la meute et d’autres se comportent en loups solitaires. Quel peut bien être celui de son totem ?
Quand Ayla et Uba eurent chargé leurs affaires sur leur dos, Iza rejoignit avec elles le reste du clan rassemblé devant la caverne. Iza embrassa une dernière fois le bébé et tendit quelque chose à Ayla.
— Tiens, cela te revient à présent. Tu es la guérisseuse du clan, dit Iza en lui remettant une bourse teinte en rouge contenant les précieuses racines. Te souviens-tu de tout ce que tu dois faire ? Il ne faut surtout rien oublier. Je regrette de ne pas avoir pu te faire une démonstration, mais cela est interdit. Et n’oublie pas, les racines seules ne suffisent pas à la magie : vous devez vous préparer vous-mêmes aussi soigneusement que vous préparerez le breuvage.
Uba et Ayla acquiescèrent de concert tandis que la jeune femme rangeait la bourse dans la sacoche en peau de loutre qu’Iza lui avait donnée le jour où elle avait été reconnue guérisseuse du clan. Outre les quatre amulettes qu’elle portait à son cou, la pyrite de fer, l’ivoire de mammouth, le fossile de gastéropode et la particule d’ocre rouge, Ayla possédait désormais un fragment de pyrolusite[9] noire, privilège exclusif des guérisseuses.
Le corps d’Ayla avait été peint de l’onguent noir, fait d’un mélange de graisse et de poussière de pyrolusite, quand elle était devenue la dépositaire d’une partie de l’esprit de chaque membre du clan et, à travers Ursus, de tout le Peuple du Clan. Une guérisseuse ne portait ces marques noires qu’à l’occasion des cérémonies les plus sacrées.
Ayla s’inquiétait de laisser Iza. De violents accès de toux avaient secoué la vieille femme ces derniers temps.
— Iza, es-tu sûre que ça va ? demanda Ayla après avoir serré sa mère adoptive dans ses bras. Tu tousses beaucoup.
— C’est l’hiver qui veut ça. Tu sais que ça s’améliore toujours en été. Et puis, Uba et toi, vous avez cueilli tellement de plantes et de racines de framboisier pour ma toux que je me demande si nous aurons une seule framboise l’an prochain. Ne t’inquiète pas, je sais me soigner, tenta de la rassurer Iza.
Mais Ayla avait remarqué que les remèdes d’Iza la soulageaient moins bien. La tuberculose dont elle souffrait avait évolué vers une phase que les plantes ne pouvaient plus combattre.
— Prends bien soin de toi, Iza, et repose-toi un peu, lui conseilla Ayla. Zoug et Dorv s’occuperont du feu pour éloigner les bêtes et les mauvais esprits. Et laisse Aba faire la cuisine.
— Oui, oui, dépêche-toi, dit Iza. Brun est prêt à partir.
Ayla prit place comme d’habitude au bout de la file, sans se rendre compte que tous les regards étaient rivés sur elle. Personne ne bougea.
— Ayla, chuchota Iza. Tout le monde attend que tu prennes la place qui te revient.
Ayla se glissa à la tête des femmes, confuse d’avoir oublié la position privilégiée que lui conférait son nouveau rang de guérisseuse. Et c’est en rougissant qu’elle se plaça devant Ebra, à qui elle adressa un signe d’excuse. Mais Ebra était accoutumée à son deuxième rang. Elle trouva seulement étrange de voir cette tête blonde devant elle à la place de celle d’Iza, et se demanda si elle se rendrait au prochain Rassemblement.
Iza, Zoug, Dorv et Aba, trop âgés pour faire le voyage, accompagnèrent les autres jusqu’au promontoire rocheux, d’où ils les regardèrent s’éloigner. Quand ils ne virent plus que de minuscules têtes d’épingles perdues dans la plaine, ils regagnèrent la caverne. Aba et Dorv qui, déjà, n’avaient pu se rendre au dernier Rassemblement se sentaient tout étonnés de se trouver encore en vie, mais c’était la première fois que Zoug et Iza devaient y renoncer. Zoug sortait encore chasser, mais il revenait le plus souvent les mains vides. Quant à Dorv, sa vue baissait au point qu’il ne s’aventurait que fort rarement dehors.
Malgré la douceur de la journée, ils se pressèrent tous les quatre autour du feu qui flambait devant la caverne, sans éprouver le moindre désir de converser. Soudain, Iza fut prise d’une quinte de toux qui lui arracha du sang. Elle alla se reposer dans son foyer, et les autres en firent bientôt autant, l’air désœuvré. Ils savaient que leur été allait être désespérément long et solitaire.
En ce début d’été, il faisait moins frais dans les plaines orientales que dans la zone tempérée où résidait le clan.
Au riche feuillage vert auquel chacun était habitué succédait une herbe haute qui déjà perdait sa verdeur pour se fondre dans cette mer végétale aux reflets pâles qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Ils avançaient sur l’épais tapis, laissant derrière eux un étroit sillage d’herbes froissées. L’eau était rare, et ils s’arrêtaient pour remplir leurs outres à chaque cours d’eau rencontré, au cas où ils ne trouveraient pas d’autre source quand ils s’installeraient pour la nuit. Brun conduisait le clan à un pas que tous pouvaient suivre, mais néanmoins alerte. Ils avaient un long trajet à parcourir avant d’arriver à la caverne de leurs hôtes, dans les hautes montagnes de l’est. Creb, aiguillonné par la perspective du Rassemblement et des cérémonies dont il aurait la charge, suivait l’allure sans trop de mal. Le soleil et les décoctions d’Ayla soulageaient la douleur de ses articulations, et puis cette marche raffermissait ses muscles, même ceux de sa jambe déformée.
Les journées se firent monotones. Ils marchaient, s’arrêtaient de temps à autre pour se restaurer, et continuaient d’avancer en direction de l’est jusqu’à la nuit tombante où ils dressaient le camp, pour repartir à l’aube. La saison avançait mais le changement de temps était si graduel qu’ils ne s’étonnèrent pas de l’ardeur du soleil qui brunissait les grandes plaines. Pendant trois jours ils subirent la fumée et les cendres que les vents charriaient d’un lointain et gigantesque feu de prairie. Ils croisèrent des troupeaux de bisons, des daims géants, des chevaux, des onagres et des ânes, ainsi que quelques saïgas, tous ces milliers de bêtes que la steppe nourrissait.
Bien qu’ils n’eussent pas encore atteint l’isthme qui reliait la péninsule au continent et alimentait en eau salée la mer intérieure, ils aperçurent l’imposante chaîne de montagnes qui brillait devant eux. Une calotte de glace étincelante recouvrait le sommet des pics les plus hauts, immuable malgré la chaleur torride des plaines alentour.
Quand la prairie céda le terrain à de basses collines de terre rouge, cet ocre rouge qui en sanctifiait le sol, Brun sut que les marécages n’étaient pas loin.
Pendant deux jours, ils pataugèrent dans les marais putrides, infestés de moustiques, avant de parvenir enfin sur le continent. Ils pénétrèrent alors dans une région boisée, humide, aux arbres croulant sous les lianes, le lierre grimpant et les clématites. Le chêne dominait, aux côtés du hêtre et de l’if, dans cette région exposée aux précipitations marines.
Ils surprirent des daims, des cerfs et des élans. Ils virent également des sangliers, des renards, des loups, des lynx et des léopards, des chats sauvages et une multitude de petits animaux, mais pas un seul écureuil. Ayla se demandait précisément ce qui manquait à cette faune des montagnes, quand le spectacle qui s’offrit à elle détourna son intérêt.
Sur un signe de Brun, tout le monde s’était figé pour regarder l’énorme ours des cavernes qui se frottait le dos contre un arbre. Tout occupé à se gratter le long de l’écorce rugueuse, il ne prêta aucune attention au clan médusé. Sa taille immense paraissait à tous particulièrement imposante tant sa fourrure était épaisse et sa tête massive. Les ours bruns qu’on rencontrait dans ces montagnes pesaient près de deux cents kilos. Mais c’était un ours des cavernes qu’ils avaient devant eux, et l’animal, bien qu’au début de l’été, devait atteindre les six cents kilos. Sa force colossale le mettait à l’abri de tous les prédateurs, et seul un autre mâle à l’époque du rut, ou encore une femelle protégeant ses oursons, aurait osé le défier.
Mais, outre sa stature impressionnante, c’était son caractère sacré qui figeait tous les membres du clan en une attitude de muette révérence. C’était Ursus, la personnification même du Peuple du Clan, qui se dressait devant eux. Ses ossements avaient le pouvoir d’éloigner toutes les forces du mal, et son esprit unissait tous les clans en un seul : le Clan de l’Ours des Cavernes.
Lassé de son activité, ou satisfait du bien-être qu’elle lui avait apporté, l’ours se redressa de toute sa hauteur pour faire quelques pas, campé sur ses pattes de derrière, avant de se laisser retomber. Flairant le sol, il s’éloigna d’un trot pesant. L’ours des cavernes était un animal fondamentalement pacifique qui n’attaquait personne tant qu’on ne l’importunait pas.
— Était-ce Ursus ? demanda Uba, émerveillée.
— Oui, c’était lui, affirma Creb. Et quand nous serons arrivés, tu verras un autre ours des cavernes.
— Le clan qui nous reçoit vit donc vraiment avec un ours des cavernes ? demanda Ayla. Un ours de cette taille ! (La jeune femme n’ignorait pas la coutume selon laquelle le clan qui accueillait les autres lors du Rassemblement devait capturer un ourson et l’élever dans sa caverne.)
— Il est maintenant probablement enfermé dans une cage devant la caverne, mais lorsqu’il est petit, il vit à l’intérieur et chaque foyer le nourrit. Quand il commence à grandir, on le met en cage pour plus de sûreté, mais tout le monde continue à lui donner à manger et à le caresser pour qu’il sache qu’on l’aime toujours. La plupart des clans prétendent même avoir appris quelques rudiments de notre langage à leur ours, mais je n’ai jamais pu le vérifier. J’étais très jeune quand notre clan reçut le Rassemblement, et je ne m’en souviens pas. Nous lui rendrons hommage pendant la Cérémonie de l’Ours, et il transmettra nos messages au monde des esprits, expliqua Creb.
— Quand recevrons-nous les autres clans et aurons-nous un ours à élever ? demanda Uba.
— Quand ce sera notre tour de le faire. C’est un grand honneur pour un clan, et les chasseurs sont prêts à braver tous les dangers pour capturer un ourson. Le clan qui nous reçoit a la chance d’habiter dans une région fréquentée par des ours des cavernes. Il doit en rester quelques-uns dans la montagne, près de notre caverne, comme le prouvent les ossements d’Ursus que nous avons trouvés, répondit Creb.
Au signal de Brun, tout le monde se remit en route. En passant près de l’arbre contre lequel l’ours s’était frotté, Creb s’arrêta pour recueillir une touffe de poils accrochés à l’écorce. Il les enveloppa soigneusement dans une feuille qu’il fourra dans l’un des plis de sa fourrure. Le poil d’un ours des cavernes vivant avait un grand pouvoir magique.
Les hauts conifères des contreforts cédèrent la place à une végétation plus rase et plus robuste à mesure qu’ils approchaient des sommets scintillants contemplés depuis les plaines. Des bouleaux firent leur apparition, ainsi que des genévriers et des azalées dont les fleurs roses venaient à peine d’éclore, parsemant le vert tendre des herbages de pimpantes taches de couleur. Une multitude de fleurs sauvages ajoutaient leurs teintes à cette palette chatoyante : l’orange tacheté des lis tigrés, le mauve et le rose des ancolies, le violet des vesces, le bleu lavande des iris, l’azur des gentianes.
Ils aperçurent quelques chamois et des mouflons aux cornes épaisses. Ils parvinrent bientôt à un sentier témoignant de passages fréquents. Le clan qui recevait devait accomplir un long chemin avant d’atteindre les plaines et leurs troupeaux de ruminants. Mais la proximité bénéfique des ours des cavernes compensait cet inconvénient, en même temps qu’il incitait les chasseurs à se rabattre sur le gibier fréquentant les forêts.
Tous ceux qui avaient couru au-devant des nouveaux venus s’arrêtèrent net en voyant Ayla. Tandis que le clan avançait en file indienne en direction de la caverne, Ayla en tête des femmes, les commentaires allaient bon train. Creb avait eu beau la prévenir, la jeune femme ne s’était pas attendue à provoquer un tel émoi, ni à se trouver en présence d’une telle multitude : plus de deux cents personnes s’étaient attroupées pour considérer l’étrangère et Ayla n’avait jamais vu tant de monde réuni.
Le clan s’arrêta près d’une immense cage aux épais montants de bois profondément enfoncés en terre, à l’intérieur de laquelle un ours gigantesque, encore plus grand que celui rencontré en route, se balançait paresseusement d’un pied sur l’autre. Le petit clan qui recevait avait dû déployer des trésors de dévotion pour nourrir aussi longtemps l’énorme animal, et des dons apportés par les autres clans ne pourraient jamais compenser le sacrifice qu’il avait consenti. Mais il n’était pas de clan qui n’attendît impatiemment son tour d’offrir l’hospitalité afin de recueillir la protection des esprits.
Uba, vivement impressionnée par la bête et tous ces gens, se rapprocha d’Ayla, tandis que le chef et le sorcier du clan-hôte s’avançaient vers eux avec des gestes d’accueil, avant de se tourner vers Brun d’un air courroucé.
— Pourquoi as-tu amené cette femme à notre Rassemblement, Brun ? demanda le chef.
— Elle fait partie de notre clan, Norg, et c’est une guérisseuse de la lignée d’Iza, répliqua Brun en s’efforçant de conserver son calme, alors que s’élevait un murmure de stupéfaction dans l’assistance.
— C’est impossible ! rétorqua le mog-ur. Comment peut-elle faire partie de ton clan ? Elle est née chez les Autres !
— Elle fait partie du clan, répéta Mog-ur sur un ton aussi assuré que celui de Brun, en fixant d’un regard glacé le chef du clan-hôte. Douterais-tu de ma parole, Norg ?
Norg, mal à l’aise, consulta d’un regard son sorcier, mais celui-ci, aussi désarçonné que lui, ne lui fut d’aucun secours.
— Norg, nous avons fait un long voyage et nous sommes fatigués, dit Brun. Ce n’est vraiment pas le moment d’aborder le sujet. Nous refuserais-tu l’hospitalité de ta caverne ?
L’atmosphère était tendue. Norg réfléchissait. S’il refusait son hospitalité, ses visiteurs n’auraient plus qu’à entreprendre un long voyage de retour. Ce serait un manquement grave aux lois ancestrales. Mais s’il laissait Ayla pénétrer dans la caverne, cela reviendrait à la reconnaître en tant que femme du Clan. La mise en demeure de Brun obligeait Norg à se prononcer sur-le-champ. Les regards de Norg passèrent de son mog-ur à celui qui était le plus puissant d’entre les mog-ur, puis au chef du premier des clans. Que lui restait-il à faire du moment que Mog-ur avait parlé ?
Norg fit signe à sa compagne de montrer au clan l’emplacement qui lui avait été réservé dans la caverne, puis entra à la suite de Brun et de Mog-ur, bien décidé à éclaircir le mystère de l’étrangère une fois tout le monde installé.
Au premier abord, la caverne de Norg leur parut plus petite que la leur, mais en pénétrant plus avant, ils découvrirent qu’elle se composait d’une série de grottes et de galeries qui s’enfonçaient sous la montagne. Il y avait assez de place pour héberger tous les clans, mais Brun et ses compagnons furent conduits dans une vaste alvéole située non loin de l’entrée de la caverne, bénéficiant ainsi de la lumière du jour. Leur rang élevé leur avait valu cet emplacement de faveur.
Le Peuple du Clan n’avait pas de grand chef à proprement parler, mais il n’en existait pas moins une hiérarchie entre les clans, et le chef du premier clan devenait de fait celui de tous. Il n’en tirait pas cependant une autorité absolue. De ce point de vue, les clans restaient autonomes, commandés par des hommes au caractère indépendant, peu enclins à se plier à une autorité supérieure, hormis dans le domaine des rites de la magie. La position de chaque clan dans la hiérarchie était décidée tous les sept ans lors du grand Rassemblement.
Outre les cérémonies, les compétitions constituaient une activité importante pour les clans. Elles les opposaient dans un cadre strict, leur évitant ainsi de s’affronter hors les lois régissant leur peuple. Elles leur permettaient également de se départager et de déterminer leurs rangs. Les hommes s’affrontaient alors en des tournois de lutte, de fronde, de bolas, de course à pied, de course à la lance, de fabrication d’outils, de danse, de déclamation de contes et de subtiles pantomimes retraçant des chasses particulièrement remarquables.
Quant aux femmes, si leurs joutes avaient moins de poids aux yeux des hommes, elles participaient néanmoins à la fête. Elles disposaient à la vue de tous les dons apportés au clan-hôte, fières de l’étalage de leur artisanat, de la beauté de leurs fourrures, de leurs ustensiles finement travaillés, astucieusement tressés, qui faisaient l’objet d’examens critiques et passionnés de la part des autres femmes.
La position relative au sein de chaque clan de la guérisseuse et du mog-ur entrait pour une large part dans la définition du statut final. Ainsi Iza et Creb avaient contribué d’une manière décisive à faire du clan de Brun le premier de tous. Mais le facteur capital résidait dans la capacité du chef à diriger son clan, les critères d’évaluation de cette capacité étant des plus subtils.
Ils reposaient d’une part sur les résultats des joutes, qui témoignaient de la façon dont le chef s’était révélé capable d’entraîner ses hommes et de les stimuler, et d’autre part, sur la manière dont les femmes travaillaient et se conduisaient, preuve de sa fermeté. Le respect de la tradition entrait également en ligne de compte ainsi que la force de caractère du chef. Brun savait que cette fois-ci la lutte serait serrée. La présence d’Ayla constituait déjà un sérieux désavantage.
Le Rassemblement du Clan était aussi l’occasion de renouer de vieilles connaissances, et d’engranger suffisamment d’histoires et de commérages pour plusieurs hivers. Les jeunes gens incapables de trouver des compagnes dans leur propre clan en profitaient pour faire de nouvelles rencontres. Les unions n’étaient scellées qu’à la condition que le chef du clan auquel appartenait l’homme accepte la femme. Pour celle-ci, c’était un honneur que d’être choisie par un homme d’un clan de rang supérieur.
Malgré les recommandations de Zoug et son statut de guérisseuse, Iza doutait qu’Ayla trouve un compagnon. La présence de son fils apparemment anormal lui en ôtait tout espoir. Mais Ayla était loin de pareilles préoccupations. Elle éprouvait déjà le plus grand mal à rassembler son courage pour affronter la foule de curieux qui se pressaient devant la caverne. Avec Uba, elle avait pris possession du foyer qui lui était alloué pour la durée de leur visite et avait immédiatement entrepris de disposer avec le plus grand soin les cadeaux destinés au clan-hôte, ainsi qu’Iza le lui avait recommandé. Chacun avait déjà remarqué la qualité de son travail. Elle s’était rafraîchie et changée avant d’allaiter son fils, pressée par Uba, impatiente d’explorer les environs de la caverne, mais qui n’osait pas s’y aventurer seule.
— Dépêche-toi, Ayla. Tous les autres sont déjà dehors ! Ne peux-tu nourrir Durc un peu plus tard ?
— Je n’ai pas envie qu’il se mette à pleurer. Tu sais comme il peut crier fort. Je ne voudrais pas passer pour une mauvaise mère, répondit Ayla. Inutile de les prévenir contre moi. Creb m’avait bien dit qu’ils seraient surpris en me voyant, mais je n’aurais jamais cru qu’ils me regarderaient comme si j’étais une bête curieuse.
— Ne t’inquiète pas, ils nous ont accueillis dans leur caverne, et Creb et Brun sauront leur prouver que tu es des nôtres. Viens, Ayla. Tu ne peux pas passer tout ton temps ici, il faudra bien que tu sortes. Ils feront comme nous, ils s’habitueront à toi.
— Eux me voient pour la première fois, Uba, mais tu as raison, je n’ai pas le choix, et autant y aller maintenant. N’oublie pas de prendre quelque chose pour donner à manger à l’ours.
Ayla se leva, Durc contre son épaule. En passant devant son foyer, Uba et elle adressèrent un signe respectueux à la compagne de Norg. La femme leur répondit et se dépêcha de retourner à ses occupations, pour ne pas faire preuve d’indiscrétion en les regardant avec trop d’insistance. Ayla prit une grande inspiration et redressa la tête au moment de sortir. Elle était bien décidée à ne pas se laisser impressionner par la curiosité qu’elle suscitait. Après tout, elle était une femme du Clan au même titre que les autres.
Sa détermination fut mise à rude épreuve quand elle s’avança en plein soleil. Tout le monde sans exception avait trouvé une raison de s’attarder aux abords de la caverne dans l’espoir de la voir sortir. Si la plupart essayaient de se montrer discrets, beaucoup, oublieux de la plus élémentaire correction, la contemplaient bouche bée. Ayla se sentit rougir et s’affaira auprès de Durc pour ne pas avoir à affronter les regards.
Mais ce faisant, elle détourna l’attention sur son fils que personne n’avait remarqué jusqu’ici. Les expressions et les gestes de tous ne laissaient aucun doute quant à leurs sentiments à l’égard de l’enfant. S’il avait ressemblé à sa mère, ils auraient eu moins de mal à l’accepter, mais Durc, à leurs yeux, n’était qu’un bébé difforme et indigne de vivre. Les traits qui l’assimilaient aux membres du clan étaient suffisamment évidents pour que ceux hérités de sa mère apparaissent comme de grossières malformations. Si l’image d’Ayla en souffrait, le prestige de Brun n’en pâtissait pas moins.
Ayla et Uba tournèrent le dos aux regards rivés sur elles pour se diriger vers la grande cage. En les voyant approcher, le gigantesque plantigrade s’assit et, quêteur, tendit une patte à travers les barreaux. Elles eurent toutes deux un mouvement de recul instinctif à la vue de l’énorme patte griffue, plus adaptée à fouiller la terre à la recherche des racines et des tubercules dont l’ours se nourrissait pour une grande part qu’à hisser son énorme corps dans un arbre. A la différence des ours bruns, l’ours des cavernes était bien trop lourd et volumineux pour un tel exercice. Ayla et Uba déposèrent chacune une pomme au pied des épais barreaux taillés dans des troncs d’arbres.
La créature se leva pour s’en emparer et les engloutir dans son énorme gueule, puis se rassit et tendit de nouveau la patte en se balançant sur son arrière-train. Ayla réprima de justesse un sourire.
— Maintenant, je sais pourquoi on dit qu’ils peuvent parler, dit-elle à Uba. Il en redemande. As-tu une autre pomme ?
Uba lui tendit un fruit, et cette fois Ayla s’approcha de la cage pour le lui donner. Il porta le fruit à sa gueule puis vint frotter sa tête contre les barreaux.
— On dirait que tu as envie de te faire gratter, vieil adorateur du miel, lui dit par gestes Ayla, en prenant soin de ne pas mentionner le nom d’ours des cavernes ou d’Ursus en sa présence, ainsi que Creb le lui avait recommandé.
En entendant son véritable nom, l’ours se rappellerait qui il était ; il saurait qu’il n’était pas seulement un membre du clan qu’il l’avait élevé. Il redeviendrait un ours sauvage, et il ne pourrait plus y avoir de Cérémonie de l’Ours ni de Rassemblement. Ayla le gratta vigoureusement derrière l’oreille.
— Tu aimes ça, hein, grand dormeur de l’hiver, dit Ayla en enfonçant son bras dans la cage pour lui gratter l’autre oreille. Tu es trop paresseux pour te gratter tout seul.
Ayla continua de cajoler ainsi l’animal jusqu’à ce que Durc tende à son tour la main vers l’épaisse toison brune. Elle se recula aussitôt. Protégée par les épais barreaux, elle n’avait pas peur de l’ours, mais à voir la minuscule main de son fils essayer de saisir une poignée de poils, l’énorme gueule et les longues griffes lui parurent soudain dangereuses.
— Comment peux-tu t’approcher si près de lui ? lui signifia Uba. J’aurais peur à ta place !
— Ce n’est jamais qu’un gros bébé, mais j’ai oublié Durc. Il pourrait lui faire mal sans le vouloir, répondit Ayla, tandis qu’elles s’éloignaient de la cage.
Uba n’avait pas été la seule à s’étonner de la hardiesse d’Ayla. Tout le clan en avait été témoin. La plupart des visiteurs évitaient plutôt les abords de la cage. Les jeunes garçons se lançaient des défis. C’était à qui oserait toucher du bout des doigts la fourrure de l’ours pour s’enfuir aussitôt. Les hommes, censés incarner le courage, répugnaient à se donner en spectacle près de la cage, qu’ils eussent ou non peur de l’ours. Et, parmi les femmes, rares étaient celles qui avaient seulement osé s’approcher des barreaux. Aussi la familiarité d’Ayla avec l’animal les étonnait grandement, même si elle ne changeait pas vraiment l’opinion qu’ils avaient d’elle.
A présent qu’ils avaient pu l’observer à loisir, les gens s’éloignaient. Seuls les enfants persistaient à la scruter, mais il n’y avait aucune espèce de jugement dans leurs regards. Ils étaient curieux, comme on l’est à cet âge.
Ayla et Uba s’en furent s’asseoir à l’ombre d’un gros rocher, non loin de la caverne, d’où elles pourraient observer les faits et gestes des uns et des autres sans paraître indiscrètes. Ayla et Uba s’entendaient à merveille, et leur affection s’était encore renforcée depuis que la fillette avait suivi Ayla jusqu’à son abri dans la montagne.
Allongé sur le ventre entre elles deux, Durc agitait bras et jambes tout en regardant ce qui se passait autour de lui. Ayla et Uba conversaient gaiement, quand une jeune femme se présenta et leur demanda timidement la permission de se joindre à elles. Elles acceptèrent avec plaisir. C’était le premier geste amical qu’on leur adressait depuis leur arrivée. La femme portait un bébé endormi au creux d’une peau de bête.
— Cette femme s’appelle Oda, dit-elle une fois assise, puis elle fit le signe usuel pour leur demander leurs noms.
— Cette fille s’appelle Uba, et la femme Ayla, répondit Uba.
— Aay... Aayghha ? Je n’ai jamais entendu ce nom, dit Oda avec des gestes légèrement différents de ceux de leur clan mais qu’Uba et Ayla purent comprendre.
— Ce n’est pas un nom du Clan, dit Ayla.
Elle comprenait la difficulté que semblait avoir la femme à le prononcer. Ceux de son propre clan n’y parvenaient pas mieux.
Oda esquissa un geste, hésita, soudain gênée, puis finit par montrer Durc du doigt.
— Cette femme voit que tu as un enfant, dit-elle. C’est un garçon ou une fille ?
— Un garçon. Il s’appelle Durc, comme celui de la légende. La connais-tu ?
— Oui, cette femme connaît la légende, mais le nom n’est pas commun dans mon clan.
— Dans le mien non plus, dit Ayla. Mais Durc aussi n’est pas commun, dans son genre.
— Cette femme a aussi un enfant, poursuivit-elle après avoir encore hésité un long moment. C’est une fille, elle s’appelle Ura.
Un silence pesant suivit ces propos.
— Cette femme aimerait voir Ura si la mère ne s’y oppose pas, demanda Ayla, qui ne savait plus que dire tant la femme semblait gênée.
Pendant un instant Oda parut réfléchir à la requête de l’étrangère, puis elle sortit son enfant de la couverture et le mit dans les bras d’Ayla, qui n’en crut pas ses yeux. Ura, qui ne devait pas avoir plus d’un mois, ressemblait à Durc ! Elle lui ressemblait comme une sœur. Le bébé d’Oda aurait pu être le sien !
Ayla était bouleversée. Si une femme d’un autre clan pouvait donner naissance à un enfant ressemblant à ce point au sien, c’est que Durc était tout simplement difforme, comme l’avaient toujours pensé Creb et Brun. Contrairement à ce qu’elle avait toujours cru, son enfant n’était pas différent, mais anormal, tout comme la fille d’Oda. Ce fut Uba qui brisa le long silence.
— Ton enfant ressemble à Durc, Oda, dit-elle, oubliant les formules de politesse.
— Oui, cette femme a été surprise en voyant le bébé d’Aayghha, dit la jeune mère. C’est pour ça que je... que cette femme voulait te parler. J’espérais que l’enfant était un garçon.
— Pourquoi ? demanda Ayla.
Oda regarda son bébé sur les genoux d’Ayla.
— Ma fille est difforme, et elle ne pourra jamais trouver de compagnon. Qui voudrait d’elle ? (Elle leva des yeux implorants vers Ayla.) Alors quand j’ai vu ton enfant, j’ai souhaité que ce soit un garçon parce que... lui aussi aura du mal à trouver une compagne.
Ayla n’avait jamais encore songé à cette question. A la réflexion, Oda avait raison, sa différence isolerait Durc. Elle comprenait maintenant pourquoi cette femme était venue la voir.
— Est-ce que ta fille est en bonne santé ? demanda-t-elle.
— Elle n’est pas bien grosse, répondit Oda, mais elle se porte bien. C’est son cou qui est fragile, mais j’ai l’impression qu’il se renforce, ajouta-t-elle avec espoir.
— Cette femme peut ? demanda Ayla en écartant la peau qui recouvrait l’enfant.
Elle était plus carrée que Durc, un peu comme les bébés du clan. Mais l’ossature, le crâne, et les traits du visage, sans parler du cou, étaient semblables, la fille d’Oda présentant des arcades sourcilières moins prononcées que celles de Durc.
— Son cou se musclera, Oda. Durc était encore plus faible à la naissance, et regarde maintenant comment il se tient.
— Tu es sûre ? insista Oda. Cette femme aimerait demander à la guérisseuse du premier des clans de considérer cette petite fille comme la compagne de son garçon, déclara Oda en recourant aux formules d’usage en pareil cas.
— Je crois qu’Ura fera une excellente compagne pour Durc, Oda.
— Il faudra que tu demandes son consentement à ton compagnon.
— Je n’ai pas de compagnon, dit Ayla.
— Oh ! Mais alors ton fils est malheureux, répondit Oda, déçue. Qui se chargera de son éducation, si tu n’as pas de compagnon ?
— Durc n’est pas malheureux ! affirma Ayla. Je vis au foyer de Mog-ur, et Brun a promis de le former. Il fera un bon chasseur. Mog-ur lui a déjà révélé son totem : c’est le Loup Gris.
— Il vaut mieux que ma fille ait un compagnon malheureux que pas de compagnon du tout, dit Oda d’un air résigné. Nous ne connaissons pas encore le totem d’Ura, mais le Loup Gris est un totem assez puissant pour vaincre n’importe quel totem féminin.
— Sauf celui d’Ayla, intervint Uba. Le sien, c’est le Lion des Cavernes !
— Alors comment as-tu fait pour avoir un enfant ? demanda Oda, étonnée. Mon totem est le Hamster, et pourtant il a beaucoup lutté cette fois-ci. J’ai eu moins de mal avec ma première fille.
— Ma grossesse aussi a été dure. Tu as une autre fille ? Est-ce qu’elle est normale ?
— Oui, elle l’était. Mais elle a rejoint le monde des esprits, répondit tristement Oda.
— C’est donc pour ça qu’Ura a été autorisée à vivre ? Je me demandais comment tu avais pu la garder, remarqua Ayla.
— Je n’y tenais pas, mais mon compagnon m’y a obligée, pour me punir.
— Pour te punir ?
— Oui, j’avais tellement aimé mon premier bébé que je voulais une autre fille, alors que mon compagnon voulait un garçon. Il m’a forcée à le garder pour que tout le monde sache que j’avais eu de mauvaises pensées pendant que j’étais grosse, que si j’avais désiré avec lui un garçon, je n’aurais pas eu une enfant anormale. Mais il ne m’a pas abandonnée parce que personne n’aurait voulu de moi.
— Tu n’as rien fait de mal, Oda. Iza aussi désirait une fille. Tous les jours elle le demandait à son totem quand elle attendait Uba. Comment ta fille est-elle morte ?
— Elle a été tuée par un homme, dit Oda, mal à l’aise. Un homme qui te ressemblait. Un homme de chez les Autres.
— Un homme qui me ressemblait ? s’étonna Ayla qu’un frisson parcourut des pieds à la tête. Iza dit que je suis née chez les Autres, mais je ne me souviens de rien. Je suis du Peuple du Clan, maintenant. Comment est-ce arrivé ?
— Nous étions à la chasse avec deux autres femmes et nos compagnons. Nous habitons au nord d’ici, et cette fois nous étions remontés encore plus au nord. Les hommes sont partis de bonne heure ce jour-là. Il y avait beaucoup de mouches et il nous fallait entretenir de la fumée pendant que la viande séchait. Nous étions en train de ramasser du petit bois quand tout à coup les Autres sont arrivés. Ils voulaient assouvir leurs désirs avec nous, mais ils n’ont même pas fait le signe convenu. Ils se sont jetés sur nous et nous ont bousculées sans me laisser le temps de déposer mon bébé. Il est tombé, mais celui qui était sur moi ne s’en est pas aperçu.
« Quand il a eu fini, poursuivit Oda, un autre est venu prendre sa suite et c’est à ce moment-là qu’ils ont vu mon enfant, mais elle était morte. Elle s’était cognée la tête contre une pierre. Alors ils ont fait beaucoup de bruits avec leurs bouches et ils sont partis. Quand les chasseurs sont revenus, nous leur avons raconté ce qui s’était passé, et ils nous ont reconduites à la caverne. Mon compagnon s’est montré gentil envers moi, il était triste lui aussi. J’ai été très contente quand j’ai vu que mon totem avait été vaincu tout de suite après la mort de ma petite fille. J’ai cru qu’il voulait une autre fille pour remplacer la première.
— Je suis triste pour toi, dit Ayla. Je ne sais pas ce que je ferais si je perdais Durc. Je vais parler d’Ura à Mog-ur, et je suis sûre qu’il en parlera à Brun. Le chef approuvera certainement ton projet. Cela lui évitera d’avoir à trouver dans notre clan une compagne à donner à un homme difforme.
— Cette femme serait reconnaissante envers la guérisseuse. J’éduquerai du mieux possible ma fille. Le clan de Brun a le plus haut rang, et mon compagnon serait honoré. Et soulagé aussi ; il dit toujours qu’Ura ne trouvera jamais de compagnon, qu’elle n’aura jamais aucun statut. Quand elle sera grande, je lui dirai qu’elle n’a pas à s’inquiéter, qu’elle a déjà un compagnon, C’est dur pour une femme, quand pas un seul homme ne la veut, dit Oda.
— Je sais, répondit Ayla. Je parlerai à Mog-ur dès que possible. Après le départ d’Oda, Ayla se sentit pensive et préoccupée. Elle songeait aux Autres. Quelles brutes ! Pourquoi n’avaient-ils pas fait le signe convenu ? Oda aurait pu sauver son bébé. Ces hommes étaient mauvais comme l’était Broud. Pires même, car Broud, lui, aurait fait d’abord déposer l’enfant. Avec leurs besoins, ils sont tous pareils, les hommes du Clan comme les Autres. Ayla ne se rappelait pas à quoi ces derniers ressemblaient. Elle n’avait en mémoire que son propre reflet dans la mare, près de la caverne. Soudain une pensée lui traversa l’esprit. Oda a donné naissance à Ura après que l’un des Autres eut assouvi ses désirs avec elle. Comme Broud avec moi ! Oda et Broud sont du Clan, comme cet homme et moi sommes de chez les Autres ! Ura n’est pas plus difforme que Durc. Comme Ura, il est une partie des Autres et une partie du Clan. C’est bien Broud qui m’a fait cet enfant... avec son organe, et non avec l’esprit de son totem !
Les autres femmes qui étaient avec Oda n’ont pas eu d’enfants anormaux. Creb dirait-il vrai quand il prétend que le totem d’une femme doit être vaincu ? Mais elle n’avale pas l’essence du totem, c’est l’homme qui la lui met dans le ventre avec son membre.
Mais pourquoi fallait-il que ce fût Broud ? Je voulais un bébé, mon totem en est témoin, mais Broud me déteste tant ! Il déteste Durc aussi. Il s’est soulagé avec moi uniquement parce qu’il savait que ça me faisait horreur. Mon totem savait-il que celui de Broud pourrait le vaincre ? Oga a déjà deux fils, Brac et Grev, et c’est Broud qui les a faits tous les deux, comme Durc.
Cela signifie-t-il qu’ils sont frères, comme Brun et Creb ? Brun aurait-il déclenché la naissance de Broud dans le ventre d’Ebra ? Oui, c’est probable, car les autres hommes ne se servent pas de la compagne du chef, c’est contraire aux usages. Broud n’aime pas partager Oga. Pendant la chasse au mammouth, Crug prenait toujours Ovra. Droog aussi l’a fait deux ou trois fois.
Si Brun a fait Broud qui a fait Durc, Durc est donc une partie de Brun ? Et une partie de Creb, puisque Brun et Creb sont de la même mère ? Et une partie d’Iza ? Ayla secoua la tête. Tout cela devenait trop confus.
Ah ! comme Broud serait fou de rage s’il savait qu’en assouvissant ses désirs avec moi par pure haine, il m’a donné ce que je désirais le plus au monde !
— Ayla, dit Uba en arrachant brusquement la jeune femme à ses pensées, je viens de voir Creb et Brun rentrer dans la caverne. Il se fait tard, il faut préparer à manger. Creb va avoir faim.
Durc, qui s’était endormi, s’éveilla quand sa mère le prit dans ses bras. Je suis sûre que Brun ne s’opposera pas à ce qu’Ura devienne la compagne de mon fils, pensa Ayla sur le chemin du retour. Ils sont faits l’un pour l’autre. Et moi ? Trouverai-je un jour un compagnon ?