— Ça te ferait plaisir de dormir cette nuit avec Uba, Durc ? demanda Ayla.
— Non ! répondit énergiquement le petit garçon. Durc dort avec ma-ma !
— Ça n’a pas d’importance, Ayla, je prévoyais cela. Nous avons déjà passé toute la journée ensemble, dit Uba. D’où sort-il ce nom qu’il te donne ?
— Oh, il a pris l’habitude de m’appeler comme ça, répondit Ayla d’un air évasif.
La réprobation du clan envers tout mot ou son inutile était si profondément ancrée dans l’esprit d’Ayla qu’elle se sentait coupable du jeu auquel elle s’adonnait avec son fils. Uba n’insista pas, bien qu’elle eût remarqué le léger embarras d’Ayla.
— Parfois, quand je vais me promener seule avec Durc, nous nous amusons à produire des sons tous les deux, finit par avouer Ayla à celle qu’elle considérait comme sa petite sœur. Il a choisi ces deux sons pour m’appeler, mais il est capable d’en inventer bien d’autres, tu sais.
— Toi aussi, tu peux faire plein de sons avec ta bouche. Maman disait que tu n’arrêtais pas quand tu étais petite, avant que tu apprennes à t’exprimer correctement. Et je me rappelle encore le bruit que tu faisais en me berçant quand j’étais bébé. Ça me plaisait bien.
— C’est possible. Je ne m’en souviens pas très bien, dit Ayla. Il s’agit simplement d’un jeu entre Durc et moi.
— Qu’importe, répondit Uba, ce n’est pas comme s’il était incapable de s’exprimer. Quel dommage que ces racines soient pourries, ajouta-t-elle en jetant l’une d’elles. Le festin de demain n’aura rien d’extraordinaire. Nous n’avons en tout et pour tout que de la viande et du poisson séché, et des légumes à moitié avariés. Si Brun voulait seulement attendre un peu plus longtemps, il y aurait au moins des légumes frais et de jeunes pousses.
— Brun n’est pas seul en cause, remarqua Ayla. Creb prétend que la première lune après le début du printemps est le moment propice.
— Je me demande comment il peut savoir que le printemps a commencé, dit Uba. Pour moi, les jours de pluie se ressemblent tous.
— Je crois qu’il le sait en observant les couchers du soleil. Cela fait des jours qu’il n’en manque pas un. Même par temps de pluie, on arrive toujours à voir où le soleil se couche, et il y a eu plusieurs nuits claires où l’on voyait la lune. Creb sait tout cela.
— Je regrette sa décision de nommer Goov mog-ur à sa place, dit Uba.
— Oui, moi aussi. Que fera-t-il de son temps quand il n’aura plus de cérémonies à célébrer ? Je savais bien que cela devait arriver un jour, mais cette perspective ne me réjouit guère.
— Quel changement cela va faire ! Il y a si longtemps que Brun est le chef et Creb le mog-ur ! Mais Vorn dit qu’il est temps de laisser la place aux jeunes, et que Broud a attendu son tour assez longtemps.
— Il a sans doute raison, répondit Ayla. Vorn a toujours éprouvé une vive admiration envers Broud.
— Il est gentil avec moi. Il ne s’est pas mis en colère quand j’ai perdu le bébé. Je crois qu’il t’aime bien aussi, Ayla. C’est lui qui voulait que Durc vienne dormir chez nous. Je crois qu’il sait combien j’aime avoir ton fils près de moi, lui confia Uba. Et ces temps derniers, Broud ne s’est pas montré trop désagréable avec toi.
— Non, il ne m’ennuie plus depuis quelque temps, reconnut Ayla, qui ne pouvait expliquer la crainte qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle croisait son regard, éprouvant même un picotement à la nuque quand il l’observait à la dérobée.
Ce soir-là, Creb demeura longtemps avec Goov dans la grotte sacrée. Ayla prépara un repas léger pour Durc et elle-même et mit de côté la part de Creb, qui aurait peut-être faim en revenant, bien qu’elle en doutât. Elle s’était réveillée au matin avec une sourde angoisse qui n’avait fait que croître au fil de la journée. A présent, il lui semblait étouffer dans la caverne, et elle avait la gorge sèche comme une vieille écorce. Incapable d’avaler une bouchée de plus, elle se leva brusquement et courut jusqu’à l’entrée de la caverne, pour scruter le ciel de plomb, d’où tombait une pluie diluvienne qui transformait les abords de la caverne en un champ de boue. Durc s’était couché et il dormait déjà quand elle rentra. Mais dès qu’il la sentit qui s’allongeait à côté de lui, il se blottit contre elle en murmurant ma-ma avant de replonger dans le sommeil.
Ayla passa son bras autour du petit corps, écouta battre le cœur de son fils assoupi contre elle. Elle resta les yeux grands ouverts, examinant les moindres détails de la paroi que le feu mourant éclairait faiblement. Ce fut seulement quand elle entendit le pas de Creb lui indiquant qu’il allait se coucher qu’elle put trouver le sommeil.
Elle se réveilla dans la nuit en hurlant.
— Ayla ! Ayla ! appela Creb, en la secouant pour la sortir de la terreur qui se lisait dans son regard fixe. Que se passe-t-il, ma petite ? demanda-t-il, l’air inquiet.
— Oh, Creb, sanglota-t-elle en lui jetant les bras autour du cou. J’ai encore fait cet horrible cauchemar. Ça ne m’était pas arrivé depuis des années...
Le vieillard, ému, serra la jeune femme tremblante dans ses bras.
— Qu’est-ce qu’elle a, mama ? demanda Durc, qui s’était redressé sur sa couche, les yeux agrandis de peur.
Il n’avait jamais entendu sa mère crier ainsi. Ayla passa son bras autour de lui.
— Quel rêve, Ayla ? Celui du Lion des Cavernes ? demanda Creb.
— Non, l’autre, celui que je n’arrive jamais à me rappeler après, expliqua-t-elle en frémissant. Creb, je croyais en avoir fini avec ces cauchemars...
Creb la serra de nouveau contre lui, elle lui rendit son étreinte, et ils restèrent tous les deux enlacés un long moment, Durc blotti entre eux.
— Oh, Creb, il y a si longtemps que je désirais te serrer dans mes bras ! Mais j’avais peur que tu me repousses comme tu le faisais autrefois quand j’avais été insolente. Et il y a autre chose que je voulais te dire, Creb. Je t’aime.
— Ayla, à cette époque, je devais me forcer pour te repousser fallait bien que je réagisse, sinon Brun s’en serait chargé lui-même. Mais je t’aimais trop pour me mettre vraiment en colère contre toi. Et je t’aime encore beaucoup trop ! J’ai cru que tu m’en voulais quand tu as perdu ton lait.
— Ce n’était pas ta faute, Creb, mais la mienne, entièrement. Je ne t’en ai jamais voulu.
— Je me le suis reproché longtemps. J’aurais dû savoir qu’il ne faut jamais laisser une mère s’éloigner de son bébé. Mais tu semblais avoir tellement besoin de rester seule avec ton chagrin, tu avais tellement mal...
— Comment aurais-tu pu savoir ce qu’il fallait faire ou pas ? Les hommes n’entendent rien à ces choses. Ils aiment tenir les enfants dans leurs bras et s’amuser avec eux quand ceux-ci commencent à gambader et s’ils sont en bonne santé. Mais au moindre cri du petit, ils s’empressent de le redonner à sa mère. Et puis, Durc n’en a pas souffert. Il commence sa première année de sevrage, et il est grand et vigoureux, même s’il a été trimballé de foyer en foyer.
— Mais cela t’a fait du mal, je le sais.
— Mama, tu as mal ? intervint Durc, qui n’était pas encore tout à fait rassuré.
— Non, Durc, mama n’a pas mal, c’est fini.
— Comment a-t-il appris ce nom qu’il te donne, Ayla ?
— Il nous arrive de jouer à faire des sons ensemble, et il a choisi celui-là pour s’adresser à moi, expliqua Ayla en rougissant légèrement.
— Il appelle toutes les autres femmes « maman » ; il a sans doute eu envie de trouver quelque chose de particulier pour toi.
— C’est comme ça que je le comprends aussi.
— Quand tu es arrivée parmi nous, tu émettais toi aussi toutes sortes de sons. J’imagine que ton peuple doit s’exprimer ainsi.
— Mon peuple, c’est le Clan. Je suis une femme du Clan.
— Non, Ayla, rectifia Creb d’un air las. Tu ne fais pas partie du Clan, tu appartiens aux Autres.
— C’est ce qu’Iza m’a dit la nuit où elle est morte.
— Je ne pensais pas qu’elle aussi avait compris, dit Creb d’un air surpris. Moi, je ne l’ai compris qu’en te voyant pénétrer dans notre sanctuaire.
— Je n’avais pas l’intention de le faire, Creb. Je ne sais même pas comment je me suis trouvée là. Mais j’ai cru que tu avais cessé de m’aimer parce que j’avais pénétré dans la grotte sacrée.
— Non, Ayla, je n’ai jamais cessé de t’aimer.
— Durc a faim ! s’écria le petit garçon que la conversation entre sa mère et Creb ennuyait fort.
— Tu as faim ? s’étonna Ayla. Je vais voir si je peux te trouver quelque chose.
Creb la regarda s’affairer. Je me demanderai toujours pourquoi elle s’est trouvée sur notre chemin, songea-t-il. Elle est née chez les Autres, et le Lion des Cavernes l’a toujours protégée, alors pourquoi l’a-t-il conduite auprès de nous ? Pourquoi pas auprès des Autres ? Et pourquoi s’est-il avoué vaincu, lui permettant d’avoir un enfant, pour accepter ensuite qu’elle perde son lait ? Tout le monde y voit la malchance qui marque le destin de son fils. Malchanceux, Durc ? Il est robuste, il est heureux, il est aimé de tous ici. Peut-être Dorv avait-il raison, peut-être les esprits des totems de tous les hommes du clan se sont-ils ligués pour battre le Lion des Cavernes. Ayla avait raison également, son fils n’est pas difforme, il est un mélange. Il est même capable de produire des sons, comme elle. Il est une partie d’Ayla et une partie du Clan.
Creb tressaillit. Une partie d’Ayla et une partie du Clan ! Était-ce dans ce but qu’elle nous fut envoyée ? Pour Durc ? Pour son fils ? Le Clan est condamné, il disparaîtra, seuls les Autres survivront. Je le sais, je l’ai senti au plus profond de moi. Durc aussi survivra parce qu’il est une moitié d’Autre, mais l’autre moitié est du Clan. Et Ura, qui ressemble tellement à Durc, est née peu de temps après cet incident avec des hommes de chez les Autres. Leurs totems seraient-ils assez puissants pour vaincre celui d’une femme en si peu de temps ? C’est possible. Si leurs femmes peuvent avoir le Lion des Cavernes pour totem, les hommes aussi probablement. Ura est-elle un mélange comme Durc ? Il doit y avoir d’autres enfants comme eux, des enfants d’esprits mêlés, des enfants destinés à survivre et à maintenir vivante la partie du Clan qui est en eux. Je doute toutefois qu’ils soient très nombreux.
Le Clan était peut-être déjà condamné avant qu’elle ne surprenne notre cérémonie sacrée. Et c’est pour me le faire savoir qu’elle a été conduite dans notre grotte. Nous ne serons bientôt plus rien. Mais Durc et Ura perpétueront notre peuple. Ayla, mon enfant bien-aimée, c’est toi qui nous as porté chance. Je comprends enfin pourquoi tu es venue parmi nous : pour nous donner la possibilité de survivre. Rien désormais ne sera exactement comme avant, mais au moins nous ne disparaîtrons pas de la surface de la terre.
Ayla apporta un morceau de viande froide à son fils puis se rassit à côté de Creb.
— Tu sais, Creb, dit-elle d’un air rêveur, j’ai souvent l’impression que Durc n’est pas uniquement mon fils. Tous les foyers l’ont nourri depuis que j’ai perdu mon lait. Il me fait penser à un petit ours des cavernes. On dirait qu’il est le fils de tout le clan.
Ayla sentit une grande tristesse fondre sur le vieux sorcier.
— Durc est bien le fils de tout le clan, Ayla. Il est le fils unique du Clan.
La première lueur de l’aube s’infiltra doucement à l’intérieur de la caverne. Ayla, éveillée, regardait son fils dormir à côté d’elle dans la lumière naissante. Elle pouvait voir également Creb sur sa couche, et son souffle régulier indiquait qu’il dormait. Comme je suis soulagée que Creb et moi nous ayons pu parler comme nous l’avons fait. Mais l’angoisse qu’elle avait ressentie la veille ne s’était pas dissipée, loin de là. De nouveau Ayla avait la gorge sèche et elle pensa suffoquer si elle restait un instant de plus dans la caverne. Elle se glissa avec précaution hors de sa fourrure, et, une couverture sur les épaules et des chausses aux pieds, quitta sans bruit le foyer.
Sitôt franchie l’entrée de la grotte, elle prit avidement une grande bouffée d’air frais. Son soulagement était tel qu’elle se dirigea vers le ruisseau sans se soucier de la pluie glacée qui la trempait ni de la profonde boue dans laquelle elle pataugeait. Ses chausses glissèrent sur la terre rouge et grasse, et elle s’affala de tout son long sur la pente détrempée par les eaux conjuguées de la fonte des neiges et des pluies de ce début de printemps. Elle se releva et parcourut prudemment la courte distance qui la séparait du ruisseau. La pluie ruisselait sur elle, délavant la boue qui maculait la couverture qui l’enveloppait. Elle resta longtemps à contempler les eaux vives charriant des glaçons.
Elle claquait des dents quand elle remonta avec peine la pente glissante. Le ciel semblait s’éclaircir un peu par-delà la crête orientale. Elle eut l’impression à l’approche de la caverne qu’une invisible barrière en défendait l’entrée et, sitôt qu’elle l’eut franchie, elle ressentit de nouveau la même sensation de malaise.
— Ayla, tu es toute trempée. Pourquoi es-tu sortie par ce temps ? lui signifia Creb, l’air soucieux. (Il ajouta une bûche au feu qu’il avait lui-même rallumé.) Enfile vite quelque chose de sec et viens te réchauffer, si tu ne veux pas attraper mal.
La jeune femme se changea puis alla s’asseoir à côté de Creb devant les flammes, heureuse que leur silence soit redevenu paisible et doux, comme par le passé.
— Creb, je suis tellement contente que nous ayons parlé, hier au soir je suis allée voir le ruisseau. La glace fond. La belle saison approche. Nous allons pouvoir reprendre nos longues promenades ensemble.
— Oui, Ayla, la belle saison approche, et si cela te fait plaisir, nous irons nous promener au bord de l’eau. Quand l’été sera là.
Ayla frissonna. Elle avait le terrible pressentiment qu’ils ne se promèneraient plus jamais ensemble, et elle sentait que Creb aussi le savait. Elle se pencha vers lui, et ils s’étreignirent longuement comme s’ils n’allaient plus se revoir.
Vers le début de l’après-midi, un pâle soleil réussit à percer les nuages, mais se révéla impuissant à sécher la terre gorgée d’eau. L’agitation était grande au sein du clan, malgré le mauvais temps et la pénurie. Le départ d’un chef était déjà un événement assez rare, mais que le mog-ur changeât le même jour, voilà qui rendait cette fête véritablement exceptionnelle. Oga et Ebra avaient elles aussi un rôle à jouer dans la cérémonie, ainsi que Brac qui, à l’âge de sept ans, devenait l’héritier présomptif.
Oga avait les nerfs à fleur de peau. Elle ne cessait de s’agiter, passant d’un feu à l’autre pour surveiller la cuisson du festin tandis qu’Ebra essayait de la calmer, en dépit de sa propre nervosité. Brac, quant à lui, donnait des ordres aux femmes et aux petits enfants, en essayant de se faire passer pour un grand, jusqu’au moment où Brun l’appela pour lui faire répéter une dernière fois son rôle avant la cérémonie. Ayla participait à la cuisine. Elle avait aussi à préparer une infusion de datura pour les hommes.
Dans la soirée, seuls quelques nuages épars cachaient par instants le clair de lune. Tout au fond de la caverne flambait un grand feu, entouré d’un cercle de torches.
Ayla s’accordait un moment de repos à son foyer. Assise sur sa fourrure, elle contemplait le petit feu qui crépitait. Elle n’avait pu chasser cette sourde inquiétude dont elle ignorait la cause. Elle décida d’aller jusqu’à l’entrée pour voir la lune avant que la cérémonie commence, mais juste au moment où elle se levait, Brun donna le signal du rassemblement. Elle suivit les autres d’un pas lourd. Quand chacun eut gagné la place qui lui était assignée, Mog-ur apparut, sortant de la grotte sacrée, Goov à sa suite. Ils avaient revêtu tous deux leurs peaux d’ours des cavernes.
Pour la dernière fois, le puissant sorcier se mit à invoquer les esprits, exécutant les gestes rituels avec une ferveur et une intensité toutes particulières. Il captiva l’assemblée avec une virtuosité de chef d’orchestre, sachant comment faire naître en chacun l’émotion et transmettre sa propre exaltation. Goov, à ses côtés, ne semblait qu’un pâle comparse. Si le jeune homme offrait toutes les apparences du bon mog-ur, il était loin d’égaler Mog-ur, le sorcier vénéré de tous les clans, en train de célébrer sa plus belle et aussi sa dernière cérémonie. Au moment où il se tourna vers Goov pour lui transmettre ses pouvoirs, Ayla n’était pas la seule à pleurer, le clan entier pleurait avec son cœur.
Tandis que Goov accomplissait les gestes propres à retirer le pouvoir à Brun pour élever Broud au rang de chef du clan, Ayla laissa vagabonder son esprit. En regardant Creb, elle repensait à la première fois qu’elle avait vu ce visage balafré où ne brillait qu’un seul œil. Elle se souvint de la patience qu’il avait déployée à son égard pour lui apprendre à communiquer par gestes et de l’instant où elle avait soudain compris ce qu’il lui expliquait. En saisissant son amulette, elle sentit la petite cicatrice sur sa gorge, là où il avait entaillé la chair pour offrir son sang en sacrifice aux esprits ancestraux qui l’autorisaient à chasser. Et elle frémit en repensant à son intrusion dans la grotte sacrée. Puis elle se rappela son regard chargé d’amour et de tristesse ainsi que ses paroles énigmatiques de la veille.
Ayla mangea du bout des lèvres au cours du festin qui célébrait l’accession au pouvoir de la nouvelle génération. Une fois les hommes réunis dans le sanctuaire pour y achever leur cérémonie, elle prit part à contrecœur à la danse des femmes et se retira dès qu’elle s’y crut autorisée. Elle s’était contentée de tremper les lèvres dans l’infusion de datura réservée aux femmes, et elle n’avait pratiquement pas ressenti d’effets. De retour au foyer de Creb, elle se coucha sans attendre le sorcier, et s’endormit d’un sommeil agité. Quand Mog-ur rentra, il resta un long moment à contempler la mère et l’enfant endormis avant de s’étendre sur sa couche.
— Mama chasser ? Durc chasser avec mama ? demanda le petit garçon, à peine levé.
Seuls quelques membres du clan commençaient à sortir de leur torpeur, mais Durc était parfaitement réveillé.
— Pas avant d’avoir mangé, répondit Ayla en se levant à son tour. Mais je ne te promets rien. Le printemps est arrivé, mais il fait encore froid.
Une fois la dernière bouchée avalée, Durc aperçut Grev et se précipita dans le foyer de Broud, oubliant toute idée de chasse pour aller retrouver son petit compagnon. Ayla le suivit des yeux avec une tendresse amusée. Mais le regard haineux que jeta Broud à son fils suffit à la faire frémir. Les deux petits garçons sortirent en courant de la caverne. L’impression d’étouffement ressentie depuis deux jours revint soudain avec une telle force qu’elle bondit jusqu’à l’entrée, où elle s’arrêta, le cœur battant, pour respirer profondément.
— Ayla !
Elle sursauta en s’entendant appeler par son nom et, faisant demi-tour, alla se présenter devant le nouveau chef en baissant la tête.
— Cette femme salue le chef, dit-elle avec les gestes de rigueur. Broud ne lui faisait jamais face en s’adressant à elle. Il ne comptait pas parmi les hommes les plus grands du clan, et il arrivait tout juste à l’épaule de la jeune femme, qui savait bien qu’il n’aimait pas lever la tête vers elle pour la regarder.
— Ne t’éloigne pas d’ici. J’ai une déclaration à faire devant tout le clan.
Ayla acquiesça d’un air soumis.
Le clan se réunit lentement. Le soleil brillait, et ils étaient contents que Broud ait décidé de tenir la réunion dehors, malgré le sol boueux. Ils attendirent patiemment que Broud fît son apparition, marchant vers la place autrefois occupée par Brun, l’air grave et pénétré de sa fonction.
— Comme vous le savez déjà, je suis votre nouveau chef, commença-t-il.
Cette affirmation suffit, par son inutilité, à trahir aux yeux de tous la nervosité et l’appréhension de Broud sur le point de prononcer sa première harangue.
— Puisque le clan a désormais un nouveau chef ainsi qu’un nouveau mog-ur, le moment est enfin venu d’annoncer d’autres changements, poursuivit-il. Je veux que vous sachiez que c’est Vorn qui sera, à compter d’aujourd’hui, mon second.
Certains hochèrent la tête d’un air entendu car ils s’attendaient à cette nouvelle. Brun regretta que Broud n’ait pas laissé passer quelque temps avant d’élever Vorn à un rang qui le plaçait au-dessus de chasseurs plus expérimentés, mais il vit là l’impatience de la jeunesse à prendre la relève.
— Il y a d’autres changements, continua Broud. Une femme dans ce clan n’a pas de compagnon.
Ayla se sentit rougir.
— Quelqu’un doit la prendre en charge, et je ne veux pas imposer ce fardeau à mes chasseurs. Je suis chef à présent, et c’est moi qui serai responsable d’elle. Je vais prendre Ayla dans mon foyer comme seconde compagne.
Ayla s’y attendait, mais la satisfaction de constater qu’elle ne s’était pas trompée dans ses pronostics lui fut une piètre consolation. Quant à Brun, il estima que le fils de sa compagne ne faisait que son devoir en agissant de la sorte. Il regarda Broud avec fierté. Le fils de sa compagne se comportait en chef.
— Ayla a un enfant difforme, reprit Broud. Je tiens à ce que l’on sache que ce clan n’acceptera plus jamais d’enfant mal formé. Je ne veux pas que l’on croie que mes sentiments personnels entrent en jeu au cas où le prochain bébé d’Ayla serait refusé. Si son enfant est normal, je l’accepterai.
Creb, qui se tenait à l’entrée de la caverne, vit Ayla pâlir et baisser la tête pour dissimuler son trouble. Tu peux être sûr que je n’aurai plus jamais d’enfant, Broud, tant que le remède magique d’Iza opérera, pensa la jeune femme. Que les bébés soient créés par les totems ou les organes des hommes, tu n’en créeras plus dans mon ventre. Penses-tu que je courrais le risque d’enfanter un petit être que tu t’empresserais de condamner à mort parce que tu le trouverais mal formé ?
— Je tenais à ce que les choses soient bien claires à ce sujet, enchaîna Broud, pour que ma décision ne vous surprenne pas. Je n’accepterai jamais aucun enfant difforme dans mon foyer.
Ayla releva brusquement la tête. Que veut-il dire ? Si je dois aller vivre chez lui, mon fils me suivra.
— Vorn est d’accord pour prendre Durc. Sa compagne éprouve une passion pour cet enfant, en dépit de sa malformation. Ils sauront veiller sur lui.
Un murmure d’étonnement parcourut le clan. Les gestes précipités qui s’échangeaient dans les rangs trahissaient la perplexité. Les enfants étaient censés rester avec leurs mères jusqu’à l’âge adulte. Pourquoi Broud acceptait-il de prendre Ayla tout en refusant son fils ? Ayla quitta sa place pour se jeter aux pieds du nouveau chef.
— Je n’ai pas encore terminé, femme, lui dit-il après lui avoir tapé sur l’épaule pour qu’elle relève la tête. C’est un manque de respect que d’interrompre le chef, mais je ne t’en tiendrai pas rigueur pour cette fois. Tu peux parler.
— Broud, tu n’as pas le droit de m’enlever mon fils. Où qu’elle aille, une femme doit emmener son enfant avec elle, plaida Ayla, oubliant dans son émoi d’utiliser les formules d’usage qu’exigeait le rang de Broud.
Brun enrageait. L’orgueil qu’il avait ressenti l’instant d’avant devant le fils de sa compagne disparut d’un seul coup.
— As-tu la prétention, femme, de dicter au chef ce qu’il doit faire ou ne pas faire ? demanda Broud d’un air sarcastique, ravi que son projet depuis si longtemps caressé provoque exactement la réaction qu’il escomptait. Tu n’es pas une mère pour lui. Oga l’est plus que toi. Qui l’a nourri ? Pas toi. Il ne sait même pas qui est sa mère, et il appelle maman toutes les femmes du clan. Peu importe le foyer dans lequel il vivra, il a l’habitude de se faire nourrir un peu partout.
— Il est vrai que je n’ai pas pu l’allaiter, mais nieras-tu qu’il soit mon fils, Broud ? Il dort toutes les nuits avec moi.
— Eh bien, il ne dormira pas chez moi. Oserais-tu prétendre que la compagne de Vorn n’est pas une véritable mère pour ton fils ? J’ai déjà demandé à Goov... enfin, au mog-ur, de célébrer à la fin de cette réunion la cérémonie qui consacrera ces deux décisions : tu viendras habiter dans mon foyer dès ce soir, et Durc ira chez Vorn. Maintenant, retourne à ta place, ordonna Broud, avant de chercher Creb des yeux.
Le vieil homme se tenait toujours à l’entrée de la caverne, appuyé sur son bâton, l’air mauvais.
Mais la fureur du sorcier n’était rien comparée à celle de Brun, qui se sentait envahi par la colère et le désespoir, tandis qu’il regardait Ayla regagner sa place. Le fils de ma compagne, se lamentait-il. Lui que j’ai élevé et formé, lui à qui je viens à peine de passer mes pouvoirs, profite de sa nouvelle position pour se venger. Et se venger d’une femme, pour des torts imaginaires.
Comment ai-je pu m’aveugler à ce point ! Je comprends mieux maintenant pourquoi il a élevé si vite Vorn au rang de second. La promotion de Vorn n’est qu’un marché que Broud a passé avec lui. Le garçon prenait Durc, et il devenait second. Est-ce ainsi que doit se comporter un nouveau chef ?
Nommer un jeune homme inexpérimenté pour commander à des chasseurs confirmés, et cela pour satisfaire un besoin de vengeance contre une femme ? Quel plaisir cela t’apporte-il, Broud, de séparer une mère de son fils, après qu’elle a déjà tant souffert. Tu n’as donc pas de cœur, fils de ma compagne ? Tout ce qu’il lui reste de son fils, c’est de dormir avec lui la nuit.
— Je n’ai pas terminé, dit Broud en essayant de regagner l’attention des membres du clan encore sous l’effet de la stupeur. L’homme qui vous parle n’est pas le seul à avoir accédé à un rang plus élevé. Nous avons un nouveau mog-ur, et je veux lui accorder certains privilèges qui découlent de sa fonction. J’ai décidé que Goov... enfin, que le mog-ur, vivrait désormais dans le foyer réservé au sorcier du clan. Creb s’installera tout au fond de la caverne.
Brun jeta un coup d’œil à Goov, curieux de savoir si l’ex-servant s’était lui aussi ligué avec Broud. L’expression de stupeur et de consternation de Goov chassa sur-le-champ les soupçons de Brun.
— Mais je ne veux pas m’installer dans le foyer de Mog-ur ! s’exclama Goov. C’est son foyer depuis que nous avons découvert cette caverne. Le clan se sentait de plus en plus mal à l’aise devant les décisions du nouveau chef.
— J’ai décidé que tu t’y installeras ! s’écria Broud avec des gestes cassants, exaspéré par le refus de Goov.
Quand il avait surpris le regard furieux que posait sur lui le vieil infirme appuyé sur son bâton, il avait soudain pris conscience que le grand Mog-ur n’était plus le sorcier du clan. Qu’avait-il donc à redouter d’un boiteux difforme ? Et il lui était venu cette idée d’installer le servant au foyer de son ancien mog-ur, s’attendant à ce que Goov saute de joie, comme l’avait fait Vorn. Il s’était dit également qu’il s’assurerait ainsi la loyauté du nouveau mog-ur, à tout le moins sa reconnaissance. Mais dans son calcul simpliste, il avait méconnu la fidélité et l’affection que Goov avait toujours manifestées à l’égard de son mentor. Incapable de se contenir plus longtemps, Brun allait parler quand Ayla le prit de vitesse.
— Broud ! hurla-t-elle depuis sa place. Tu ne peux pas faire ça ! Tu ne peux pas chasser Creb de son foyer ! (Elle s’avança vers lui, vibrante d’une juste colère.) Tu sais combien il souffre en hiver. Il a besoin d’un endroit bien abrité. (Ce n’était plus la femme du clan qui parlait mais la guérisseuse protégeant son malade.) C’est moi que tu veux atteindre à travers Creb ! Tu essaies de te venger de lui parce qu’il a pris soin de moi. Fais de moi ce que tu veux, Broud, mais laisse-le tranquille !
Elle se tenait maintenant devant lui, le dominant de toute sa haute taille en gesticulant furieusement.
— Qui t’a autorisée à parler, femme ? vociféra Broud.
Il lui envoya son poing fermé en direction de la figure, mais elle, réussit à esquiver le coup. Furieux d’avoir battu l’air sans résultat, Broud se jeta sur elle.
— Broud ! (Le cri de Brun figea sur place le nouveau chef, trop habitué à obéir à cette voix, tout particulièrement quand elle était lourde de colère.) Le foyer de Mog-ur restera le sien jusqu’à sa mort, qui surviendra bien assez tôt pour que tu n’aies pas besoin de t’en charger personnellement. Mog-ur a bien mérité cette place après avoir si longtemps et si bien servi le clan. Quel chef es-tu donc ? Quel homme es-tu pour profiter de ta position dans le misérable but de te venger d’une femme ? Une femme qui ne t’a jamais rien fait, Broud, et qui ne pourrait rien te faire, même si elle le voulait. Tu n’es pas un chef !
— Non, c’est toi qui n’es pas un chef, Brun, tu ne l’es plus. (Son premier réflexe de crainte passé, Broud avait repris conscience de sa position, et de celle de Brun.) C’est mon tour à présent ! C’est moi qui décide ! Tu as toujours pris son parti contre moi, tu l’as toujours protégée. Eh bien désormais, c’est terminé ! (Broud avait complètement perdu son sang-froid et gesticulait furieusement, décomposé par la rage.) Elle m’obéira ou elle sera maudite ! Et sa malédiction n’aura rien de temporaire ! Tu viens de voir une nouvelle preuve de son insolence et tu persistes à prendre sa défense. Non, Brun, tu ne peux rien pour elle. Elle mérite d’être maudite, et je vais la maudire ! Que dis-tu de ça, Brun ? Goov ! Maudis-la ! Maudis-la immédiatement ! Personne ne dira au nouveau chef ce qu’il a à faire, et surtout pas cette horrible femme. As-tu compris, Goov ? Maudis-la !
Creb avait bien essayé d’attirer l’attention d’Ayla quand elle s’était mise à invectiver Broud. Le vieillard se doutait de ce qui l’attendait et il lui était tout à fait indifférent de vivre au fond de la grotte. C’était Broud lui-même qui avait réveillé ses soupçons dès qu’il avait déclaré qu’il prendrait Ayla dans son foyer. C’était là une attitude trop responsable, trop conciliante pour ne pas cacher un coup bas. Mais malgré ses soupçons, Creb n’aurait jamais imaginé la terrible scène qui se déroulait sous ses yeux. Et quand il vit Broud ordonner à Goov de la maudire, toute velléité de résistance s’évanouit en lui. Il ne désirait pas en voir davantage. Il alla se réfugier d’un pas incertain à l’intérieur de la caverne. Ayla leva les yeux au moment même où il disparaissait dans la pénombre de la grotte.
Mais Creb n’était pas le seul à se sentir bouleversé ; le clan tout entier était en proie à la confusion la plus totale. Accoutumés à une vie trop ordonnée, trop assurée, trop liée aux traditions et aux habitudes, ils ne pouvaient concevoir le drame qui se déroulait devant eux. Ils étaient choqués par les décisions de Broud ; elles étaient contraires aux usages. Jamais on n’avait séparé un enfant de sa mère chez le Peuple du Clan. Le conflit ouvert entre Ayla et le nouveau chef les stupéfiait tout autant que la décision prise par Broud d’enlever à Creb son foyer pour le proposer à Goov... qui n’en voulait pas ! Enfin le sévère déni de Brun, ne reconnaissant plus sa qualité de chef à l’homme à qui il venait de remettre ses pouvoirs, les jetait dans un désarroi d’autant plus grand que Broud venait dans sa fureur d’ordonner à Goov de maudire Ayla !
Ayla tremblait de tous ses membres. Elle ne s’aperçut que la terre se mettait à trembler sous ses pieds qu’en voyant ses compagnons vaciller et perdre l’équilibre. Elle entendit alors le grondement terrifiant qui venait des entrailles de la terre.
— Duuuurc ! hurla-t-elle, et elle vit Uba se jeter sur l’enfant pour le protéger de son corps.
Ayla s’élançait vers eux quand soudain elle se rappela.
— Creb ! Il est à l’intérieur !
Elle courut vers la caverne en chancelant sur le sol frémissant. Au moment où elle allait atteindre l’entrée triangulaire de la grotte, tout un pan de roche se détacha de la paroi et vint s’écraser près d’elle. Ayla ne s’en aperçut même pas. Elle était en état de choc. Tous les souvenirs enfouis depuis sa prime enfance resurgissaient pêle-mêle. Dans le vacarme assourdissant du tremblement de terre, elle ne s’entendit pas crier le mot venu d’une langue depuis longtemps oubliée.
— Mamaaan !
Le sol se déroba sous ses pieds, puis se souleva de nouveau. Elle roula par terre, essayant désespérément de se relever quand, soudain, elle vit s’écrouler la voûte de la caverne. Tout autour d’elle, des blocs de roche se détachaient de la paroi, dévalant la pente à grand fracas jusqu’au ruisseau.
Dans la caverne, ce n’était qu’une pluie de pierre et de poussière, que ponctuait de temps à autre la chute de tout un pan de paroi ou d’un morceau de voûte. Dehors, les grands conifères se balançaient comme des géants ivres.
Une fissure dans la falaise, à l’est de l’entrée, face à la petite marc, s’ouvrit dans un grognement déchirant, et un torrent d’énormes pierres dévala la colline, arrachant tout sur son passage, dans un vacarme noyant les hurlements de terreur du clan.
Puis le tremblement de terre se calma. Quelques pierres se détachèrent encore de la montagne, rebondirent, roulèrent et finirent par s’arrêter. Hébétés, les membres du clan se relevèrent tant bien que mal et se mirent à errer au hasard en s’efforçant de retrouver leurs esprits. Mais ils ne tardèrent pas à se diriger tous vers Brun, autour duquel ils se regroupèrent. Il avait toujours représenté la sécurité et la stabilité à leurs yeux.
Mais Brun ne réagit pas. Il savait maintenant que, de toutes les décisions qu’il avait prises en tant que chef, celle de transmettre le pouvoir à Broud était de loin la plus mauvaise. Il mesurait à quel point il avait été aveugle. Même les qualités du garçon, son audace, sa témérité, Brun les voyait à présent comme la marque de son égoïsme et de son indifférence aux autres. Mais ce n’était pas à cause de cela que Brun s’abstenait d’intervenir. Broud était désormais le chef, pour le meilleur et pour le pire. Il était trop tard pour qu’il reprenne le commandement et forme un autre homme, bien qu’il sût que le clan le soutiendrait. Broud a dit qu’il n’y avait qu’un chef ici ; eh bien, montre-nous donc ce qu’est un chef, Broud, pensa Brun. Broud prendrait toutes les décisions qu’il voudrait, aussi dénuées de bon sens fussent-elles, Brun se promettait de ne pas s’en mêler.
Quand les membres du clan eurent compris que Brun n’avait pas l’intention de reprendre le commandement, ils finirent par se tourner vers Broud. Ils étaient habitués à leur hiérarchie, et Brun avait été un chef juste, dévoué à son clan, un homme fort et sage, qui ne prenait jamais une décision sans avoir longuement réfléchi mais qui savait aussi réagir promptement dans les moments difficiles. Ils n’avaient jamais eu à décider eux-mêmes de ce qu’ils allaient entreprendre ou pas. Même Broud s’était attendu à ce que Brun reprenne le commandement, mais quand il comprit ce qu’on attendait de lui, il essaya d’assumer ses responsabilités.
— Qui manque-t-il ? Quelqu’un est-il blessé ? demanda-t-il.
Il y eut quelques soupirs de soulagement. Quelqu’un se décidait enfin à faire quelque chose. Des groupes se formèrent par foyer, et miraculeusement, il sembla qu’il ne manquait personne. La plupart n’avaient que des blessures légères dues aux chutes de pierres. Il n’y avait pas une seule fracture.
— Où est Ayla ? s’écria soudain Uba.
— Je suis là, répondit la jeune femme qui se trouvait près de l’entrée de la caverne, comme hébétée.
— Mama ! hurla Durc en se dégageant vivement de l’étreinte d’Uba. Ayla courut à lui et le serra dans ses bras.
— Tu n’as pas de mal, Uba ?
— Non, non, rien de grave.
— Où est Creb ?
Alors qu’elle posait cette question, Ayla se souvint. Tendant Durc à Uba, elle se rua vers la caverne.
— Ayla ! Où vas-tu ? N’entre pas dans la caverne ! Il peut se produire de nouvelles secousses !
Négligeant cet avertissement, Ayla courut droit au foyer de Creb. Des cailloux et des gravillons tombaient encore de temps à autre, formant de petits amoncellements, mais leur foyer n’avait pas trop souffert du tremblement de terre. Cependant, Creb n’y était pas. Ayla le chercha dans tous les foyers, entièrement détruits pour certains. Creb restait introuvable. Elle voulut s’aventurer dans la grotte des esprits, mais il y faisait beaucoup trop sombre et elle décida d’inspecter d’abord le reste de la caverne.
Des gravillons lui tombèrent dessus, et elle s’écarta d’un bond pour se coller contre la paroi. Bien lui en prit car aux gravillons succéda un gros bloc, qui s’écrasa lourdement sur le sol à deux pas d’elle. Tout en continuant de longer les parois, elle fouilla à tâtons derrière les grands paniers à provisions et les éboulis. Elle s’apprêtait à aller chercher une torche quand elle songea à inspecter un dernier endroit.
Elle découvrit Creb auprès de la sépulture d’Iza. Il était couché sur son côté déformé, les jambes repliées sur le visage, comme si on l’avait déjà attaché dans la position fœtale. Le grand crâne qui avait abrité son puissant cerveau avait été fracassé par un lourd rocher. Il était mort sur le coup.
Ayla s’agenouilla auprès du corps et se mit à pleurer.
— Creb, Creb, pourquoi es-tu entré dans la caverne ? gémit-elle en se balançant d’avant en arrière sur ses genoux.
Puis, pour quelque raison inexplicable, elle se leva et se mit à accomplir les gestes rituels qu’elle lui avait vu faire au-dessus de la tombe d’Iza. Pleurant à chaudes larmes, la grande femme blonde, seule dans la caverne jonchée de pierres, célébrait les rites ancestraux avec une grâce et une finesse dignes du plus grand des mog-ur. Telle fut sa dernière offrande au seul père qu’elle eût jamais connu.
— Il est mort, annonça Ayla en émergeant de la caverne.
Tous les regards étaient tournés vers elle. Broud frémit, envahi par une peur soudaine. C’était elle qui avait découvert la caverne, elle qui avait la faveur des esprits. Et sitôt après qu’il l’eut maudite, ils avaient ébranlé la terre et détruit la grotte. Les esprits s’étaient-ils déchaînés contre lui parce qu’il avait maudit leur protégée ? Que se passerait-il si le clan le croyait responsable des calamités qui s’abattaient sur lui ? Dans les tréfonds de son âme superstitieuse, Broud, tremblant devant le lugubre présage, se prit à redouter la colère des esprits. C’est alors que sa perversité lui souffla de prendre les devants et d’accuser Ayla avant que quelqu’un ne songe à le désigner comme étant le coupable.
— C’est elle ! C’est sa faute ! s’écria-t-il tout à coup. C’est elle qui a déchaîné la colère des esprits. Elle a bafoué les traditions. Vous l’avez tous vue. Elle s’est montrée insolente et irrespectueuse envers le chef. Elle doit être maudite ! Alors seulement les esprits seront satisfaits. Alors seulement ils sauront combien nous les respectons, et ils nous conduiront vers une nouvelle caverne, encore plus belle ! Maudis-la, Goov ! Maudis-la ! Maudis-la immédiatement !
Tous les regards se tournèrent vers Brun. Il regardait droit devant lui, les mâchoires et les poings serrés, les muscles de son dos frémissant de tension. Mais il se refusa à intervenir, et les membres du clan, abasourdis, se regardèrent les uns les autres, avant de reporter leur attention sur Goov et Broud. Le nouveau mog-ur, quant à lui, fixait Broud d’un air incrédule. Comment osait-il condamner Ayla ! S’il y avait un coupable, c’était bien lui. Puis Goov comprit que Broud se déchargeait sur Ayla d’un crime dont il se savait le seul auteur.
— C’est moi le chef, Goov ! hurla Broud de nouveau. Tu es mog-ur et je t’ordonne de la maudire. Jette sur elle la Malédiction Suprême ! Goov tourna sèchement les talons et se dirigea vers la caverne après avoir pris un tison enflammé au feu qu’on venait d’allumer. Il franchit l’entrée plongée dans la pénombre et se fraya prudemment un chemin parmi les décombres, sachant que toute nouvelle secousse, fût-elle infime, l’ensevelirait sous les tonnes de pierre suspendues au-dessus de lui en équilibre précaire, un destin dont il se surprit à espérer la venue avant qu’il n’accomplisse l’injuste besogne qu’on lui avait ordonnée. Il pénétra enfin dans la grotte des esprits et disposa les ossements sacrés de l’Ours des Cavernes en lignes parallèles. Puis il invoqua les esprits maléfiques, dont les mog-ur étaient seuls à connaître le nom.
Ayla était toujours assise sur le seuil de la caverne quand le mog-ur en ressortit sans la voir.
— Je suis le mog-ur. Tu es le chef. Tu m’as ordonné de punir Ayla de la Malédiction Suprême, c’est chose faite, déclara Goov, et il se détourna avec ostentation.
Les événements s’étaient passés si vite que chacun avait du mal à y croire. On n’agissait pas de cette façon. Brun aurait longuement pesé et préparé le clan avant de prononcer pareille sentence. Il n’aurait jamais agi de la sorte. Pourquoi Broud l’avait-il maudite ? Elle s’était peut-être montrée insolente, mais elle n’avait fait que défendre Creb. On ne condamnait pas une femme à mort pour une insolence, par ailleurs compréhensible. Et Broud, qu’avait-il fait à Ayla ? Il lui avait pris son enfant et avait déplacé Creb de son foyer pour se venger d’elle. Maintenant, plus personne n’avait de foyer. Pourquoi Broud avait-il fait une chose pareille ? Les esprits avaient toujours protégé la jeune femme, qui avait porté chance au clan, jusqu’à ce que Broud ordonne à Goov de la maudire. Broud avait attiré sur eux le malheur. Il avait mécontenté les esprits protecteurs et déchaîné les forces maléfiques. Et Mog-ur était mort. Le vieux sorcier, le grand Mog-ur ne pourrait plus rien pour eux.
Ayla eut du mal à comprendre ce qui lui arrivait. Elle toisait avec un étrange détachement tous les membres du clan qui passaient devant elle sans la voir, le regard perdu dans le vague, et ne sortit de son abattement que devant la réaction d’Uba, qui s’était mise à pleurer la mort d’Ayla et à se lamenter sur le sort du petit garçon qu’elle tenait dans ses bras.
Durc ! Mon enfant ! Mon petit ! Il ne reverra jamais sa mère. Que va-t-il devenir ? Il ne lui reste plus qu’Uba. Elle s’occupera bien de lui, mais que pourra-t-elle faire contre Broud ? Broud hait Durc parce qu’il est mon fils. Frénétiquement, Ayla regarda autour d’elle et aperçut Brun non loin de là. Brun ! C’était lui et lui seul qui pourrait protéger Durc.
Ayla courut vers l’homme fort et sensé qui commandait le clan la veille encore et elle se jeta à ses pieds en baissant la tête. Puis elle comprit qu’il ne lui taperait jamais sur l’épaule. Quand elle releva la tête, il fixait le feu, derrière elle. Il peut me voir et m’entendre, s’il le désire, pensa Ayla. Je sais qu’il le peut. Creb et Iza se souvenaient parfaitement de tout ce que je leur avais dit la première fois que j’ai été maudite.
— Brun, je sais que tu me crois morte, et que tu penses que je ne suis qu’un esprit. Je vais m’en aller, je te le promets, mais j’ai peur pour Durc. Broud le déteste, tu le sais. Que lui arrivera-t-il à présent que Broud est le chef ? Durc fait partie du clan, Brun, tu l’as accepté. Je t’en supplie, Brun, protège-le. Tu le peux. Ne laisse pas Broud lui faire du mal !
Lentement, Brun se détourna de la femme qui l’implorait, d’une manière qui se voulait naturelle et non comme s’il évitait de la regarder. Mais elle avait vu dans ses yeux une brève lueur d’acquiescement. Cela lui suffisait. Elle savait qu’il l’avait entendue et qu’il protégerait Durc. Il l’avait promis à l’esprit de la mère du petit garçon. Tout s’était passé si vite, si brutalement, qu’elle n’avait pas eu le temps de lui adresser cette poignante requête plus tôt. Elle n’aurait jamais pu partir dans l’incertitude du sort de Durc. Elle pouvait à présent s’éloigner, certaine que Brun ne laisserait pas le fils de sa compagne faire du mal à son enfant.
Ayla se releva et se dirigea vers la caverne d’un pas assuré. Avant de parler à Brun, elle n’avait rien décidé quant à son départ, mais à présent sa résolution était prise. Elle relégua dans un coin de son esprit le chagrin que lui causait la mort de Creb, pour ne plus penser qu’à sa survie. Qu’elle prenne la direction du monde invisible ou une autre, elle ne se trouverait pas démunie de tout.
Elle ne s’était pas rendue compte de l’importance des dégâts à l’intérieur de la caverne, quand elle y avait pénétré la première fois. A présent, elle s’immobilisa un instant, tant les lieux étaient méconnaissables. Le sol n’était qu’un chaos de pierres et de roches. Le clan avait eu de la chance de se trouver assemblé dehors. S’arrachant à sa stupeur, elle se hâta vers le foyer de Creb. Si elle n’emportait pas tout ce qu’il lui fallait, elle mourrait à coup sûr. Elle déplaça une pierre tombée sur sa couche, secoua sa fourrure et se mit à empiler ses affaires dessus : son sac de guérisseuse, sa fronde, deux paires de chausses, des jambières, des moufles et un capuchon fourré ; son bol et une écuelle, une outre et des outils. Puis elle se rendit au fond de la caverne pour puiser dans les réserves des biscuits, de la viande séchée, des fruits et des graisses. En fouillant dans les décombres, elle découvrit des paquets enveloppés d’écorce de bouleau dans lesquels se trouvaient du suc d’érable, des noix, des fruits secs, des céréales pilées, des morceaux de viande et de poisson séchés ainsi que quelques légumes. Il n’y avait pas grand choix, si tard dans la saison, mais cela ferait l’affaire. Elle rangea toutes ces provisions dans son panier.
Elle ramassa la couverture dans laquelle elle portait Durc et y enfouit son visage, les larmes aux yeux. Elle n’en avait aucun besoin, mais elle la prit néanmoins pour emporter avec elle un objet qui lui rappellerait son fils. Elle s’habilla chaudement car le printemps venait à peine de commencer et il ferait froid dans les steppes. Elle n’avait pas encore réfléchi à la direction qu’elle prendrait, mais elle savait qu’elle se dirigerait vers le nord de la péninsule.
Au dernier moment, elle décida d’emporter aussi la tente en peaux qu’elle utilisait lorsqu’elle accompagnait les hommes à la chasse. Elle l’enroula sur le dessus de son grand panier, qu’elle attacha sur son dos avec des lanières, pour le maintenir bien en place. Elle regarda tout autour de ce foyer qui avait été le sien. Elle ne le reverrait plus jamais, pensa-t-elle en refoulant ses larmes. Un flot de souvenirs lui revint. La dernière image était celle de Creb. J’aurais bien aime savoir ce qui te causait tant de peine, Creb. Peut-être comprendrai-je un jour. Mais je suis heureuse que nous ayons pu parler tous les deux l’autre nuit, avant que tu nous quittes pour le monde des esprits.
Quand Ayla sortit de la caverne, tout le monde s’aperçut de sa présence, mais personne ne la regarda. Elle s’arrêta à la rivière pour y remplir son outre et cela éveilla un souvenir en elle. Avant de troubler la surface de l’eau, elle se pencha pour se regarder. Elle étudia soigneusement ses traits et ne se trouva pas aussi laide que la première fois. Mais ce n’était pas ce qui l’intéressait : elle voulait voir le visage des Autres.
Quand elle se releva, Durc essaya d’échapper à Uba.
Il se passait quelque chose concernant sa mère. Il ne savait pas quoi, mais cela ne lui plaisait pas. D’une secousse, il se libéra et courut vers Ayla.
— Tu t’en vas, lui reprocha-t-il, indigné de ne pas avoir été prévenu. Tu t’es préparée et tu t’en vas.
Ayla n’hésita qu’une fraction de seconde puis elle ouvrit les bras dans lesquels il se rua. Elle le souleva, le serra contre elle en refoulant ses larmes puis le reposa à terre en s’accroupissant pour être à sa hauteur. Elle le regarda droit dans ses grands yeux noirs.
— Oui, Durc, je m’en vais. Il faut que je m’en aille.
— Emmène-moi, marna. Emmène-moi ! Ne me laisse pas !
— Je ne peux pas t’emmener, Durc. Il faut que tu restes ici avec Uba. Elle prendra bien soin de toi, et Brun aussi.
— Je ne veux pas rester ici ! s’écria Durc avec violence. Je veux venir avec toi !
Uba venait vers eux pour éloigner Durc de l’esprit de sa mère. Ayla serra à nouveau son fils contre elle.
— Je t’aime, Durc. Ne l’oublie jamais. (Elle le prit et le mit dans les bras d’Uba.) Veille bien sur mon fils, Uba, dit-elle, captant le regard plein de tristesse de la jeune femme. Prends bien soin de lui... ma sœur.
Broud contemplait la scène avec une fureur grandissante. Cette femme était morte, elle n’était plus qu’un esprit. Pourquoi ne se comportait-elle pas comme un esprit ? Pourquoi certains membres de son clan ne la traitaient-ils pas comme l’esprit qu’elle était devenue ?
— C’est un esprit, dit-il avec rage. Elle est morte. Vous ne le savez donc pas ?
Ayla se dirigea droit sur lui, le toisant de toute sa hauteur. Lui-même avait du mal à ne pas la voir. Il essaya de l’ignorer, et il y serait peut-être parvenu si elle avait été assise à ses pieds comme toute autre femme.
— Je ne suis pas morte, Broud, lui dit-elle avec défi. Je ne mourrai pas. Tu ne peux pas me faire mourir. Tu peux me chasser, me prendre mon fils, mais tu ne peux pas me faire mourir !
Broud était partagé entre la rage et la terreur. Il leva le poing, animé d’une violente envie de la frapper, mais il interrompit son geste, craignant de la toucher. C’est une ruse, se dit-il. La ruse d’un esprit. Elle est morte. Elle a été maudite.
— Frappe-moi, Broud. Vas-y, frappe-moi, et tu verras que je ne suis pas morte.
Broud se tourna vers Brun pour éviter de la regarder. Il rabaissa son bras, gêné de ne pouvoir donner à son geste un air plus naturel. Il ne l’avait pas touchée, mais il craignait que le simple fait d’avoir levé le poing sur elle ne constitue une manière de reconnaître son existence. Il essaya de détourner le mauvais sort sur Brun.
— Ne crois pas que je ne t’ai pas vu, Brun. Tu lui as répondu quand elle t’a parlé avant d’entrer dans la caverne. C’est un esprit. Tu vas nous porter malheur à tous, lança-t-il, accusateur.
— A moi seul, Broud, et j’ai eu plus que ma part de malheur, répondit Brun. Mais quand l’as-tu vue me parler ? Quand l’as-tu vue entrer dans la caverne ? Pourquoi as-tu fait mine de frapper l’esprit ? Tu ne comprends toujours pas, n’est-ce pas ? Tu as reconnu son existence, Broud. Elle t’a vaincu. Tu l’as accablée autant que tu le pouvais, tu es allé jusqu’à la maudire. Elle est morte, et c’est pourtant elle qui gagne. C’était une femme, mais elle était plus courageuse que toi, Broud, plus déterminée, plus maîtresse d’elle-même. Elle méritait d’être un homme plus que toi. C’est elle qui aurait dû être le fils de ma compagne.
Ayla fut surprise par la sortie de Brun. Durc se débattait tant et plus pour la suivre et l’appelait. Elle ne put le supporter davantage et s’empressa de partir. En passant devant Brun, elle lui fit un signe de tête et un geste de gratitude. Quand elle eut atteint l’escarpement, elle se retourna une dernière fois. Elle aperçut Brun qui levait la main comme pour se gratter le nez, mais cela ressemblait fort à un geste d’adieu, celui que leur avait fait Norg quand ils l’avaient quitté après le Rassemblement du Clan. C’était comme si Brun lui avait dit « Qu’Ursus t’accompagne. »
La dernière chose qu’Ayla entendit avant de disparaître derrière l’énorme rocher fracassé par le tremblement de terre, ce fut la plainte déchirante de Durc.
— Maama... ! Maaama... ! Maamaaa... !