Les saisons semblaient se succéder à rebours et passer de l’hiver à l’automne, à mesure que le petit groupe de chasseurs se dirigeait vers le sud. Un ciel noir et l’odeur de la neige avaient précipité leur départ ; ils ne tenaient pas à essuyer le premier blizzard hivernal au nord de la péninsule. A présent, la douceur de la température leur donnait l’étrange impression que le printemps était proche, impression démentie par les tons chatoyants des frondaisons et la couleur dorée des steppes.
Les lourds fardeaux ralentissaient considérablement le voyage du retour ; on était loin du pas allègre de l’aller. Mais ce n’était pas le poids de la viande de mammouth qui oppressait Ayla. Une angoisse insupportable, un sentiment de culpabilité et un grand abattement l’accablaient. Si personne ne mentionnait jamais l’incident, elle faisait l’objet de regards furtifs et on lui adressait rarement la parole. Elle se sentait abandonnée de tous.
A la caverne, chacun guettait le retour de l’expédition et, depuis quelques jours, quelqu’un se postait en permanence sur la crête proche de la grotte d’où la vue s’étendait jusqu’aux steppes. La plupart du temps, l’un des enfants assumait cette tâche.
Un beau matin, de bonne heure, ce fut au tour de Vorn d’assurer la vigie. Il scruta, scrupuleux, le lointain pendant un moment, puis se lassa de son immobilité. Il n’aimait pas trop être seul sans Borg pour compagnon de jeu. S’imaginant à la chasse, il s’amusa à planter dans le sol un petit épieu dont la pointe ne tarda pas à s’émousser, et ce fut par le plus grand des hasards qu’il porta ses regards au pied de la colline, au moment précis ou apparaissaient les chasseurs.
— Les défenses ! Les défenses ! s’écria Vorn en se précipitant vers la caverne.
— Les défenses ? s’étonna Aga. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ils arrivent ! insista-t-il, tout excité. Brun, Droog et tous les autres... Je les ai vus, ils portaient des défenses de mammouth !
Tout le monde courut accueillir les chasseurs victorieux, mais loin de jubiler, ils offraient des visages fermés. Brun arborait un air sombre, et un seul regard à Ayla suffit à Iza pour comprendre qu’il était survenu quelque grave incident auquel sa fille était mêlée.
Lorsque la petite troupe s’arrêta un moment pour se décharger des fardeaux sur ceux qui venaient à leur rencontre, Iza apprit ce qui s’était passé, tandis qu’Ayla poursuivait son chemin vers la caverne, la tête baissée, fuyant les regards. Si Iza s’attendait à tout de la part de sa fille adoptive, elle ne l’aurait jamais crue capable de se livrer à semblable transgression et elle frémit à la pensée du châtiment qu’elle encourait.
En arrivant à la caverne, Oga et Ebra amenèrent le petit Brac dans le foyer d’Iza, qui, après avoir ôté l’attelle de bouleau, examina la blessure.
— Il pourra se servir de son bras comme si de rien n’était, déclara-t-elle. Il conservera une cicatrice, mais la plaie est en bonne voie de guérison et la fracture se soude parfaitement. Je vais tout de même lui changer son pansement.
Les deux femmes se sentirent soulagées. Un chasseur avait besoin de ses deux bras, et si Brac en avait perdu un il n’aurait jamais pu devenir chef. Dans l’incapacité physique de chasser, il ne serait jamais devenu un homme, au vrai sens du terme, et aurait fini sa vie au stade intermédiaire où végétaient les jeunes gens qui, bien que physiquement mûrs, n’étaient pas en mesure d’abattre leur première bête.
Brun et Broud se sentirent eux aussi vivement soulagés. Mais Brun accueillit cette nouvelle avec un plaisir mitigé : elle lui rendait la tâche plus difficile encore. Ayla ne s’était pas contentée de sauver la vie de Brac, elle lui avait aussi assuré une existence normale. Mais il fallait prendre une décision différée depuis trop longtemps. Brun fit signe à Mog-ur et les deux hommes s’éloignèrent.
Creb resta consterné au récit de Brun. C’est lui qui avait assumé la lourde responsabilité de l’éducation et de la formation d’Ayla, et il avait lamentablement échoué dans sa tâche. Mais autre chose le troublait davantage. Quand il avait été informé des cadavres d’animaux que découvraient les hommes, il n’y avait pas vu une manifestation des esprits. Il s’était même demandé s’il n’y avait pas derrière cette histoire quelque facétie imaginée par Zoug ou un autre chasseur habile à la fronde, bien que cette supposition lui parût peu sérieuse. A présent qu’il connaissait la vérité, il se rappelait avoir remarqué un profond changement en Ayla, un changement qui aurait dû le mettre en garde. Les femmes n’avaient pas la démarche souple et feutrée du chasseur, elles faisaient au contraire du bruit sitôt qu’elles pénétraient dans un bois, et cela pour de bonnes raisons. Plus d’une fois, Ayla l’avait fait tressaillir en apparaissant à ses côtés, sans qu’il l’eût entendue approcher. D’autres détails lui venaient, qui auraient dû alors lui ouvrir les yeux.
Aveuglé par son affection pour Ayla, il s’était toujours refusé à la croire capable de chasser. Avait-il donc laissé ses sentiments personnels prendre le pas sur les intérêts spirituels du clan ? Méritait-il encore la confiance de son peuple ? Était-il encore digne d’Ursus ? Pouvait-il décemment continuer d’être le mog-ur de ce clan ?
Pourtant ses regrets à l’égard de ce qu’il aurait dû faire ne lui épargnaient pas ce qu’il lui restait à accomplir à présent. Si la décision finale incombait à Brun, sa fonction exigeait que ce fût lui qui exécutât la sentence ; son devoir l’obligerait à sacrifier l’enfant qu’il adorait.
— Ce n’est qu’une supposition, dit Brun, mais je pense que c’est elle qui tuait les carnassiers aux alentours de la caverne. Il faudra le lui demander. Elle s’est forcément entraînée pour acquérir une telle adresse ; elle est plus adroite que Zoug, Mog-ur, et ce n’est qu’une fille ! Mais comment a-t-elle fait pour apprendre à tirer ? Je ne suis pas le seul à croire qu’il y a quelque chose de masculin en elle. Elle est aussi grande qu’un homme et n’est toujours pas une femme ! Penses-tu qu’elle le devienne jamais ?
— Ayla est une fille, Brun, et comme toutes les filles, elle deviendra femme un jour. Elle est tout simplement une femelle capable de se servir d’une arme, déclara le vieux sorcier.
— Bon, il me reste à savoir depuis combien de temps elle chasse. Nous sommes tous fatigués après ce long voyage. Dis à Ayla que je l’interrogerai demain.
Creb boitilla jusqu’à la caverne et ne s’arrêta devant son foyer que le temps de demander à Iza de transmettre le message de Brun. Puis il se dirigea vers la petite grotte sacrée où il passa toute la nuit.
Les femmes regardèrent en silence les hommes s’enfoncer dans les bois, Ayla sur leurs talons. Animées de sentiments contradictoires, elles ne savaient que penser. Ayla elle-même était profondément troublée. Elle avait toujours su qu’il était mal de chasser. Mais me serais-je abstenue si j’avais connu toute la portée de mon crime ? se demandai-t-elle. Non, je voulais chasser, et rien au monde ne m’en aurait empêchée. Mais elle n’en était pas moins terrifiée à la pensée de se voir bannie du clan, condamnée à errer dans le monde des esprits, qu’elle craignait autant qu’elle croyait au pouvoir des totems protecteurs.
Rien, pas même l’Esprit du Lion des Cavernes, ne pourrait-il la protéger contre les esprits maléfiques ? Quelle erreur ai-je faite en croyant que mon totem m’envoyait un signe favorable ! Jamais il n’aurait fait cela, sachant que je me condamnais moi-même à la Malédiction Suprême en chassant ! Mon totem protecteur m’a certainement abandonnée dès l’instant où j’ai mis la main sur cette fronde. Elle frémit à ce souvenir.
Arrivés dans une clairière, les hommes s’assirent autour de Brun sur des souches d’arbres, tandis qu’Ayla s’effondrait à ses pieds. Après lui avoir tapé sur l’épaule pour lui faire relever la tête, le chef commença de la questionner.
— Est-ce toi qui tuais les carnassiers que les chasseurs ont découverts ?
— C’est moi, acquiesça-t-elle.
Incapable de mentir, comme tous les autres membres du clan, Ayla, sachant son secret éventé, était prête à faire face à toutes les accusations.
— Comment as-tu appris à te servir d’une fronde ?
— C’est Zoug qui m’a appris, répondit-elle.
— Zoug ! s’exclama Brun, tandis que toutes les têtes se tournaient vers le vieux chasseur.
— Je ne lui ai jamais appris à se servir d’une fronde, se défendit Zoug avec énergie.
— Zoug ne savait pas qu’il était en train de m’apprendre, s’empressa d’ajouter Ayla, volant au secours du vieillard. Je l’observais quand il apprenait à Vorn.
— Depuis quand sais-tu tirer ? poursuivit Brun.
— Voilà deux étés que je chasse, et je me suis entraînée, sans chasser, l’été d’avant.
— Cela correspond bien au moment où Vorn a commencé son apprentissage, commenta Zoug.
— Oui, répondit Ayla, j’ai commencé le même jour que lui.
— Comment peux-tu savoir exactement quand Vorn a commencé ? demanda Brun, surpris de son assurance.
— Parce que je l’ai vu.
— Que racontes-tu là ? Où étais-tu ?
— Dans le pré où vous vous entraînez. Iza m’avait demandé de lui rapporter de l’écorce de merisier et, quand je suis arrivée, vous étiez déjà là, expliqua-t-elle. Iza avait grand besoin de cette écorce, c’est pourquoi j’ai préféré attendre, et j’ai regardé Zoug donner à Vorn sa première leçon.
— Tu as vu Zoug donner sa première leçon à Vorn ? répéta Broud. Es-tu bien sûre que c’était sa première leçon ?
Broud se sentait encore honteux au souvenir de son humiliation.
— Oui, Broud, j’en suis sûre, répondit Ayla.
— Et qu’as-tu vu d’autre ? ajouta-t-il sur un ton inquisiteur, tandis que Brun se rappelait l’incident survenu ce jour-là.
— J’ai vu les autres en train de s’entraîner, eux aussi, répondit Ayla, essayant d’échapper à la question, mais elle croisa le regard sévère de Brun. Et puis J’ai vu Broud faire tomber Zoug et Brun se mettre très en colère contre lui.
— Tu as vu ça ? Tu as assisté à toute la scène ? s’écria Broud, blême de rage et de honte.
De tous les membres du clan, pourquoi fallait-il que ce fût elle, le témoin de la dure réprimande que Brun lui avait adressée ! La façon désastreuse dont il avait manqué tous ses tirs lui revint en mémoire, de même que celle dont il avait raté la hyène, cette hyène qu’elle avait tuée, elle, une femelle.
Toute la reconnaissance qu’il éprouvait envers Ayla pour avoir sauvé le fils de sa compagne s’évanouit d’un seul coup. Je serai bien content quand elle sera morte. Elle mérite d’être maudite. Il ne pouvait supporter l’idée qu’elle vive, sachant qu’elle l’avait vu tremblant de peur comme une femme devant Brun.
Brun lut sur le visage du fils de sa compagne les sombres pensées qui l’agitaient. Dommage, pensa-t-il, qu’il en soit ainsi alors qu’il y avait une chance pour que leur animosité cesse.
— Tu prétends donc, poursuivit-il, avoir commencé à t’entraîner le même jour que Vorn. Raconte-moi comment.
— Après votre départ, j’ai trouvé la fronde que Broud avait jetée. Personne n’avait songé à la ramasser. Alors je me suis demandé si je serais capable de tirer, et j’ai essayé en appliquant les conseils que Zoug avait donnés à Vorn. Au début, j’ai eu beaucoup de mal, et je suis restée à m’entraîner tout l’après-midi, sans voir le temps passer. J’ai réussi à toucher le poteau une fois seulement, et j’ai cru que c’était un hasard. Mais j’ai pensé qu’en persévérant, je pourrais réussir encore, alors j’ai gardé la fronde.
— Et je suppose que c’est grâce à Zoug que tu as pu t’en fabriquer une autre ?
— Oui.
— Et tu t’es entraînée cet été-là ?
— Oui.
— Et ensuite tu as décidé de t’en servir pour chasser, mais pourquoi t’en prendre aux carnassiers ? C’est plus difficile et fort dangereux. Nous avons trouvé des loups et des lynx morts. Tu as donné raison à Zoug qui affirmait qu’on pouvait les tuer à la fronde. Pourquoi les as-tu choisis ?
— Je savais que je ne pourrais jamais rien apporter à la caverne, mais je désirais chasser ou du moins essayer. Comme les carnassiers n’arrêtent pas de nous voler de la viande, j’ai pensé qu’il serait utile de nous en débarrasser. Alors j’ai décidé de les chasser.
Si Brun se sentait satisfait par cette réponse, il ne comprenait toujours pas les motifs qui l’avaient poussée à chasser, à se servir d’une arme, elle, une femme.
— Tu sais que tu aurais pu toucher Brac et non la hyène en tirant d’aussi loin, dit Brun, curieux de connaître sa réaction.
Il s’était lui-même apprêté à lancer ses bolas, malgré le risque de tuer l’enfant avec l’une des grosses pierres. Mais une mort instantanée eût été préférable à celle qui attendait Brac, et au moins auraient-ils pu l’enterrer et permettre à son esprit de rejoindre le monde invisible selon les rites établis.
— Je savais que j’aurais la hyène, répondit calmement Ayla.
— Comment pouvais-tu en être aussi sûre ? La hyène se trouvait hors de portée.
— Pas pour moi, j’ai déjà tué des animaux à cette distance et en règle générale, je ne les ai pas ratés.
— Il me semble avoir vu la marque de deux pierres, ajouta Brun.
— C’est exact, répondit Ayla. J’ai appris à tirer deux pierres à la suite après m’être fait attaquer par un lynx.
— Tu t’es fait attaquer par un lynx ? s’étonna Brun.
— Oui, dit Ayla, et elle raconta l’épisode de son affrontement avec le félin.
— Et à quelle distance tires-tu ? s’enquit Brun. Montre-moi plutôt. Tu as ta fronde ?
Ayla acquiesça et se releva. Tout le monde se dirigea vers un petit ruisseau qui cascadait à l’autre bout de la clairière où la jeune fille choisit soigneusement quelques galets. Les ronds fendaient mieux l’air et donnaient de meilleurs résultats pour les tirs longs.
— Le petit rocher blanc à côté du gros, là-bas, indiqua-t-elle du doigt.
Brun hocha la tête pour donner son accord. La cible se situait près de deux fois plus loin que la portée courante. Ayla prit une profonde inspiration, glissa un caillou dans sa fronde, et tira deux projectiles coup sur coup. Zoug se précipita pour constater le résultat.
— Il y a deux encoches toutes fraîches dans le rocher blanc. Elle l’a bien touché deux fois, annonça-t-il en revenant, non sans une nuance admirative dans ses gestes, et même un soupçon de fierté.
C’était une femme, et elle n’avait pas le droit de toucher à une arme, pensait le vieux chasseur, mais, à en juger par le tir qu’il venait de voir, elle excellait. Et qu’elle eût appris à son insu confirmait en quelque sorte la valeur de son enseignement. Cette technique à deux pierres, se dit-il, voilà une chose que j’aimerais bien essayer. La fierté de Zoug était celle d’un maître envers un élève dont l’excellence rejaillit sur le maître lui-même. Par ailleurs, elle avait prouvé qu’il avait toujours dit vrai en ce qui concernait les possibilités de la fronde. Ayla redonnait à cette arme toute la noblesse qu’elle méritait.
Brun surprit du coin de l’œil un mouvement dans l’herbe au bout de la clairière.
— Ayla ! Le lapin, là-bas ! s’écria-t-il en désignant le petit animal qui fuyait.
Avec une rapidité déconcertante, Ayla repéra le lapin, ajusta son tir, et abattit l’animal. Point n’était besoin d’aller vérifier. Elle est vive, pensa-t-il en regardant la fillette avec admiration. Tout en sachant les convenances bafouées, le chef ne pouvait s’empêcher de songer à la prospérité de son clan et aux multiples bienfaits que lui apporterait la présence d’un chasseur supplémentaire. Non, c’est impensable, conclut-il après réflexion, c’est aller à l’encontre des traditions.
Creb ne voyait pas la démonstration avec les yeux d’un chasseur. Il n’était désormais convaincu que d’une seule chose : Ayla avait chassé.
— Pourquoi as-tu ramassé cette fronde la première fois ? demanda-t-il en la foudroyant du regard.
— Je n’en sais rien, répondit-elle en baissant les yeux, désespérée par la colère sourde du sorcier.
— Non contente de la toucher, tu as chassé avec, tu as tué des animaux avec, tout en sachant que tu n’en avais pas le droit.
— Mon totem m’a envoyé un signe, Creb, ou du moins j’ai cru que c’en était un, répondit Ayla en dénouant son amulette. Voilà ce que j’ai trouvé après avoir décidé de chasser, ajouta-t-elle en tendant le fossile à Mog-ur.
Un signe ? Son totem lui aurait envoyé un signe ? Les hommes tressaillirent. La révélation d’Ayla donnait à la situation une nouvelle dimension. Mais la question demeurait : pourquoi avait-elle décidé de chasser ?
Le sorcier examina la pierre avec intérêt. En effet, il s’agissait d’un caillou très étrange, évoquant par sa forme un coquillage marin, mais de toute évidence il s’agissait bien d’une pierre. Y avait-elle vu un encouragement à utiliser une fronde, l’arme qui lançait des pierres ? Mog-ur ne pouvait répondre à cette question. L’interprétation des signes envoyés par un totem à celui ou celle qu’il protégeait concernait exclusivement la personne et son totem. Mog-ur rendit le fossile à la fillette.
— Creb, ajouta-t-elle pour tenter de le convaincre, j’ai cru que mon totem voulait m’éprouver, et que cette épreuve consistait à endurer les mauvais traitements de Broud. Je me suis dit qu’il me laisserait chasser si je parvenais à les subir sans me plaindre.
Des regards interrogateurs se tournèrent vers le jeune homme qui semblait très mal à l’aise.
— Le jour où le lynx m’a attaquée, poursuivit Ayla, j’ai cru qu’il s’agissait d’une nouvelle épreuve. Après cela, j’ai failli arrêter de chasser pour toujours. Puis, j’ai eu l’idée de m’entraîner avec deux pierres, pour plus de sécurité. J’ai même cru que cette idée venait aussi de mon totem.
— Oui, je vois, répondit le sorcier. Brun, j’aimerais que l’on me laisse un peu de temps pour réfléchir à tout cela.
— Je crois que nous ferions bien d’y réfléchir tous, déclara le chef. Nous nous réunirons demain matin pour en discuter, sans la fille.
— Je ne vois pas la nécessité de réfléchir indéfiniment, rétorqua Broud. Nous savons tous le châtiment qu’elle mérite.
— Ce châtiment pourrait se révéler néfaste pour tout le clan, Broud. Avant de la condamner, je dois m’assurer que nous avons bien considéré tous les aspects du problème. Nous nous retrouverons demain.
Les hommes s’entretinrent entre eux en revenant à la caverne.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une femme qui voulait chasser, dit Droog. Est-ce que son totem n’en serait pas la cause ? C’est un totem mâle.
— Je ne me suis pas permis de discuter le jugement de Mog-ur, quand il a annoncé son totem, dit Zoug, mais je me suis dit alors qu’un Lion des Cavernes, tout de même, c’était beaucoup pour une petite fille, même si les cicatrices sur sa cuisse sont sans aucun doute la marque d’un lion. Mais aujourd’hui, après l’avoir vue tirer à la fronde, ça ne m’étonne plus. Mog-ur avait raison... comme toujours.
— Est-ce qu’elle ne serait pas moitié homme, moitié femme ? avança Crug. Il y en a qui le pensent.
— C’est vrai qu’elle ne se comporte pas comme une femme doit le faire, ajouta Dorv.
— Non, c’est bien une femelle, dit Broud. Et la loi veut qu’on la tue. Tout le monde le sait bien.
— Tu as probablement raison, Broud, dit Crug.
— Même si elle était moitié homme, je n’aime pas l’idée d’une femme qui chasse, dit Dorv, l’air buté. Je n’aime pas non plus l’idée qu’elle fasse partie du clan. Elle est trop différente de nous.
— Tu sais que j’ai toujours eu le même sentiment, Dorv, dit Broud. Je ne sais pas pourquoi Brun veut qu’on en discute encore et encore. Si j’étais le chef, nous en aurions déjà fini avec elle.
— Ce n’est pas une décision à prendre à la va-vite, Broud, dit Grod. Pourquoi se presser ? Nous ne sommes pas à un jour près.
Broud accéléra le pas sans même daigner répondre. Ce vieux Grod, toujours à sermonner, toujours de l’avis de Brun, pensait-il, amer. Brun serait-il incapable de prendre une décision ? A quoi sert de réfléchir ? Décidément, je me demande s’il n’est pas devenu trop vieux pour être encore le chef.
En arrivant à la caverne, Ayla se dirigea droit vers le foyer de Creb et s’assit sur sa fourrure, le regard perdu dans le vague. Iza lui proposa de manger un peu, mais elle refusa d’un signe de tête. Uba, qui ne comprenait pas très bien ce qui troublait sa grande amie, qu’elle adorait par-dessus tout, se glissa gentiment sur ses genoux. Ayla serra contre elle la petite fille en la berçant tendrement, jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Peu après, Iza coucha Uba et s’allongea à son tour. Mais, le cœur gros en pensant à l’étrangère qu’elle appelait sa fille et qui fixait d’un air absent les dernières braises du foyer, elle ne put trouver le sommeil.
L’aube pointa, claire et froide. Une mince couche de glace recouvrait la petite mare près de la caverne. L’hiver ne tarderait pas à confiner le clan dans la grotte.
A son lever, Iza trouva Ayla toujours assise au même endroit. La fillette était silencieuse, perdue dans son monde, figée dans l’attente de son sort. Pour la deuxième nuit consécutive, Creb n’avait pas regagné le foyer. Il ne quitterait pas son sanctuaire avant le matin. Quand les hommes furent partis, Iza apporta une infusion à Ayla, qui resta muette devant ses questions et refusa de boire. On dirait qu’elle est déjà morte, songea-t-elle, la gorge serrée par le chagrin.
Brun conduisit ses hommes à l’abri d’un gros rocher au pied duquel il fit allumer un feu. Il ne tenait pas à ce que le froid les fît se prononcer trop hâtivement, et il voulait sonder les sentiments et connaître le point de vue de chacun. Lorsqu’il commença, ce fut avec une grande solennité. Il s’adressa d’abord aux esprits puis précisa aux hommes qu’il s’agissait là d’une réunion extraordinaire.
— Une fille de notre clan, Ayla, s’est servie d’une fronde pour tuer la hyène qui emportait Brac. Elle a utilisé cette arme pendant trois ans. C’est une femelle ; et nos lois exigent le châtiment de toute femme ayant touché à une arme. Le châtiment suprême. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ?
— Droog demande la parole, Brun.
— Droog a mon autorisation.
— Lorsque la guérisseuse a découvert cette fille, nous errions à la recherche d’une nouvelle caverne, car les esprits, mécontents de nous, avaient envoyé un tremblement de terre pour détruire notre ancienne demeure. Mais peut-être, après tout, n’étaient-ils pas si mécontents et voulaient-ils que nous découvrions l’enfant. Elle est aussi étrange et surprenante que les signes de nos totems. Depuis son arrivée parmi nous, la chance nous a toujours souri. Je suis persuadé que son totem nous est favorable. Si elle n’était pas différente de nous, si, par exemple, elle n’aimait pas autant se baigner dans la mer, elle n’aurait jamais pu sauver Ona de la noyade. Et, bien qu’Ona ne soit qu’une fille, je l’aime et je suis heureux qu’elle ne nous ait pas quittés pour le monde des esprits.
« Nous ne savons pas grand-chose des Autres. J’ignore ce qui l’a poussée à chasser, mais si elle n’avait pas su tirer à la fronde, Brac serait mort, lui aussi, et je préfère ne pas songer de quelle horrible façon. Qu’un chasseur tombe sous la griffe et la dent d’un carnassier, c’est dans l’ordre des choses, mais Brac n’est qu’un bébé...
« Sans compter ton affliction, Brun, et la tienne, Broud, le clan entier aurait eu à déplorer sa perte. Certes, nous ne serions pas ici à décider du sort de celle qui lui a sauvé la vie, mais nous aurions perdu un futur chef. Je pense qu’elle mérite une punition, mais comment pourrions-nous la condamner au châtiment suprême ? J’ai dit tout ce que j’avais à dire.
— Zoug demande la parole, Brun.
— Zoug a mon autorisation.
— Je suis d’accord avec tout ce que vient de dire Droog ; comment pouvez-vous condamner la fille qui a sauvé la vie de Brac ? Elle est différente, elle n’est pas née au sein du clan, et elle ne pense pas comme une femme, mais, exception faite de la fronde, elle s’est toujours conduite d’une manière correcte, obéissante, respectueuse...
— C’est faux ! Elle est insolente et rebelle ! l’interrompit Broud.
— C’est moi qui ai la parole, Broud, rétorqua avec colère Zoug, tandis que Brun intimait silence au jeune homme d’un regard courroucé. Il est vrai, poursuivit Zoug, qu’étant plus jeune, elle s’est montrée insolente à ton égard, Broud. Mais tu es entièrement responsable de cet état de fait. Comment voulais-tu qu’elle te traite en adulte ? Toute ton attitude envers elle était puérile. Elle s’est toujours bien comportée envers moi et n’a jamais fait montre d’insolence envers personne d’autre que toi.
Broud fulminait de rage aux saillies du vieux chasseur.
— En dépit de ses torts, poursuivit Zoug, je n’ai jamais vu manier la fronde avec tant d’adresse. Elle prétend tenir son savoir de mes propres enseignements. Je n’en ai jamais eu conscience, mais je dois avouer que j’aurais aimé former un élève aussi brillant, et je reconnais qu’elle pourrait à présent me donner des leçons. Comme il lui était interdit de chasser pour le clan, elle a découvert un autre moyen de contribuer à son bien-être. Elle est peut-être née chez les Autres, mais elle a toujours fait passer les intérêts du clan avant les siens. Elle n’a pas songé au danger en se portant au secours d’Ona, et j’ai vu combien elle était épuisée en regagnant le rivage. La mer aurait très bien pu l’emporter, elle aussi, toute grande nageuse qu’elle est. Elle savait qu’elle n’avait pas le droit de chasser et qu’elle devait protéger son secret aussi longtemps que possible, et pourtant elle s’est précipitée au secours de Brac, sans hésiter un seul instant.
« Elle excelle au tir à la fronde, et il serait regrettable pour tout le monde de laisser perdre une telle habileté. Je dirai en conséquence qu’il faut la laisser chasser...
— Non, non, non et non ! s’écria Broud, furieux. C’est une femelle, et les femelles n’ont pas le droit de chasser...
— Broud, rétorqua placidement le vieux chasseur, je n’ai pas encore terminé. Tu demanderas la parole quand j’aurai fini.
— Laisse parler Zoug, ajouta Brun. Si tu n’es pas capable de respecter les règles dans ce genre de débat, tu peux t’en aller !
Broud se rassit, ravalant de son mieux sa colère.
— La fronde n’est pas une arme très importante. Pour ma part, je n’ai commencé à l’utiliser qu’au moment où l’âge m’a empêché de chasser à la lance. Je disais donc qu’il faut la laisser chasser, mais à la fronde seulement. La fronde deviendra l’arme des vieillards et des femmes, à tout le moins de cette femme-là. J’ai terminé.
— Zoug, tu sais aussi bien que moi qu’il est plus difficile de manier une fronde qu’une lance. Ne sous-estime pas ta propre habileté pour sauver la fille. La chasse à la lance n’exige que de la force, déclara Brun.
— Il faut aussi un cœur solide et de bonnes jambes, sans parler d’une bonne dose de courage, répliqua Zoug.
— Je me demande s’il ne faut pas autrement de courage pour affronter un lynx, seul et muni d’une simple fronde, quand on s’est déjà fait attaquer par un lynx et qu’on s’en est tiré par miracle, intervint Droog. Je m’associe à la proposition de Zoug. Les esprits ne semblent pas s’y opposer et elle nous a encore porté chance lors de la chasse au mammouth.
— Je ne crois pas que nous puissions prendre ce genre de décision, dit Brun. Vous connaissez tous les traditions. Il n’y a aucun moyen de la laisser vivre et moins encore de la laisser chasser. Cela ne s’est jamais vu, et nous ignorons ce que pourrait être la réaction des esprits. Comment peux-tu penser à une chose pareille, Zoug ? Les femmes du Peuple du Clan ne chassent pas.
— Oui, les femmes du Peuple du Clan ne chassent pas, mais elle, oui. Je n’y aurais jamais songé si je ne l’avais vue à l’œuvre. Je propose simplement de la laisser continuer.
— Qu’as-tu à dire, Mog-ur ? demanda Brun au sorcier.
— Que veux-tu qu’il dise, elle vit dans son foyer ! s’exclama amèrement Broud.
— Broud ! se récria Brun. Accuserais-tu Mog-ur de faire passer ses intérêts personnels ou ses propres sentiments avant ceux du clan ? N’est-il pas Mog-ur ? Le grand Mog-ur ? Insinuerais-tu qu’il ne dit pas ce qui est vrai, ce qui est juste ?
— N’insiste pas, Brun. Broud a touché juste, dit Creb. Mes sentiments pour Ayla ne sont un mystère pour personne. N’oubliez pas d’en tenir compte car je ne suis pas certain d’être parvenu à faire abstraction de mon affection pour elle. La nuit dernière, Brun, au cours de ma méditation, j’ai réussi à rappeler à moi des souvenirs que je ne connaissais pas, peut-être parce que je n’avais pas pensé à les chercher.
« Il y a très, très longtemps de cela, bien avant la naissance du Peuple du Clan, les femmes chassaient avec les hommes, poursuivit Mog-ur à la grande stupeur de l’assemblée. C’est rigoureusement vrai. Je vous révélerai ces souvenirs à la prochaine cérémonie. Lorsque notre peuple ne connaissait encore que les premières ébauches de nos outils, les femmes et les hommes tuaient ensemble les animaux indispensables à leur survie. Les hommes n’étaient pas obligés de nourrir les femmes, qui chassaient pour elles et leurs enfants, comme les louves et les ours.
« C’est beaucoup plus tard que les hommes se mirent à chasser pour nourrir leur foyer. Avant, quand la mère mourait à la chasse, son petit mourait de faim. Puis le Peuple du Clan ne s’est constitué et développé réellement qu’au moment où les différents clans ont cessé de se combattre et ont appris à s’entraider et à chasser pour le bien commun. Au début, il y avait encore des femmes pour chasser ; c’étaient ces mêmes femmes qui communiquaient avec les esprits.
« Brun, tu te trompes en prétendant que l’on n’a jamais vu de femme chasser. Les femmes des clans chassaient, et les esprits approuvaient de telles pratiques. Ces esprits-là, fort anciens, étaient différents de ceux de nos totems. Ils étaient puissants. Ils ont depuis longtemps disparu. Je ne sais pas si l’on peut les appeler des esprits du Peuple du Clan, car ils étaient plus craints que vénérés, bien qu’ils ne fussent pas maléfiques, à proprement parler.
Tout le monde resta bouche bée devant de pareilles affirmations. Mog-ur faisait allusion à des temps si reculés que leur simple évocation suffisait à faire frémir son auditoire.
— Je serais fort surpris si aujourd’hui une femme du Peuple du Clan désirait chasser, poursuivit Mog-ur. Je ne suis même pas certain qu’elles en soient capables physiquement. Mais Ayla est différente de nous ; les Autres sont différents. Je crois que si nous lui donnions la permission de chasser, cela n’aurait aucune importance en ce qui concerne les autres femmes du clan. C’est tout ce que j’ai à dire.
— Quelqu’un veut-il ajouter quelque chose ? demanda Brun qui commençait à ne plus savoir que penser devant l’afflux de tant d’idées nouvelles.
— Goov demande la parole, Brun.
— Goov a mon autorisation.
— Je ne suis que le servant de Mog-ur et mon savoir est moins étendu, mais je crois que le sorcier a oublié quelque chose. Dans son désir de reléguer au second plan ses sentiments pour Ayla, il ne s’est pas assez penché sur la personnalité de la fille et a négligé son totem.
« Avez-vous songé aux raisons pour lesquelles un totem masculin aussi puissant choisit une fille ? Hors Ursus, le Lion des Cavernes est le totem le plus puissant. Le lion des cavernes est plus puissant que le mammouth ; le lion des cavernes chasse le mammouth, seulement les jeunes et les vieux, mais il le chasse néanmoins. Pourtant, le lion des cavernes ne chasse pas le mammouth !
— Tu dis n’importe quoi, Goov, dit Brun. Tu prétends d’abord que le lion des cavernes chasse le mammouth et ensuite tu affirmes le contraire !
— Ce n’est pas le lion, c’est la lionne qui le chasse ! C’est elle qui rapporte ses proies au mâle qui, de son côté, se charge de la protéger quand elle chasse.
« Personne n’a-t-il songé que son totem n’est peut-être pas le Lion des Cavernes, mais plutôt la Lionne ? La femelle ? Cela n’explique-t-il pas la raison pour laquelle elle désire tant chasser ? C’est aussi peut-être pourquoi elle est marquée à la cuisse gauche. Je ne sais pas si ce que j’avance est vrai, mais reconnaissez au moins que c’est logique. Que son totem soit le Lion des Cavernes ou la Lionne, il nous faut admettre qu’elle était destinée à chasser. Oserons-nous la condamner pour avoir obéi aux ordres de son totem ? conclut Goov. J’ai terminé.
Brun ne savait plus où il en était. Tournant et retournant les arguments dans sa tête, il ne parvenait pas à prendre son parti. Le chef devait tenir compte de l’avis de tous les chasseurs, mais il aurait préféré se donner le temps de la réflexion avant de prendre une décision. Néanmoins, l’heure n’était plus aux hésitations. Certes Goov avait raison, c’était la lionne qui chassait, mais qui avait jamais entendu parler d’un totem femelle ? Les esprits étaient mâles, non ? Seul un servant de mog-ur, habitué à s’interroger longuement sur les intentions des esprits, pouvait arriver à la conclusion que le totem de la fille qui chassait était l’animal chasseur dans l’espèce qui incarnait son totem. Brun aurait préféré que Goov ne soulève pas le risque qu’il y avait pour le clan à ne pas tenir compte des volontés d’un totem aussi puissant que celui de la fille. Ayla avait-elle chassé uniquement pour obéir à son totem ?
— Quelqu’un d’autre a-t-il quelque chose à ajouter ? demanda-t-il à la ronde.
— Broud demande la parole, Brun.
— Broud a mon autorisation.
— Tout cela est fort intéressant, et nous pourrions en débattre à notre aise durant les longues soirées d’hiver, mais les traditions sont parfaitement claires. Qu’elle soit née chez nous ou chez les Autres, elle fait partie du clan. Les femmes du Peuple du Clan n’ont pas le droit de toucher à une arme ou à un outil destiné à fabriquer une arme, et encore moins de s’en servir et de chasser. Nous savons tous le châtiment encouru : la Malédiction Suprême. Peu importe si les femmes chassaient dans le passé. Ce n’est pas parce que la lionne ou l’ourse chassent que la femme en a le droit. Nous ne sommes ni des ours ni des lions. Peu importe qu’elle possède un totem puissant et qu’elle porte chance au clan. Peu importe son adresse à la fronde et même qu’elle ait sauvé la vie du fils de ma compagne. Je lui en suis, certes, reconnaissant et je ne m’en suis pas caché, mais encore une fois, cela importe peu. Les traditions du clan sont formelles. Toute femme prise à se servir d’une arme doit mourir. Nous n’y pouvons rien changer. C’est ainsi.
« Nous perdons notre temps à tergiverser. Tu n’as pas le choix, Brun. J’ai terminé.
— Broud a raison, dit Dorv. Ce n’est pas à nous de changer les lois du clan. Une exception en entraînera forcément d’autres, et bientôt nous n’aurons plus aucune règle sur laquelle nous fonder. Le châtiment est la mort ; la fille doit mourir.
Deux hochements de tête vinrent saluer la déclaration de Dorv. Brun ne répondit pas tout de suite. Broud a raison, pensait-il. Quelle autre décision pourrais-je prendre ? Elle a sauvé la vie de Brac mais, ce faisant, elle a utilisé une arme. Brun ne se sentait pas plus avancé qu’au premier jour.
— Je tiendrai compte de vos avis respectifs, avant de prendre une décision, déclara-t-il. Mais auparavant, je voudrais connaître votre opinion définitive.
Assis en rond autour du feu, les hommes serrèrent leur poing sur leur poitrine. En le bougeant de haut en bas, ils exigeraient la mort pour Ayla, et un mouvement latéral signifierait la grâce.
— Grod, dit Brun en s’adressant d’abord à son second. Exiges-tu la mort pour Ayla ?
Grod hésitait. Les longues années au cours desquelles il avait appris à connaître Brun lui permettaient de deviner ses pensées et de mesurer toute l’ampleur de son dilemme. Mais cette fois-ci, il ne voyait guère d’autre alternative. Il leva le poing et l’abaissa.
— Quel autre choix y a-t-il, Brun ? ajouta-t-il.
— Grod a dit oui. Droog ? demanda Brun en se tournant vers le tailleur de pierre.
Sans hésiter, Droog bougea son poing de droite à gauche.
— Droog a dit non. Crug, à toi.
Crug regarda tour à tour Brun, puis Mog-ur et enfin Broud. Il leva le poing et le rabaissa.
— Crug dit oui, la fille doit mourir, confirma Brun. Goov ?
Le jeune servant de Mog-ur répondit aussitôt en bougeant son poing latéralement.
— C’est non pour Goov. Broud ?
Broud avait levé son poing avant même d’avoir entendu son nom et Brun n’eut aucun besoin de le regarder pour connaître sa réponse.
— Oui, Zoug ?
Le vieux chasseur, passé maître dans l’art de la fronde, se redressa fièrement et bougea son poing latéralement avec une assurance qui ne laissait planer aucun doute sur ses sentiments.
— Zoug estime qu’elle ne mérite pas la mort, qu’en penses-tu, Dorv ? Le poing du vieil homme se leva et, avant même qu’il fût retombé, tous les regards se tournèrent vers Mog-ur.
— Dorv a dit oui. Mog-ur, quel est ton avis ? demanda Brun, qui, s’il avait pu deviner le verdict de tous les autres, ne savait pas à quoi s’en tenir en ce qui concernait le vieux sorcier.
Creb était au supplice. Il connaissait les traditions du clan. Il s’en voulait d’avoir accordé trop de liberté à Ayla, et se sentait personnellement responsable de son crime. Il se reprochait son amour pour elle, redoutant qu’elle lui fît perdre la raison et oublier ses devoirs envers le clan. Tout le poussait à requérir la peine de mort, mais au moment où il s’apprêtait à lever le poing, celui-ci se déplaça latéralement, comme mû par une volonté propre qui échappait totalement à la sienne. Creb ne pouvait se résoudre à condamner la fillette, tout en sachant qu’il devrait se soumettre à la décision finale, dont le choix incombait à Brun et à lui seul.
— Les choix sont également partagés, annonça le chef. Quoi qu’il en soit, c’est à moi qu’il appartient de décider, mais je tenais à connaître votre opinion à tous. Je vais devoir consacrer quelque temps à peser vos avis respectifs et je vous ferai part de ma décision demain matin.
Après le départ des hommes, Brun resta un long moment seul devant le feu. Des nuages s’amoncelaient dans le ciel, poussés par des vents froids, et crevaient par intermittence en averses glaciales. Indifférent aux intempéries comme au feu moribond, Brun ne regagna la caverne qu’à la tombée de la nuit. Elle s’attend au pire, se dit-il en apercevant Ayla assise à la place où il l’avait vue le matin. A quoi d’autre peut-elle s’attendre ?