Ils franchirent la rivière en aval de la chute, là où le cours se faisait plus large et peu profond. Ils étaient vingt, jeunes et vieux. Le clan en avait compté vingt-six avant que le tremblement de terre détruise leur caverne. Deux hommes marchaient en tête, loin devant un groupe de femmes et d’enfants que flanquaient deux vieillards. Des hommes plus jeunes fermaient la marche.
Ils longèrent la rivière qui entamait sa course sinueuse à travers les steppes, observant avec intérêt le vol des charognards dans le ciel. Si ces derniers ne s’étaient pas posés, c’est que l’objet de leur convoitise vivait encore. Les deux hommes de tête partirent en reconnaissance. Une bête blessée était une proie facile pour les chasseurs, pourvu qu’aucun carnassier ne les eût devancés.
Une femme au ventre rebondi révélant une grossesse avancée cheminait devant ses compagnes. Elle vit les deux hommes s’arrêter, jeter un coup d’œil au sol et poursuivre leur chemin sans s’attarder. Elle en déduisit que ce devait être un carnivore, car le clan en appréciait peu la chair.
Haute d’un mètre quarante au plus, elle avait une forte ossature et des jambes arquées qui lui donnaient une silhouette trapue, mais elle marchait le buste droit, bien campée sur ses solides jambes musclées et ses pieds nus et plats. Ses bras, longs pour sa taille, présentaient la même courbure que ses jambes. Elle avait un nez fort et busqué, une mâchoire prognathe[1] saillante comme un museau, et pas de menton. Son front bas fuyait sur un crâne long et large soutenu par un cou épais. Une protubérance osseuse, au niveau de l’occiput, accentuait la longueur de sa tête.
Un duvet de poils bruns, courts et frisés, lui recouvrait les membres inférieurs et les épaules, soulignant le haut de la colonne vertébrale pour s’épaissir ensuite en une longue chevelure broussailleuse. Le soleil printanier hâlait déjà son teint. Ses grands yeux noirs et ronds, intelligents, profondément enfoncés sous la saillie prononcée des arcades sourcilières, brillaient de curiosité tandis qu’elle hâtait le pas pour découvrir ce que les hommes avaient délaissé.
A vingt ans à peine, la femme était déjà âgée pour une première grossesse, et le clan l’avait crue stérile jusqu’à ce qu’elle manifeste les premiers signes de gestation. La charge qui lui était dévolue ne s’en trouvait pas allégée pour autant. Elle portait, sanglé à son dos, un grand panier auquel étaient attachés tout un tas de ballots. Plusieurs sacs de corde tressée pendaient à une lanière de cuir nouée autour de la souple peau de bête qu’elle portait drapée de façon à former des replis tenant lieu de poches. L’un des sacs accrochés à sa ceinture se distinguait des autres. Il était fait de la dépouille d’une loutre, dont la fourrure au poil serré avait été traitée en laissant intactes les pattes, la queue et la tête.
Au lieu d’éventrer l’animal, on avait pratiqué une unique incision au niveau de la gorge pour extraire les entrailles, la chair et le squelette et obtenir ainsi une sorte de sac. La tête, retenue à la nuque par une bande de peau, servait de rabat, et une cordelette teinte en rouge, confectionnée avec un tendon, était passée dans des trous percés autour du cou et nouée à la lanière ceinturant sa taille.
Quand elle découvrit la créature que les hommes avaient négligée, elle fut d’abord intriguée par ce qu’elle prit pour un animal sans fourrure. Mais, s’approchant un peu plus, elle tressaillit et recula vivement en portant instinctivement la main à la petite bourse de cuir suspendue à son cou pour éloigner les mauvais esprits. Elle palpa les menus objets à l’intérieur de son amulette en invoquant leur protection, puis se pencha de nouveau, hésitant à se rapprocher et doutant manifestement de la réalité qu’elle avait sous les yeux.
Pourtant elle ne rêvait pas. Ce n’était pas un animal qui avait attiré les rapaces, mais une enfant, une enfant décharnée et des plus étranges ! La femme jeta un regard autour d’elle, s’attendant à voir surgir d’autres monstruosités, et elle s’apprêtait à passer son chemin quand elle perçut un gémissement. Oubliant ses craintes, elle s’agenouilla auprès de la petite fille et la secoua doucement. Puis, comme elle tournait l’enfant sur le côté, elle vit les sillons purulents laissés par les griffes et délia la cordelette du sac en peau de loutre.
L’homme qui marchait en tête jeta un coup d’œil derrière lui et, voyant la femme agenouillée auprès de l’enfant, il revint sur ses pas.
— Iza ! Viens ! lui ordonna-t-il. Il y a des traces de lions des cavernes par ici !
— C’est une enfant, Brun. Elle n’est pas morte, seulement blessée, répondit-elle.
Brun considéra la frêle petite fille au front haut, au nez fin et au visage remarquablement plat.
— Pas du Clan, rétorqua le chef d’un geste sans réplique, et il se détourna.
— Brun c’est une enfant. Elle est blessée. Elle mourra si nous la laissons là.
Iza s’exprimait par gestes en l’implorant du regard.
Le chef du clan baissa les yeux vers la femme. D’une taille approchant le mètre soixante-dix, il était puissamment musclé, avec un torse large et de fortes jambes arquées. Il présentait des traits semblables à la femme mais plus accentués ; les arcades sourcilières saillaient davantage, le nez était plus busqué. Les jambes, le ventre, le torse et les épaules étaient recouverts d’un poil dru et brun évoquant singulièrement la fourrure des animaux. Une barbe broussailleuse dissimulait sa mâchoire proéminente et l’absence de menton. Son vêtement de peau de bête, plus court que celui de la femme, était noué différemment et comportait moins de poches et de replis.
Il n’avait pour tout fardeau que ses armes et sa couverture de fourrure qu’il portait sur le dos, retenue par une large bande de cuir ceignant son front fuyant. Une cicatrice, sombre comme un tatouage ayant grossièrement la forme d’un U, se détachait sur sa cuisse droite, le symbole de son totem, le bison. Aucun signe ni ornement ne lui était nécessaire pour indiquer son rang. Seuls son maintien et le respect dont il faisait l’objet désignaient le chef en lui.
Il posa sur le sol le long tibia de cheval qu’il portait sur son épaule et qui lui servait de massue, et le cala contre sa cuisse. Iza comprit alors qu’il prenait en considération se requête. Dissimulant son émotion, elle attendit tranquillement, lui laissant tout le loisir de réfléchir. Il mit par terre son lourd épieu de bois qu’il appuya contre son épaule, la pointe aiguisée, durcie au feu, dirigée vers le haut, et disposa les bolas[2] qu’il portait autour du cou ainsi que son amulette de façon à mieux répartir le poids des trois boules de pierre. Enfin il dégagea de la lanière ceinturant sa taille sa fronde en peau de daim et, l’air songeur, en lissa le cuir entre ses mains.
Brun répugnait à prendre une décision hâtive lorsqu’un événement imprévu survenait dans son clan, et il devait redoubler de circonspection depuis qu’ils avaient perdu leur abri. Aussi résista-t-il à un premier mouvement de refus. J’aurais dû prévoir qu’Iza voudrait porter secours à cette créature, pensa-t-il. Ne lui est-il pas arrivé d’exercer ses talents de guérisseuse sur de jeunes animaux ? Elle m’en voudra de ne pas la laisser aider cette enfant. Qu’elle appartienne au Clan ou aux Autres, cela ne fait à ses yeux aucune différence. Elle ne voit en elle qu’une enfant blessée. Peut-être est-ce pour cela qu’elle est si bonne guérisseuse.
Mais guérisseuse ou pas, elle n’est qu’une femme. Quelle importance si elle doit être fâchée ? Iza est bien trop avisée pour faire étalage de son mécontentement, et nous avons assez de problèmes sans nous encombrer d’une étrangère blessée. Mais son totem s’en apercevra, et les esprits aussi. Seront-ils contrariés de la voir dans la peine ? Quand nous trouverons une nouvelle caverne, c’est Iza qui préparera le breuvage pour la cérémonie rituelle. Qu’adviendrait-il si, dans son trouble, elle se trompait d’ingrédients ? Des esprits en colère pourraient bien l’y pousser, et en colère ils le sont déjà assez. Non, rien ne devra troubler le rituel, quand nous célébrerons la nouvelle caverne.
Laissons-la emmener l’enfant, décida Brun. Elle se lassera vite de porter ce fardeau supplémentaire, et l’étrangère est dans un tel état que les pouvoirs magiques de ma sœur ne pourront la sauver. Brun replaça sa fronde sous sa ceinture, ramassa ses armes et haussa les épaules d’un air indifférent, signifiant à Iza de faire comme bon lui semblait. Puis il tourna les talons et s’éloigna.
Iza sortit de son panier une couverture de fourrure dont elle enveloppa la petite fille. Elle souleva l’enfant évanouie et l’arrima contre sa hanche dans un pan de sa peau de bête, tout étonnée de sa légèreté pour sa taille. D’une tendre caresse, elle rassura la fillette qui s’était mise à geindre puis elle s’en fut reprendre sa place derrière les deux hommes.
Les autres femmes s’étaient arrêtées à l’écart de Brun et d’Iza. Quand elles virent la guérisseuse emporter l’étrange créature inanimée, leurs mains s’agitèrent avec frénésie et leurs gestes vifs, ponctués de sons gutturaux, témoignèrent de leur intense curiosité. A l’exception du sac en peau de loutre, elles étaient vêtues comme Iza et tout aussi lourdement chargées de tous les biens du clan qu’elles avaient pu sauver du tremblement de terre.
Deux des sept femmes transportaient leur enfant dans un repli de leur vêtement, à même la peau, ce qui facilitait l’allaitement. Tandis qu’elles étaient là à attendre, l’une d’elles, sentant la tiédeur d’une miction, sortit son petit, qui était nu, des replis de sa robe et le tint devant elle jusqu’à ce qu’il finisse d’uriner. Quand les mères ne se déplaçaient pas, elles enveloppaient les bébés dans des langes de peau bien assouplie. Afin d’absorber les urines et les déjections infantiles, les langes étaient bourrés de matériaux tels que les lambeaux de laine que les mouflons laissaient sur les épineux quand ils perdaient leur épaisse toison hivernale, le duvet des nids d’oiseaux ou encore des peluches de plantes fibreuses. Mais en se déplaçant, il leur était plus commode de porter les enfants nus et, tout en cheminant, de les laisser faire leurs besoins sur place.
Quand le clan se remit en route, une autre femme souleva son petit garçon et le cala sur sa hanche avec une large bande de peau, mais l’enfant ne tarda pas à gigoter pour descendre et marcher tout seul. La mère ne chercha pas à le retenir, sachant qu’il reviendrait se faire porter quand il commencerait à se fatiguer. Une fillette plus âgée qui, encore impubère, n’en portait pas moins un lourd fardeau, marchait derrière la femme qui suivait Iza, tout en jetant de furtifs regards à un jeune garçon. Ce dernier faisait tout son possible pour rester à distance des femmes et donner ainsi l’impression d’appartenir au groupe des trois chasseurs fermant la marche. Il aurait aimé avoir du gibier à porter et il enviait même le vieil homme, l’un des deux encadrant les femmes, dont l’épaule était chargée d’un gros lièvre abattu à la fronde.
Les chasseurs n’étaient pas les seuls à subvenir aux besoins du clan. Les femmes y participaient pour une grande part, et de manière plus constante. En dépit de leurs fardeaux, elles se livraient à la cueillette tout en marchant, déterrant avec dextérité des racines en quelques coups de leurs rustiques bâton à fouir, dégageant sans presque ralentir le pas les tendres bulbes d’un parterre de lis ou les racines de massettes qu’elles arrachaient dans l’eau des marais.
Sans l’errance à laquelle le clan se voyait contraint, les femmes se seraient fait un devoir de repérer le lieu où poussaient ces plantes, afin d’y retourner plus tard, à la floraison, et d’y cueillir les pousses tendres. Plus tard, elles auraient confectionné des galettes en mélangeant le pollen jaune à la fécule obtenue à partir de vieilles racines. Une fois les sommités des plantes séchées, elles en auraient recueilli la bourre et auraient fabriqué des paniers avec les feuilles les plus dures et les tiges. Pour l’instant, elles ramassaient ce qu’elles pouvaient, ne laissant presque rien leur échapper : les jeunes pousses et les feuilles tendres du trèfle, la luzerne, le pissenlit, les chardons, débarrassés de leurs épines avant d’être cuits, et les baies et les fruits précoces qui se présentaient. Les bâtons à fouir épointés ne restaient jamais inactifs ; les mains habiles des femmes en faisaient de redoutables outils. Elles les utilisaient comme leviers pour retourner les souches d’arbres sous lesquelles nichaient les tritons et les gros vers dont le clan se délectait ou encore pour pousser vers le rivage les mollusques des rivières et les pêcher plus facilement, enfin pour extraire du sol une grande variété de bulbes, de tubercules et de racines.
Toutes ces choses trouvaient place dans les replis de leurs vêtements ou dans un recoin de leur panier. Les grandes feuilles vertes servaient d’emballage, mais certaines, comme la bardane, étaient cuites et consommées comme des légumes verts. Elles ramassaient également du bois mort et des brindilles ainsi que les bouses sèches des herbivores. C’était en plein été que la variété des aliments était la plus grande, mais déjà la nourriture ne manquait pas à qui savait s’y prendre.
Iza leva les yeux vers le vieil homme, la trentaine passée, qui se portait à sa hauteur en boitant, après que le clan se fut remis en marche. Il n’avait ni fardeau ni arme, rien qu’un grand bâton pour s’aider à marcher. Sa jambe droite était paralysée et plus courte que la gauche mais il parvenait cependant à se mouvoir avec une surprenante agilité.
Son épaule droite et le haut du bras, amputé au niveau du coude, étaient atrophiés. Le côté gauche de son corps, parfaitement développé et musclé, lui donnait l’air bancal. Son énorme crâne, bien plus volumineux que chez les autres membres du clan, et l’accouchement difficile qui en avait résulté, étaient responsables des malformations qui l’avaient handicapé pour la vie.
Frère aîné d’Iza et de Brun, il aurait été le chef du clan sans son infirmité. Il portait le même vêtement de peau que les autres hommes, et, sur le dos, une chaude fourrure qui lui servait également de couverture. Mais plusieurs sacoches pendaient à sa ceinture et, sur son épaule, une cape de peau comme en avaient les femmes contenait un objet volumineux.
De hideuses cicatrices marquaient le côté gauche de son visage qui était borgne mais son œil droit brillait d’intelligence et d’une étrange acuité. Malgré sa claudication, il se déplaçait avec une tranquille assurance qui témoignait de sa grande sagesse et de la conscience de son importance dans le clan. Il était Mog-ur, le sorcier le plus puissant, le plus redouté et le plus vénéré de tous les clans. Convaincu que son infirmité physique le destinait au rôle de médiateur avec le monde des esprits plutôt qu’à celui de chef de clan, il possédait de fait dans maints domaines plus de pouvoir que tout autre chef, et il en avait parfaitement conscience. Seuls ses proches l’appelaient encore par le nom qui lui avait été donné à sa naissance.
— Creb, dit Iza en accueillant sa présence à ses côtés avec un geste qui témoignait du contentement qu’elle en ressentait.
— Iza ? demanda-t-il en désignant l’enfant.
Elle ouvrit le pan de son manteau de peau, et Creb se pencha sur le petit visage fiévreux. Son œil se porta sur la jambe enflée et les blessures purulentes, puis sur la guérisseuse dont il comprit le regard. La fillette gémit, et l’expression de Creb s’adoucit. Il hocha la tête en signe d’approbation.
— Bien, dit-il. (Le mot avait une sonorité rude et gutturale). Nous avons perdu assez des nôtres, signifia-t-il d’un geste de la main.
Creb demeura auprès d’Iza. Il n’était pas tenu de se conformer aux règles régissant le rang et le statut de chacun ; il pouvait marcher aux côtés de qui bon lui semblait, et même du chef, s’il le désirait. Mog-ur se situait au-dessus de la stricte hiérarchie du clan.
Brun les conduisit loin au-delà du territoire des lions des cavernes avant de faire halte et d’examiner le terrain. De l’autre côté de la rivière, la prairie s’étendait à perte de vue en ondoyant doucement. Seuls quelques arbres aux silhouettes tourmentées par les vents constants donnaient une échelle au paysage en soulignant sa nudité.
A l’horizon, un nuage de poussière révélait la présence d’un important troupeau de bêtes à cornes, et Brun regretta amèrement de ne pouvoir lancer ses chasseurs à leur poursuite. Derrière lui, seules les crêtes des grands conifères se détachaient dans le ciel au-delà des arbustes et des buissons forestiers venus s’échouer au bord de l’immense steppe.
De ce côté-ci de la rivière, la prairie se terminait brusquement, barrée par la falaise qui à quelque distance de là obliquait, s’éloignant du cours d’eau. La paroi abrupte ceignait comme un ruban de pierre les contreforts des hautes montagnes qui dressaient au loin leurs pics enneigés. Ils luisaient de reflets pourpres et violets. Le paysage était si beau, si majestueux que même Brun, homme à l’esprit pratique, fut ému.
Il se détourna de la rivière et, suivi du clan, prit la direction de la falaise, où ils avaient une chance de trouver une caverne. Ils avaient besoin d’un abri et, bien plus important encore, d’une demeure pour les esprits de leurs totems, si toutefois ils n’avaient pas déjà déserté le clan. Les esprits étaient en colère, comme le prouvait le tremblement de terre, et leur mécontentement était tel qu’il avait entraîné la mort de six personnes et la destruction de leur caverne. Si les esprits ne retrouvaient pas de lieu stable, ils abandonneraient le clan à la merci des esprits malins qui envoient les maladies et font fuir le gibier. Personne ne connaissait les raisons de leur colère, pas même Mog-ur, en dépit des rites nocturnes auxquels il se livrait pour apaiser leur courroux et l’angoisse du clan. Chacun était inquiet, et Brun tout particulièrement.
Il sentait monter la tension qui pesait sur le clan dont il avait la responsabilité. Les esprits, forces obscures aux désirs impénétrables, le déconcertaient profondément, et il préférait de loin le monde plus matériel de la chasse. Aucune des cavernes qu’ils avaient visitées jusqu’ici ne pouvait convenir : il y manquait chaque fois une condition essentielle et Brun commençait à désespérer. Ils gaspillaient de précieuses journées ensoleillées à chercher un refuge au lieu de les consacrer à amasser les provisions nécessaires pour l’hiver. D’ici peu, Brun se verrait obligé d’abriter son clan dans une caverne inappropriée et d’attendre l’année suivante pour reprendre les recherches. Néanmoins, il espérait ardemment que lui serait épargnée cette pénible épreuve.
Ils longeaient toujours la falaise lorsque la nuit tomba. En arrivant à la hauteur d’une petite cascade, dont les eaux irisées par la lumière rasante des derniers rayons du soleil dévalaient la paroi rocheuse, Brun ordonna une halte. Les femmes ne furent pas fâchées de déposer enfin leurs fardeaux et elles partirent ramasser du bois.
Iza étala sa fourrure par terre et, après y avoir étendu l’enfant, se hâta d’aider les autres femmes. L’état de la fillette la préoccupait. Sa respiration était faible, et ses plaintes mêmes se faisaient de plus en plus rares. Iza se demandait comment soulager la petite fille. Elle avait examiné les herbes séchées que contenait sa sacoche de loutre et, tout en ramassant du bois mort, elle inspectait les plantes alentour. A ses yeux, tout ce qui poussait avait un intérêt, curatif ou nutritif, et il était peu de plantes qu’elle ne sût identifier.
La découverte d’iris prêts à fleurir dont les longues tiges se dressaient au bord du ruisseau résolut l’un de ses problèmes et elle s’empressa de les cueillir. Les feuilles de houblon qui s’enroulaient autour d’un arbre retinrent également son attention, mais elle préférait utiliser la poudre sèche de houblon qu’elle possédait déjà, les petits fruits coniques n’étant pas encore mûrs. Elle détacha d’un aulne la tendre écorce grise dont elle huma le fort arôme en hochant la tête et, avant de rejoindre les autres, elle arracha plusieurs poignées de feuilles de trèfle.
Une fois le bois amassé et le foyer préparé, Grod, l’homme qui marchait aux côtés de Brun, sortit d’une corne d’aurochs un charbon ardent enveloppé de mousse. Le clan savait faire naître le feu mais en voyage il était plus sûr de conserver une braise du feu précédent pour allumer le prochain.
Grod avait anxieusement entretenu le brandon rougeoyant tout au long de la marche. Nuit après nuit, le feu avait été allumé à partir d’une braise conservée d’un feu antérieur, et l’on pouvait ainsi remonter jusqu’au foyer qui brûlait à l’entrée de l’ancienne caverne. Pour qu’une grotte soit, selon les rites, considérée comme un lieu de résidence acceptable, le clan devait y allumer un feu à l’aide d’une braise dont il pouvait suivre la trace jusqu’à sa précédente demeure.
L’entretien du feu ne pouvait être confié qu’à un homme de rang élevé. Si le brandon venait à s’éteindre, il faudrait y voir le signe que les esprits protecteurs avaient déserté le clan, et Grod, second par le rang, se trouverait ravalé au dernier échelon du clan, une déchéance qu’il redoutait par-dessus tout. Sa tâche représentait un grand honneur en même temps qu’une écrasante responsabilité.
Pendant que Grod disposait soigneusement la braise sur un lit de brindilles sèches et qu’il animait la flamme, les femmes vaquaient à diverses occupations. Selon des techniques ancestrales, elles dépecèrent rapidement le gibier. Quelques instants plus tard, le feu flambait clair, et la viande embrochée sur des piques de bois vert grillait. Saisie par l’intense chaleur, elle conservait son jus. Le clan s’en régalerait jusqu’à la dernière bouchée.
Les femmes grattèrent et coupèrent les racines et les tubercules avec les mêmes instruments tranchants dont elles se servaient pour dépecer et découper le gibier. Elles remplirent d’eau les paniers étanches tressés serré et les bols en bois, puis y déposèrent des pierres brûlantes. Dès que les pierres refroidissaient, elles les remettaient dans le feu et en prenaient d’autres qu’elles plongeaient dans l’eau jusqu’à ce qu’elle bouille et que les légumes soient cuits. Les gros vers de souches étaient légèrement grillés et les petits lézards rôtis dans leur peau jusqu’à ce que celle-ci noircisse et craquelle, exposant une chair goûteuse et cuite à point.
Tout en les aidant à la préparation du repas, Iza s’occupait de ses propres potions. Elle mit l’eau à chauffer dans un bol en bois qu’elle avait taillé dans une vieille souche de nombreuses années auparavant. Quand elle eut lavé les rhizomes d’iris, elle les réduisit en pâte en les mâchant et les recracha dans l’eau bouillante. Dans un autre bol, confectionné avec la mâchoire inférieure d’un grand daim, elle pila les feuilles de trèfle, y ajouta quelques pincées de houblon en poudre, des bouts d’écorce d’aulne, et versa de l’eau chaude sur le tout. Elle écrasa ensuite de la viande séchée entre deux pierres avant de la malaxer dans un troisième bol avec l’eau de cuisson des légumes.
La femme qui marchait dans la file derrière Iza lui jetait de temps à autre un regard, espérant quelque commentaire. Tout le clan brûlait de curiosité. Chacun avait trouvé quelque prétexte pour approcher de la fourrure de la guérisseuse depuis l’installation du camp. Les spéculations allaient bon train, et tous de se demander pourquoi l’enfant se trouvait là et, surtout, pourquoi Brun avait accepté une créature qui, de toute évidence, venait de chez les Autres.
Ebra était bien placée pour savoir ce que ressentait Brun. C’était elle qui, par d’habiles massages, dissipait la crispation de son cou et de ses épaules, elle aussi qui devait supporter les rares mais violents accès de nervosité de celui qui était son compagnon. Brun était réputé pour son sang-froid, et elle savait qu’il regrettait ses éclats, même si par fierté il ne les reconnaissait pas. Cependant Ebra elle-même se demandait comment il avait pu accepter l’enfant parmi eux, au moment où il leur fallait redoubler de prudence dans le respect des règles, afin de ne pas soulever davantage la colère des esprits.
Malgré sa vive curiosité, Ebra se garda bien de poser la moindre question à Iza ; quant aux autres femmes, leur rang ne permettait à aucune d’y songer. Personne n’avait le droit de déranger une guérisseuse qui procédait à ses préparations, et Iza n’était pas d’humeur à bavarder. Tous ses efforts se concentraient sur l’enfant à sauver. Creb témoignait lui aussi de l’intérêt pour la petite fille, et Iza appréciait grandement sa présence.
Elle l’observa avec une muette reconnaissance qui s’approchait du petit être inconscient, le contemplait un moment d’un air songeur puis, posant son bâton contre un gros rocher, faisait des passes de son unique main au-dessus de l’enfant, dans le but d’appeler sur celle-ci la bienveillance des esprits protecteurs. La maladie et les accidents représentaient des manifestations mystérieuses de la guerre que les esprits se livraient entre eux sur le champ de bataille du corps humain. Les pouvoirs magiques d’Iza venaient des esprits protecteurs qui agissaient par son entremise, mais aucune guérison n’était vraiment complète sans l’intervention d’un sorcier. Une guérisseuse n’était que l’agent des esprits ; un sorcier intercédait directement auprès d’eux.
Iza ne comprenait pas pourquoi elle ressentait un tel intérêt pour une enfant si différente des membres du clan, mais elle désirait la sauver. Quand Mog-ur eut terminé ses passes magiques, elle prit la fillette dans ses bras et la porta jusqu’au bassin au pied de la petite cascade. Elle l’y plongea jusqu’au cou et lava le petit corps couvert de crasse et de boue séchée. La fraîcheur de l’eau ranima la petite fille qui se mit à délirer. Elle s’agita, battit des jambes et des bras en balbutiant des sons inconnus. Iza la serra contre elle en chuchotant des paroles apaisantes qui ressemblaient à de doux grognements et se dépêcha de regagner le camp.
Avec l’habileté que lui conférait sa grande expérience, elle nettoya doucement les blessures à l’aide d’un morceau de peau de lapin trempé dans la décoction encore chaude de rhizomes d’iris. Puis elle recouvrit les plaies avec l’emplâtre qu’elle avait préparé, étala par-dessus la peau de lapin et banda la jambe avec des lambeaux de peau de daim souple. Avec un bout de branche fourchue, elle retira les pierres brûlantes du bol en os contenant le trèfle broyé et l’écorce d’aulne hachée pour faire refroidir le mélange à côté du bol de bouillon chaud.
Creb désigna les bols d’un air intrigué. Il ne s’agissait pas là d’une question directe, car tout Mog-ur qu’il fût, il n’était pas autorisé à s’enquérir des remèdes magiques de la guérisseuse, mais son geste n’en exprimait pas moins son intérêt. Iza savait qu’il appréciait plus que quiconque ses connaissances. Il lui arrivait d’utiliser les mêmes plantes qu’elle, mais à d’autres fins. Hors des Rassemblements du Peuple du Clan, où elle avait l’occasion de rencontrer d’autres guérisseuses, Creb était son unique interlocuteur en la matière.
— Ceci est destiné à vaincre les mauvais esprits qui ont provoqué l’infection, lui répondit par gestes Iza, désignant du doigt la solution antiseptique de rhizomes d’iris. L’emplâtre fera sortir le poison et favorisera la guérison.
Elle saisit le bol en os et y plongea un doigt pour vérifier la température.
— Le trèfle fortifiera son cœur et l’aidera à combattre les mauvais esprits.
Iza n’utilisait que fort peu de mots articulés ; ils lui servaient essentiellement à souligner ce qu’elle voulait dire. Les membres du clan étaient incapables d’articuler avec assez d’aisance pour s’exprimer uniquement de façon verbale ; c’est pourquoi ils communiquaient surtout par gestes et mouvements du corps, parvenant à nuancer à l’extrême leur langage silencieux et à lui donner une parfaite intelligibilité.
— Le trèfle se mange. Nous en avons eu hier soir, lui signifia Creb.
— Oui, fit Iza de la tête. Nous en mangerons encore ce soir. Le pouvoir magique réside dans la façon dont il est préparé. Une poignée de trèfle bouillie dans très peu d’eau distille exactement la substance nécessaire. (Creb acquiesça d’un air entendu). L’écorce d’aulne purifie le sang, en chasse les esprits qui l’empoisonnent, ajouta-elle.
— Tu as pris également quelque chose dans ta sacoche de guérisseuse.
— De la poudre de houblon pour la faire dormir paisiblement. Pendant que les esprits combattent, il lui faut du repos.
Creb acquiesça de nouveau. Il connaissait bien les vertus soporifiques du houblon qui, utilisé différemment, peut conduire à un agréable état d’euphorie. Si les informations d’Iza l’intéressaient toujours, il se laissait rarement aller pour sa part aux confidences sur la manière dont il utilisait lui-même les plantes pour sa magie. Ce savoir secret était exclusivement réservé aux mog-ur et à leurs homologues, et en aucun cas aux femmes, fussent-elles guérisseuses. Iza en connaissait plus long que lui sur les propriétés des plantes, et ses capacités de déduction l’inquiétaient. Il serait tout à fait anormal qu’elle découvrît trop de choses sur ses propres manipulations.
— Et l’autre bol ? demanda-t-il.
— Ce n’est que du bouillon. La pauvre petite est à moitié morte de faim. Que lui est-il arrivé, crois-tu ? D’où vient-elle ? Où est son peuple ? Elle a dû errer seule pendant des jours.
— Seuls les esprits le savent, répondit Mog-ur. Es-tu certaine que ton pouvoir opérera sur elle ? Elle ne fait pas partie du clan.
— Elle devrait guérir. Les Autres aussi sont des êtres humains. Te souviens-tu de cet homme au bras cassé dont notre mère nous parlait ? Celui que notre grand-mère a sauvé ? Les remèdes magiques du clan ont eu sur lui d’heureux résultats bien que, selon notre mère, il ait mis plus de temps que prévu à se remettre des effets de la potion soporifique.
— Quel dommage que tu n’aies pas connu la mère de notre mère, dit Creb, qui s’exprimait de son unique main. Ses talents de guérisseuse étaient tels que les membres des autres clans venaient la consulter. Quel dommage qu’elle ait rejoint le monde des esprits si peu de temps après ta naissance, Iza. Elle m’a effectivement parlé de cet homme. Il est resté quelque temps parmi nous après sa guérison, et il chassait avec le clan. Ce devait être un bon chasseur, car il a été autorisé à participer aux rites de la chasse. Ce sont des êtres humains, c’est vrai, mais ils sont différents de nous.
Mog-ur se tut. En face d’une femme aussi astucieuse qu’Iza, il devait veiller à ne pas en dire trop, sinon elle serait bien capable de percer certains secrets n’appartenant qu’aux hommes.
Tout en berçant tendrement la petite fille sur ses genoux, Iza parvint à lui faire absorber le contenu du bol en os. Il fut plus facile de lui faire boire le bouillon. L’enfant murmura quelques paroles incohérentes en essayant de repousser le breuvage amer, mais sa faim était telle qu’elle ne lutta pas longtemps. Iza la tint dans ses bras jusqu’à ce que le sommeil se fût emparé d’elle, puis elle écouta les battements de son cœur et sa respiration. Elle avait fait tout son possible. Peut-être n’était-il pas trop tard. Tout ne dépendait plus que des esprits, maintenant, et de la résistance de l’enfant.
Iza vit Brun s’approcher d’elle, l’air mécontent. Elle se leva prestement et alla aider à servir le repas. Une fois sa décision prise, Brun avait chassé de ses pensées cette étrange enfant, mais voilà qu’il se reprenait à douter de l’opportunité de sa présence parmi le clan. Alors qu’il était de règle de s’abstenir de regarder ce que les autres disaient, il ne put éviter de remarquer les commentaires de son clan. L’étonnement de ses compagnons à le voir accepter la présence de la fillette le conduisit à s’interroger lui aussi. Il se mit à redouter un redoublement de la colère des esprits. Il s’apprêtait à aller trouver la guérisseuse quand Creb, qui avait deviné son intention, l’arrêta.
— Que se passe-t-il, Brun ? Tu as l’air préoccupé.
— Iza doit abandonner l’enfant ici même, Mog-ur. Elle ne fait pas partie du Clan. Les esprits n’apprécieront pas sa présence parmi nous pendant que nous cherchons une nouvelle caverne. Je n’aurais jamais dû permettre à Iza de l’emmener.
— Mais non, rétorqua Mog-ur. La bonté n’a jamais irrité les esprits protecteurs. Tu connais Iza, elle ne supporte pas de voir une souffrance sans intervenir. Ne crois-tu pas que les esprits aussi la connaissent bien ? S’ils n’avaient pas voulu qu’elle soigne l’enfant, ils ne l’auraient pas mise sur son chemin. Il y a sûrement une raison à cela. Il se peut très bien que la petite meure, Brun, mais si Ursus veut l’appeler dans le monde des esprits, laissons-lui l’entière décision. Ce n’est pas le moment d’intervenir. Elle mourra à coup sûr si nous l’abandonnons.
Brun n’était pas convaincu. Quelque chose chez cette enfant le troublait. Cependant, par déférence envers Mog-ur, il acquiesça.
Après le repas, Creb demeura perdu dans un silence contemplatif, en attendant que tout le monde ait terminé de manger pour commencer la cérémonie nocturne, pendant qu’Iza lui préparait une couche pour dormir. Mog-ur avait interdit aux hommes et aux femmes de dormir ensemble tant qu’ils n’auraient pas trouvé une nouvelle caverne, afin que les hommes consacrent leur énergie à la célébration des rites et donnent à tous le sentiment qu’aucun effort n’était épargné pour les rapprocher du but.
Cette interdiction ne dérangeait guère Iza dont le compagnon avait péri dans l’éboulement. Elle avait manifesté un chagrin convenable lors de ses funérailles – le contraire eût été néfaste – mais elle n’était pas vraiment affligée de sa disparition. La cruauté et les exigences du défunt n’étaient un secret pour personne. Il n’y avait jamais eu la moindre tendresse entre eux. Elle ignorait le parti que Brun lui réservait à présent. Il faudrait bien que quelqu’un subvienne à ses besoins et à ceux de l’enfant qu’elle portait en elle, mais tout ce qu’elle espérait, c’était de pouvoir continuer à préparer les repas de Creb.
Il avait toujours partagé leur feu. Iza savait qu’il n’avait pas plus qu’elle-même apprécié son compagnon disparu, bien qu’il ne se fût jamais mêlé de leurs problèmes personnels. Elle avait toujours considéré comme un bonheur de cuisiner pour Mog-ur, mais surtout elle s’était prise pour son frère d’une affection comme beaucoup de femmes rêvent d’en éprouver pour le compagnon de leur vie.
La condition de son frère attristait parfois Iza. Il aurait pu prendre une compagne s’il l’avait voulu, mais elle savait qu’en dépit de ses pouvoirs magiques et de son rang élevé dans le clan, aucune femme ne regardait jamais son corps difforme et son visage balafré sans une répulsion dont il était lui-même parfaitement conscient. Voilà pourquoi il n’avait jamais voulu prendre de compagne et maintenait le sexe féminin à distance. Cette attitude réservée ajoutait encore à sa stature. Tout le monde, les hommes y compris, à l’exception toutefois de Brun, redoutait Mog-ur et lui témoignait un respect craintif. Tout le monde, sauf Iza qui, dès sa naissance, avait appris à connaître sa bonté et sa sensibilité. Mais c’était là un aspect de sa personnalité qu’il dévoilait rarement.
Or c’était bien cette bonté que le grand Mog-ur manifestait en cet instant. Au lieu de méditer sur la cérémonie nocturne, il pensait à la petite fille. Le peuple auquel elle appartenait avait toujours excité sa curiosité, mais le clan évitait dans la mesure du possible de se mêler aux Autres, et Mog-ur n’avait jamais eu l’occasion d’examiner un de leurs enfants. Il soupçonnait le tremblement de terre d’être responsable du triste sort de la fillette ; mais il s’étonnait toutefois que les Autres se soient trouvés si proches, eux qui séjournaient d’habitude beaucoup plus au nord.
Creb se releva à l’aide de son bâton, tandis que les hommes commençaient à quitter le campement pour se livrer aux préparatifs de la cérémonie nocturne. Ce rite était l’apanage des hommes, de même que leur devoir. S’il arrivait de temps à autre que les femmes fussent autorisées à participer à la vie religieuse du clan, cette cérémonie-là leur était absolument interdite. Il n’était pas de plus grand malheur que l’intrusion d’une femme dans les rites secrets des hommes, car elle n’attirerait pas seulement le mauvais sort sur le clan mais en chasserait les esprits protecteurs. Le clan entier en mourrait.
Mais il n’y avait aucun danger de ce côté-là. Jamais une femme n’aurait osé s’aventurer trop près du lieu consacré aux rites. Elles considéraient plutôt le déroulement des cérémonies comme un instant de détente, une interruption pendant laquelle elles se trouvaient déchargées du poids des exigences constantes des hommes, surtout en ces temps difficiles où ils étaient nerveux et toujours présents. Normalement, à cette époque de l’année, ils s’absentaient pour de grandes expéditions de chasse. Si les femmes se désolaient tout autant qu’eux de n’avoir pas encore trouvé une nouvelle caverne, elles n’y pouvaient pas grand-chose. Brun décidait seul de la direction à suivre, sans leur demander un avis qu’elles auraient été d’ailleurs bien incapables de lui donner.
Les femmes s’en remettaient entièrement aux hommes pour le commandement du clan, les responsabilités à assumer, les décisions à prendre. Le clan, dont la structure avait fort peu évolué en près de cent mille ans, était désormais réfractaire à tout changement, et certaines habitudes, fruits d’adaptations successives au milieu, se trouvaient à présent génétiquement ancrées. Les hommes comme les femmes acceptaient leurs rôles sans opposer la moindre résistance. Ils étaient tout aussi incapables de chercher à modifier la nature de leurs rapports que de transformer la structure de leur cerveau.
Après le départ des hommes, les femmes firent cercle autour d’Ebra, en espérant qu’Iza se joindrait à elles et satisferait enfin leur curiosité. Mais la guérisseuse, fatiguée, préféra rester auprès de la fillette. Elle s’allongea à ses côtés et s’enveloppa avec elle dans la fourrure, puis regarda longuement l’enfant endormie à la lueur du feu déclinant.
Étrange petite chose, pensa-t-elle. Plutôt laide d’une certaine façon. Son visage parait si plat avec ce front haut et bombé et ce petit bout de nez. Et quel drôle d’os saillant sous la bouche. Je me demande quel peut être son âge ? Plus petite que je ne l’ai d’abord pensé. Sa taille m’a trompée. Elle est si maigre que je sens tous ses os. Pauvre bébé, depuis combien de temps erres-tu sans manger ? Iza entoura le corps frêle d’un bras protecteur. La femme qui avait souvent soigné et guéri de jeunes animaux blessés ne pouvait faire moins pour la petite créature humaine, si frêle, si vulnérable qu’elle en avait le cœur serré.
Mog-ur se tenait à l’écart pendant que chaque homme prenait place derrière l’une des pierres disposées en un petit cercle à l’intérieur d’un cercle plus grand délimité par des torches. Ils se trouvaient en terrain dégagé loin du campement. Quand tous les hommes furent assis, le sorcier attendit encore un peu puis il pénétra dans le cercle, tenant enflammée une petite torche de plantes aromatiques.
Quand il eut planté la torche dans le sol, devant son bâton, il vint se placer au milieu du cercle, et là, dressé de toute sa hauteur sur sa bonne jambe, il porta vers la steppe un regard rêveur et lointain, comme s’il voyait de son unique œil un monde qui demeurait invisible aux autres. Enveloppé dans son épaisse fourrure d’ours des cavernes, avec sa silhouette difforme qui le différenciait des autres, Mog-ur dégageait une force envoûtante et mystérieuse qui prenait toute sa dimension lors des rites qu’il célébrait.
Soudain, d’un geste emphatique, il sortit un crâne et de son bras gauche musculeux le leva haut au-dessus de sa tête et tourna lentement sur lui-même de façon à ce que chaque homme pût voir le gros crâne de l’ours des cavernes luire d’un blanc laiteux à la lueur des flammes dansantes des torches. Il déposa ensuite le crâne devant le flambeau aromatique encore fumant et, s’accroupissant derrière celui-ci, il compléta le cercle.
Un homme jeune assis à côté de lui se leva et ramassa un grand bol en bois. Il avait dépassé sa onzième année, et la cérémonie de son passage à l’âge d’homme avait eu lieu peu de temps avant le tremblement de terre. Goov avait été choisi comme servant de Mog-ur dès son enfance et il avait souvent aidé le sorcier dans ses préparatifs, mais les servants n’étaient autorisés à participer aux rites eux-mêmes qu’une fois adultes. C’était la première fois que Goov servait dans une cérémonie depuis qu’ils erraient à la recherche d’une caverne, et le garçon ressentait une certaine appréhension.
Pour Goov, trouver une nouvelle caverne revêtait une signification particulière. C’était pour lui l’occasion unique d’apprendre du grand Mog-ur les rites complexes et difficilement transmissibles qui marquaient la célébration d’un nouveau lieu de résidence pour le clan. Enfant, il avait redouté le sorcier, bien qu’il fût conscient de l’honneur d’avoir été choisi comme servant. En grandissant, il avait peu à peu découvert que l’infirme n’était pas seulement le mog-ur le plus habile de tous les clans mais que la laideur de ses traits masquait un cœur bon et généreux. Aussi Goov n’avait-il pas seulement un grand respect mais encore une vive affection pour son mentor.
Il avait commencé la préparation du breuvage sitôt que Brun avait ordonné la halte. Il lui avait d’abord fallu broyer entre deux pierres plates des pieds entiers de datura. Le plus difficile était d’estimer la quantité exacte de plante, feuilles et sommités comprises, qu’on laisserait ensuite macérer dans de l’eau bouillante jusqu’au moment de la cérémonie.
Goov avait versé la puissante infusion au datura dans la coupe réservée au rite, la serrant fort entre ses mains bien avant que Mog-ur pénètre dans le cercle, tout à l’espoir que sa préparation aurait l’assentiment du magicien. Comme Goov lui tendait la coupe, Mog-ur prit une gorgée, approuva de la tête et but, au grand soulagement de son jeune servant. Goov fit ensuite boire les autres hommes selon leur rang, en commençant par Brun. Il tenait la coupe pendant que chacun buvait, veillant à ce que chaque part fût égale. Il prit la sienne en dernier.
Mog-ur attendit qu’il reprenne sa place puis, sur son signe, les hommes commencèrent à battre en cadence le sol du bout de leur lance. Le bruit sourd, cadencé, s’amplifia dans la nuit, et les hommes se levèrent, se balançant avec le rythme. Mog-ur baissa son regard sur le crâne posé devant lui, et il y avait une telle intensité dans ce regard que les hommes aussi portèrent toute leur attention à la relique sacrée. Il attendit encore un peu, sentant monter l’attente de chacun, puis il leva les yeux vers son frère, l’homme qui menait le Clan. Brun s’accroupit devant le crâne.
— Esprit du Bison, Totem de Brun, commença Mog-ur.
Il n’articula qu’un seul mot, « Brun », exprimant le reste par signes de sa seule main valide. Ce qui suivit, il le transmit dans l’ancien langage, celui utilisé pour communiquer avec les esprits ou bien les membres d’autres clans dont les sons et la gestuelle étaient différents des leurs. Par des symboles muets, Mog-ur implora l’Esprit du Bison de leur pardonner les fautes qu’ils avaient pu commettre et de leur venir en aide.
— Cet homme a toujours honoré les esprits, Grand Bison, toujours respecté les traditions du Clan. Cet homme est un chef avisé, un chef juste, un bon chasseur, un homme de sang-froid, un homme digne du Puissant Bison. N’abandonne pas cet homme ; guide ce chef jusqu’à une nouvelle caverne, une demeure où l’Esprit du Bison sera heureux. Ce Clan implore l’aide du totem de cet homme, conclut le sorcier.
Puis il porta son regard vers le chef en second. Tandis que Brun s’écartait, Grod vint s’accroupir devant le crâne de l’ours des cavernes. S’il était formellement interdit aux femmes d’assister à la cérémonie, c’était bien pour qu’elles ne puissent voir les hommes, qui affichaient tant de force stoïque, se prosterner et implorer les esprits invisibles avec la même crainte et la même humilité qu’on attendait d’elles quand elles présentaient aux hommes quelque requête.
— Esprit de l’Ours Brun, Totem de Grod, reprit Mog-ur, invoquant cette fois le totem du chef en second.
Puis, quand il eut ainsi procédé pour chaque homme, il continua de fixer de son œil unique le crâne devant lui, pendant que les hommes martelaient de nouveau la terre de leurs lances, se laissant emporter par le rythme.
Ils savaient ce qui viendrait ensuite, car la cérémonie ne variait jamais, mais elle avait beau être identique nuit après nuit, ils n’en attendaient pas moins avec fièvre que Mog-ur invoque l’esprit d’Ursus, le Grand Ours des Cavernes, son totem personnel et le plus vénéré de tous les esprits.
Ursus était plus que le totem de Mog-ur ; il était celui de chacun, et plus qu’un totem. C’était Ursus le fondateur du Peuple du Clan. C’était lui l’esprit suprême, le grand protecteur. La vénération de l’Ours des Cavernes était le facteur commun qui les unifiait, la force qui unissait tous les clans autonomes en un seul peuple, le Clan de l’Ours des Cavernes.
Quand le sorcier borgne jugea le moment opportun, il fit un signe. Les hommes cessèrent de battre le sol de leurs lances et se rassirent en cercle, mais le rythme envoûtant courait encore dans leur sang et leur battait aux tympans.
Mog-ur prit une pincée de spores de pied-de-loup dans une petite poche de cuir et, se penchant au-dessus de la torche aromatique toujours allumée devant lui, il laissa tomber en fine pluie les spores séchées en même temps qu’il soufflait dessus, les projetant en une gerbe d’étincelles tout autour du crâne.
Le crâne de l’ours des cavernes semblait prendre vie sous les yeux des hommes, dont les perceptions se trouvaient particulièrement aiguisées par la prise de datura. Un hibou hua dans la nuit, et son cri fit un dramatique contrepoint à la pluie lumineuse qui semblait jaillir de la bouche de Mog-ur.
— Grand Ursus, Protecteur du Peuple du Clan, disaient les gestes du sorcier, montre à ce clan sa nouvelle demeure comme il y a longtemps l’Ours des Cavernes nous enseigna comment vivre dans les grottes et se vêtir de fourrures. Protège-nous de la Glace de Montagne, et des Esprits de la Neige Poudreuse et de la Neige Cristalline qui lui donnèrent naissance. Ce clan implore le Grand Ours des Cavernes de les protéger du malheur, alors que nous sommes sans abri. Ton clan, tes hommes, implorent l’Esprit le plus vénéré, l’Esprit du Puissant Ursus de les accompagner dans leur marche.
Puis Mog-ur fit appel aux capacités de son énorme cerveau.
Ces hommes primitifs, dénués ou presque de lobes frontaux, au langage limité par des organes vocaux atrophiés, mais nantis de cerveaux volumineux – plus volumineux que ceux de toutes les espèces humaines anciennes ou à venir – étaient uniques en leur genre. Ils formaient l’aboutissement d’une espèce humaine dont le cerveau était développé à l’arrière du crâne, dans les régions occipitales et pariétales qui contrôlent la vision, les perceptions corporelles, et qui sont le siège de la mémoire.
Et c’était leur mémoire qui faisait d’eux des êtres hors du commun. Le savoir inconscient des comportements ancestraux qu’on appelle l’instinct avait évolué. Entreposés à l’arrière de leurs gros cerveaux, il n’y avait pas seulement leurs propres souvenirs mais ceux de leurs ancêtres. Ils pouvaient ainsi se rappeler le savoir que ceux-ci leur avaient légué et, dans certaines circonstances particulières, ils pouvaient faire plus : ils étaient capables de se souvenir de leur mémoire raciale, de leur propre évolution. Et quand ils allaient encore plus loin dans le passé, ils parvenaient à se fondre dans la mémoire collective et unir télépathiquement leurs esprits.
Ce talent était exceptionnellement développé dans le cerveau de l’infirme. Creb, le doux Creb, dont l’énorme masse cervicale lui avait valu une naissance difficile et sa difformité même, avait appris, devenu mog-ur, à se servir des capacités de ce cerveau pour fusionner en un seul esprit les identités assises autour de lui et, tel un pilote, à guider cet esprit. Il pouvait les emmener jusqu’à leurs origines, jusqu’à ce qu’ils deviennent dans leurs esprits n’importe lequel de leurs premiers géniteurs. Il était Mog-ur, et son pouvoir était réel ; il ne se limitait pas à quelques effets d’ordre physique ou à la connaissance de certaines plantes narcotiques. La drogue comme la dramaturgie du rite n’étaient pour lui que de simples auxiliaires.
En cette nuit calme et sombre, constellée d’étoiles anciennes, quelques hommes eurent ainsi des visions impossibles à décrire. Sensations plus que visions, car ils les éprouvaient de l’intérieur et se souvenaient d’impénétrables commencements. Dans les profondeurs de leurs propres esprits, ils retrouvèrent les impressions des créatures flottant dans la mer, ils revécurent la douleur de leur première respiration à l’air libre et redevinrent des amphibiens partageant les deux éléments.
Parce qu’ils vénéraient l’ours des cavernes, Mog-ur évoqua le mammifère primitif, à l’origine des espèces qui suivraient, et il unit leurs esprits à celui du premier ours. Ainsi deviendraient-ils à travers les âges chacun des descendants du premier mammifère, prenant par là conscience de leur parenté avec toute vie sur terre et ressentant la nécessité d’un respect pour les animaux qu’ils tuaient, respect qui s’exprimait dans le choix des totems appelés de leurs vœux à les protéger.
Tous les esprits n’en formaient qu’un seul, et ce ne fut qu’en se rapprochant du présent qu’ils se séparèrent en même temps qu’ils retrouvaient leurs derniers ascendants, leurs tout derniers géniteurs, et enfin reprenaient conscience d’eux-mêmes. Ce voyage à travers les âges n’avait en vérité duré que quelques minutes et, comme chaque homme sortait de sa transe, il se levait sans hâte pour regagner le campement et dormir d’un sommeil sans rêves, car ceux-ci restaient derrière lui à l’intérieur du cercle des torches.
Quand ils furent tous partis, Creb resta seul à méditer. Il songea à leur capacité de connaître le passé avec une profondeur qui exaltait les âmes. Pourtant cela le laissait toujours insatisfait, car l’avenir leur restait invisible. Ils ne parvenaient même pas à imaginer un futur quelconque. Lui seul en avait une idée, encore celle-ci était-elle des plus floues.
Le Clan était incapable de concevoir un futur différent du passé, incapable d’entrevoir la moindre alternative pour ses lendemains. Tout le savoir des gens du Clan, toutes leurs actions n’étaient que la répétition de ce qui avait déjà été fait avant eux. Même constituer des provisions de nourriture lors des changements de saisons était le fruit d’une expérience non pas acquise mais héritée.
Il y avait eu un temps, un temps très lointain, où innover, inventer était plus facile, où l’arête tranchante d’une pierre avait donné à quelqu’un l’idée de fendre une pierre dans le seul but d’obtenir une arête tranchante, où un bâton durci accidentellement au feu avait donné l’idée de durcir au feu les pointes des épieux. Mais à mesure que les souvenirs s’étaient accumulés dans les esprits, les changements s’étaient faits plus rares. Dans leurs cerveaux saturés par les connaissances acquises au cours des âges, il n’y avait plus de place pour les idées nouvelles. Les crânes, déjà énormes, ne pouvaient grossir encore sans rendre les accouchements de plus en plus douloureux, voire impossibles.
Le Peuple du Clan vivait selon des coutumes inchangées. Chaque facette de la vie, depuis la naissance jusqu’au moment où les esprits vous rappelaient dans le monde invisible, était calquée sur le passé. La survie de la race exigeait cet immobilisme, et cependant ce dernier les condamnait tôt ou tard à disparaître.
Leur adaptation était lente. Les inventions étaient toujours le fruit d’un hasard, et encore n’étaient-elles presque jamais utilisées. Changer leur coûtait trop d’effort, et une race qui n’avait pas de place pour des connaissances nouvelles, pas de place pour évoluer, se retrouvait désarmée face à un environnement en évolution constante. Leur développement était achevé, du moins dans la direction qu’ils avaient prise de corps et d’esprit. Il ne pourrait y avoir de progrès pour l’espèce que sous une forme nouvelle, un nouveau spécimen.
Et Mog-ur, assis seul dans l’herbe de la steppe, regarda la flamme de la dernière torche vaciller et s’éteindre en pensant à l’étrange fillette qu’Iza avait recueillie. Il avait déjà eu l’occasion de rencontrer les Autres, mais il ne gardait pas un bon souvenir de ces rencontres. D’où venaient ces gens restait un mystère, et certes, ils étaient étrangers aux contrées où vivait le Clan. Cependant des choses avaient changé depuis leur arrivée. Ils semblaient apporter le changement avec eux.
Creb chassa le trouble qui s’était emparé de lui à ces pensées. Il rangea avec précaution le crâne de l’ours des cavernes dans un pli de sa fourrure et, saisissant son bâton, il s’en revint en boitant vers le campement.