12

Tandis que le long hiver touchait à sa fin, le rythme de la vie du clan s’accélérait à l’unisson de la nature renaissante. Avec l’adoucissement de la température, chacun se sentait impatient de sortir de la léthargie dans laquelle l’avait confiné la saison froide. Iza distribua à la ronde une potion à base d’armoise commune, de feuilles sèches de reine-des-bois et de parelle[7], qu’elle administra aux jeunes comme aux vieux, afin de leur communiquer une vigueur nouvelle.

Ce troisième hiver passé dans la caverne ne s’était pas révélé trop pénible. La seule perte à déplorer était l’enfant mort-né d’Ovra, ce qui en fait ne comptait guère puisque le bébé n’avait pas été nommé ni reconnu. Iza, qui n’avait plus besoin d’allaiter son enfant, avait bien supporté les froids. Creb, pour sa part, n’avait pas plus souffert que de coutume. Aga et Ika étaient de nouveau enceintes, à la grande satisfaction de tous. Les premières pousses furent cueillies et une chasse fut prévue en vue d’un festin printanier destiné à rendre grâce aux esprits qui avaient ressuscité la nature et permis au clan de traverser sans encombre un autre hiver.

Ayla éprouvait une infinie reconnaissance envers son totem. L’hiver avait été pour elle à la fois rude et plaisant. Si elle détestait Broud plus férocement que jamais, elle avait du moins réussi à se contenir devant lui. Et puis elle avait pris grand plaisir à apprendre comment préparer les remèdes d’Iza. Plus elle avançait dans ses connaissances, plus elle désirait savoir. Elle était impatiente d’aller cueillir des herbes, mais cette fois pour leur usage propre, et non plus comme un prétexte à s’éloigner de la caverne. Enfin, elle attendait avec une fiévreuse impatience le départ des vents froids et des blizzards pour se mettre à chasser.

Dès que le temps le lui permit, Ayla prit la direction des bois et des collines. Désormais, elle ne cachait plus sa fronde dans la petite grotte derrière les noisetiers. Elle la gardait sur elle, dissimulée dans un des replis de sa fourrure ou sous une couche de feuilles au fond de son panier. Au début, elle eut du mal à retrouver le coup de main et à ajuster son tir. Les animaux se révélaient prestes et agiles, et les cibles mouvantes autrement plus difficiles que les cibles immobiles. Il lui fallut aussi se défaire de la fâcheuse habitude qu’avaient les femmes de faire du bruit, quand elles partaient en cueillette, pour effrayer les bêtes qui pouvaient se trouver clans les parages. Combien de fois s’en voulut-t-elle d’avoir averti un animal de sa présence en le voyant disparaître dans un fourré. Mais elle était déterminée, et elle apprit vite.

Ce fut toutefois à grand-peine, et non sans commettre de nombreuses erreurs, qu’elle apprit à dépister le gibier en appliquant les rudiments du savoir qu’elle avait glanés auprès des hommes. Naturellement dotée d’un sens aigu de l’observation, elle s’appliqua à utiliser les indications que lui fournissaient telle trace imperceptible dans la poussière, telle nappe d’herbe couchée ou telle branche cassée. Elle apprit aussi à reconnaître la foulée des différents animaux, leurs habitudes et leurs repaires. Sans négliger les herbivores, elle concentra cependant son attention sur les carnivores, les proies qu’elle s’était choisies.

Elle prenait bien garde d’observer la direction que prenaient les hommes quand ils partaient chasser ; mais ce n’étaient pas eux qui l’inquiétaient le plus, car ils préféraient les steppes, où elle n’aurait jamais osé s’aventurer. Les deux vieux chasseurs en revanche lui causaient maintes angoisses, car elle les avait souvent trouvés sur son chemin, quand elle cueillait des plantes pour Iza. Zoug et Dorv étaient les seuls susceptibles de chasser aux mêmes endroits qu’elle. Même lorsqu’ils partaient dans une direction opposée à la sienne, rien ne garantissait qu’ils ne rebrousseraient pas chemin. Alors ils risquaient de la surprendre, la fronde à la main. Aussi, Ayla se tenait-elle constamment sur ses gardes.

Mais dès qu’elle eut appris à se déplacer sans bruit, elle s’enhardit parfois à les suivre afin de les observer. Elle devait alors faire particulièrement attention, car il était beaucoup plus difficile et risqué de suivre des chasseurs que de faire l’objet de leur poursuite. Ce fut pour elle cependant une excellente école. Elle devint experte à la traque, et savait se fondre instantanément dans l’ombre d’un fourré si d’aventure l’un des deux hommes jetait un regard derrière lui.

Pendant qu’elle s’entraînait ainsi à gagner en habileté dans le dépistage des animaux, à perfectionner sa démarche silencieuse, à distinguer une silhouette tapie sous le couvert d’un buisson, Ayla s’aperçut qu’elle aurait pu, en certaines occasions, abattre un petit animal. Mais elle avait promis à son totem de ne s’attaquer qu’aux carnivores et malgré la tentation, elle laissa échapper maintes opportunités de tuer des proies faciles. Le printemps avança, les bourgeons firent place aux fleurs, les arbres se couvrirent de feuilles, mais Ayla n’avait pas encore abattu sa première bête.


— Allez, ouste ! Va-t’en ! Va-t’en !

Ayla sortit de la caverne pour voir ce qui se passait. Plusieurs femmes agitaient les bras pour chasser un animal court sur pattes, trapu et aux longs poils. Le glouton se dirigeait vers la caverne, mais en apercevant Ayla, il se détourna soudain en poussant un grognement. Il fila entre les jambes des femmes et s’enfuit, un morceau de viande dans la gueule.

— Quelle sale bête ! Je venais juste de mettre ce morceau de viande à sécher ! s’exclama Oga avec colère. Il rôde par ici depuis le début de l’été, et chaque jour il se fait plus audacieux. J’espère que Zoug l’aura un de ces jours ! Heureusement que tu es sortie, Ayla. Il allait entrer dans la caverne.

— Je pense que c’est une femelle, Oga. Elle doit nicher non loin de là avec ses petits affamés.

— Il ne manquait plus que ça ! Toute une tribu ! Et Zoug et Dorv qui sont partis avec Vorn très tôt ce matin ! Ils auraient mieux fait de se mettre à la chasse de ce glouton. Ces sales bêtes ne sont bonnes à rien !

— Si, elles sont bonnes à quelque chose, Oga. Leur fourrure fait d’excellentes capuches, car elle ne gèle pas sous l’haleine.

— J’aimerais que cette bestiole ne soit qu’une fourrure !

Ayla regagna le foyer où elle n’avait pas grand-chose à faire. Mais Iza l’informa qu’elle manquait d’un certain nombre de plantes, et elle décida de profiter de l’occasion pour partir à la recherche du glouton. Elle prit son panier et se dépêcha de sortir pour gagner la forêt, en direction de l’endroit où l’animal s’était réfugié.

En observant attentivement le sol, elle remarqua l’empreinte d’une patte pourvue de longues griffes et, un peu plus loin, de l’herbe couchée. Ayla se mit à suivre l’animal à la trace. Au bout de quelques instants, elle entendit un bruit de course précipitée. Elle s’avança prudemment, sans froisser la moindre feuille ni craquer de brindille sous ses pas, et aperçut tout à coup le glouton et ses quatre petits en train de se disputer le morceau de viande volé. Elle sortit tout doucement sa fronde de son vêtement et déposa un caillou au creux du renflement. Puis elle attendit le moment opportun pour tirer, sachant qu’elle n’avait pas droit à l’erreur. Une brusque saute de vent apporta une odeur étrangère aux narines du rusé carnivore. C’est exactement le moment que choisit Ayla pour lancer sa pierre. Le glouton s’écroula sur le sol, pendant que ses quatre petits s’enfuyaient, affolés.

Sortant des buissons, Ayla s’approcha pour examiner sa proie, une espèce de gros putois à la queue touffue, recouvert d’un épais pelage brun-noir. Les gloutons étaient d’intrépides nécrophages, assez agressifs pour disputer leurs proies à des prédateurs bien plus gros qu’eux, courageux au point d’aller voler de la viande en train de sécher sous le nez des humains, et assez malins pour s’introduire dans les caches à provisions. Pourvus de glandes sécrétant une odeur repoussante, ils représentaient un fléau pour le clan, plus encore que la hyène.

La pierre d’Ayla l’avait frappé juste au-dessus de l’œil, exactement à l’endroit où elle avait visé. En voilà un qui ne nous volera plus, pensa-t-elle avec jubilation. C’était sa première bête tuée, son premier trophée ! Je vais offrir la peau à Oga, se dit-elle en portant la main à son couteau de chasse pour dépecer l’animal. Comme elle sera contente de savoir que cet animal ne nous ennuiera plus ! Soudain elle suspendit son geste.

Qu’est-ce que je raconte là ? Je ne risque pas d’offrir à quiconque la fourrure de ce glouton ni même de la garder pour moi. Je ne suis pas censée chasser. Je préfère ne pas penser à la sanction qui m’attendrait si jamais l’on découvrait que j’ai tué cet animal. Ayla s’accroupit près de la dépouille dont elle caressa le poil dense.

Elle venait de tuer sa première proie, et même si ce n’était pas un bison terrassé à l’épieu, c’était mieux que le porc-épic de Vorn. Mais aucune cérémonie ne marquerait son entrée dans le monde des chasseurs, aucun festin ne serait organisé en son honneur ! Si elle rapportait le glouton à la caverne, elle n’obtiendrait que des regards consternés et la plus sévère des punitions. Peu importait qu’elle voulût rendre service au clan et se montrât capable de chasser brillamment. Les femmes ne devaient pas chasser, les femmes ne devaient pas tuer d’animaux.

Elle poussa un soupir. Mais je le savais, je le savais bien, pensa-t-elle. Avant même que je commence à chasser, avant même que je touche à cette fronde, je savais que je transgressais l’une des lois du clan.

Le plus intrépide des jeunes gloutons sortit de sa cachette et, après quelque hésitation, vint renifler la femelle morte. Ces petits vont nous créer autant d’ennuis que leur mère, se dit Ayla. Mieux vaut éloigner cette charogne. Si je l’emmène assez loin, ils la suivront à l’odeur. Ayla se leva et trama le glouton mort au plus profond des bois en le tirant par la queue. Puis elle se mit en quête de plantes.

Le glouton ne fut que le premier d’une longue série de prédateurs et de nécrophages à tomber sous les coups de la fronde. Les martres, les visons, les furets, les loutres, les belettes, les blaireaux, les hermines, les renards, ainsi que les chats sauvages tigrés gris et noir devinrent les victimes de ses lancers foudroyants. La décision d’Ayla de ne tuer que des prédateurs contribua grandement à accélérer le processus de son apprentissage, en l’obligeant à développer son habileté et sa précision. Les carnivores étaient bien plus rapides, plus astucieux, plus intelligents et plus dangereux que les paisibles herbivores.

Elle surpassa de loin Vorn, moins enthousiaste à pratiquer la fronde et moins bien adapté morphologiquement, moins souple, moins délié qu’elle pour atteindre une grande précision. Ayla ambitionna vite de devenir l’égale de Zoug. De fait, elle gagnait de jour en jour plus d’assurance et de savoir-faire. Un peu trop rapidement, toutefois.

L’été tirait à sa fin, avec son lot de chaleurs torrides alternant avec des orages. Il faisait terriblement chaud ce jour-là ; pas la moindre brise ne venait troubler l’immobilité de l’air. La veille, un orage extraordinaire avait illuminé toute la montagne de ses terribles éclairs et forcé le clan à se réfugier dans la caverne. La forêt était humide et étouffante. Les mouches et les moustiques bourdonnaient inlassablement aux abords de ce qui était devenu un mince filet d’eau.

Ayla suivait à la trace un renard roux, traversant sans bruit les sous-bois en bordure d’une petite clairière. Le front emperlé de sueur, elle songeait à abandonner la partie et à rentrer à la caverne. En arrivant au bord de la rivière, elle s’arrêta pour boire dans une petite cuvette naturelle où l’eau vive coulait encore, canalisée entre deux gros rochers.

Au moment où elle se relevait, elle resta pétrifiée à la vue de la tête et des oreilles houppées d’un lynx, tapi sur le rocher juste en face d’elle, battant l’air de sa queue courte. Plus petit que bien d’autres félins, le lynx au long corps et aux pattes trapues était capable de bonds prodigieux. Il se nourrissait surtout de lièvres, de lapins, de gros écureuils et autres rongeurs, mais pouvait fort bien terrasser un petit daim si l’envie lui en prenait ; un être humain de huit ans représentait exactement le genre de proie susceptible de lui convenir.

Le premier réflexe d’effroi passé, Ayla se sentit parcourue par un frisson d’excitation à l’idée de s’opposer au félin immobile. Zoug n’avait-il pas dit à Vorn qu’on pouvait tuer les lynx à la fronde ? Sans quitter l’animal des yeux, elle glissa tout doucement la main dans les replis de son vêtement, drapé court en cette saison, et y prit sa plus grosse pierre. Les paumes moites, elle saisit fermement les deux extrémités de son arme et y plaça avec soin le projectile. Et aussitôt, avant que sa tension se relâche, elle fit tournoyer la fronde au-dessus d’elle et décocha sa pierre. Mais le lynx, alerté par son mouvement, bougea la tête. La pierre lui racla le cou, lui causant une douleur aiguë.

Avant qu’elle eût le temps de prendre une autre pierre, Ayla vit les muscles du félin se bander brusquement. Seul un réflexe instantané lui permit de se jeter sur le côté pour éviter l’animal furieux qui bondissait sur elle. Elle atterrit dans la boue, au bord du ruisseau, et en tombant mit la main sur une grosse branche, dépourvue de feuilles après un long séjour dans le courant. Ayla s’en saisit en roulant sur elle-même au moment où le lynx, fou de rage, les babines retroussées, se jetait sur elle de nouveau. Balançant le rondin de toutes ses forces, elle lui en asséna un coup violent sur le crâne. Étourdi, le lynx resta immobile pendant quelques instants, puis s’en fut lentement vers les bois en secouant la tête, lassé sans doute de recevoir des coups.

Ayla se releva toute tremblante, le cœur battant, pour aller chercher sa fronde. Zoug n’aurait jamais imaginé qu’on pût s’attaquer, muni d’une simple fronde, à un prédateur aussi redoutable qu’un lynx, sans le secours d’un autre chasseur. Elle s’était montrée trop sûre d’elle et n’avait pas songé une seule seconde à ce qu’il pourrait lui arriver si elle ratait son coup. Elle prit le chemin de la caverne dans un tel état de choc qu’elle faillit oublier le panier qu’elle avait caché avant de se mettre sur la trace du renard.

— Ayla ! Que s’est-il passé ? Tu es couverte de boue ! s’écria Iza en la voyant arriver, remarquant à sa pâleur que quelque chose avait dû l’effrayer.

Mais la jeune fille se contenta de secouer la tête sans répondre.

Ce soir-là, Ayla conserva l’air fort abattu et se coucha de bonne heure. Elle eut le plus grand mal à s’endormir, repensant sans cesse à l’attaque du lynx et au danger auquel elle avait miraculeusement échappé. Ce ne fut qu’au petit matin que le sommeil finit par la gagner, mais elle s’éveilla bientôt en hurlant.

— Ayla, Ayla ! Qu’y a-t-il ? lui demanda Iza en la secouant doucement pour la ramener à la réalité.

— J’ai rêvé que j’étais dans une petite grotte et qu’un lion des cavernes me poursuivait. Mais ça va mieux, maintenant, Iza.

— Il y avait longtemps que tu n’avais pas fait de mauvais rêves, Ayla. Quelque chose t’a effrayée, aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Ayla acquiesça de la tête mais s’abstint de toute explication. L’obscurité de la caverne où ne rougeoyaient que quelques braises dissimulait à la guérisseuse son air gêné.

L’idée de chasser ne la culpabilisait plus depuis qu’elle avait trouvé le petit fossile mais elle se demandait à présent si elle avait interprété correctement ce signe mis sur sa route par son totem. Peut-être ne devait-elle pas chasser, après tout. Surtout des animaux aussi dangereux. Comment avait-elle pu penser qu’une fillette pût s’attaquer sans dommage à un lynx ?

— Je ne suis jamais tranquille quand tu pars toute seule, Ayla. Je sais bien que cela te fait plaisir, mais tu t’absentes trop longtemps à mon goût. Il n’est pas normal qu’une jeune fille se plaise à ce point dans la solitude. Et la forêt peut se révéler dangereuse...

— Tu as raison, Iza, la forêt est dangereuse, répondit Ayla par gestes. La prochaine fois, j’emmènerai Uba avec moi, ou peut-être Ika, si elle veut bien m’accompagner.


Iza constata avec soulagement qu’Ayla prenait ses conseils au sérieux. Elle ne s’éloignait plus des abords immédiats de la caverne et, lorsqu’elle devait aller cueillir des plantes médicinales, elle se dépêchait de rentrer. Chaque fois qu’elle partait seule, la peur la taraudait et elle redoutait à tout instant d’apercevoir un animal prêt à fondre sur elle. Elle comprit alors la raison pour laquelle les femmes n’aimaient pas s’aventurer dans les bois et s’étonnaient toujours de son goût pour la solitude. Jusqu’à présent, elle avait tout simplement fait preuve d’inconscience devant les dangers qui la guettaient. Les animaux prédateurs n’étaient pas les seuls dangereux. Les sangliers aux canines acérées, les chevaux aux durs sabots, les cerfs aux bois lourds, les mouflons et les béliers aux cornes meurtrières pouvaient tous se révéler redoutables si on les provoquait. Ayla se demandait comment elle avait pu songer à chasser et n’avait pas la moindre intention de recommencer de sitôt.

Il n’y avait personne à qui la jeune fille pût confier ses appréhensions, personne pour lui dire que c’est la peur qui aiguise l’adresse du chasseur, que les hommes la connaissaient bien, même s’ils n’en parlaient jamais entre eux. Quant aux femmes, les journées qu’elles passaient loin de la protection des hommes partis chasser constituaient aussi une épreuve de courage. Les filles comme les garçons ne devenaient adultes qu’après avoir affronté et vaincu la peur.

Si, pendant un certain temps, Ayla n’eut aucune envie de s’éloigner de la caverne, elle ne tarda pas à s’impatienter. En hiver, elle n’avait pas le choix et devait accepter de rester confinée comme tout le monde ; mais lorsqu’il faisait beau, elle ne savait plus que faire. Lorsqu’elle se trouvait seule dans la forêt, loin du clan, elle ne se sentait pas rassurée et lorsqu’elle se trouvait aux abords de la caverne, la solitude de la forêt lui manquait.

L’une de ses cueillettes la conduisit tout près de sa retraite secrète et elle poussa jusqu’à sa prairie, haut dans la montagne. L’endroit eut sur elle un effet apaisant. Elle se trouvait là dans son monde personnel, et se sentait même un droit de propriété sur le petit troupeau de chevreuils qui venait paître fréquemment dans son pré. Cet espace découvert lui procurait un profond sentiment de sécurité, à présent qu’elle savait les bois pleins de bêtes féroces occupées à rôder. Elle n’était plus revenue dans sa grotte depuis le début de l’été, et ces retrouvailles ravivèrent ses souvenirs. C’était là qu’elle avait appris à manier la fronde, qu’elle avait découvert le signe du totem.

Comme elle n’osait pas la laisser dans la caverne, de peur qu’Iza la découvre, elle portait toujours sa fronde sur elle. Au bout d’un moment, elle ramassa des cailloux et tira quelques coups. Mais le jeu était trop monotone pour l’intéresser longtemps, et elle se remémora l’incident avec le lynx. Si seulement j’avais eu une autre pierre toute prête, pensa-t-elle, j’aurais pu la lancer sans lui laisser le temps de me sauter dessus. Il faut que j’apprenne à mettre une autre pierre dans la fronde dans la foulée du premier jet. Elle ne se souvenait pas d’avoir surpris Zoug parlant à Vorn de ce deuxième projectile de sécurité, songea-t-elle, mais sûrement le vieux chasseur devait connaître cette technique.

Elle se livra à quelques tentatives et se trouva aussi maladroite que lors de son premier essai à la fronde. Au bout d’un certain temps néanmoins, elle commença à acquérir le coup de main. Elle envoyait son premier caillou, rattrapait la fronde dans sa course descendante, glissait l’autre pierre au passage et la projetait. La deuxième pierre glissait souvent hors de son logement, et la première manquait de précision, car cette double opération influait sur la concentration, mais Ayla était ravie de savoir son projet réalisable. Si elle ne se sentait pas le cœur à chasser, le pari qu’elle s’était fixé raviva considérablement son intérêt pour le tir, auquel elle s’entraîna régulièrement à dater de ce jour.

Quand les collines revêtirent les couleurs flamboyantes de l’automne, Ayla était aussi habile à tirer deux cailloux qu’un seul. Campée au milieu du pré d’où elle envoyait ses projectiles contre un piquet planté dans le sol, elle ressentait la vive satisfaction de la réussite à chaque fois que le piquet vibrait par deux fois sous le choc de ses deux pierres. Elle n’avait entendu personne dire qu’on pouvait doubler le tir à la fronde, car peut-être personne n’en avait eu l’idée jusqu’ici, mais quoi qu’il en fût, elle avait prouvé que la chose était faisable.

Un beau matin, par une douce journée d’automne, une année après qu’elle se fut décidée à chasser, Ayla eut envie de grimper jusqu’à sa grotte secrète pour y cueillir des noisettes. Tandis qu’elle s’en approchait, elle entendit le ricanement caractéristique de la hyène et, en arrivant dans la prairie, elle en vit une vautrée sur la carcasse sanglante d’un vieux chevreuil.

Ayla se sentit prise de fureur à cette vue. Comment ce vil animal osait-il souiller sa prairie, attaquer l’un de ses hôtes ? Elle allait s’élancer en criant vers la bête pour la faire fuir quand il lui vint une meilleure idée en même temps qu’un réflexe de prudence. Les hyènes étaient des carnassiers aux mâchoires assez puissantes pour briser le tibia d’une antilope et on ne les chassait pas aisément de leurs proies. Elle fouilla précipitamment dans son panier pour y prendre sa fronde, cachée tout au fond. Puis elle se dirigea vers un monticule, près de la paroi rocheuse, tout en ramassant des cailloux en chemin. Le vieux chevreuil était à moitié dévoré, et la hyène efflanquée, au pelage moucheté, plus lourde et plus haute qu’un lynx, fut tirée de ses occupations par son passage. La bête leva la tête, huma cette odeur étrangère et se tourna en direction de la jeune fille.

Ayla était prête. De sa position élevée sur la butte, elle envoya un premier projectile, suivi d’un second. Elle ne pouvait savoir que ce dernier était inutile, le premier ayant déjà accompli son œuvre, mais il constituait néanmoins une sécurité supplémentaire. Forte de son expérience, elle avait déjà logé une troisième pierre dans la fronde, et tenait la quatrième dans la main, en prévision d’un second tir complet, si cela se révélait nécessaire. Mais la hyène s’était effondrée sur place et ne bougeait plus. Après s’être assurée qu’il n’y en avait pas d’autres alentour, la jeune fille s’approcha précautionneusement. Elle ramassa au passage un tibia auquel pendaient encore quelques lambeaux de chair et fracassa le crâne de la bête pour plus de sûreté.

Elle contempla l’animal mort à ses pieds et, comme elle prenait soudain conscience de son acte, le tibia lui glissa des mains. J’ai tué une hyène, se dit-elle. J’ai tué une hyène avec ma fronde ! Un sentiment d’exaltation l’envahit, mais ce n’était pas par satisfaction d’avoir tué une bête dangereuse et puissante. C’était quelque chose de plus humble, de plus profond. A travers la hyène, c’était sa propre faiblesse, sa peur qu’elle avait vaincue. Elle en éprouva une véritable révélation spirituelle, et ce fut le cœur empli d’un profond respect qu’elle s’adressa à l’esprit de son totem en employant les formules ancestrales du clan.

« Je ne suis qu’une fille, ô Grand Lion des Cavernes, et je suis fort ignorante du monde des esprits, mais il me semble mieux le comprendre à présent. Le lynx était une épreuve autrement plus importante que Broud. Creb m’a toujours enseigné qu’il est malaisé de vivre avec des totems puissants, mais il ne m’a pas dit que leurs plus beaux dons se trouvent en nous. L’épreuve ne consiste pas seulement à réaliser une action difficile, mais aussi à savoir qu’on peut l’accomplir. Je te suis reconnaissante de m’avoir choisie, Grand Lion des Cavernes. Je souhaite me montrer éternellement digne de toi. »


Quand les couleurs rousses de l’automne eurent perdu leur éclat et que furent tombées les dernières feuilles mortes, Ayla retourna dans la forêt, non seulement pour traquer les bêtes mais aussi pour étudier leurs habitudes. Combien de fois, s’étant approchée suffisamment pour les tuer d’un jet de pierre, elle avait retenu son geste pour les observer. Elle commençait à comprendre combien il était absurde de se débarrasser d’animaux qui ne constituaient pas un danger pour le clan, et dont la peau était inutilisable. Mais elle était bien décidée à devenir le meilleur tireur à la fronde du clan, et la seule manière de perfectionner son art était de le pratiquer en chassant, ce dont elle ne se privait pas.

Les conséquences ne se firent pas attendre, au grand désarroi des hommes.

— J’ai découvert encore un glouton, ou du moins ce qu’il en restait, non loin du champ d’entraînement, annonça Crug.

— Et moi, j’ai trouvé des morceaux de fourrure, on aurait dit celle d’un loup, un peu plus bas, de l’autre côté de l’escarpement, ajouta Goov.

— Il s’agit toujours de carnassiers, les bêtes les plus fortes, pas de totems femelles, dit Broud. Grod a dit que nous devions en parler à Mog-ur.

— Des carnassiers, mais des petits, pas les grands félins, qui s’attaquent aux daims et aux chevaux, aux mouflons et aux sangliers. Mais qui peut chasser les petits carnassiers ? Je n’en ai jamais vu autant de tués, remarqua Crug.

— C’est ce que j’aimerais savoir, qui les tue ? Ce n’est pas que je regrette la mort de quelques hyènes et de quelques loups mais si ce n’est pas nous... Est-ce que Grod va parler à Mog-ur ? Pensez-vous que ce soit le fait d’un esprit ? demanda Broud en frémissant légèrement.

— S’agirait-il d’un bon esprit qui nous veut du bien ou d’un esprit mauvais mécontent de nos totems ? s’enquit Goov.

— C’est à toi précisément de répondre à cette question, Goov. Tu es le servant de Mog-ur, dis-nous ce que tu en penses, répliqua Crug.

— Je ne pourrai répondre qu’après avoir longuement médité et consulté les esprits.

— Tu parles déjà comme un mog-ur, Goov, ironisa Broud. Jamais de réponse directe.

— Eh bien, dis-nous donc ce que tu en penses toi-même, Broud, rétorqua le servant. Qui tue ces animaux ?

— Je ne suis pas mog-ur ni destiné à le devenir, ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question.

Ayla, qui vaquait à ses occupations non loin de là, eut du mal à réprimer un sourire.

— Je n’ai pas encore de réponse à te donner, Broud, dit Mog-ur qui s’était approché sans bruit. Il va falloir que je médite. Mais je puis dire déjà que cela n’est pas la manière habituelle des esprits.

Les esprits, se dit Mog-ur, peuvent provoquer des chaleurs torrides ou des froids glacials, susciter des pluies torrentielles ou encore éloigner les troupeaux, engendrer les maladies ou déclencher le tonnerre, les éclairs ou les tremblements de terre, mais ils n’ont pas coutume de faire périr des animaux isolés. Ce mystère sent la main de l’homme. Mog-ur fut arraché à ses pensées par Ayla qui se dirigeait vers la caverne. Comme elle a changé, songea-t-il en la suivant des yeux. Il nota le regard que Broud aussi posait sur elle, un regard chargé d’une haine froide. Le jeune homme avait également remarqué la différence. Peut-être est-ce sa nature étrangère, sa façon de marcher, différente de la nôtre, se dit le sorcier, mais dans un coin de son esprit, il sentait que la réponse était ailleurs.

Oui, Ayla avait changé. A mesure que se développaient ses talents de chasseresse, elle acquérait une assurance et une grâce inusitées parmi les femmes du clan. Elle possédait désormais la démarche silencieuse du traqueur, le contrôle parfait de son jeune corps musclé, une confiance absolue en ses réflexes et un regard lointain qui se voilait légèrement quand Broud se mettait à la harceler, comme si elle ne le voyait pas vraiment. Elle obéissait toujours aussi rapidement à ses ordres, mais Broud ne percevait plus dans ses réactions le réflexe de peur qu’il y cherchait, en dépit de la sévérité de ses corrections.

Broud ne comprenait pas ce qui se passait. Chaque fois qu’il s’efforçait de s’imposer à elle, c’est elle qui lui faisait sentir son infériorité. Exaspéré et dépité, plus il la harcelait, moins il la tenait en son pouvoir. Il la haïssait toujours, mais petit à petit il s’aperçut qu’il cessait de la tourmenter et se prenait à l’éviter, n’usant que très rarement de ses prérogatives. Sa haine atteignit son paroxysme vers la fin de la saison. Je la briserai un jour, se promit-il.

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