7

Les membres du clan éprouvèrent un sentiment d’émerveillement à la vue de l’imposante salle voûtée quand ils prirent enfin possession de la caverne. Laissant derrière eux les angoisses de leur quête et les souvenirs de leur ancienne grotte, ce fut avec un égal ravissement qu’ils découvrirent toutes les ressources de la contrée. Aussi se livrèrent-ils sans tarder aux occupations quotidiennes des étés courts et chauds : la chasse, la cueillette et la constitution de réserves en prévision de la saison froide.

Ils pêchaient à la main les truites arc-en-ciel réfugiées sous les souches et les pierres du cours d’eau dont les eaux vives dévalaient vers l’embouchure fréquentée par les esturgeons et les saumons, alors que la mer intérieure hébergeait de gigantesques poissons-chats. Les grosses pièces étaient prises au filet, des seines[5] faites de crins. Souvent ils parcouraient la quinzaine de kilomètres qui les séparaient de la côte afin d’y pêcher et de fumer sur place le poisson, en même temps qu’ils ramassaient crustacés et coquillages, ainsi que les œufs des oiseaux de mer nichant dans les falaises, ajoutant parfois à leur cueillette quelques mouettes et fous de Bassan tués à la fronde, et même de grands pingouins.

Les chasseurs partaient souvent en expédition. Les steppes voisines à l’herbe grasse abondaient en herbivores. On y trouvait le cerf géant, dont les bois pouvaient s’élever jusqu’à trois mètres de hauteur, ainsi que le bison dont les cornes atteignaient également de remarquables dimensions. Les chevaux des steppes se hasardaient rarement sous des latitudes aussi basses, mais les ânes et les onagres – se situant entre le cheval et l’âne – pâturaient dans les vastes étendues herbeuses de la péninsule, alors que leur robuste cousin, le cheval sylvestre, vivait seul ou en petits groupes dans les collines avoisinantes. Enfin, il n’était pas rare de rencontrer des bandes de saïgas, antilopes au nez bossué et bombé.

La zone entre la steppe et les contreforts des montagnes était fréquentée par les aurochs, ancêtres des bovidés domestiques. On y trouvait encore le rhinocéros sylvestre – apparenté aux espèces qui devaient fréquenter plus tard les régions chaudes, mais adapté au climat tempéré de ces forêts – ainsi qu’une autre variété très voisine. Tous deux, avec leurs deux cornes courtes surmontant une tête massive, différaient des rhinocéros laineux qui, comme les mammouths, n’étaient que des visiteurs saisonniers. Ils présentaient une longue corne antérieure inclinée vers l’avant et un port de tête très bas, utile pour déblayer la neige recouvrant les pâturages en hiver. Leur épaisse couche de graisse et leur manteau laineux leur offraient une totale protection contre les rigueurs de l’hiver septentrional. Leur habitat naturel s’étendait en effet au nord, dans les steppes alluviales, riches en lœss.

Seule la présence de glaciers permettait la formation de steppes à lœss. La basse pression exercée en permanence sur les vastes étendues de glace éliminait l’humidité de l’air, n’autorisant ainsi que de faibles chutes de neige et créant en revanche des vents constants. Le lœss, fine poussière calcaire arrachée au chaos de roches à la périphérie des glaciers, était déposé sur des centaines de kilomètres. Au printemps le mélange de neige fondue et de lœss permettait la pousse rapide d’une herbe drue qui séchait vite sous l’ardeur du soleil et fournissait des centaines de milliers d’hectares de fourrage aux millions d’animaux qui s’étaient adaptés au froid glaciaire du continent.

Les steppes continentales de la péninsule n’accueillaient les bêtes laineuses qu’à la fin de l’automne. Les étés y étaient trop chauds et, en hiver, la neige trop abondante pour paître. Nombre d’animaux étaient poussés vers le nord pendant la saison froide, jusqu’aux frontières des steppes à lœss, au climat rigoureux mais sec. La faune forestière, capable de se nourrir d’arbustes, d’écorces et de lichens, restait sur les pentes boisées, plus clémentes mais peu propices aux grands troupeaux.

En altitude, mouflons, bouquetins et chamois se partageaient les alpages, tandis que dans les forêts plusieurs espèces d’oiseaux au vol rapide animaient les sous-bois de leurs ramages mais encore fournissaient aux champions du tir à la fronde un gibier de choix. Le lagopède des saules, plus lourd, constituait également dans les plaines une belle cible pour les frondeurs, tandis que l’on chassait au filet les oies et canards migrateurs. Enfin dans le ciel, portés par les courants chauds, planaient, nonchalants mais attentifs, de nombreuses espèces d’oiseaux de proie et de charognards.

Il y avait d’autres hôtes dans les bois et dans les steppes voisines de la caverne : hermines, loutres, gloutons, martres, renards, fouines, zibelines, blaireaux, chats sauvages, tous prédateurs d’écureuils, porcs-épics, lièvres, lapins de garenne, castors, rats musqués, hamsters géants, grandes gerboises, et autres petits rongeurs maintenant disparus.

Les grands carnivores étaient essentiels à la sélection des vastes troupeaux. Il y avait les loups et leurs féroces cousins, les lycaons. Il y avait les félins : lynx, panthères, léopards des neiges, tigres, lions des cavernes, de loin les plus grands. Les ours bruns maraudaient près de la caverne, mais leurs gigantesques parents, les ours des cavernes, étaient désormais absents. Quant à la grande hyène des cavernes, elle prélevait ici comme partout sa part du festin.

La richesse de cette terre était infinie, et l’homme ne représentait qu’une part infime de la vie multiforme de l’ancien jardin d’Eden. Créature chétive, hors la taille de son cerveau, il était le moins doué des chasseurs. Mais malgré son manque de griffes et de crocs, la lenteur de sa course et sa dérisoire agilité, le prédateur bipède avait eu tôt fait de gagner le respect de ses concurrents quadrupèdes. Son odeur seule suffisait à éloigner tout animal d’envergure ayant vécu dans le voisinage de l’homme. Les chasseurs du clan étaient aussi aptes à se défendre qu’à porter l’attaque quand la sécurité du clan était menacée et, lorsqu’ils désiraient quelque belle fourrure pour l’hiver, ils n’hésitaient pas à traquer les félins les plus redoutables.


C’était une belle journée ensoleillée, qui sentait bon les prémices de l’été. Les frondaisons présentaient encore un vert tendre qui irait se fonçant avec la chaleur. Les mouches bourdonnaient au-dessus des restes de repas. La brise apportait des senteurs marines, et les ombres des branches dansaient sur la pente éclaboussée de soleil devant la caverne. Une fois la caverne adoptée et les cérémonies achevées, les tâches de Mog-ur se trouvèrent soudain allégées. De temps à autre il lui incombait encore la responsabilité de quelque rituel à l’occasion d’une expédition de chasse, d’une conjuration des mauvais esprits ou encore lorsqu’un membre du clan était blessé ou malade, afin d’en appeler aux totems protecteurs pour seconder les remèdes magiques d’Iza. Les chasseurs étaient partis, emmenant avec eux la plupart des femmes. Ils ne seraient pas de retour avant plusieurs jours et, pour cette raison, les femmes les accompagnaient afin de préparer la chair des bêtes abattues, car naturellement le gibier se transportait plus facilement une fois séché et prêt à être conservé pendant l’hiver. La chaleur du soleil et le vent qui balayait constamment les steppes desséchaient rapidement la viande découpée en fines lanières. La fumée abondante que produisaient les feux d’herbes et de bouse était plutôt destinée à éloigner les mouches qui pondaient dans la viande fraîche et la faisaient s’avarier. En outre, les femmes avaient la charge de la majeure partie des fardeaux sur le chemin du retour.

Depuis leur emménagement dans la caverne, Creb avait passé la majeure partie de son temps en compagnie d’Ayla, à s’efforcer de lui apprendre leur langage. Elle répétait sans la moindre difficulté les termes rudimentaires que les enfants avaient souvent le plus grand mal à prononcer, mais le système complexe des signes et des mimiques en usage dans le clan lui était totalement étranger. Creb avait bien essayé de lui faire comprendre le sens de certains gestes, mais pour y parvenir, il lui manquait un langage commun. Le vieillard avait eu beau se creuser la cervelle, il n’était pas arrivé à communiquer ce savoir à la petite fille, ce qui la rendait tout aussi malheureuse que lui.

Consciente de la présence d’un obstacle infranchissable, elle faisait des efforts désespérés pour allonger la liste des mots qu’elle connaissait. Elle savait bien que les membres du clan possédaient d’autres moyens d’expression que le langage parlé, mais elle ignorait lesquels. Toute la difficulté résidait dans le fait qu’elle ne distinguait pas les signes. A ses yeux non avertis, ils passaient pour des mouvements désordonnés et non des gestes précis, chargés d’une signification propre. Elle n’avait tout simplement pas conscience du double système de communication de ce peuple et se révélait incapable de concevoir l’existence d’un tel mode d’expression, totalement étranger au champ de ses propres expériences.

Creb, sans trop y croire, pensait avoir compris d’où provenaient les difficultés d’Ayla. Il appela la petite fille, dont l’intelligence ne faisait aucun doute à ses yeux. Ils longèrent le cours du ruisseau en empruntant un petit sentier tracé par le passage des hommes et des femmes allant chasser, pêcher ou faire la cueillette aux alentours. Ils parvinrent ainsi au lieu de prédilection du vieil homme : une clairière au milieu de laquelle trônait un grand chêne feuillu dont les grosses racines apparentes offraient un siège ombragé et confortable. Il commença la leçon en désignant l’arbre de son bâton.

— Chêne, répondit aussitôt Ayla. Creb acquiesça puis montra le ruisseau.

— Eau, dit la fillette.

Le vieillard opina de nouveau, puis fit un geste de la main en répétant le dernier mot. La combinaison des deux signifiait alors « eau courante, rivière ».

— Eau ? répéta la petite fille en hésitant, croyant qu’il voulait lui faire comprendre qu’elle devait recommencer.

Creb fit non de la tête. Maintes fois, il avait procédé à ce genre d’exercice avec les enfants du clan. Il essaya quelque chose de nouveau en désignant les pieds d’Ayla.

— Pieds, dit-elle.

— Oui, approuva d’un signe le sorcier, pensant qu’il devrait lui faire voir le geste en même temps qu’elle entendait le mot.

Se levant, il la prit par la main et fit quelques pas avec elle. Il fit un mouvement tout en prononçant le mot « pieds ». « Bouger les pieds, marcher, tel était le sens qu’il voulait lui faire saisir. Elle tendit l’oreille, attentive, pensant qu’une nuance lui avait échappé dans l’intonation.

— Pieds ? avança l’enfant, déjà convaincue qu’elle ne fournissait pas la bonne réponse.

— Non, non, non ! Marcher ! Bouger les pieds ! mima le sorcier en la regardant droit dans les yeux et en accentuant son geste.

Il la fit encore avancer en lui montrant les pieds du doigt, désespérant qu’elle comprenne un jour.

Ayla sentit les larmes lui monter aux yeux. Pieds ! Pieds ! Elle savait que c’était le bon mot, mais pourquoi s’obstinait-il à faire non de la tête ? Quand allait-il cesser de lui agiter la main sous le nez ? Qu’avait-elle fait de mal ?

Le vieil homme la fit de nouveau marcher, lui désigna les pieds, refit le geste de la main, répéta le mot. Elle s’arrêta pour le regarder. Il refit encore le mouvement, en l’exagérant à tel point qu’il faillit en modifier le sens, et prononça une nouvelle fois le mot. Il était penché vers elle, la regardant fixement, agitant la main devant son visage. Geste, mot. Geste, mot.

Alors une vague idée se mit à germer dans l’esprit d’Ayla. Sa main ! Il ne cesse de bouger la main ! Et elle leva la sienne avec hésitation.

— Oui, oui ! C’est ça, approuva vigoureusement Creb. Fais le geste ! Bouger ! Bouger les pieds ! mima-t-il encore une fois.

Ayla le regarda faire, puis essaya de l’imiter. Creb a dit « oui » ! Il veut donc me voir faire ce geste ! pensa-t-elle.

Elle exécuta le mouvement en prononçant le mot, sans trop comprendre sa signification, mais heureuse d’avoir au moins compris ce qu’on attendait d’elle. Creb lui fit faire demi-tour et se dirigea vers le chêne en boitant lourdement. Il répéta encore la combinaison geste-mot.

Et tout à coup, une lueur de compréhension permit à l’enfant d’effectuer le rapprochement attendu. Bouger les pieds ! Marcher ! Voilà ce que ça veut dire ! Le geste de la main accompagnant le mot « pieds » signifie « marcher ». Les idées se bousculaient dans sa tête. Combien de fois avait-elle vu les membres du clan agiter les mains. Elle revoyait Iza et Creb, face à face, remuer les mains en prononçant quelques mots de temps à autre, mais sans cesser de faire des gestes. Est-ce donc ainsi qu’ils se parlent ? Est-ce pour cette raison qu’ils disent si peu de mots ? S’expriment-ils avec leurs mains ?

Creb s’assit et Ayla s’installa en face de lui en s’efforçant de retrouver son calme.

— Pieds, dit-elle en joignant le geste à la parole.

— Oui, répondit-il, étonné.

Elle s’éloigna de quelques pas et, revenant vers lui, elle fit le geste convenu en prononçant le mot « pieds ».

— Oui, oui ! c’est ça ! s’exclama-t-il, heureux qu’elle ait enfin compris.

La petite fille resta un instant tranquille, puis traversa en courant la clairière et revint s’arrêter devant lui un peu haletante.

— Courir, mima-t-il devant la fillette attentive. Le geste était légèrement différent du précédent.

— Courir, essaya-t-elle timidement d’exprimer à son tour.

Creb était enthousiaste. Le mouvement était encore indécis et n’avait pas la précision à laquelle parvenaient des enfants plus jeunes, mais elle avait saisi l’idée générale. Il acquiesça vivement et manqua tomber de son siège comme Ayla se jetait sur lui pour l’embrasser.

Le vieux sorcier jeta des regards inquiets autour de lui. Les démonstrations d’affection étaient réservées à l’intimité du foyer. Mais Creb savait qu’ils étaient seuls. L’infirme, en rendant ses caresses à la petite fille, se sentit envahi par une bouffée de bien-être et de chaleur qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’alors.


Un nouveau monde s’ouvrit alors pour la petite Ayla. Elle possédait une sensibilité et un talent de mime étonnants qu’elle mit à profit avec acharnement pour copier les mouvements de Creb. L’infirme ne pouvant de son bras unique lui enseigner les nuances, Iza prit le relais. Bien qu’elle apprît beaucoup plus vite qu’un petit enfant, Ayla dut commencer par les rudiments indispensables à l’expression des besoins élémentaires. Restée longtemps sans possibilité de communication, elle était bien décidée à rattraper le temps perdu, et ce le plus vite possible.

A mesure que se développaient ses moyens d’expression et ses capacités de compréhension, la vie du clan prit à ses yeux un relief nouveau. Elle passait de longs moments à regarder les autres s’exprimer en s’efforçant de déchiffrer leurs gestes. Au début, le clan supporta patiemment sa curiosité importune, mais plus le temps passa, plus les regards désapprobateurs jetés dans sa direction témoignèrent que de si mauvaises manières devenaient intolérables. Il était fort inconvenant de regarder comme d’écouter quelqu’un qui ne s’adressait pas à vous, et la bienséance commandait de détourner les yeux lorsque deux personnes conversaient. Un soir, au milieu de l’été, après le repas, un incident éclata.

Le clan se trouvait à l’intérieur de la caverne, réuni autour des feux que chaque famille avait allumés. La dernière lueur du soleil faisait ressortir la silhouette des arbres à l’épais feuillage sombre, bruissant dans la brise vespérale. Du feu qui flambait à l’entrée de la caverne pour maintenir à distance les prédateurs curieux, chasser les mauvais esprits et atténuer l’humidité de l’air s’élevaient des volutes de fumée et des ondulations de chaleur, et sa vive lueur projetait des ombres dansantes sur les parois de la grotte.

Ayla, assise dans les limites du foyer de Creb, plongeait ses regards sur le foyer de Brun. Broud, de mauvaise humeur, s’en prenait à sa mère et à Oga, jouant de ses prérogatives masculines. Pour lui, cette journée avait mal commencé, et s’était terminée plus mal encore. Après avoir passé de longues heures à l’affût de sa proie, il avait perdu tout le bénéfice de son guet en ratant son jet, et le renard roux, dont il avait promis la fourrure à Oga, averti par le sifflement de la pierre, s’était empressé de disparaître dans les fourrés. Les regards compréhensifs et compatissants d’Oga n’avaient fait qu’aggraver sa blessure d’amour-propre. Il appartenait à l’homme de pardonner à une femme son inaptitude, et non le contraire.

Les femmes, épuisées par les corvées de la journée, finissaient d’accomplir leurs tâches ménagères et Ebra, exaspérée par les exigences incessantes de son fils, fit un signe discret à Brun, auquel la conduite impérieuse de Broud n’avait pas échappé. Certes, le garçon avait le droit de se comporter ainsi, mais Brun estimait qu’il manquait de discernement. Point n’était besoin de faire courir les femmes sous les prétextes les plus futiles, alors qu’elles se trouvaient déjà écrasées de besogne.

— Broud, laisse les femmes tranquilles. Elles ont bien assez de travail, le réprimanda Brun.

Se faire rappeler ainsi à l’ordre par Brun, et surtout devant Oga, était plus que l’ombrageux garçon ne pouvait en supporter. Il s’en alla d’un pas rageur à la limite du foyer pour y bouder tout à son aise. Ce fut alors qu’il croisa le regard d’Ayla qui ne l’avait pas quitté des yeux. Que cette sale petite indiscrète eût été témoin de la réprimande le plongea dans une fureur noire. Ses déboires de la journée lui revinrent en mémoire et, outrepassant délibérément les conventions, Broud jeta par-dessus la frontière des foyers un regard haineux à la fillette qu’il détestait.

Creb avait perçu la légère friction survenue entre Brun et son fils car rien ne lui échappait de ce qui survenait dans la caverne. La plupart du temps, tel un bruit de fond, ces menus incidents ne retenaient pas sa curiosité, mais tout ce qui touchait à Ayla éveillait son attention. Il savait qu’il avait fallu à Broud un effort délibéré et lourd de mauvaise intention pour oser transgresser les règles et regarder chez son voisin. Creb le voyait bien, Broud éprouvait à l’égard de la fillette bien trop de haine. Il était grand temps, pour son bien, d’apprendre à Ayla les bonnes manières.

— Ayla ! appela-t-il sèchement, tandis que la petite fille sursautait à l’âpreté inaccoutumée de sa voix. Ne regarde pas chez les autres, lui fit-il comprendre par gestes.

— Pourquoi ? répondit-elle, interloquée.

— Il est interdit de regarder chez les autres. Si tu les regardes comme tu le fais, ils ne sont pas contents, expliqua-t-il, sachant que Broud les observait du coin de l’œil, sans chercher à dissimuler le plaisir malin qu’il prenait à voir la fillette ainsi réprimandée par Mog-ur.

— Mais c’est pour apprendre à parler, mima Ayla, surprise et peinée. Creb savait qu’elle était sincère et que seul son désir d’en savoir plus l’animait, mais elle devait également apprendre à bien se tenir. Et puis peut-être cela détournerait-il d’elle le ressentiment de Broud, à la voir grondée pour son indiscrétion.

— Il est défendu de regarder dans le foyer du voisin, lui signifia Creb sévèrement. C’est mal, et c’est mal aussi de répondre quand un homme parle. Très mal. C’est compris ?

En la traitant ainsi, Creb avait l’intention de se faire comprendre une bonne fois pour toutes sur ce sujet. Il vit Broud se lever et regagner sa place près du feu, manifestement de meilleure humeur.

Ayla était effondrée. Jamais Creb n’avait fait preuve de dureté envers elle. Elle le croyait content de son application à apprendre leur langage, et voilà qu’il lui interdisait de regarder les autres pour en apprendre davantage. Décontenancée, blessée, les larmes lui vinrent aux yeux et coulèrent doucement le long de ses joues.

— Iza, appela Creb, soudain inquiet. Viens vite ! Ayla a quelque chose aux yeux.

Les membres du clan ne pleuraient que lorsqu’ils avaient une poussière dans l’œil ou s’ils avaient pris froid. Mais ils n’avaient jamais vu des yeux se remplir de larmes de chagrin. Iza arriva à la hâte.

— Regarde ! Ses yeux coulent ; il y a sûrement une escarbille dedans, regarde bien, insista-t-il.

Iza aussi était inquiète ; elle souleva délicatement les paupières et examina attentivement les yeux de la fillette.

— Tu as mal ? demanda-t-elle, ne relevant nulle trace d’inflammation ou de poussière.

— Non, je n’ai pas mal, répondit l’enfant en reniflant.

Elle ne comprenait pas ce qui les préoccupait tant, mais elle était heureuse que l’on prît soin d’elle, malgré la colère de Creb.

— Pourquoi Creb est-il méchant ? demanda-t-elle entre deux sanglots.

— Tu dois apprendre les bonnes manières, expliqua Iza, l’air sévère. Il n’est pas poli de regarder chez les autres pour voir ce qu’ils disent. Tu dois apprendre : quand l’homme parle, la femme baisse la tête, comme cela, lui montra Iza. Seuls les bébés peuvent regarder, mais toi, tu es une grande fille, Ayla.

— Creb n’est pas content ? Creb ne s’occupera plus de moi ? demanda Ayla en fondant en larmes de plus belle.

— Mais non, Creb continuera à prendre soin de toi. Et moi aussi, lui répondit-elle, sentant le désarroi profond de la petite fille. Creb cherche seulement à t’apprendre les coutumes du clan, ajouta-t-elle en la prenant dans ses bras.

Elle serra un long moment contre elle la fillette qui donnait libre cours à son chagrin, puis elle lui lava les yeux avec un peu d’eau douce et s’assura qu’ils n’étaient pas infectés.

— Qu’a-t-elle aux yeux ? s’enquit Creb. Elle est malade ?

— Elle pensait que tu ne l’aimais plus, que tu étais en colère contre elle. C’est ce qui a dû lui faire mal aux yeux. Les yeux clairs comme les siens sont probablement plus fragiles que les nôtres. Mais je n’y vois aucune inflammation et elle n’a pas mal. Je crois que la tristesse est seule responsable de ses larmes, expliqua Iza.

— La tristesse ? C’est la tristesse qui lui fait mal aux yeux ? Parce qu’elle croyait que je ne l’aimais plus ?

Creb était pour le moins perplexe. Ayla était-elle malade ? Pourtant elle avait toutes les apparences d’une enfant en bonne santé, et personne n’avait jamais éprouvé de malaise physique à l’idée de ne pas être aimé par Mog-ur. Non, personne, hormis Iza, ne lui avait jamais manifesté d’attachement particulier. On le craignait, on le respectait, mais il n’était pas un seul membre du clan qui eût désiré se faire aimer de lui au point d’en avoir mal aux yeux. Iza avait probablement raison, des yeux clairs comme ceux d’Ayla devaient être fragiles. Je dois lui faire comprendre que je l’ai grondée pour son bien, afin qu’elle se conduise dans le clan selon les règles établies. Si elle continue de mal se comporter, Brun finira par la chasser. Il en a le pouvoir. Je n’aurais jamais pensé qu’elle puisse s’imaginer que je ne l’aime plus. Je l’aime, cette petite, s’avoua Creb. Oui, aussi bizarre soit-elle, je l’aime énormément.

Telles étaient les pensées de Mog-ur tandis qu’Ayla s’approchait timidement, la tête baissée. Elle s’arrêta devant lui et leva vers le sorcier des yeux tristes encore remplis de larmes.

— Je ne regarderai plus chez les autres, déclara-t-elle par gestes. Tu n’es pas fâché ?

— Non, répondit-il de la même manière. Je ne suis pas fâché, Ayla. Mais tu fais désormais partie du clan, tu appartiens à mon foyer. Tu dois apprendre notre langage et nos coutumes aussi. Comprends-tu ?

— Tu vas continuer à t’occuper de moi ? demanda-t-elle. Tu m’aimes ?

— Oui, Ayla, je t’aime.

Un large sourire illumina le visage de la fillette qui tendit les bras vers le vieil homme et l’embrassa, puis grimpa sur ses genoux et s’y pelotonna tendrement.

Creb avait toujours manifesté un grand intérêt pour les enfants. Dans ses fonctions de mog-ur, il révélait rarement un totem d’enfant qui ne parût pas parfaitement approprié aux yeux de la mère. Le clan attribuait la justesse de vue de Mog-ur à ses pouvoirs magiques, mais toute son habileté résidait dans ses facultés d’observation. Il était très attentif aux enfants dès leur naissance, mais le vieil infirme qu’il était n’avait jamais connu la joie des parents à bercer leurs petits dans leurs bras.

Épuisé par tant d’émotions, Ayla s’abandonna au sommeil, rassurée par la chaude présence du vieil homme. Il remplaçait dans son cœur celle d’un homme dont le souvenir subsistait toujours dans un recoin de sa mémoire. En contemplant le visage paisible et confiant de l’enfant blottie contre lui, Creb sentit naître à son égard une affection profonde, aussi forte que s’il se fût agi de sa propre fille.

— Iza, appela-t-il doucement.

Mais il ne tendit l’enfant endormie à la femme qu’après l’avoir serrée encore un moment contre sa poitrine.

— Sa maladie l’a fatiguée, dit-il après que sa sœur eut étendu Ayla dans la fourrure. Veille à ce qu’elle se repose demain et tu examineras de nouveau ses yeux.

— Oui, Creb, répondit Iza d’un signe de tête.

Iza adorait son frère infortuné. Elle connaissait mieux que personne les trésors de bonté, dissimulés derrière une apparence rebutante, que renfermait son cœur. Elle était heureuse qu’il eût enfin trouvé quelqu’un à aimer, quelqu’un dont il fût aimé, et sa joie resserra encore les liens qui l’unissaient à la fillette.

Depuis son enfance, Iza n’avait plus jamais ressenti un bonheur semblable. Seule venait l’assombrir la peur lancinante de donner le jour à un garçon qui serait alors élevé par un chasseur. Malgré les prières ferventes qu’elle adressait quotidiennement à son totem, elle ne parvenait pas à dominer son inquiétude. Elle était la sœur de Brun ; leur mère avait été la compagne du chef auquel Brun avait succédé. S’il arrivait quelque malheur à Broud ou si la compagne de ce dernier n’avait pas d’enfant mâle, le commandement du clan reviendrait au fils d’Iza, si elle en avait un. Brun serait dans ce cas forcé de la donner, elle et l’enfant, à l’un des chasseurs, à moins qu’il ne la prît dans son propre foyer.


A mesure que l’été avançait, la petite fille commença non seulement à apprendre le langage, mais aussi les coutumes de son peuple adoptif, grâce à la douce patience de Creb et à sa propre volonté. Apprendre à détourner les yeux quand il le fallait, de manière à laisser les membres du clan jouir de la seule intimité possible, telle fut la première des nombreuses et difficiles leçons qu’elle dut assimiler. Il lui fallut aussi maîtriser sa curiosité naturelle et son enthousiasme débordant pour afficher la docilité de rigueur parmi les femmes.

Creb et Iza en apprirent également beaucoup. Ils découvrirent que lorsque Ayla faisait, en retroussant les lèvres, certaines grimaces accompagnées de sons étranges, elle voulait leur communiquer sa joie. Mais ils ne s’habituèrent jamais à la voir pleurer quand elle était triste. Iza en conclut que cette particularité était propre aux yeux clairs qui caractérisaient les Autres. Pour plus de sécurité, elle lui baignait les yeux avec une décoction de cette plante qu’elle trouvait dans les bois. Cette plante qui poussait dans l’ombre dense des sous-bois tirait sa substance des végétaux en décomposition, et sa texture cireuse noircissait au toucher, mais Iza ne connaissait pas de meilleur remède pour les yeux enflammés que le suc contenu dans sa tige.

Ayla ne pleurait pas souvent et faisait tout son possible pour contenir ses larmes qui, elle le savait, non seulement affligeaient les deux êtres qu’elle aimait, mais représentaient aux yeux de la communauté une anomalie inacceptable. Elle tenait par-dessus tout à se faire accepter du clan, encore hostile et méfiant devant ses particularités.

Si les hommes éprouvaient une extrême curiosité à son égard, il était incompatible avec leur dignité de manifester le moindre intérêt pour cette enfant de sexe féminin, et Ayla s’appliquait à les ignorer de la même manière. Quant à Brun, s’il lui témoignait un peu plus de curiosité que les autres, il lui faisait toujours peur. Elle le trouvait sévère et hermétique à ses avances, contrairement à Creb. Elle ne pouvait pas savoir combien Mog-ur paraissait plus distant et rébarbatif que Brun aux yeux du clan, consterné par l’intimité qui semblait régner entre le sorcier et la fillette étrangère. Mais s’il était quelqu’un qu’elle n’aimait pas du tout, c’était le jeune homme qui vivait au foyer de Brun.

Ce fut avec les femmes qu’elle parvint d’abord à se lier d’amitié, du fait qu’elle passait la majeure partie de son temps en leur compagnie. A l’exception des moments où elle se trouvait dans le foyer de Creb ou de ceux pendant lesquels la guérisseuse l’emmenait cueillir des plantes, Ayla partageait la vie des femmes du clan. Au début, Ayla se contentait de suivre la guérisseuse partout où elle allait et regardait les femmes dépecer les animaux, tanner les peaux, découper en spirale des lanières de cuir, tresser des paniers, des nattes ou des filets, façonner des bols dans des rondins de bois, cueillir les plantes sauvages, préparer les repas, conserver la viande, faire sécher les légumineuses pour l’hiver et répondre au désir de tout homme qui leur demandait un service. Mais lorsque les femmes découvrirent le féroce appétit de connaissances de la petite fille, elles ne se contentèrent pas de lui apprendre le langage, mais s’appliquèrent à lui transmettre leur savoir pratique.

Ayla n’était pas aussi forte que les femmes et les enfants du clan, car elle ne possédait pas leur puissante musculature, mais elle était étonnamment adroite et souple. S’il lui était difficile d’accomplir certaines tâches pénibles, elle se montrait extrêmement habile à son âge pour tresser les paniers ou découper des lanières d’une largeur parfaitement régulière. Elle gagna rapidement l’amitié d’Ika, qui l’autorisa à s’occuper du petit Borg lorsqu’elle s’aperçut de l’intérêt qu’Ayla portait à l’enfant. Ovra, malgré sa réserve, ainsi qu’Uka se montraient particulièrement compatissantes envers cette enfant qui avait perdu toute sa famille. Mais Ayla n’avait pas de compagne de jeu.

Son premier élan d’amitié envers Oga se refroidit après l’inauguration de la caverne, car Oga se vit obligée de choisir entre Broud et Ayla. Si elle ressentait une profonde sympathie envers cette fillette, dont le destin était comparable au sien, elle ne pouvait ignorer plus longtemps les sentiments de Broud à son égard. Et elle préféra éviter la compagnie de la petite orpheline, afin de plaire à l’homme dont elle espérait devenir la compagne.

Ayla n’aimait pas particulièrement jouer avec Vorn, à peine d’un an son cadet, mais pour lequel jouer consistait à reproduire le comportement des hommes envers les femmes, ce qu’Ayla avait le plus grand mal à accepter. Lorsqu’elle refusait de se plier aux caprices du garçon, elle s’attirait à la fois la colère des hommes et celle des femmes, et plus spécialement celle d’Aga, la mère de Vorn. Elle était fière que son fils se conduise déjà « comme un homme », et elle faisait grand cas des sentiments hostiles de Broud envers Ayla. Si un jour Broud devenait le chef du clan, son fils serait alors son favori et peut-être son second. Aga ne négligeait aucun moyen pour mettre son fils en avant, allant jusqu’à réprimander Ayla quand Broud se trouvait dans les parages, de même qu’elle s’empressait de rappeler Vorn, si d’aventure celui-ci jouait avec Ayla alors que Broud n’était pas loin.

Parmi tous les gestes et les signes appris par Ayla, il y en eut un qu’elle acquit par sa seule observation.

Un après-midi, alors qu’elle observait du coin de l’œil Ika jouant avec Borg, elle remarqua que la jeune mère apprenait un nouveau signe au bébé. Quand ce dernier fut parvenu à imiter le mouvement d’une manière qui parut satisfaire sa mère, celle-ci attira l’attention des autres femmes pour montrer les progrès de son rejeton en manifestant une grande fierté. Plus tard, dans la même journée, Ayla vit Vorn accourir vers Aga et lui adresser le même signe, un signe que faisait également Ovra en parlant à Uka.

Ce soir-là, elle s’approcha timidement d’Iza, et quand la guérisseuse tourna la tête vers elle, Ayla reproduisit le geste qu’elle avait observé. Iza écarquilla de grands yeux.

— Creb, quand lui as-tu appris à m’appeler maman ? demanda-t-elle à son frère.

— Je ne lui ai pas appris cela, Iza, répondit Creb. Elle a dû l’apprendre toute seule.

Iza se tourna vers la fillette.

— Tu as appris ça toute seule ?

— Oui, maman, dit Ayla en refaisant ce signe dont elle soupçonnait seulement la signification.

Ce dont elle était sûre, c’est que les jeunes enfants l’utilisaient à l’adresse des femmes qui leur étaient les plus proches. Bien que le souvenir de sa mère fût profondément refoulé dans sa mémoire, son cœur en avait gardé l’empreinte.

Iza, restée si longtemps sans enfant, en fut fortement émue.

— Ma fille, dit-elle en la prenant dans ses bras. Mon enfant. Ah Creb, je savais bien qu’elle était ma fille. Ne te l’avais-je pas dit ? Les esprits l’ont placée sur mon chemin, j’en suis sûre.

Creb ne chercha pas à la persuader du contraire. Peut-être avait-elle raison.

Après ce soir-là, la petite fille connut des nuits plus calmes, même si de temps à autre les cauchemars revenaient troubler son sommeil. Il y en avait deux qu’elle refaisait souvent. Dans le premier, elle se trouvait prisonnière dans une minuscule cavité et tentait d’échapper à une énorme patte armée de griffes acérées. Dans le deuxième, le sol tremblait sous ses pieds, elle se sentait perdue et criait dans son étrange langue. Au début, quand elle se réveillait en sursaut, elle continuait de parler son langage sans en prendre conscience, puis à mesure qu’elle apprenait le mode d’expression en vigueur dans le clan, ce fut par gestes qu’elle s’exprima dans ses rêves.


L’été passa, brûlant et court, cédant la place aux gelées matinales de l’automne, à son air vif et piquant, aux ors et aux roux qui éclaboussaient les frondaisons. Quelques neiges précoces, vite balayées par de fortes pluies saisonnières, annoncèrent l’arrivée du froid. Puis, lorsqu’il ne resta plus aux branches dénudées que quelques feuilles tenaces, un bref intermède ensoleillé vint rappeler une dernière fois les chaleurs de l’été avant l’arrivée des vents glacés et des froids rigoureux interdisant la plupart des activités en plein air.

Le clan se tenait dehors, savourant la tiédeur du soleil. Installées devant la caverne, les femmes vannaient le grain moissonné dans les steppes de la vallée. Un brutal coup de vent fit tourbillonner un amas de feuilles mortes, prêtant une apparence de vie aux vestiges de la richesse estivale. Profitant de la rafale, les femmes firent sauter le grain dans leurs larges paniers à fond plat, laissant la balle s’envoler.

Iza, penchée derrière Ayla, lui montrait comment procéder. Ayla sentait parfaitement le ventre dur de la femme dans son dos, et elle sentit également la violente contraction qui obligea Iza à s’arrêter soudain. Un instant plus tard, celle-ci quitta le groupe, suivie par Ebra et Uka. La petite fille jeta un regard inquiet aux hommes qui venaient d’interrompre leur conversation pour suivre des yeux les trois femmes, s’attendant à ce qu’ils les réprimandent pour abandonner leur tâche. Mais bizarrement, ils s’abstinrent de tout commentaire. Ayla en profita pour suivre le mouvement.

A l’intérieur de la caverne, Iza reposait sur sa fourrure, entourée d’Ebra et d’Uka. Ayla se demandait pourquoi elle s’alitait ainsi au milieu de la journée et elle s’inquiétait d’autant plus qu’elle voyait une expression douloureuse sur le visage de sa mère adoptive, en proie à une nouvelle contraction.

Ebra et Uka bavardaient avec Iza de choses et d’autres, s’entretenant des réserves pour l’hiver et du changement de saison. Mais Ayla en savait assez pour deviner à leurs mines qu’il se passait quelque chose d’inhabituel, et elle décida que rien ne l’empêcherait d’élucider ce mystère. Elle attendit donc, assise aux pieds d’Iza.

Vers la fin de l’après-midi, Ika vint voir la guérisseuse avec Borg sur la hanche, puis Aga arriva avec sa fille Ona. Les deux femmes s’installèrent pour tenir compagnie à Iza tout en allaitant leurs enfants. Ovra et Oga les rejoignirent sans tarder, curieuses et inquiètes à la fois. Bien que la fille d’Uka n’eût pas encore de compagnon, elle était adulte, et Ovra savait qu’elle pouvait dès maintenant donner la vie. Oga serait, elle, bientôt une femme, et toutes deux étaient remplies de curiosité et d’intérêt pour l’événement qui se préparait.

Quand Vorn vit Aba rejoindre le petit groupe et s’asseoir à côté de sa fille, il voulut savoir pourquoi toutes les femmes se trouvaient au foyer de Mog-ur. Il se rendit là-bas et grimpa sur les genoux d’Aga à côté de sa petite sœur, qui était en train de téter. Mais ne voyant rien d’intéressant, hormis la guérisseuse allongée sur sa couche, il se lassa rapidement et s’éloigna.

Quelque temps après, les femmes allèrent préparer le repas. Uka resta auprès d’Iza, tandis qu’Ebra et Oga ne cessaient de lui jeter des regards discrets tout en faisant la cuisine. Ebra servit le repas de Creb et de Brun, puis apporta de quoi manger à Uka, Iza et Ayla ; Ovra s’occupa du repas du compagnon de sa mère, mais elle regagna rapidement le foyer d’Iza en compagnie d’Oga. Elles tenaient fermement à voir ce qui allait se passer et s’assirent à côté d’Ayla, qui n’avait pas bougé de sa place.

Iza s’était contentée de quelques gorgées d’infusion. Sans grande faim, Ayla grignotait quelques miettes, l’estomac serré. Elle n’avait toujours pas compris ce qui allait se produire, se demandant pourquoi Iza ne se levait pas pour préparer le repas de Creb, et pourquoi Creb se trouvait dans le foyer de Brun au lieu de prier les esprits pour qu’elle guérisse vite.

Le travail avait commencé. Iza respirait par saccades, sans lâcher la main des deux femmes. Tous les membres du clan se tenaient sur le qui-vive tandis que la nuit tombait. Les hommes, groupés autour du feu qui brûlait chez Brun, semblaient plongés dans une grande discussion, mais les regards furtifs qu’ils jetaient aux femmes de temps en temps trahissaient leur véritable préoccupation. Les femmes allaient et venaient auprès d’Iza, attendant que la guérisseuse accouche.

Il faisait déjà grand nuit quand, soudain, un redoublement d’activité troubla le silence attentif. Ebra étendit une autre peau sous Iza, tandis qu’Uka soutenait la femme qui haletait violemment, en poussant très fort et en criant sous la douleur. Ayla tremblait d’émotion, assise entre Ovra et Oga. Iza prit une profonde inspiration et, grinçant des dents, tous les muscles bandés, elle poussa si vivement que le sommet de la tête du nouveau-né apparut en même temps que son ventre se vidait du liquide amniotique. Le reste fut plus facile, et Iza délivra le corps humide et luisant d’un tout petit enfant qui gigotait comme un ver.

Une dernière poussée expulsa une masse sanguinolente. Iza, épuisée, se laissa retomber sur sa couche, pendant qu’Ebra soulevait le bébé et, lui glissant un doigt dans la bouche, en chassait la glaire avant de le déposer sur le ventre de sa mère. Puis elle donna de petites claques sur les pieds du nouveau-né qui ouvrit aussitôt la bouche et poussa un braillement sonore annonçant son éveil à la vie. Ebra attacha un morceau de tendon teint en rouge au cordon ombilical qu’elle coupa avec les dents pour le détacher du placenta et souleva l’enfant pour le montrer à sa mère. Puis elle retourna dans son foyer pour faire part à son compagnon de l’heureuse naissance et lui dévoiler le sexe de l’enfant. Elle s’accroupit devant Brun, baissa la tête et ne la releva que lorsque, d’une tape sur l’épaule, il lui fit signe de parler.

Загрузка...