9

A lors l’Esprit de la Neige poudreuse vainquit celui de la Neige cristalline qui, à quelque temps de là, donna naissance loin au nord à la Montagne de Glace. Mais l’Esprit du Soleil détestait cette enfant étincelante qui ne cessait de s’étendre à mesure qu’elle grandissait, repoussant la chaleur de ses rayons et empêchant l’herbe de croître. Alors, le Soleil se jura de faire disparaître la Montagne de Glace, mais l’Esprit du Gros Nuage, frère de la Neige cristalline, apprit que le Soleil voulait tuer l’enfant. Et lorsque le Soleil se trouva au point culminant de sa puissance, en plein été, l’Esprit du Gros Nuage engagea le combat contre lui pour sauver la vie de la Montagne de Glace.

Uba sur les genoux, Ayla écoutait, captivée, la légende familière. C’était sa légende préférée, celle qu’elle ne se lassait pas d’entendre. Mais l’intrépide gamine d’un an et demi qu’elle tenait dans ses bras semblait plus intéressée par ses longs cheveux blonds qu’elle tirait allégrement. Ayla dégagea de sa chevelure les petits doigts, sans quitter des yeux le vieux Dorv qui, debout près du feu, mimait de façon théâtrale devant le clan les péripéties d’une histoire qu’il avait maintes fois racontée.

Certains jours, le Soleil gagnait la bataille après avoir réduit en eau la glace dure, ôtant peu à peu la vie à la Montagne de Glace. Mais certains autres, le Gros Nuage l’emportait sur son rival, faisant écran entre lui et la Montagne de Glace. Si en été la Montagne de Glace mourait de faim et perdait considérablement de ses forces, en hiver sa mère lui apportait de quoi se nourrir et retrouver la santé. Et chaque été, le Soleil luttait avec moins de succès contre le Gros Nuage. Ainsi, au début de chaque hiver, la Montagne de Glace était-elle un peu plus grosse que l’hiver précédent et recouvrait-elle davantage les terres tous les ans.

A mesure qu’elle envahissait l’espace, les vents froids se levaient et la neige tourbillonnait. Et la Montagne avançait toujours, se rapprochant petit à petit des lieux habités par le Peuple du Clan.

Un frisson parcourut l’auditoire blotti autour du feu. Instinctivement, des têtes rentrèrent dans les épaules, comme sous une bourrasque de neige.

Personne ne savait que faire. « Pourquoi les esprits ne nous protègent-ils plus ? Qu’avons-nous fait pour mériter leur colère ? » se demandaient-ils. Alors, le mog-ur décida de partir à la rencontre des esprits afin de leur parler. Il resta absent très longtemps. Tout le monde guettait son retour avec impatience, surtout les jeunes hommes.

Parmi ces derniers, Durc était le plus impatient.

— Le mog-ur ne reviendra jamais, dit-il. Nos totems n’aiment pas le froid. Ils sont partis. Nous devrions en faire autant.

— Nous ne pouvons pas quitter notre abri, dit le chef. C’est là que notre clan a toujours vécu. C’est la demeure des esprits de nos totems. Ils ne sont pas partis. Ils ne sont pas contents de nous, mais ils le seront encore moins sans feu ni lieu. Nous ne pouvons pas nous en aller et les emmener avec nous. De plus, où irions-nous ?

— Nos totems sont déjà partis, insista Durc. Ils reviendront peut-être si nous trouvons des lieux plus cléments. Nous pouvons aller vers le sud, en suivant les oiseaux chassés par le froid de l’automne ; ou vers l’est, au pays du Soleil. Nous devons aller là où la Montagne de Glace ne pourra jamais nous atteindre. Elle se déplace très lentement, tandis que nous, nous filons comme le vent. Elle ne pourra jamais nous rattraper. Si nous restons ici, nous gèlerons sur place.

— Non. Nous devons attendre le mog-ur. Il nous dira ce qu’il faut faire, ordonna le chef.

Mais Durc ne voulait pas écouter cet avis sage. A force d’exhortations, il parvint à rallier à sa cause quelques membres du clan qui décidèrent de partir avec lui.

— Restez, suppliaient les autres. Attendez le retour du mog-ur. Durc refusa de les écouter.

— Le mog-ur ne trouvera jamais les esprits. Il ne reviendra jamais. Nous partons sur-le-champ. Venez donc chercher avec nous un endroit inaccessible à la Montagne de Glace.

— Non, répliquèrent-ils. Nous attendrons ici.

Les mères et leurs compagnons pleurèrent les jeunes hommes et les jeunes femmes qui partirent, assurés de ne jamais les revoir. Ils attendirent encore longtemps le retour du mog-ur et, à mesure que le temps passait, ils se mirent à douter de le revoir jamais et se demandèrent s’ils n’auraient pas mieux fait de suivre Durc.

Mais un jour le clan vit arriver un étrange animal, si étrange qu’il n’avait pas peur du feu. Lorsqu’il s’approcha on s’aperçut que ce n’était pas un animal : c’était le mog-ur, vêtu d’une peau d’ours des cavernes ! Il avait fini par revenir. Et il raconta au clan ce qu’Ursus, l’Esprit du Grand Ours des Cavernes, lui avait révélé.

Ursus leur enseigna à vivre dans les cavernes, à porter des vêtements de peaux de bêtes, à chasser et à faire la cueillette en été pour amasser des provisions en prévision de l’hiver. Le Peuple du Clan n’oublia jamais la leçon d’Ursus, et la Montagne de Glace, malgré tous ses efforts, ne parvint jamais à chasser notre peuple de chez lui.

Alors la Montagne de Glace finit par abandonner la lutte. Elle boudait et ne voulait plus se battre avec le Soleil. L’Esprit du Gros Nuage, mécontent, refusa désormais de la défendre. Elle retourna chez elle, loin vers le nord, et le froid la suivit. Radieux de sa victoire, le Soleil la poursuivit tout le long du chemin, et la Montagne de Glace n’ayant plus nulle part où se réfugier, fut obligée de s’avouer vaincue. Et pendant longtemps, longtemps, il n’y eut plus jamais d’hiver, seulement un éternel été.

Mais la Neige cristalline regrettait la perte de son enfant et elle commença à s’affaiblir de chagrin. La Neige poudreuse, qui désirait un autre enfant, fit appel au Gros Nuage pour l’assister. Prenant sa sœur en pitié, il couvrit le visage du Soleil pendant que la Neige poudreuse répandait son esprit sur la Neige cristalline qui, à quelque temps de là, donna naissance à une autre Montagne de Glace. Mais cette fois, notre peuple se rappelait ce qu’Ursus lui avait enseigné. La Montagne de Glace ne chassa jamais plus ceux du Clan de chez eux.

Et qu’est-il advenu de Durc et de ses compagnons ? Certains prétendent qu’ils furent dévorés par les loups et les lions ; d’autres qu’ils se sont noyés dans des eaux profondes ; d’autres encore qu’une fois arrivés au pays du Soleil, celui-ci, furieux à l’idée que Durc et ses amis veuillent lui prendre sa terre, leur envoya une boule de feu qui les réduisit en cendres, et personne ne les revit jamais plus.

— Tu vois, Vorn, tu dois toujours écouter ta mère, Droog et Mog-ur. Tu ne dois jamais désobéir, ni quitter le clan, sous peine de disparaître à jamais.

C’était toujours sur ces mots qu’Aga concluait, à l’usage de son fils Vorn, l’édifiante histoire de Durc.

— Creb, dit Ayla, crois-tu que Durc et ses compagnons ont découvert un nouvel endroit pour vivre ? Il a disparu, c’est vrai, mais personne ne l’a vu mourir, n’est-ce pas ? Il n’est peut-être pas mort ?

— Il est vrai que personne ne l’a vu mourir, Ayla, mais il est très difficile de chasser à deux ou trois hommes seulement. Ils auront pu tuer suffisamment de petit gibier durant les mois d’été, mais ils ont dû avoir beaucoup de mal avec le gros gibier, indispensable pour passer l’hiver. En outre, ils ont dû traverser de nombreux hivers avant d’atteindre le pays du Soleil. Et tu sais que les totems ont besoin d’un endroit pour vivre. Ils s’éloignent de ceux qui errent à l’aventure. Aimerais-tu que ton totem te quitte ?

— Mais mon totem ne m’a pas abandonnée, même quand j’étais toute seule et sans abri, rétorqua Ayla en portant spontanément la main à son amulette.

— C’est parce qu’il voulait t’éprouver. Il t’a trouvé un nouveau foyer, n’est-ce pas ? Le Lion des Cavernes est un totem très puissant, Ayla. Il t’a choisie lui-même et peut donc te protéger à tout moment. Mais en général, les totems préfèrent résider dans une demeure fixe. Si tu es très attentive, le tien t’aidera et te dictera ce que tu as de mieux à faire.

— Comment le saurai-je, Creb ? demanda Ayla. Je n’ai jamais vu l’Esprit du Lion des Cavernes. Comment peut-on savoir quand un totem vous dit quelque chose ?

— Tu ne peux pas voir l’esprit de ton totem parce qu’il fait partie de toi, qu’il est en toi. Mais il peut te parler si tu sais l’écouter. Si tu dois prendre une décision, il est là pour t’aider. Il te fera savoir à sa manière si tu as fait le bon choix.

— Mais par quel signe il me le fera savoir ?

— C’est difficile à dire. En général, il te le signifie par quelque chose d’inhabituel ou d’étrange. Ce peut être une pierre que tu n’as jamais vue auparavant ou bien une racine à la forme bizarre qui prendra un sens pour toi. Tu dois réussir à le comprendre avec ton cœur et ton esprit, non avec tes yeux et tes oreilles. C’est ainsi que tu sauras ce qu’il faut faire. Toi seule es capable de comprendre ton totem, personne ne peut le faire à ta place. Mais à chaque fois que tu trouveras un signe de lui, ajoute-le à ton amulette, cela te portera bonheur.

— Et toi, Creb, tu as des signes avec ton amulette ? demanda la fillette en fixant d’un œil curieux la petite bourse rebondie qui pendait au cou du sorcier.

— Oui, acquiesça-t-il. J’ai une dent d’ours des cavernes que j’ai trouvée quand je suis devenu le servant du mog-ur précédent. Elle s’était détachée de la mâchoire et se trouvait par terre, à mes pieds. Elle est en parfait état. C’est comme ça qu’Ursus m’a fait savoir que ma décision était la bonne.

— Tu crois que mon totem m’enverra aussi des signes ?

— Personne ne le sait. Mais ce n’est pas impossible ; le jour où tu auras une grave décision à prendre, ton totem t’y aidera peut-être si tu as conservé ton amulette sur toi. Fais bien attention de ne jamais la perdre, Ayla. Elle contient une partie de ton esprit et c’est grâce à elle qu’il pourra te retrouver où que tu sois. Si tu la perds, il perdra son chemin et regagnera le monde des esprits. Si tu ne la retrouves pas très vite, tu mourras.

Ayla frissonna. Elle porta la main à la petite bourse qui pendait à son cou en se demandant si elle rencontrerait jamais un signe de son totem.

— Crois-tu que le totem de Durc lui avait signifié qu’il pouvait partir au pays du Soleil ?

— Personne ne saurait le dire, Ayla. Cela ne fait pas partie de la légende.

— Je trouve que Durc a eu beaucoup de courage de partir à la recherche d’un pays plus doux, déclara Ayla.

— Il était peut-être courageux, mais bien imprudent, répondit Creb. Pourquoi quitter son clan et la demeure de ses ancêtres ? Pour découvrir autre chose ? Les jeunes trouvent toujours à Durc de la bravoure, mais avec l’âge et la sagesse, ils changent d’avis.

— Moi, je l’aime parce qu’il était différent, dit Ayla. C’est en tout cas ma légende préférée.

Ayla se leva pour suivre les femmes qui allaient préparer le repas du soir. Creb, perplexe, la suivit des yeux en secouant la tête d’un air de dépit. Chaque fois qu’elle paraissait sur le point de comprendre et de se soumettre aux coutumes du clan, elle faisait ou disait quelque chose qui incitait le sorcier à douter d’elle. Ainsi dans cette légende destinée à illustrer l’erreur de chercher à bouleverser les traditions, Ayla admirait l’intrépidité du jeune homme, avide de changement. Quand adopterait-elle une fois pour toutes les idées du clan ? se demandait-il. Elle avait pourtant appris tellement de choses en si peu de temps.

Dès l’âge de sept ou huit ans, les petites filles du clan étaient censées posséder tout le savoir pratique des femmes adultes. Peu après, d’ailleurs, la plupart d’entre elles devenaient en âge de s’accoupler. Depuis deux années qu’Iza l’avait recueillie, Ayla avait appris à trouver seule sa nourriture, à la préparer et à la conserver. Elle savait également faire de nombreuses autres choses, et cela aussi bien que les jeunes filles du clan.

Elle savait dépecer et tailler une peau pour en faire des vêtements, des couvertures et des sacs. Elle était capable de découper dans une seule peau des lanières de largeur régulière. Les cordes qu’elle fabriquait avec les poils, les tendons ou les écorces fibreuses étaient solides et lourdes, ou fines et légères, en fonction des besoins. Elle excellait dans le tressage des paniers, des nattes et des filets. Elle savait également tailler une pierre pour confectionner un coup-de-poing ou un couteau tranchant qui faisait l’admiration de Droog lui-même. Elle pouvait encore creuser des écuelles dans des souches d’arbre et les polir. Elle était capable de faire du feu en faisant tourner vivement entre ses mains la pointe d’une baguette contre une pièce de bois, jusqu’à l’obtention d’un charbon fumant avec lequel elle parvenait à enflammer des brindilles sèches. Et, à la grande surprise de tous, elle assimilait le savoir thérapeutique d’Iza avec une facilité déconcertante. Iza avait raison, songeait Creb, la petite n’a pas besoin de mémoire pour apprendre.


Ayla était occupée à couper des racines en morceaux pour les faire bouillir dans un récipient suspendu au-dessus du feu. Une fois enlevées les parties moisies, il ne restait plus grand-chose. Le fond de la caverne avait beau être frais et sec, les légumes entreposés n’en pourrissaient pas moins vers la fin de l’hiver. La petite fille commençait à rêver de la saison prochaine. Elle avait remarqué la présence d’un filet d’eau dans la rivière encore gelée, signe qu’elle ne serait pas longue à se libérer de la glace. Il lui tardait de retrouver la saveur des premiers légumes, des bourgeons, de la résine sucrée de l’érable que l’on recueillait pour la faire bouillir dans de grands récipients en peau jusqu’à ce qu’elle se transforme en un épais sirop, conservé dans des pots faits d’écorce de bouleau. Le bouleau lui-même fournissait un sirop, mais moins bon que l’érable.

Ayla n’était pas la seule à déplorer la longueur de ce pénible hiver, qui confinait le clan à l’intérieur de la caverne. Au lever du jour, le vent du sud avait commencé à souffler, porteur de la douce et tiède odeur de la mer proche. Les longues stalactites qui obstruaient partiellement l’entrée de la grotte commencèrent de fondre. Mais un peu plus tard dans la matinée, la température chuta brusquement, gelant de nouveau les pointes acérées. Néanmoins, chacun avait senti dans cette brise l’approche imminente du printemps.

Les femmes travaillaient en bavardant, conversant à leur habitude avec leurs mains, à l’aide de gestes brefs et éloquents, sans pour autant interrompre un seul instant leurs tâches. Vers la fin de l’hiver, au moment où venaient à s’épuiser les provisions, elles avaient coutume de mettre en commun leurs réserves et de faire la cuisine ensemble tout en continuant à manger séparément, sauf à l’occasion d’événements particuliers. Les festins étaient plus nombreux en hiver, agréable façon de rompre la monotonie des jours. Le clan avait largement de quoi manger. Entre deux tempêtes de neige, les chasseurs parvenaient à rapporter à la caverne quelque menu gibier ou un vieux daim, dont on aurait d’ailleurs fort bien pu se passer, étant donné l’abondance de viande séchée en réserve. La vieille Aba racontait une histoire aux femmes, dont le goût pour les légendes du clan avait été réveillé par le récit que venait de faire Dorv.

« ... Mais l’enfant était difforme. Alors, obéissant aux ordres du chef, sa mère l’emporta, la mort dans l’âme, décidée à ne pas le laisser mourir. Elle grimpa dans un arbre et l’attacha aux branches les plus hautes, inaccessibles même aux chats sauvages. Le bébé se mit à pleurer à son départ et eut si faim au cours de la nuit qu’il hurla comme un loup, empêchant tout le monde de dormir. Il brailla jour et nuit, mais tant qu’il pleurait et criait, sa mère le savait vivant.

Le jour où il devait recevoir un nom, la mère s’empressa de grimper dans l’arbre, très tôt le matin. Et non seulement son fils était encore en vie, mais son infirmité avait disparu ! Il était devenu normal et bien portant. Le chef, qui n’avait pas voulu de l’enfant dans le clan, fut obligé de l’accepter et de lui faire donner un nom. Par la suite, l’enfant devint chef à son tour et il fut toujours reconnaissant à sa mère de lui avoir évité une mort certaine. Il lui remettait une part de ses chasses et ne la battit ni ne la réprimanda jamais, et il la traita toujours avec le plus grand respect, conclut Aba.

— Quel enfant pourrait survivre sans manger dans les premiers jours après sa naissance ? demanda Oga en jetant un regard sur son robuste petit Brac, qui venait de s’endormir. Et comment a-t-il pu devenir chef si sa mère n’était pas déjà la compagne du chef ?

Oga était particulièrement fière de son nouveau-né, et Broud plus fier encore que sa compagne ait si rapidement donné naissance à un fils. Brun lui-même se départait quelque peu de sa dignité en contemplant l’enfant qui assurerait la pérennité de la direction du clan.

— Qui serait le futur chef si tu n’avais pas eu Brac, Oga ? lui demanda Ovra. Et si tu n’avais eu que des filles ? Il se peut fort bien que cette femme ait été l’épouse du second ou bien qu’il soit arrivé malheur au chef...

Ovra enviait un peu cette femme plus jeune qu’elle-même, qui venait d’avoir un enfant de Broud, alors qu’elle-même attendait encore d’en avoir un de Goov avec lequel elle s’était pourtant unie bien avant Broud et Oga.

— De toute façon, comment un enfant difforme peut-il devenir soudain normal et en bonne santé ? rétorqua Oga.

— Je crois que cette histoire a été inventée par une femme qui avait un enfant anormal et souhaitait qu’il en fût autrement, dit Iza.

— C’est une légende très ancienne, Iza, répliqua Aba, désireuse de défendre son récit. Elle est transmise de génération en génération. Et ce qui se passait il y a bien longtemps ne peut probablement plus se produire aujourd’hui. Comment savoir ?

— Certaines choses étaient peut-être différentes il y a très longtemps, Aba, mais je pense qu’Oga a raison, dit Iza. Un bébé né difforme ne peut pas devenir subitement normal, et il est peu vraisemblable qu’il puisse survivre tout ce temps sans être alimenté. Mais il est vrai que cette histoire est très ancienne. Qui sait, elle contient peut-être une part de vérité.

Une fois le repas prêt, Iza prit sa part pour l’emporter au foyer de Creb, Ayla sur ses talons tenant dans ses bras la turbulente petite Uba, qui était très attachée à la fillette. Elle voulait suivre Ayla partout, et celle-ci semblait ne jamais se lasser de l’enfant.

Le repas terminé, Uba se précipita sur sa mère pour téter, mais se mit bientôt à gigoter et à pleurnicher si bien qu’Iza finit par tendre le bébé à Ayla.

— Tiens, prends-la et va voir si Aga ou Oga peuvent la nourrir, lui dit-elle entre deux quintes de toux.

— Tu ne te sens pas bien, Iza ? s’inquiéta Ayla.

— Je suis beaucoup trop vieille pour pouvoir m’occuper convenablement d’un petit bébé. Je n’ai pas assez de lait. Uba a faim. La dernière fois, c’est Aga qui l’a nourrie. Amène-la donc à Oga, elle a plus de lait qu’il ne lui en faut.

Iza croisa le regard curieux de Creb mais s’empressa de détourner la tête, tandis qu’Ayla emmenait Uba à Oga, en faisant très attention à sa façon de marcher et en prenant bien soin de garder la tête baissée lorsqu’elle se présenta au foyer de Broud. Elle savait que le moindre écart de conduite lui attirerait la colère du garçon, à qui tout prétexte était bon pour la gronder ou pour la battre ; elle ne voulait surtout pas risquer qu’il lui interdise son foyer au nom de quelque inconvenance. Oga fut heureuse de nourrir l’enfant d’Iza, mais sous la surveillance sourcilleuse de Broud, il n’y eut pas de conversation possible. Une fois Uba rassasiée, Ayla la ramena chez elle et s’assit par terre en la berçant, fredonnant tout doucement pour endormir le bébé. Elle avait depuis longtemps oublié la langue qu’elle parlait en arrivant, mais fredonnait toujours en tenant la fillette dans ses bras.

— Je ne suis qu’une vieille femme qui s’aigrit, dit Iza à Ayla. J’ai conçu cette enfant trop tard, je n’ai plus de lait, et il est encore trop tôt pour la sevrer. Elle marche à peine, mais je n’ai pas le choix. Demain je t’apprendrai à lui préparer à manger. Je préférerais ne pas avoir à la confier à une autre femme.

— La confier à une autre femme ! Comment pourrais-tu donner Uba à quelqu’un d’autre ! Uba nous appartient !

— Ayla, je n’ai nulle envie de la donner à qui que ce soit, mais elle doit manger, et je ne peux plus l’allaiter. Nous ne pouvons pas la faire nourrir à la ronde par les autres femmes. Le bébé d’Oga est encore jeune, c’est pourquoi elle a beaucoup de lait. Mais quand Brac grandira, elle aura moins de lait, expliqua Iza.

— Si seulement je pouvais la nourrir moi-même !

— Ayla, je sais que tu es une grande fille mais tu n’es pas encore une femme et tu ne sembles pas prête de le devenir bientôt. Seules les femmes peuvent être mères, et seules les mères ont du lait. Nous allons donc préparer des repas spéciaux pour Uba et voir comment elle réagit. La nourriture pour les bébés doit être préparée de façon particulière. Tout doit être doux sous leurs dents de lait qui ne sont pas assez fortes pour mâcher. Il faudra tout réduire en bouillie, aussi bien la viande que les légumes et les graines. Est-ce qu’il reste encore des glands ?

— Il en restait encore la dernière fois que je suis allée voir, mais les souris et les écureuils ont dû en grignoter une bonne partie, sans compter ceux qui ont pourri.

— Prends ce que tu trouveras. Nous en ôterons le moisi, et nous les ajouterons, moulus, à la viande. Elle pourra manger des racines aussi. Heureusement l’hiver tire à sa fin et le printemps va enfin nous permettre de varier les menus !

Iza était heureuse de constater le sérieux avec lequel Ayla l’écoutait. Plus d’une fois pendant l’hiver elle lui avait été reconnaissante pour son aide empressée. Elle se demandait parfois si Ayla ne lui avait pas été envoyée par les esprits pour servir de seconde mère à cette enfant née un peu tardivement. Mais, outre son âge, sa mauvaise santé épuisait Iza, qui pourtant jamais ne parlait de cette douleur qu’elle ressentait dans la poitrine ni du sang qu’elle crachait après avoir toussé. Elle savait que Creb avait deviné qu’elle était beaucoup plus mal qu’elle ne voulait l’admettre. Comme il vieillit, lui aussi, songea-t-elle en observant le vieux sorcier. La chevelure hirsute du vieil homme était parsemée de fils argentés. L’arthrite, jointe à son infirmité, lui rendait tout déplacement horriblement douloureux. Ses dents usées commençaient à le faire souffrir. Mais Creb, depuis longtemps habitué à la douleur et à la souffrance, s’inquiétait pour Iza. Il ne pouvait s’empêcher de remarquer combien elle avait maigri, les traits tirés et les yeux profondément enfoncés dans les orbites, les bras décharnés et les cheveux grisonnants. Mais c’était sa toux qui le tourmentait le plus. Le vieil homme souhaitait ardemment lui aussi le retour du printemps et de ses douces journées ensoleillées.


L’hiver libéra enfin la terre de son étreinte glacée et le printemps déversa sur elle des pluies torrentielles. La fonte des neiges dans les montagnes environnantes grossit la rivière et transforma les abords de la cabane en un vaste bourbier. Seules les pierres plates qui en pavaient l’entrée protégeaient la grotte des infiltrations d’eau.

Mais toute la boue du monde n’aurait pu retenir le clan à l’intérieur de la caverne. Après leur longue réclusion, tous se précipitèrent dehors pour saluer les premiers rayons du soleil et la douce brise marine. Ils n’attendirent pas que la neige eût complètement fondu pour se dégourdir les jambes en pataugeant dans une mélasse glacée qui transperçait leurs chausses malgré la double couche de graisse qui les enduisait. Iza était plus occupée à soigner des rhumes en ces premiers jours de printemps qu’elle ne l’avait été de tout l’hiver.

Le paisible hiver nonchalant, consacré aux récits de légendes, aux bavardages, à la fabrication des outils et des armes, ainsi qu’à toutes sortes d’activités propres à passer le temps, faisait enfin place à l’agitation affairée du printemps. Les femmes partaient à la recherche des jeunes pousses et des tendres bourgeons, tandis que les hommes s’entraînaient pour la première grande chasse de la saison.

Uba s’accommodait parfaitement de sa nouvelle alimentation et ne tétait que de temps à autre, par habitude ou pour le plaisir de retrouver la chaleur et la sécurité du sein maternel. Bien que faible encore, Iza toussait moins. Cependant, elle ne s’éloignait guère de la caverne quand elle partait en quête de plantes. Quant à Creb, il reprit ses lentes promenades le long de la rivière, seul ou en compagnie d’Ayla, ravie par le renouveau de la nature.

Depuis qu’Iza se déplaçait moins, Ayla découvrait le plaisir des longues promenades solitaires où elle se sentait pour la première fois libérée des regards inquisiteurs du clan. Iza s’inquiétait de la savoir seule dans les bois, mais les autres femmes avaient pour tâche de ramasser de quoi manger, et les plantes médicinales ne poussaient pas toujours aux mêmes endroits que les espèces comestibles. De temps à autre Iza accompagnait la fillette, dans le but, surtout, de parfaire son apprentissage de la flore. Bien qu’Ayla portât Uba, ces sorties n’en fatiguaient pas moins la guérisseuse, qui finit par laisser à Ayla le soin de veiller à l’approvisionnement en plantes médicinales.

La fillette se joignait fréquemment aux autre femmes quand elles partaient en cueillette, mais, dès qu’elle en avait l’occasion, elle s’empressait d’exécuter au plus vite les tâches qui lui incombaient pour filer ensuite seule, dans les bois, d’où elle rapportait non seulement des végétaux qu’elle connaissait mais également d’autres qui lui étaient étrangers.

Brun ne fit à cela aucune objection directe ; il fallait bien que quelqu’un se charge d’apporter à Iza ce dont elle avait besoin pour préparer ses remèdes. Par ailleurs la maladie d’Iza ne lui avait pas échappé. Mais l’empressement d’Ayla à s’éloigner seule ne lui plaisait aucunement. Ce n’était pas dans les habitudes des femmes du clan. Ayla ne manquait jamais à ses devoirs domestiques, se tenait toujours correctement, et Brun n’avait aucun reproche à lui faire. Il sentait seulement confusément et non sans un certain malaise que le comportement, le caractère et les pensées de la fillette étaient non pas blâmables mais différents, et cela le troublait profondément. Mais que pouvait-il trouver à redire quand il la voyait arriver avec son panier rempli de plantes utiles et bénéfiques au clan ?

De temps à autre, Ayla ne ramenait pas seulement de la verdure. Sa disposition particulière envers les animaux, qui avait tant frappé le clan, s’était affirmée et imposée à tous au point que personne ne s’étonnait plus de la voir ramener une bête blessée pour la soigner. Le lapin qu’elle avait découvert juste après la naissance d’Uba fut le premier d’une longue série. Elle savait parfaitement mettre les animaux en confiance. Brun, qui ne s’était pas senti le courage de le lui interdire, ne s’éleva qu’une seule fois contre cette habitude saugrenue : le jour où elle revint avec un louveteau. La capacité de tolérance du clan s’arrêtait aux carnivores contre lesquels les chasseurs devaient défendre leurs proies. Il arrivait plus d’une fois qu’une bête traquée, peut-être même blessée, se trouve enfin à portée d’arme pour tomber au dernier moment entre les griffes d’un carnassier plus rapide. Brun ne pouvait pas permettre le sauvetage d’une bête susceptible de voler d’aventure au clan l’une de ses prises.

Un jour, alors qu’Ayla s’affairait à genoux à déterrer une racine, un lapin à la patte légèrement tordue surgit de sous un buisson et, furtivement, vint lui renifler les pieds. Se gardant de tout geste brusque, elle tendit lentement la main pour caresser l’animal. Es-tu mon lapin-Uba ? Mon bébé lapin ? pensa-t-elle. Tu es devenu grand et fort. Mais ton accident ne t’a-t-il pas appris à te montrer plus prudent ? Tu devrais te méfier des hommes, tu sais, sinon tu risques fort de te retrouver en train de rôtir au-dessus d’un feu, continua-t-elle ainsi en sentant sous ses doigts la douceur du pelage. Soudain, un coup de vent et le bruissement des buissons alertèrent l’animal, qui détala droit devant lui puis exécuta un stupéfiant demi-tour pour bondir dans la direction opposée.

— Tu cours si vite, je ne vois pas comment on pourrait t’attraper. Comment arrives-tu à faire des demi-tours pareils ? signifia-t-elle en gestes à l’adresse du lapin qui s’était évanoui dans les broussailles.

Et, comme elle éclatait de rire, elle se fit la remarque que c’était la première fois depuis longtemps qu’elle n’avait pas ri si franchement. Elle avait appris à refouler ses éclats de rire, car le bruit éveillait toujours les regards réprobateurs du clan. Durant sa promenade, ce jour-là, elle trouva plus d’un motif de se laisser aller à rire à gorge déployée.


— Ayla ! appela Iza un beau matin. Veux-tu aller me chercher de l’écorce de merisier ? Je ne peux pas utiliser celle qui me reste, elle est trop vieille. Il y a un bouquet de merisiers de l’autre côté de la rivière, juste après la clairière. Tu vois où c’est ?

— Oui, maman, je sais où ils sont, répondit Ayla.

C’était une superbe matinée de printemps. Les derniers crocus blancs et mauves étaient blottis auprès des premières jonquilles. Un léger tapis d’herbe tendre et bien verte commençait à croître dans le sol humide. De minuscules points verdoyants parsemaient çà et là les branches nues des buissons et des arbres, premiers bourgeons s’ouvrant à la vie. Un timide soleil dispensait ses encouragements au renouveau de la nature.

Dès qu’elle eut disparu aux regards du clan, Ayla retrouva sa liberté d’allure, heureuse de ne plus avoir à surveiller sa démarche et sa conduite. Elle descendit une pente, en remonta une autre, un sourire de contentement aux lèvres, s’amusant à répertorier les plantes qu’elle rencontrait au passage.

Il y avait de nouveaux pieds de ces baies violettes de phytolacca[6] qu’elle avait cueillies à l’automne précédent. J’arracherai quelques racines au retour, se dit-elle. Iza prétend que les racines sont bonnes pour les rhumatismes de Creb. J’espère que l’écorce de merisier fera du bien à Iza. Elle semble aller mieux mais elle a tellement maigri. Et elle devrait arrêter de porter Uba, qui est devenue si lourde. Si c’est possible, j’emmènerai Uba avec moi la prochaine fois. Elle commence à s’exprimer. Il me tarde qu’elle grandisse et que nous puissions nous promener ensemble. Oh, comme ces saules blancs paraissent veloutés quand ils sont jeunes ; curieux qu’ils verdissent en grandissant. Et le ciel est si bleu, aujourd’hui. Le vent apporte des odeurs marines. Quand irons-nous pêcher ? Les eaux ont dû suffisamment se réchauffer pour que je puisse me baigner. Je suis étonnée que personne au clan n’aime nager. La mer a un goût salé, mais je flotte si bien dedans. J’espère que nous irons très bientôt à la pêche ; j’adore le poisson et les fruits de mer et aussi les œufs qu’on trouve dans les falaises. Tiens ! un écureuil ! Comme j’aimerais grimper dans un arbre comme il le fait !

Elle musarda ainsi dans les collines boisées une bonne partie de la matinée puis, s’étant soudain aperçue de l’heure tardive, elle décida de regagner directement la clairière aux merisiers. Comme elle s’en approchait, elle perçut des bruits de voix et entrevit à travers les arbres la silhouette des hommes se livrant à quelque activité. Elle s’apprêtait à faire demi-tour quand elle se rappela l’écorce de merisier, et un instant elle hésita. Les hommes ne seraient pas contents de me surprendre dans le coin, pensa-t-elle. Brun ne manquerait pas de me réprimander, mais Iza a besoin de son écorce. Peut-être qu’ils ne tarderont pas à rentrer. Je me demande ce qu’ils sont en train de faire, tout de même. Elle s’avança à pas de loup et se cacha derrière le large tronc d’un grand arbre pour observer à travers les buissons enchevêtrés ce qui se passait.

Les hommes s’entraînaient au lancer en prévision de la prochaine chasse. Ayla se rappela les avoir vus confectionner de nouvelles lances. Ils avaient commencé par abattre de jeunes arbres aux troncs minces, souples et bien droits, dont ils avaient élagué toutes les branches ; puis ils en avaient durci au feu l’extrémité, pour ensuite les tailler en pointe et les aiguiser à l’aide d’un grattoir en silex. Ayla frémissait encore au souvenir de la réprobation générale qu’elle avait provoquée en osant toucher l’un de ces épieux.

Il était strictement interdit aux femmes de toucher les armes, lui apprit-on ce jour-là, ainsi que les outils utilisés pour leur fabrication. Ayla ne voyait pourtant aucune différence entre un couteau servant à couper le cuir destiné à confectionner une fronde et celui servant à tailler un vêtement. La lance que sa main avait souillée fut brûlée, pour la plus grande irritation du chasseur qui l’avait fabriquée. Creb et Iza l’avaient soumise par gestes à une longue réprimande dans le but d’ancrer dans sa conscience l’abomination de son acte. Les femmes étaient consternées devant une telle audace ; quant à Brun, son regard noir en disait long sur sa réprobation. Mais ce fut le malin plaisir que prit Broud à la voir accablée de reproches qui ulcéra particulièrement Ayla.

La fillette observait, mal à l’aise, la scène qui se déroulait derrière l’écran de broussailles. Outre leurs lances, les hommes avaient emporté leurs autres armes. A l’exception de Dorv, de Grod et de Crug en grande discussion sur les mérites comparés de la lance et de la massue, la plupart des hommes s’entraînaient à la fronde. Vorn se trouvait parmi eux depuis que Brun l’avait estimé en âge d’apprendre le maniement de cette arme, sous la conduite de Zoug.

Zoug montrait à Vorn comment tenir ensemble les deux extrémités de la bande de cuir et comment placer le caillou. Il avait préféré utiliser une fronde passablement usée dont il avait raccourci les deux bouts pour l’adapter à la petite taille de son élève.

Ayla, tout attentive, se sentit rapidement captivée par la leçon de Zoug, et elle suivit avec autant d’intérêt que le jeune garçon les explications du vieil homme. Au premier essai de Vorn, la fronde s’emmêla et le caillou tomba à ses pieds. Le garçon semblait avoir le plus grand mal à donner le coup de poignet indispensable pour faire tournoyer la fronde et lui donner ainsi la force nécessaire à la projection violente du caillou.

Légèrement à l’écart, Broud observait Vorn. Le garçon lui vouait une véritable adoration. C’était Broud qui lui avait fabriqué sa première lance, dont il ne se séparait jamais, même pour dormir, et qui lui avait appris à s’en servir en le traitant d’égal à égal. Or, voilà qu’à présent Vorn reportait son admiration sur le vieux chasseur, au grand dépit de Broud. Après que Vorn eut échoué plusieurs fois, Broud interrompit la leçon.

— Attends, Vorn, je vais te montrer comment il faut s’y prendre, déclara Broud en écartant du coude le vieil homme.

Zoug recula, foudroyant du regard l’arrogant jeune homme. Chacun, médusé, se figea. Brun était furieux de l’insolence de Broud envers le meilleur tireur à la fronde du clan. C’était la raison pour laquelle il avait confié au vieil homme le soin d’initier Vorn à cette discipline. Le jeune garçon devait recevoir le meilleur enseignement, et Broud savait que la fronde n’était pas son arme favorite. Broud devait apprendre qu’un bon chef utilisait au mieux le talent de chaque homme. Zoug était non seulement le plus apte à former Vorn mais encore avait-il le temps de le faire pendant que les autres chasseurs étaient en expédition. Broud commence à se montrer un peu trop prétentieux et arrogant sous prétexte qu’un jour il sera chef, se dit-il.

Broud prit la fronde des mains de l’enfant, ramassa un caillou, le plaça au creux du cuir, et tira aussitôt. Il visa trop court et le caillou tomba bien avant d’avoir atteint la cible. A la fois furieux et vexé d’avoir manqué son coup, Broud prit une autre pierre et la lança précipitamment pour bien montrer toute sa dextérité au maniement de la fronde. Il sentait tous les regards braqués sur lui. La fronde était plus courte que celle à laquelle il était habitué ; la pierre partit beaucoup trop à gauche et atterrit aussi loin du but que la première fois.

— As-tu toujours l’intention de faire une démonstration à Vorn ou bien préfères-tu prendre toi-même quelques leçons à sa place, Broud ? lui demanda ironiquement Zoug. Je peux rapprocher la cible, si tu veux.

Broud s’efforça de garder son sang-froid, furieux de se voir tourné en ridicule et d’avoir encore raté son objectif. Il lança une autre pierre, mais cette fois-ci l’envoya trop loin.

— Si tu veux bien attendre que j’en aie terminé avec Vorn, je me ferai un plaisir de te donner une leçon à toi aussi, insista Zoug, sarcastique. Tu en aurais besoin à ce que je vois.

— Comment Vorn peut-il apprendre à tirer avec cette fronde pourrie ? lança Broud en jetant l’arme par terre d’un air dégoûté. Personne ne pourrait tirer convenablement avec ça. Vorn, je vais te fabriquer une nouvelle fronde. Tu n’apprendras jamais rien avec une vieillerie pareille appartenant à un vieillard qui n’est même plus capable de chasser !

Alors Zoug se mit réellement en colère. Il avait été longtemps second avant de céder la place au fils de sa compagne et il se sentait profondément blessé dans son orgueil par la remarque insolente de Broud. Par ailleurs, tout chasseur souffrait dans sa fierté de ne plus avoir la force d’accompagner les jeunes hommes aux grandes chasses dans les steppes. Enfin Zoug, qui avait à cœur d’être utile au clan, s’était durement entraîné au tir à la fronde pour devenir le fin tireur qu’il était et un honnête pourvoyeur de petit gibier.

— Mieux vaut être un vieillard qu’un gamin qui se prend pour un homme, répliqua Zoug.

L’affront infligé à sa virilité était plus que Broud n’en pouvait supporter. Hors de lui, incapable de se contrôler davantage, il bouscula violemment le vieil homme. Surpris, Zoug perdit l’équilibre et tomba lourdement à la renverse, regardant autour de lui d’un air stupéfait. Ce geste était bien la dernière chose à laquelle il se serait attendu.

Dans le clan, les chasseurs ne s’agressaient jamais physiquement ; ce traitement était réservé aux femmes, incapables de comprendre des remontrances exprimées de manière plus subtile. L’énergie bouillonnante des jeunes gens se dépensait lors de tournois de lutte, de concours de lancer de l’épieu ou encore dans les compétitions de tir à la fronde et aux bolas à l’occasion desquels ils en profitaient pour perfectionner leur adresse à la chasse. Broud, presque aussi surpris que Zoug par sa propre audace et mesurant la gravité de son geste, se détourna, rouge de honte.

— Broud !

Tel un grondement rauque, le nom sortit de la bouche de Brun. Broud leva la tête craintivement. Jamais de sa vie il n’avait vu Brun dans une telle colère. Le chef s’approcha de lui d’un pas lourd et décidé et, en quelques gestes rapides et précis, se mit en devoir de le tancer vertement.

— Cette manifestation de mauvaise humeur on ne peut plus puérile est impardonnable ! Si tu ne te trouvais déjà au dernier rang des chasseurs, je t’y aurais relégué sur-le-champ. Qui t’a demandé de te mêler de la leçon de Vorn ? T’ai-je chargé de son entraînement ? (Les yeux du chef étincelaient de fureur.) Et tu te prétends chasseur, alors que tu ne peux même pas te comporter comme un homme ! Vorn sait mieux se contrôler que toi. Une femme a plus de discipline que toi. Est-ce ainsi que tu entends mener tes hommes le jour où tu seras chef ? Si tu es incapable de bien te conduire toi-même, comment peux-tu prétendre conduire le clan un jour ? Zoug a raison, tu n’es qu’un gamin qui se prend pour un homme.

Broud était mortifié. Jamais il n’avait subi de réprimande aussi sévère, et qui plus est, devant les chasseurs et devant Vorn. Jamais il ne parviendrait à faire oublier cette scène humiliante. Il aurait préféré affronter un lion des cavernes plutôt que d’encourir la colère de Brun. Et de la colère, Brun en manifestait d’autant plus rarement que l’harmonie régnait dans le clan, auquel il donnait un exemple de dignité, de sagesse et de rigueur personnelle. Jamais Brun n’avait à élever la voix ; il savait se faire obéir d’un seul regard appuyé. Broud, tout honteux, baissa humblement la tête.

Après avoir jeté un coup d’œil en direction du soleil, Brun donna le signal du départ. Témoins gênés d’une semonce aussi sévère, les autres chasseurs se sentirent soulagés de partir et se mirent à leur place derrière leur chef qui prit à vive allure le chemin de la caverne. Le visage encore cramoisi, Broud terminait la marche.

Ayla s’aplatit sur le sol, sans bouger, sans même oser respirer, paralysée de peur à l’idée que les hommes viennent à la découvrir. Elle savait qu’elle avait assisté à une scène qu’aucune femme n’avait le droit de surprendre. Broud n’aurait jamais été réprimandé de la sorte devant une femme. Quels que fussent les reproches qu’ils avaient à se faire, les hommes restaient fraternellement solidaires les uns des autres face à la gent féminine. Mais cette algarade avait fait découvrir à la petite fille tout un aspect de la vie des hommes qu’elle n’avait jamais envisagé. Ils n’étaient donc pas des êtres tout-puissants et jouissant de l’impunité, ainsi qu’elle l’avait toujours cru. Ils étaient eux aussi obligés d’obéir à des ordres et pouvaient également se faire réprimander. Seul Brun semblait au-dessus de toute loi et de tout homme. Ayla ne pouvait s’imaginer combien Brun, plus que quiconque, se trouvait soumis à de lourdes contraintes : celles des us et coutumes du clan et celles, imprévisibles, que lui imposaient les esprits mystérieux et son propre sens des responsabilités.

Ayla resta cachée longtemps après le départ des hommes, redoutant leur retour à tout instant. Et c’est toute tremblante qu’elle osa enfin sortir des buissons. Si elle n’était pas encore réellement à même de mesurer toutes les conséquences de sa nouvelle perception des hommes, une chose au moins était claire : elle avait vu Broud aussi soumis qu’une femme, et cela lui avait procuré un vrai plaisir, car elle en était venue peu à peu à détester l’arrogant jeune homme qui ne manquait jamais de l’admonester durement et de la frapper pour de prétendus manquements à la discipline dont elle ne se sentait pas coupable. Elle avait beau accourir à ses ordres et accomplir tout ce qu’il lui commandait, jamais il n’était satisfait d’elle.

Ayla traversait la clairière en songeant encore à l’incident quand elle aperçut à ses pieds la fronde que Broud avait jetée dans sa rage. Personne n’avait pensé à la ramasser avant de partir. Elle la contempla sans oser la toucher. C’était une arme, et elle avait bien trop peur de Brun pour commettre une faute qui lui attirerait sa terrible colère. Il lui revint en mémoire le début de la scène, quand les hommes étaient rassemblés autour de Zoug qui prodiguait à Vorn ses conseils, et la difficulté du petit garçon à tirer. Est-ce vraiment si difficile ? se demanda-t-elle. Si Zoug me montrait comment faire, serais-je capable de tirer ?

Ayla pâlit devant la témérité de ses propres pensées, jetant autour d’elle des regards inquiets pour s’assurer qu’elle était bien seule. Puis elle se baissa pour ramasser la fronde. A peine eut-elle en main l’arme au cuir souple et usé qu’elle prit conscience du châtiment qui l’attendait si elle venait à être surprise. Elle revit Broud essayer de toucher le poteau, la grimace moqueuse de Zoug comme le présomptueux manquait sa cible, et une lueur espiègle s’alluma dans ses yeux.

Comme Broud enragerait s’il me savait capable de réussir là où il échoue ! Elle aurait aimé le battre à toutes les disciplines. Mais l’ombre de Brun la retenait encore. Brun serait furieux, pensa-t-elle. Et Creb ne serait pas content de moi. Et Broud me battrait, c’est certain. Il tiendrait enfin un bon prétexte pour le faire. Il serait fou de rage s’il savait que je l’ai vu baisser la tête comme une femme. De toute façon, le mal est fait, j’ai touché à une arme. Mon crime serait-il plus grand si je l’essayais ? Déchirée entre son désir d’essayer la fronde et la crainte du châtiment, Ayla était sur le point de la jeter quand ses regards se posèrent sur la pile de cailloux. La tentation était trop forte. Elle s’assura une fois encore qu’elle était bien seule et se dirigea vers le monticule de galets ronds.

Ayla en ramassa un, en s’efforçant de se rappeler les instructions de Zoug. Elle prit les deux extrémités de la fronde qu’elle tint fermement ensemble. La bande de cuir pendait tristement. Ayla ne savait comment faire pour placer le caillou dans la légère poche réservée à cet effet. Elle se sentait horriblement maladroite et, plusieurs fois de suite, la pierre tomba à peine eut-elle esquissé un geste. Elle se concentra intensément sur ce qu’elle faisait en essayant de se remémorer la démonstration du vieil homme. Elle fit une nouvelle tentative qui faillit réussir, mais le caillou roula par terre encore une fois. Au coup suivant, elle réussit à projeter le galet quelques pas plus loin. Après plusieurs essais malheureux, elle parvint à lancer une seconde pierre. Elle renouvela ses tentatives jusqu’au moment où son projectile fila droit vers la cible, mais bien au-dessus. Ayla avait attrapé le coup de main. Les essais suivants révélèrent de nouveaux progrès. Enfin, elle lança son dernier caillou. Il toucha le poteau avec un bruit mat et rebondit tandis qu’Ayla sautait de joie.

Elle avait fini par y arriver ! C’était un pur hasard, un coup de chance extraordinaire, mais cela n’entama pas son enthousiasme. Elle voulut rééditer son exploit, mais elle tira trop court. Peu importe, elle avait réussi une fois, et elle était persuadée de réussir encore.

Elle s’apprêtait à reconstituer sa pile de galets quand elle s’aperçut que le soleil était déjà proche de l’horizon. Elle s’empressa de fourrer la fronde dans les replis de son vêtement, se précipita vers les merisiers dont elle arracha l’écorce à l’aide d’une pierre tranchante, puis courut vers la caverne aussi vite qu’elle put, ne s’arrêtant qu’aux abords de la mare pour reprendre le maintien réservé aux femmes. Elle ne tenait aucunement à donner de nouveau prétexte à une éventuelle semonce. Son retour tardif suffisait amplement.

— Ayla ! cria Iza en la voyant. Où étais-tu donc passée ? J’étais affreusement inquiète, je pensais qu’un animal t’avait attaquée. J’allais demander à Creb d’envoyer Brun à ta recherche.

— J’ai passé la journée à regarder ce qui poussait par ici et du côté de la clairière aussi, répondit Ayla d’un air coupable. Je n’ai pas vu le temps passer. Je t’ai apporté de l’écorce de merisier, J’ai trouvé aussi les plantes dont tu te sers pour les rhumatismes de Creb. Tu n’utilises que les racines, n’est-ce pas ?

— Oui, tu les fais d’abord macérer et tu appliques la décoction sur les points douloureux. Quant au jus de baies écrasées, il est très bon contre les inflammations, répondit machinalement la guérisseuse qui s’interrompit brusquement. Ayla, reprit-elle, reprenant une expression sévère, tu essayes de détourner la conversation. Tu sais que tu aurais dû rentrer plus tôt. Je me suis fait un tel souci...

A présent qu’elle savait l’enfant saine et sauve, la colère d’Iza était tombée, mais elle tenait à ce que ce genre d’escapade ne se reproduise plus.

— Je ne recommencerai plus, Iza. Je ne me suis pas aperçue qu’il était tard, c’est tout.

A peine était-elle entrée dans la caverne qu’Uba, qui avait passé la journée à guetter son retour, courut maladroitement sur ses petites jambes arquées et, dans sa précipitation, trébucha. Mais Ayla la saisit avant qu’elle ne heurte le sol et la souleva dans ses bras.

— Je pourrais l’emmener avec moi de temps en temps ? demanda-t-elle à Iza. On n’ira pas loin, et je commencerai à lui montrer certaines choses.

— Elle est encore trop petite pour comprendre. Elle sait à peine parler, dit Iza.

Mais devant le plaisir qu’avaient les deux enfants à se retrouver elle lui donna la permission.

— Comme je suis contente ! s’écria Ayla en embrassant Iza.

Mais qu’a-t-elle donc ? se demanda Iza. Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue aussi joyeuse. Il se passe des choses bien étranges aujourd’hui. Les hommes sont rentrés de bonne heure et, contrairement à leur habitude, au lieu de rester ensemble à bavarder, ils ont directement regagné leurs foyers, sans prêter attention aux femmes. Aucune d’ailleurs n’a été réprimandée et Broud lui-même s’est montré presque aimable à mon égard. Et voilà qu’Ayla se met à embrasser tout le monde après avoir passé la journée dehors !

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