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— Je suis navrée de t’apprendre, dit Ebra en faisant le signe propre à exprimer l’affliction, qu’Iza vient de donner naissance à une fille.

Cette nouvelle fut loin d’affliger Brun. Pour rien au monde il ne l’aurait admis, mais il éprouvait un vif soulagement. L’arrangement proposé par Creb fonctionnait à merveille et le chef n’avait aucune envie d’y changer quoi que ce fût. Mog-ur avait entrepris une tâche estimable en se chargeant de l’éducation de la petite étrangère, et il y parvenait bien mieux qu’on aurait pu s’y attendre. Ayla apprenait rapidement la langue gestuelle et les habitudes du clan. Quant à Creb, il n’était pas seulement rassuré mais tout à fait réjoui. Il découvrait à un âge avancé les joies de la famille, et la naissance d’une fille garantissait la présence d’Iza à ses côtés.

Iza, elle, se sentait, pour la première fois depuis leur emménagement dans la nouvelle caverne, libérée de toute angoisse. Elle était heureuse du sexe de l’enfant et que son âge n’ait pas nui à son accouchement. Elle avait assisté bien des femmes dont les délivrances avaient été bien plus difficiles que la sienne. Elle en avait vu plusieurs en mourir, et de même plus d’un enfant mort-né. Il semblait à chaque fois que les têtes des nouveau-nés étaient trop grosses pour passer. Mais son inquiétude n’avait pas tant concerné la difficulté d’accoucher que le sexe de l’enfant et les conséquences que cela pourrait avoir sur son destin. S’il y avait une chose que supportaient mal les êtres du Clan, c’était bien l’incertitude.

Iza se reposait sur sa fourrure quand Uka lui déposa le bébé dans les bras, après l’avoir emmailloté dans une peau de lapin mœlleuse. Ayla n’avait toujours pas bougé. Elle regardait Iza avec une ardente curiosité. La femme lui fit signe.

— Viens ici, Ayla. Tu veux voir le bébé ?

— Oui, répondit la fillette en s’approchant timidement.

La minuscule réplique d’Iza avait la tête recouverte d’un léger duvet brun. La protubérance osseuse de la nuque était particulièrement visible sans l’épaisse masse de cheveux qui la dissimulerait bientôt. Son crâne était néanmoins plus rond que celui des adultes et se terminait abruptement au-dessus des frêles arcades sourcilières. Ayla caressa la joue de l’enfant qui tourna la tête vers elle en faisant de petits bruits de succion.

— Elle est belle, lui signifia Ayla, encore émerveillée par le miracle auquel elle venait d’assister. Est-ce qu’elle essaie de parler, Iza ? demanda-t-elle en voyant le bébé agiter ses minuscules poings fermés.

— Non, pas encore, mais elle ne tardera pas et c’est toi qui lui apprendras, répondit Iza.

— Oh oui ! Je lui apprendrai à parler comme Creb et toi m’avez appris.

— J’en suis sûre, Ayla.

Ayla demeura auprès de sa mère adoptive, veillant sur son sommeil et sur celui de l’enfant. Ebra avait enveloppé le placenta dans une peau disposée à cet effet juste avant la délivrance et l’avait caché dans un recoin jusqu’au moment où Iza pourrait sortir l’enterrer dans un endroit connu d’elle seule. Si l’enfant avait été mort-né, elle l’aurait enseveli en même temps et personne n’aurait jamais fait la moindre allusion à sa mise au monde, pas plus que la mère infortunée n’aurait montré son chagrin.

Si l’enfant, bien que vivant, naissait malformé, ou bien si pour une raison quelconque le chef ne le jugeait pas acceptable au sein du clan, le devoir de la mère était considérablement plus éprouvant. Elle devait alors soit emporter son bébé pour l’enterrer, soit le laisser exposé aux éléments et aux bêtes féroces. Il était extrêmement rare qu’un enfant anormal soit autorisé à vivre ; s’il était du sexe féminin, ce n’était en pratique jamais le cas. Si c’était un garçon premier-né et si le père désirait le garder, la décision de le laisser vivre pendant sept jours avec sa mère, pour tester ses forces, appartenait au chef. Tout enfant encore en vie passé ce délai devait, selon une coutume qui avait force de loi, recevoir un nom et être accepté dans le clan.

Cette menace avait pesé sur les premiers jours de la vie de Creb. Sa mère avait survécu de justesse à sa naissance et il revint à son compagnon, alors le chef du clan, de décider si cet enfant devait vivre ou non. Mais sa décision lui fut dictée par la santé de la mère plus que par celle de l’enfant, dont la tête difforme et les membres paralysés témoignaient amplement des difficultés de l’accouchement. Il ne pouvait exiger de sa compagne qu’elle se débarrasse du petit, car son état de faiblesse ne le lui permettait pas. Or l’usage voulait que si la mère ne pouvait le faire disparaître elle-même, la tâche en incombait à la guérisseuse : mais la mère de Creb était aussi la guérisseuse du clan. Ainsi fut-il laissé à sa mère, bien que personne ne s’attendît à le voir survivre.

La mère manquait en effet de lait et ce fut une autre femme qui allaita Creb, dont la vie commença ainsi accrochée à un fil ténu avant qu’il devienne Mog-ur, le plus vénéré parmi les hommes vénérés, le sorcier le plus habile et le plus puissant de tous les clans.

A présent, c’était au tour du vieil infirme et de Brun de s’approcher d’Iza et de son enfant. Obéissant à un geste péremptoire de Brun, Ayla se leva prestement et se tint à distance sans rien perdre de la scène. Iza se redressa sur sa couche et, après avoir démailloté le bébé, le présenta à Brun, en prenant bien soin de ne regarder aucun des deux hommes. Ils examinèrent la nouveau-née vagissante, mécontente d’avoir été tirée du sein chaud de sa mère, tout en veillant de leur côté à ne pas porter les yeux sur Iza.

— L’enfant est normale, déclara gravement Brun. Elle peut rester avec sa mère. Si elle est encore en vie le jour où on lui donnera un nom, elle sera acceptée dans le clan.

Iza n’avait désormais plus rien à craindre. Elle espérait seulement que sa fille ne connaîtrait pas comme elle-même le malheur de ne pas avoir de compagnon. Toutefois elle devait s’avouer qu’elle ne regrettait pas celui qu’elle avait eu et qui lui avait donné cet enfant, et par ailleurs Creb était là, leur fournissant à elle, son bébé, et Ayla, un foyer stable.

Elle demeurait pendant sept jours confinée dans les strictes limites du foyer de Creb, à l’exception de quelques sorties indispensables ; entre autres pour enterrer le placenta. Entre-temps, personne ne reconnaîtrait officiellement l’existence de son enfant, hormis ceux qui partageaient son foyer. Les autres femmes lui apporteraient de quoi manger, et profiteraient de l’occasion pour jeter un coup d’œil au nourrisson. Passé ces sept jours, Iza n’aurait de contact qu’avec les femmes aussi longtemps que dureraient ses saignements, une règle qui s’appliquait en temps ordinaire aux menstruations.

Iza consacra donc son temps à allaiter et à s’occuper de sa fille et, lorsqu’elle se sentit plus forte, elle entreprit de ranger l’endroit où elle conservait la nourriture, celui où elle faisait la cuisine, celui où elle dormait et celui où elle entreposait ses remèdes, dans la limite des pierres qui bornaient le foyer de Creb, son territoire personnel dans la caverne.

Le rang de Mog-ur au sein de la hiérarchie du clan le faisait bénéficier d’un foyer particulièrement bien situé : suffisamment près de l’entrée pour profiter de la lumière du jour et de la chaleur du soleil en été, mais assez éloigné cependant pour ne pas se trouver trop exposé aux vents glacials en hiver. De plus, une saillie dans la paroi offrait une protection supplémentaire contre les bourrasques néfastes aux rhumatismes et à l’arthrite dont il souffrait.

Outre la chasse, il incombait aux hommes quelques autres tâches comme celle d’édifier un coupe-vent à l’entrée de la caverne, à l’aide de peaux tendues sur des piquets plantés dans le sol. Il leur fallait également paver les abords de la caverne de galets pour éviter que la pluie et la neige fondue ne transforment les lieux en un vaste bourbier. Quant au sol des foyers, il était en terre battue recouverte ça et là de nattes pour s’asseoir ou servir les repas.

Creb disposait d’une couche confortable faite d’une litière de paille recouverte d’une épaisse fourrure. A côté, Iza et Ayla avaient chacune une litière semblable. Les fourrures qui les recouvraient servaient également de manteau. Creb avait une peau d’ours, Iza une peau de saïga, et Ayla la dépouille magnifique d’un léopard des neiges, qui s’était aventuré près de la caverne et que Goov avait abattu. Il avait offert la peau à Creb.

La plupart des membres du clan portaient une peau ou un morceau de corne ou encore une dent de l’animal qui incarnait leur totem protecteur. Creb avait pensé que la fourrure du léopard des neiges était la plus appropriée pour Ayla. Bien que ce ne fût pas son totem, le léopard était un félin assez proche du lion des cavernes. Ce dernier s’écartait rarement des steppes et ne représentait pas une menace pour le clan bien à l’abri sur ses pentes boisées. Comme ce n’était pas une bête que l’on traquait sans raison, il y avait peu de chances pour que les chasseurs en capturent un. Iza venait tout juste de terminer pour la fillette le tannage de la riche fourrure quand les premières contractions étaient survenues. L’enfant était enchantée de son vêtement et sautait sur la moindre occasion de sortir pour le porter.


Iza préparait une infusion d’armoise absinthe pour favoriser la montée de lait et atténuer les crampes douloureuses qui lui contractaient le ventre. Quelques mois plus tôt, elle avait fait provision de ces feuilles étroites aux petites fleurs verdâtres, en prévision de la naissance de son enfant. Impatiente d’aller enfouir dans les bois les peaux souillées de sang qu’elle avait utilisées depuis son accouchement, la femme guettait l’arrivée d’Ayla pour lui confier la garde du bébé pendant son absence.

Mais Ayla ne se trouvait nulle part aux abords de la caverne. Elle était partie chercher dans la rivière des galets bien ronds dont Iza avait besoin pour la cuisine et qu’il fallait ramasser avant que la glace fige le cours d’eau. Pensant ainsi faire plaisir à Iza, la fillette, agenouillée sur la rive, triait des pierres. Comme elle relevait la tête, elle aperçut une petite tache de fourrure blanche sous un buisson. Elle s’approcha et, écartant les branchages, elle vit un jeune lapin gisant sur le flanc, une patte cassée noircie de sang séché.

L’animal blessé, haletant de soif, était incapable de bouger. Il roula des yeux inquiets alors que la fillette tendait la main vers lui. Un louveteau qui faisait son apprentissage à la chasse avait attrapé le lapin, mais celui-ci était parvenu à se libérer. Avant que le jeune carnivore puisse se saisir de nouveau de sa proie, sa mère l’avait rappelé d’un hurlement impérieux. Le louveteau, pas vraiment affamé, avait aussitôt répondu à l’appel, délaissant le lapin, qui en avait profité pour plonger sous le buisson le plus proche avec l’espoir que son tourmenteur ne reviendrait pas. Un moment plus tard, tout danger passé, il avait voulu quitter sa cachette pour aller boire, mais sa patte brisée par les dents pointues du petit loup l’en avait empêché.

Ayla prit la petite bête dans ses bras et se mit à la bercer comme un nouveau-né. A la vue du sang et de l’angle bizarre que formait sa patte, elle décida sur-le-champ de l’apporter à Iza, qui saurait assurément le soigner. Oubliant sa collecte de galets, elle regagna la caverne avec sa découverte.

L’arrivée d’Ayla réveilla Iza qui somnolait. La fillette lui tendit le lapin en lui montrant ses blessures. Iza avait souvent soigné des animaux blessés mais elle s’était toujours gardée de les introduire dans la caverne.

— Ayla, les animaux ne peuvent pénétrer ici.

Tous ses espoirs déçus, Ayla baissa la tête et, tristement, s’apprêta à sortir en serrant le lapin contre son cœur.

La déception de la fillette n’échappa point à la guérisseuse.

— Enfin, maintenant qu’il est là, montre-le-moi que je voie ce qu’il a, dit-elle à Ayla, qui lui tendit aussitôt la petite bête avec un sourire radieux.

— Cet animal a soif, va donc chercher un peu d’eau, demanda Iza. Ayla s’empressa de remplir un bol à une grande outre, tandis qu’Iza taillait une attelle dans un bout de bois.

— Rapporte-moi encore de l’eau, Ayla. Nous la ferons bouillir. Il me faut nettoyer cette blessure, fit Iza.

Ayla emporta l’outre pour la remplir à la mare. L’eau avait redonné quelque énergie à l’animal, qui mangeait un peu d’herbe qu’Iza lui avait donnée quand la fillette revint.

Lorsque Creb arriva un peu plus tard, il resta stupéfait en voyant Ayla serrer dans ses bras le lapin blessé pendant qu’Iza allaitait son enfant. Il remarqua l’attelle qui immobilisait la patte de l’animal et croisa le regard de sa sœur qui semblait lui dire : « Que pouvais-je faire d’autre ? » Alors que la fillette était tout absorbée par son jouet vivant, le sorcier et la guérisseuse s’entretinrent par gestes.

— Pourquoi a-t-elle apporté ce lapin ? demanda Creb.

— Il était blessé. Elle voulait que je le soigne. Elle ne savait pas qu’il ne faut pas introduire d’animal. Mais elle n’a rien fait de mal ; tout cela part d’un bon sentiment. Je pense qu’elle a des dispositions pour devenir guérisseuse. Creb, ajouta-t-elle après une pause, je voulais te dire deux mots à son sujet. Elle n’est pas très jolie, tu sais...

— Elle est attachante, dit Creb en coulant un regard vers Ayla. Mais tu as raison, elle n’est pas très jolie, reconnut-il. Je ne vois pas le rapport avec ce lapin ?

— Quelle chance a-t-elle de trouver un compagnon plus tard ? Aucun homme ne voudra d’elle. Que se passera-t-il alors ?

— J’y ai pensé, mais qu’y pouvons-nous ?

— En devenant guérisseuse, elle se ferait un rang, proposa Iza. Et je la considère comme ma fille.

— Mais elle ne descend pas de ta lignée, Iza. Elle n’est pas de ton sang. C’est ta propre fille qui te succédera.

— Je le sais, mais qu’est-ce qui m’empêche de former Ayla en même temps ? Tu lui as bien donné un nom quand je la tenais dans mes bras le jour où tu lui as révélé son totem, n’est-ce pas ? Cette cérémonie en a fait ma fille. Elle a été acceptée par le clan, n’est-il pas vrai ? demanda Iza avec ferveur, et elle s’empressa de poursuivre sans laisser à Creb le temps de répondre par la négative. Je suis persuadée qu’elle a des dons de guérisseuse, Creb. Elle s’intéresse déjà à tout ce que je fais et me pose mille questions quand je prépare mes remèdes.

— Elle pose à propos de tout plus de questions que personne d’autre, coupa Creb. Il faut lui apprendre que cela ne se fait pas, ajouta-t-il.

— Mais regarde-la, Creb. Elle trouve un animal blessé et le rapporte à la caverne. C’est bien une preuve, non ?

Creb, perdu dans ses pensées, gardait le silence.

— Son entrée dans le clan ne modifie nullement ses origines, finit-il par dire. Elle est née parmi les Autres, comment pourrait-elle apprendre tout ce que tu sais ? Elle ne possède pas tes souvenirs.

— Oui, mais elle apprend très vite, tu l’as constaté toi-même. Vois comme elle a vite su parler. Tu serais étonné de découvrir tout ce qu’elle sait déjà. De plus, elle a une main sûre et une grande douceur. Ce lapin se sent en sécurité dans ses bras. Nous ne sommes plus jeunes toi et moi, Creb, ajouta Iza en se penchant vers lui. Que lui arrivera-t-il le jour où nous aurons rejoint le monde des esprits ? Veux-tu qu’elle passe sa vie de foyer en foyer, à charge pour tout le monde, promise au rang le plus bas dans le clan ?

Creb s’était déjà posé les mêmes questions mais, incapable de trouver une solution satisfaisante, il avait écarté ce problème de ses préoccupations.

— Penses-tu vraiment pouvoir la former, Iza ? demanda-t-il, perplexe.

— Je peux toujours commencer avec ce lapin. Je vais lui montrer comment faire et la laisserai le soigner toute seule. Je suis sûre qu’elle est capable d’apprendre, malgré l’absence des souvenirs.

— Je vais y réfléchir, Iza, conclut Creb.

La fillette berçait le lapin en fredonnant. Elle se souvint tout à coup d’avoir vu Creb faire certains gestes pour demander aux esprits d’apporter leur soutien aux remèdes magiques d’Iza, et elle apporta le petit animal au sorcier.

— Creb, veux-tu demander aux esprits d’aider le lapin à guérir ? lui dit-elle par gestes après avoir déposé l’animal aux pieds du sorcier. Interloqué, Mog-ur contempla le visage sérieux de la fillette. Il n’avait jamais eu l’occasion d’invoquer les esprits en faveur d’une bête et il éprouvait de la réticence à le faire, mais il n’eut pas le cœur de lui refuser son secours. Il jeta un coup d’œil autour de lui pour voir si on ne l’observait pas puis exécuta quelques passes rapides.

— Maintenant, je suis sûre qu’il guérira ! s’exclama Ayla sur un ton convaincu.

Puis, voyant qu’Iza avait fini d’allaiter, elle lui demanda si elle pouvait tenir le bébé. Un lapin était bien agréable à bercer, mais ça ne valait pas un nouveau-né.

— D’accord, mais fais bien attention, lui conseilla Iza.

Ayla berça la petite fille comme elle l’avait fait pour le lapin.

— Comment vas-tu l’appeler, Creb ? demanda-t-elle au sorcier.

Iza était avide de connaître la réponse mais elle ne se serait jamais permise une telle question. Elles vivaient dans le foyer de Creb, qui subvenait à leurs besoins. C’était à lui que revenait le droit de nommer les enfants nés chez lui.

— Je ne sais pas encore, et tu devrais te montrer moins curieuse, Ayla, la réprimanda Creb, tout en étant secrètement heureux de la confiance de la fillette en ses pouvoirs magiques. (Il se tourna vers Iza, et ajouta :) Je suppose qu’il n’y a pas de mal à garder cet animal ici jusqu’à ce qu’il retrouve l’usage de sa patte ; c’est une créature inoffensive.

Iza lui fit un signe de consentement, toute à la joie des bonnes dispositions de son frère. Elle était certaine qu’il ne s’opposerait pas à ce qu’elle forme Ayla, dût-il ne jamais lui signifier ouvertement son accord.

— Comment arrive-t-elle à faire ce bruit dans sa gorge ? demanda Iza, changeant de sujet, tandis qu’Ayla se remettait à fredonner. Ce n’est pas un son désagréable mais tout à fait étrange.

— C’est encore une des différences entre le Peuple du Clan et les Autres, affirma Creb, vaguement pontifiant. Leur absence de souvenirs en est une autre, mais as-tu remarqué qu’elle ne fait plus ces autres bruits depuis qu’elle a appris à s’exprimer comme nous ?

L’arrivée d’Ovra empêcha Iza de lui répondre. La jeune fille venait leur apporter le repas du soir. Elle ne put cacher sa stupeur à la vue du lapin, et elle roula de grands yeux effarés quand Iza lui confia le bébé et qu’elle vit Ayla s’emparer de l’animal pour le bercer comme si c’était un nouveau-né. Ovra jeta un regard furtif à Creb pour voir sa réaction, mais le vieil homme semblait n’avoir rien remarqué. Il lui tardait d’aller rapporter la nouvelle à sa mère. Bercer un animal ! On n’avait jamais vu ça ! Cette fillette étrangère était peut-être dérangée dans sa tête. Pensait-elle que cette bête était humaine ?

Un instant plus tard, Brun se présenta et fit signe à Creb qu’il voulait lui parler. Creb s’attendait à cela. Ils se dirigèrent ensemble vers le feu qui flambait à l’entrée de la caverne, à l’écart de leurs foyers respectifs.

— Mog-ur... commença le chef avec quelque hésitation.

— Oui.

— J’ai pensé que nous pourrions célébrer certaines unions. J’ai décidé de donner Ovra à Goov ; quant à Droog, il veut bien se charger d’Aga et de ses enfants, et accepte également la présence de la vieille Aba dans son foyer, expliqua Brun, sans trop savoir comment faire pour aborder le sujet de la présence du lapin dans le foyer du magicien.

— Je me demandais justement ce que tu attendais, répondit Creb, sans lui laisser la possibilité d’amener la conversation sur le sujet qui lui tenait à cœur.

— Il fallait que j’attende un peu. Il n’était pas question de me priver de deux hommes en pleine période de chasse. Quel est à ton avis le meilleur moment pour la cérémonie ? demanda Brun.

— Je vais bientôt donner un nom à la fille d’Iza, nous pourrions célébrer les unions en même temps, proposa Creb.

— Je vais prévenir les intéressés, déclara Brun.

Il se balançait d’un pied sur l’autre en contemplant alternativement la voûte de la grotte et le sol en terre battue, puis le fond de la caverne, pour éviter de regarder Ayla et son lapin. Brun savait qu’en abordant ce sujet, il reconnaîtrait par là même avoir observé ce qui se passait chez son frère et ne pouvait trouver une façon convenable de lui en parler. Creb attendait sans mot dire.

— Que fait ce lapin chez toi ? demanda brusquement Brun en quelques gestes rapides, conscient de sa position délicate.

Creb se retourna ostensiblement vers son foyer où Iza, qui avait compris ce qui se passait, s’affairait auprès du bébé, comme pour rester à l’écart de toute l’affaire. Quant à Ayla, la responsable du conflit, elle ne prêtait pas la moindre attention aux deux hommes.

— C’est un animal inoffensif, Brun, rétorqua évasivement Creb.

— Mais que fait-il dans la caverne ? réitéra le chef.

— C’est Ayla qui l’a apporté, pour qu’Iza lui soigne une patte cassée, répondit Creb, comme s’il s’agissait là de la chose la plus naturelle.

— Personne n’a jamais introduit d’animaux dans la caverne, dit Brun, exaspéré de ne pouvoir trouver un argument plus tranchant.

— Quel mal y a-t-il à cela ? Il ne restera pas longtemps ici. Juste le temps de guérir, répliqua Creb avec le plus grand calme.

Brun avait beau chercher, il n’arrivait pas à trouver une bonne raison pour obliger Creb à se débarrasser de l’animal. Il se trouvait dans les limites de son foyer et aucun code n’interdisait formellement la présence d’animaux dans la caverne. Le fait ne s’était tout simplement jamais produit.

En fait, le lapin n’était qu’un prétexte. Le désarroi de Brun venait de la présence d’Ayla dans le clan. Depuis qu’Iza avait décidé de garder l’enfant, toute une série d’incidents inhabituels se produisaient à cause d’elle. Et encore n’était-elle qu’une enfant ! Que se passerait-il quand elle serait grande ? Brun ne pouvait s’appuyer sur aucun précédent de ce genre pour réussir l’intégration de cette étrangère parmi eux et il se voyait soudain incapable de faire part à Creb de ses doutes et de sa détresse. Devant la gêne de son frère, Creb chercha à lui fournir une raison sérieuse de garder l’animal.

— Brun, le clan qui nous a reçus lors du dernier Rassemblement avait recueilli un ourson dans sa caverne, lui rappela le sorcier.

— Cela n’a rien à voir. Il était destiné à la Cérémonie de l’Ours. Et puis les ours vivaient dans les cavernes bien avant les hommes, mais pas les lapins !

— Peut-être, mais il n’empêche que cet ourson a bien été introduit dans leur caverne.

Brun ne trouva rien à répondre à cela. Les arguments de Creb se tenaient, mais quelle idée avait eu la fillette d’apporter ce lapin ! Sans elle, jamais un tel problème ne se serait posé. Brun avait le sentiment que les fondements sur lesquels il avait toujours vécu se dérobaient sous ses pieds, comme s’il s’était aventuré dans des sables mouvants. Il préféra abandonner le sujet pour l’instant.


Il faisait beau mais froid à la veille de la cérémonie au cours de laquelle Creb allait donner un nom à la fille d’Iza. Le vieillard, que ses rhumatismes torturaient de plus belle, sentait qu’un orage se préparait. Désireux de profiter encore une fois du temps clair avant l’arrivée des neiges hivernales, il s’en fut se promener par le petit sentier qui longeait le cours d’eau. Ayla l’accompagnait, heureuse d’étrenner les chausses qu’Iza lui avait taillées dans une peau d’aurochs tannée, le poil vers l’intérieur, une bonne couche de graisse imperméabilisant le cuir à l’extérieur. Elle s’était enveloppée dans sa fourrure de léopard des neiges et, pour se protéger les oreilles, s’était couvert la tête d’une peau de lapin, le poil en dedans, nouée sous son menton avec les pattes de l’animal. Elle gambada un instant devant puis revint vers le vieil homme qui allait d’un pas lent. Ils marchèrent un moment côte à côte en silence, chacun d’eux perdu dans ses pensées.

Creb se demandait comment il allait nommer la petite fille d’Iza. Il aimait sa sœur et voulait choisir un nom qui lui plairait. Ce ne serait pas un nom associé à son compagnon défunt, décida-t-il. Au seul souvenir de cet homme il en éprouvait comme de la nausée. Sa méchanceté à l’égard de sa sœur l’avait ulcéré, mais son inimitié remontait à plus loin. Creb se rappelait la façon dont cet homme le malmenait quand il était petit, le traitant de « femme » parce qu’il était incapable de chasser comme les autres. Seule la crainte que ce méprisable personnage avait par la suite éprouvée face aux pouvoirs du sorcier avait tu ses railleries. Creb était content qu’Iza eût une fille, et non un garçon. Cela eût fait trop d’honneur à ce misérable.

Depuis la disparition de cet être détestable, il commençait à apprécier pleinement les joies du foyer. En devenant soudain le patriarche d’une petite famille, dont il se sentait responsable et qu’il était chargé de nourrir, il avait fait l’expérience d’une nouvelle forme de respect de la part des autres hommes, aux chasses desquels il s’intéressait de plus près depuis qu’une partie lui en revenait de droit.

Je suis sûr qu’Iza est heureuse également, songeait-il, en pensant à l’affection qu’elle lui témoignait, au soin qu’elle prenait à lui faire la cuisine et à prévenir ses moindres désirs. Elle se conduisait exactement comme si elle était sa compagne, sauf charnellement, bien entendu. Quant à Ayla, elle était pour lui une source intarissable de joie. Les particularités qu’il découvrait en elle le passionnaient, et son éducation représentait un défi qu’il éprouvait le désir de relever, comme tout maître confronté à une élève brillante et intelligente. La nouveau-née aussi l’intriguait beaucoup. Passé les premiers moments de surprise et de trouble, il était parvenu à maîtriser sa nervosité quand Iza lui déposait l’enfant sur les genoux et il observait avec intérêt ses mouvements désordonnés, s’émerveillant de ce qu’un si petit être puisse devenir un jour une femme.

Elle assurera l’illustre lignée d’Iza, pensait-il. Leur mère était la guérisseuse la plus réputée de tous les clans. On venait de loin lui présenter les malades encore capables de se déplacer. Iza possédait des talents de même envergure et, selon toute probabilité, sa fille était destinée à un avenir enviable. Elle méritait donc un nom digne de ses illustres ancêtres.

Les pensées de Creb allaient maintenant à la mère de leur mère. Cette femme s’était toujours montrée douce et affectueuse à son égard, s’occupant de lui quand sa mère avait mis Brun au monde.

Elle aussi avait été une grande guérisseuse ; c’était elle qui avait soigné cet homme né chez les Autres, tout comme l’avait fait Iza d’Ayla. Quel dommage que ma sœur n’ait jamais connu cette femme, se dit-il. Il s’arrêta soudain.

— Voilà ! J’ai trouvé ! Je donnerai son nom au bébé, décida-t-il, heureux de son inspiration.

Puis il porta son attention aux cérémonies qui allaient unir Goov et Ovra, ainsi que Droog et Aga. Il pensa d’abord au jeune homme qui était son servant. Il aimait bien Goov pour son calme et son sérieux. L’Aurochs, son totem, devrait être assez puissant pour vaincre celui d’Ovra, le Castor. La jeune femme était courageuse et ferait assurément une bonne compagne. Ses talents de chasseur permettraient à Goov de nourrir convenablement sa famille et une fois mog-ur, la part qui lui serait due compenserait largement l’impossibilité où il se trouverait de chasser.

Serait-il un puissant mog-ur ? se demanda Creb. Il secoua la tête. Il avait de l’affection pour son servant, mais il savait que Goov n’aurait jamais l’habileté dont lui-même faisait preuve. Ce corps infirme qui l’avait empêché de se livrer aux activités dévolues aux hommes, telles la chasse et la paternité, lui avait permis de se consacrer totalement à son art. C’était la raison pour laquelle il était Mog-ur, le plus puissant des sorciers, celui qui guidait les esprits des autres sorciers lors des Rassemblements du Peuple du Clan, au cours d’une cérémonie suivie des mog-ur seuls. La symbiose des esprits qu’il réalisait chaque soir avec les membres du clan ne pouvait se comparer à cette fusion des âmes qui se produisait avec les esprits entraînés des autres sorciers. Il songea au prochain Rassemblement du Clan, qui n’aurait lieu que dans plusieurs années. Les Rassemblements se tenaient tous les sept ans, et le dernier avait eu lieu l’été précédent. Ce sera mon dernier Rassemblement... si je vis jusque-là, réalisa-t-il soudain.

Il reporta son attention à la cérémonie qui unirait Droog et Aga. Droog était un excellent chasseur qui avait eu maintes fois l’occasion de le prouver. Sa réputation d’habile tailleur d’outils n’était plus à faire ; sérieux et paisible comme le fils de sa compagne défunte, il était comme lui placé sous le signe de l’Aurochs. Droog n’éprouverait certainement pas envers Aga la passion d’un jeune homme, mais tous deux se devaient de contracter une nouvelle union. Aga s’était déjà révélée plus féconde que la première compagne de Droog, et la décision de Brun de les unir obéissait à la raison.

Un lapin qui déboula soudain entre leurs jambes arracha Creb et Ayla à leurs pensées. La petite fille en profita pour exprimer tout haut les questions qu’elle s’était posée en chemin.

— Creb, comment le bébé est-il entré dans Iza ? demanda-t-elle.

— La femme avale l’esprit du totem de l’homme, commença Creb machinalement, encore perdu dans ses réflexions. Les deux totems se battent et, si celui de l’homme l’emporte sur celui de la femme, il lui laisse une partie de lui-même pour faire commencer une nouvelle vie.

Ayla jeta des regards autour d’elle, étonnée d’apprendre l’omniprésence des esprits. Elle ne pouvait en voir aucun, mais si Creb disait qu’ils existaient, elle voulait bien le croire.

— Est-ce que les esprits de tous les hommes peuvent pénétrer dans la femme ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, mais seul un esprit puissant peut vaincre l’esprit de la femme. S’il n’y parvient pas, l’homme peut demander l’assistance d’un autre esprit, expliqua prudemment Creb.

— Seules les femmes ont des enfants ? insista Ayla.

— Oui, acquiesça Creb.

— Et il faut une cérémonie pour en avoir ?

— Non, pas toujours, il arrive qu’une femme avale l’esprit de l’homme avant la cérémonie, mais si elle ne prend pas de compagnon avant la naissance de son enfant, le petit risque d’être malheureux toute sa vie.

— Et moi, je pourrais avoir un enfant ? demanda Ayla, pleine d’espoir.

Creb songea alors à l’esprit de son puissant totem. Le principe vital de ce dernier était trop fort. Peut-être avec l’aide d’un autre esprit concéderait-il une défaite momentanée. Mais elle découvrira cela bien assez tôt, songea-t-il.

— Tu es encore trop jeune, répondit-il évasivement.

— Quand alors ?

— Quand tu seras une femme.

— Et quand serai-je une femme ?

Creb commençait à croire qu’elle n’arrêterait jamais ses questions et, prenant son courage à deux mains, il se lança dans une grande explication.

— La première fois que ton esprit se battra avec un autre esprit, tu vas saigner, preuve qu’il a été blessé. Après cela, il combattra régulièrement avec d’autres esprits, et le jour où tu ne saigneras plus, tu sauras qu’il aura été vaincu et qu’une nouvelle vie est en train de germer en toi.

— Mais quand exactement serai-je une femme ? insista Ayla.

— En principe, lorsque tu auras parcouru huit ou neuf fois le cycle complet des saisons, répondit Creb.

— Dans combien de temps, alors ?

— Approche, je vais essayer de t’expliquer, lui dit avec patience le vieux sorcier en poussant un soupir.

Il sortit d’un pli de son manteau un couteau de silex, doutant que la fillette puisse comprendre mais espérant que sa démonstration mettrait enfin un terme au flot de questions.

Les nombres étaient une abstraction difficile pour les membres du clan dont la plupart ne pouvaient penser au-delà de trois ; toi, moi et un autre. Ce n’était pas un défaut d’intelligence. Ainsi, Brun s’apercevait immédiatement de l’absence de l’un des vingt-deux membres du clan. Il lui suffisait de penser à chaque individu, ce qu’il faisait rapidement, sans même s’en apercevoir. Mais passer de l’individu au concept de « un » représentait un effort considérable que bien peu étaient capables de fournir. Comment deux personnes différentes pouvaient-elles être « une » à un moment donné, voilà qui dépassait largement leur entendement.

L’incapacité du Peuple du Clan à concevoir la synthèse ou l’abstraction s’étendait à d’autres aspects de leur vie. Ils connaissaient le chêne, le saule, le sapin, mais ne possédaient pas de termes génériques pour les désigner : le mot « arbre » était absent de leur vocabulaire. Chaque type de sol, de roche, mêmes les différentes sortes de neige avaient un nom. Les membres du Peuple du Clan s’en remettaient à la richesse de leur mémoire et à leur capacité de l’enrichir encore, car ils n’oubliaient presque rien. Aussi dépendaient-ils de leur sorcier pour garder la trace de ce qui devait être compté : les années entre les Rassemblements, l’âge de chacun d’eux, la période d’isolement requise après une union et les sept premiers jours de la vie d’un nouveau-né. C’était dans sa capacité à mesurer le temps que résidait l’un des pouvoirs magiques les plus importants du mog-ur.

Creb ramassa une petite branche, s’assit et cala la badine entre son pied et une grosse pierre.

— Iza pense que tu es un peu plus âgée que Vorn, commença-t-il. Vorn a déjà passé l’année de sa naissance, l’année où il a appris à marcher, et celle où il a été sevré, expliqua Creb en faisant au fur et à mesure une entaille dans la branchette. Je vais ajouter une autre marque pour représenter l’âge que toi tu as aujourd’hui. Si je place mes doigts dans chaque entaille, toute ma main les recouvre, vois-tu ?

Ayla considéra avec une extrême attention l’ensemble des marques du couteau et tout à coup son visage s’éclaira.

— J’ai donc autant d’années que tout ça ! s’exclama-t-elle, en lui montrant sa main, les cinq doigts écartés. Mais dans combien de temps pourrai-je avoir un bébé ? ajouta-t-elle, plus intéressée par ce sujet que par le calcul.

Creb était stupéfait. Comment avait-elle pu comprendre si vite ? Elle n’avait même pas pris la peine de l’interroger sur le rapport existant entre les doigts et les entailles et sur leur relation avec les années. Goov avait mis très longtemps avant de comprendre tout cela. Creb incisa encore trois fois la petite branche et posa trois doigts sur les marques. Ayla regarda alors son autre main et leva aussitôt trois doigts, après avoir replié sans hésiter le pouce et l’index.

— Quand j’aurai tout ça ? demanda-t-elle en levant ses huit doigts. Creb acquiesça, mais ce que fit ensuite la fillette le laissa ébahi ; il lui avait fallu des années pour maîtriser cette abstraction. Ayla abaissa l’une de ses mains et ne tendit que trois doigts.

— Alors, je pourrai avoir un bébé dans ça d’années, conclut-elle par gestes avec une grande assurance, convaincue de la justesse de son raisonnement.

Le vieux sorcier était abasourdi. Il était inconcevable qu’une enfant de son âge fût capable d’une telle promptitude de déduction.

— Oui, c’est possible, bien qu’un peu tôt. Il se pourrait que ce soit encore dans tout ça, répondit Creb en faisant deux entailles supplémentaires dans son morceau de bois. Ou bien dans beaucoup plus, ajouta-t-il. On ne peut savoir à l’avance.

Ayla, l’air perplexe, leva le pouce et l’index.

— Et après ça ? demanda-t-elle.

Creb la considéra avec suspicion. Ils s’aventuraient sur un terrain glissant et Brun verrait d’un mauvais œil la petite fille s’initier à des domaines réservés aux seuls mog-ur et, plus grave encore, exercer d’aussi grands pouvoirs magiques. Mais Ayla avait piqué la curiosité du sorcier, impatient de voir jusqu’où iraient ses capacités de compréhension.

— Mets tes deux mains sur toutes les marques, lui expliqua-t-il. (Ayla lui obéit, puis Creb traça une autre marque sur laquelle il mit son petit doigt.) Tu vois, dit-il, j’ai mis mon petit doigt sur cette marque-là. Après la première série couverte par tes deux mains, tu dois penser au premier doigt de la main de quelqu’un d’autre, puis au doigt suivant et ainsi de suite. Tu comprends ? demanda-t-il en la regardant attentivement.

La petite fille ne cilla pas. Elle considéra ses mains puis celles de Creb et fit la grimace particulière avec laquelle elle manifestait sa joie, en hochant vigoureusement la tête. Et, à la stupeur du sorcier, elle franchit une nouvelle étape avec une aisance déconcertante.

— Et ensuite les mains de quelqu’un d’autre, et encore de quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

C’était plus que ne pouvait imaginer Creb, qui avait le plus grand mal à compter jusqu’à vingt. Au-delà, les nombres se perdaient dans une infinité vague qu’il nommait « beaucoup ». Il avait en de rares occasions et après une longue méditation eu le sentiment d’entrevoir une bribe de ce concept qu’Ayla venait de maîtriser sans la moindre difficulté. Prenant soudain conscience de l’abîme qui séparait son esprit de celui d’Ayla, il chercha à dissimuler son trouble en faisant diversion.

— Dis-moi comment s’appelle ceci ? lui demanda-t-il en brandissant la branchette qu’il avait utilisée pour sa démonstration.

— Saule, répondit-elle avec une légère hésitation.

— Très bien, dit Creb en la prenant par les épaules et en la regardant droit dans les yeux. Ayla, il vaudrait mieux que tu ne parles à personne de tout ce que je viens de t’apprendre, ajouta-t-il en lui montrant les entailles.

— Oui, Creb, lui promit-elle, consciente de l’importance que cela représentait aux yeux du sorcier, dont elle avait appris à comprendre les gestes et les expressions mieux que personne, à l’exception d’Iza.

— Allons, il est grand temps de rentrer, déclara-t-il, désireux de rester seul pour méditer en paix.

— Oh, non, pas encore ! Il fait encore bon dehors, supplia la fillette.

— Ayla, il ne faut jamais contredire un homme quand il a pris une décision, lui reprocha-t-il gentiment.

— Oui, Creb, répondit-elle en baissant la tête, comme il lui avait appris à le faire.

Sur le chemin du retour, elle marcha en silence aux côtés de Mog-ur jusqu’au moment où l’impétuosité de sa jeunesse reprit le dessus, et elle se remit à gambader devant lui. Elle revenait en courant, les bras chargés de brindilles et de pierres, dont elle lui déclinait les noms ou lui demandait de les lui rappeler si elle ne s’en souvenait plus. Encore sous le coup de sa découverte, le sorcier lui répondait machinalement.


Les premières lueurs de l’aube dissipaient les ténèbres et la fraîcheur de la nuit annonçait l’arrivée prochaine de la neige. Allongée sur sa couche, Iza regardait se préciser peu à peu les contours familiers de la caverne. Aujourd’hui, sa fille allait recevoir un nom et se voir reconnue comme membre du clan à part entière et comme un être humain non seulement vivant mais apte à vivre. Elle songea avec plaisir que sa mise à l’écart forcée allait se relâcher, bien que ses rapports avec les autres dussent encore se limiter strictement aux femmes jusqu’à la fin des saignements.

A l’apparition de leurs premières menstruations, les jeunes filles étaient obligées de s’éloigner du clan pendant toute la durée du cycle. Si elles se produisaient en hiver, la jeune femme demeurait seule au fond de la caverne, mais devait tout de même subir l’épreuve de l’isolement total au printemps suivant, au moment de ses règles. Cette expérience était non seulement terrifiante mais encore dangereuse pour ces jeunes femmes désarmées, accoutumées à la protection et à la compagnie du clan. Cette épreuve était destinée à marquer le passage à la condition de femme, tout comme la première chasse marquait le passage d’un garçon à l’âge d’homme. Mais contrairement à ce dernier, la femme n’avait droit à aucune cérémonie pour fêter l’événement et son retour parmi les siens. Certes, pendant l’épreuve, elle avait la permission de faire du feu pour éloigner les bêtes féroces, mais il n’était pas rare que l’une d’elles disparaisse à tout jamais, et que son cadavre soit découvert plus tard par quelque chasseur. La mère de la jeune fille avait le droit de lui rendre visite une fois par jour, pour lui apporter réconfort et nourriture. Mais si elle venait à disparaître, sa mère n’était autorisée à en faire mention qu’au bout d’un certain temps.

Les luttes auxquelles se livraient les esprits à l’intérieur des corps des femmes dans le but de concevoir la vie restaient un profond mystère pour les hommes. Mais ils savaient que leur essence était vaincue, chassée du corps de la femme, quand celle-ci saignait. Si, durant cette période, une femme regardait un homme, l’esprit de ce dernier risquait d’être attiré dans une lutte qu’il n’était pas certain de remporter. C’est pourquoi les totems des femmes devaient être plus faibles que ceux des hommes, car même un totem faible pouvait tirer une grande force de l’essence vitale propre au sexe féminin. C’étaient les femmes qui possédaient le pouvoir de donner la vie.

Dans le monde matériel, un homme était plus grand, plus fort, bien plus puissant qu’une femme, mais dans le monde terrible des forces invisibles, la femme était l’héritière naturelle d’une force potentiellement plus conséquente. Pour les hommes la faiblesse physique de la femme était précisément ce qui permettait d’établir l’équilibre entre elles et eux. Qu’on permît aux femmes de réaliser toute la force qu’elles avaient en puissance, et c’en serait fini de cet équilibre. C’était la raison pour laquelle elles étaient tenues à l’écart de la vie spirituelle et gardées ainsi dans l’ignorance de la trop grande force que leur conférait ce pouvoir de concevoir la vie.

Les jeunes hommes étaient avertis à leur première cérémonie suivant la consécration à l’âge adulte des terribles conséquences qui pourraient résulter de la découverte par une femme des rites secrets des hommes, et des légendes couraient sur l’époque où c’étaient les femmes qui exerçaient la magie et intercédaient auprès des esprits. Ainsi éclairés, les jeunes hommes considéraient les femmes d’un autre regard. Ils assumaient leurs responsabilités masculines avec beaucoup de sérieux et veillaient à ce qu’une femme soit protégée, nourrie mais totalement dominée, sinon le fragile équilibre entre les forces matérielles et les forces spirituelles risquait d’être brisé et la pérennité du Peuple du Clan condamnée.

La puissance des esprits féminins étant beaucoup plus agissante pendant la menstruation, la femme devait subir un isolement forcé pour ne pas mettre en échec l’esprit totémique de l’homme. Confinée auprès des autres femmes elle n’avait le droit de toucher à aucune nourriture susceptible d’être consommée par un homme. Elle ne pouvait s’occuper que de tâches subalternes comme le ramassage du bois ou la préparation des peaux à l’usage exclusif des femmes. Pendant cette période, les hommes l’ignoraient totalement et s’abstenaient même de la réprimander. Que son regard tombât par hasard sur elle, l’homme faisait comme si elle était invisible.

Cet isolement semblait un châtiment cruel, presque aussi cruel que la Malédiction Suprême infligée au membre du clan coupable d’une faute grave. Seul le chef du clan était habilité à demander au mog-ur de faire descendre sur lui les esprits malfaisants. Le mog-ur ne pouvait se soustraire à cette obligation malgré le danger que cela représentait pour le clan et pour lui-même. Une fois maudit, le coupable était exclu du clan qui cessait aussitôt de lui parler comme de le voir. Il n’existait plus pour personne. Il était tout bonnement considéré comme mort. Son épouse et sa famille le pleuraient et personne n’avait le droit de lui donner à manger. Quelques-uns quittaient le clan pour ne plus jamais reparaître. Mais la plupart se laissaient mourir de faim et de soif.

Il arrivait parfois que le châtiment soit imposé pour une durée déterminée, mais dans la plupart des cas l’issue demeurait fatale, le coupable se laissant quand même mourir. S’il survivait à une telle condamnation, il pouvait réintégrer le clan et retrouver son rang. Une fois sa dette payée, son crime était oublié. Cependant, en raison de la rareté des actes criminels, un tel châtiment était fort peu souvent infligé. Enfin, l’isolement forcé des femmes pendant la menstruation avait au moins cela de bon qu’il les soustrayait pendant un temps aux demandes incessantes et à la surveillance attentive des hommes.

Iza attendait avec impatience la cérémonie grâce à laquelle elle pourrait enfin se joindre aux autres femmes et, lasse de se voir confinée dans les limites du foyer de Creb, elle regardait avec envie le beau soleil qui pénétrait dans la caverne. Elle guettait le signe de Mog-ur lui annonçant qu’il était prêt et le clan rassemblé pour la cérémonie. Lorsque enfin il la fit venir, elle se présenta devant lui et, la tête baissée, elle dénuda son enfant, tandis que Mog-ur convoquait les esprits protecteurs avec de grands gestes solennels. Puis plongeant les doigts dans l’écuelle que lui présentait Goov, il traça une ligne rouge sur le nez de l’enfant jusqu’au milieu des sourcils.

— Uba, cette enfant se nomme Uba, déclara le sorcier.

— Uba, répéta Iza en serrant contre elle son enfant frissonnante de froid.

Elle était heureuse que sa fille portât le nom de cette aïeule qu’elle regrettait de ne pas avoir connue. Les membres du clan commencèrent à défiler un à un devant la petite fille, en répétant son nom pour se familiariser ainsi que leurs totems avec la nouvelle venue. Après quoi, Iza enveloppa la nouveau-née dans de douces peaux de lapin et l’installa sous sa propre fourrure, tout contre la chaleur de son corps, et elle prit place parmi les femmes pour assister à la consécration des unions.

A l’occasion de cette cérémonie et celle-là seule, on utilisait l’ocre jaune. Goov, ne pouvant officier comme servant de sa propre union, tendit l’écuelle d’onguent jaune à Mog-ur, qui la cala entre son bras et sa taille. Il prit place devant le sorcier, attendant que Grod lui amène la fille de sa compagne. Uka, quant à elle, assistait à la scène, à la fois heureuse pour sa fille et désolée de la voir quitter le foyer familial. Ovra, enveloppée dans une peau de bête toute neuve, s’avança les yeux baissés, et s’assit en tailleur devant Goov.

Avec les gestes appropriés, Mog-ur s’adressa de nouveau aux esprits, puis, après avoir plongé son majeur dans l’écuelle, il traça à l’ocre jaune le signe du totem d’Ovra sur la cicatrice de celui de Goov, symbole de l’union de leurs esprits, puis le signe du totem de Goov sur celui d’Ovra en recouvrant entièrement le signe de la femme, symbole de sa soumission.

— Esprit de l’Aurochs, Totem de Goov, tu as vaincu l’Esprit du Castor, Totem d’Ovra, déclara Mog-ur en effectuant les gestes rituels. Puisse Ursus permettre qu’il en soit toujours ainsi. Goov, acceptes-tu cette femme ?

Goov répondit en tapant Ovra sur l’épaule et en lui faisant signe de venir avec lui dans la caverne, vers leur nouveau foyer fraîchement délimité par des pierres. Ovra se releva pour suivre son nouveau compagnon. Personne ne lui ayant demandé son avis, elle n’avait pas eu le choix. Le couple allait rester isolé, confiné dans les limites du foyer où chacun dormirait de son côté. A la fin de cet isolement de quatorze jours, les hommes procédaient entre eux à de nouveaux rites pour sceller l’union.

L’union de deux êtres était aux yeux du clan une affaire strictement spirituelle, qui commençait par une déclaration publique devant tous et s’achevait par un rite secret strictement réservé aux hommes. Dans la communauté, il était aussi naturel de s’adonner aux activités sexuelles que de dormir ou de manger. Les enfants apprenaient souvent comment cela se passait en observant les adultes, et ils jouaient à faire l’amour dès leur plus jeune âge, tout comme ils imitaient les autres activités de leurs aînés. Les petites filles étaient déflorées très jeunes par des garçons pubères qui, n’ayant pas encore abattu leur première bête à la chasse, flottaient entre l’enfance et l’âge adulte.

Tout homme avait le droit de satisfaire ses désirs quand bon lui semblait, avec n’importe quelle femme, à l’exception de sa sœur. Généralement, les couples se restaient plus ou moins fidèles, mais il était plus grave pour un homme de réprimer ses désirs que de prendre la première femme venue. Quant aux femmes, elles faisaient volontiers des gestes subtilement évocateurs et suggestifs aux hommes qui leur plaisaient, afin de susciter leurs avances. Aux yeux des membres du clan, toute vie nouvelle prenait naissance par l’entremise des totems en présence dans le couple uni selon la coutume, et tout lien entre l’activité sexuelle et la reproduction paraissait inconcevable.

Une seconde cérémonie fut célébrée pour unir Droog et Aga, et le couple alla s’isoler dans le foyer de Droog. Cet isolement concernait le clan, mais non ceux qui partageaient leur feu et qui étaient libres d’aller et venir dans ce foyer qui leur restait ouvert. Quand le couple eut disparu dans la caverne, les femmes entourèrent Iza et son enfant.

— Mais elle est parfaitement constituée, Iza ! s’exclama Ebra. Je dois dire que j’étais inquiète quand je t’ai sue enceinte, au bout de tout ce temps.

— Les esprits ont veillé sur moi, répondit Iza. Une fois vaincu, un totem puissant aide à faire de beaux enfants.

— Je craignais que le totem de l’étrangère ait une mauvaise influence sur ton enfant. Elle est si différente de nous et son totem est si puissant qu’elle aurait pu déformer ta petite, commenta Aba.

— Ayla a de la chance et elle m’a porté chance, répliqua brusquement Iza en jetant un coup d’œil vers Ayla pour voir si elle avait prêté attention aux propos d’Aba. (La guérisseuse n’aimait pas qu’on affiche ouvertement de telles pensées.) Ne nous a-t-elle pas porté chance à tous ?

— Peut-être, mais en ce qui te concerne, pas assez pour te donner un garçon, insista Aba.

— Je désirais une fille, Aba, déclara Iza.

— Iza, comment peux-tu dire une chose pareille !

Les femmes n’en revenaient pas ; il n’était pas de coutume qu’elles reconnaissent préférer une fille à un garçon.

— Je la comprends, dit Uka, prenant la défense d’Iza. Vous avez un fils, vous veillez sur lui, vous le nourrissez, vous l’élevez, et dès qu’il est grand, il disparaît. S’il n’est pas tué à la chasse, il meurt autrement. Au moins, Uba aura, elle, une chance de vivre plus longtemps.

Tout le monde connaissait le chagrin de cette femme qui avait perdu son fils dans l’éboulement de la caverne. Ebra, avec tact, changea de sujet.

— Je me demande comment nous allons passer l’hiver dans cette nouvelle caverne.

— La chasse a été bonne, et nous avons assez de provisions. Les chasseurs vont tenter une dernière expédition aujourd’hui. Pourvu qu’il nous reste assez de place dans la réserve pour entreposer ce qu’ils tueront, dit Ika. En attendant, nous ferions bien de leur faire à manger, ils ont l’air de s’impatienter.

Les femmes quittèrent à regret Iza et son enfant pour aller préparer le repas du matin. Ayla s’assit à côté d’elle et prit le bébé dans ses bras. Iza se sentait heureuse de se trouver dehors par cette belle matinée froide et ensoleillée ; heureuse de la naissance de son enfant, une fille de surcroît, et en bonne santé ; heureuse de la nouvelle caverne et que Creb ait décidé de pourvoir à ses besoins ; heureuse enfin de la présence à ses côtés de la jeune étrangère aux cheveux blonds.

Elle regarda Uba, puis Ayla. Mes deux filles, pensa-t-elle, elles sont toutes les deux mes filles. Tout le monde sait déjà qu’Uba deviendra guérisseuse, mais il en sera de même pour Ayla. Je ferai en sorte qu’il en soit ainsi. Elle honorera sûrement notre grande lignée.

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