— Le fils de ta compagne s’est bien comporté, Brun. Ce fut une belle mise à mort, dit Zoug, tandis que les chasseurs déposaient le pesant animal devant la caverne. Tu peux être fier de ton nouveau chasseur.
— Il s’est montré vaillant et courageux, répondit Brun, en tenant Broud par les épaules, les yeux brillants de fierté.
La félicité du garçon était à son comble.
Zoug et Dorv admirèrent le jeune bison avec un soupçon de nostalgie pour les plaisirs de la chasse et l’excitation du succès, oubliant les dangers et les découragements accompagnant souvent la périlleuse aventure de la traque du gros gibier. Incapables de se joindre à l’expédition des jeunes, les deux vieillards avaient passé la matinée à écumer les bois environnants à la recherche de petit gibier.
— Je vois que Dorv et toi n’avez pas perdu votre temps, à en juger par le fumet du repas qui se prépare, ajouta Brun. Quand nous serons installés dans la nouvelle caverne, nous tâcherons de trouver un endroit pour entraîner les chasseurs à tirer à la fronde, Zoug. Le clan aura tout à gagner à ton enseignement, en particulier Vorn qui sera bientôt en âge de pratiquer.
Le chef désirait faire savoir aux anciens combien ils étaient encore précieux pour la communauté. Quand les chasseurs rentraient bredouilles, il arrivait fréquemment aux plus âgés d’approvisionner le clan en viande fraîche, tout particulièrement pendant les longs mois d’hiver, où la fronde se révélait une arme très efficace par temps de neige. Ils apportaient alors un agréable changement dans l’alimentation du clan, le plus souvent obligé de puiser dans ses réserves de viande séchée.
— Rien de comparable avec ce jeune bison, mais nous avons tué quelques lièvres et un gros blaireau. Ils sont cuits, nous vous attendions, répondit Zoug. Et à propos de terrain d’entraînement, j’ai repéré une clairière qui fera très bien l’affaire.
Depuis la mort de sa compagne, Zoug partageait le foyer de Grod et travaillait à parfaire son tir à la fronde depuis qu’il avait quitté les rangs des chasseurs. La fronde et les bolas restaient en effet pour les hommes du clan les armes les plus difficiles à manier. La puissante musculature de leurs bras légèrement arqués ne les empêchait guère de se livrer à des exercices précis et délicats comme l’exigeait le maniement de la fronde, mais l’épaisseur de leurs articulations restreignait considérablement l’agilité de leurs membres. Ils ne pouvaient ainsi accomplir une rotation complète, et se voyaient pénalisés au lancer. Leur lance, l’épieu, était plus lourde que la sagaie, et ils la projetaient à courte distance avec grande force. L’usage de l’épieu ou de la masse exigeaient surtout de la puissance musculaire, alors que la fronde et les bolas demandaient des années de pratique. La fronde en particulier, faite d’une longue boucle de cuir souple lestée d’une pierre ronde que l’on faisait tournoyer au-dessus de soi pour catapulter le projectile, requérait de l’entraînement. Zoug était fier de son habileté de tireur, et la proposition de Brun de former les jeunes chasseurs à l’usage de cette arme l’honora fortement.
Pendant que Zoug et Dorv arpentaient les collines à la recherche de petit gibier, les femmes avaient également exploré les alentours, et le fumet appétissant du repas aiguisait la faim des chasseurs, qui n’eurent pas longtemps à attendre.
Une fois rassasiés, les hommes firent le récit de leur chasse tant pour leur propre plaisir que pour celui de Zoug et Dorv. Broud, fier de son nouveau rang dans le clan et des chaudes louanges qu’on lui prodiguait, remarqua que Vorn le regardait avec admiration. Jusqu’alors, ils étaient encore des enfants tous les deux, et Vorn avait été son unique compagnon de jeu dans le clan depuis que Goov était devenu un homme.
Broud se revit à guetter l’arrivée des chasseurs, comme Vorn le faisait encore. Il ne lui arriverait jamais plus désormais de se sentir tenu à l’écart par les hommes lorsqu’il les écoutait conter leurs histoires ; il ne serait plus jamais soumis aux ordres de sa mère et des autres femmes lui commandant d’aider aux tâches domestiques. A présent il était un homme, un chasseur. Il ne lui restait plus qu’à attendre la cérémonie qui se déroulerait en même temps que celle de l’inauguration de la caverne pour voir son statut d’adulte confirmé.
Certes, il se trouverait au rang le plus bas de la hiérarchie, mais il ne s’en préoccupait guère. Cela ne durerait pas. Sa place dans le clan était fixée d’avance : fils de la compagne du chef, il serait lui-même chef un jour. Aujourd’hui, Broud pouvait se permettre de se montrer bon et généreux envers le petit Vorn. Il s’approcha de l’enfant âgé de quatre ans ; ce dernier le regarda arriver avec des yeux emplis d’une admiration sans bornes.
— Vorn, je pense que tu es assez grand maintenant, lui fit-il comprendre avec toute la solennité seyant à l’homme qu’il était désormais. Je vais te fabriquer une lance. Il est grand temps que tu apprennes à devenir un chasseur.
Vorn se tortilla de plaisir, les yeux brillants d’admiration devant le jeune homme élevé depuis peu au rang enviable de chasseur.
— C’est vrai, approuva-t-il vigoureusement. Je suis grand, maintenant, Broud.
Puis, montrant l’épieu à la pointe noircie de sang :
— Je peux toucher ?
Broud abaissa l’arme devant le petit garçon qui tendit une main timide et effleura le sang séché de l’énorme bison, qui gisait sur le sol devant la caverne.
— Tu as eu peur, Broud ? demanda-t-il.
— Brun dit que tous les chasseurs sont un peu nerveux la première fois, répondit Broud, sans vouloir avouer les appréhensions qui l’avaient saisi.
— Vorn ! Ah, te voilà enfin ! Je croyais que tu devais aider Oga à ramasser du bois, s’exclama Aga en apercevant son fils qui avait échappé à l’attention des femmes.
Vorn suivit sa mère à contrecœur sans quitter des yeux sa nouvelle idole. Brun avait assisté à la scène avec satisfaction. Il voyait dans l’attitude du fils de sa compagne la marque d’un chef, capable de manifester de l’intérêt pour un petit garçon. Plus tard, quand Broud commanderait au clan, Vorn se souviendrait de la gentillesse qu’il lui avait témoignée.
Broud regarda Vorn qui traînait les pieds dans le sillage de sa mère. La veille encore, se rappela-t-il, Ebra était venue lui demander de l’aider. Il jeta un coup d’œil en direction des femmes occupées à creuser une fosse et il réprima à temps une envie de s’esquiver en surprenant le regard d’admiration qu’Oga posait sur lui. Ma mère ne peut plus rien exiger de moi, à présent que je suis un homme. C’est à elle de m’obéir, désormais, pensa-t-il en gonflant la poitrine.
— Ebra ! apporte-moi de l’eau ! ordonna-t-il sur un ton impérieux, tout en redoutant que sa mère ne l’envoie quand même chercher du bois.
Après tout, il ne serait définitivement un homme, du moins officiellement, qu’après la cérémonie.
Ebra leva vers lui des yeux emplis de fierté. Il était là devant elle, son garçon qui avait si bien accompli sa périlleuse mission, son fils, aujourd’hui devenu un homme. Elle se précipita vers la mare près de la caverne et revint aussitôt avec de l’eau en dévisageant ses compagnes d’un air hautain, comme pour dire : « Regardez mon fils ! N’est-ce pas un bel homme ? N’est-ce pas un vaillant chasseur ? »
L’empressement et l’orgueil de sa mère adoucirent la crispation de Broud qui la gratifia d’un grognement de reconnaissance. La réponse d’Ebra lui fit presque autant plaisir que la lueur d’adoration qu’il lut dans les yeux d’Oga.
Oga avait le plus grand mal à se remettre de la mort de sa mère, suivie de peu par celle du compagnon de celle-ci. Le couple chérissait tendrement la jeune fille, en dépit de son sexe. La compagne de Brun s’était montrée très gentille avec elle lorsqu’elle vint au foyer du chef. Mais Oga avait peur de Brun, plus sévère que le compagnon de sa mère, et sur les épaules duquel pesaient lourdement ses responsabilités de chef. Quant à Ebra, elle avait peu de temps à consacrer à la petite orpheline. Un soir qu’elle songeait seule et triste près du feu, Broud, ce garçon fier, déjà presque un homme, était venu s’asseoir à côté d’elle et lui avait offert le réconfort de son épaule. Débordante de gratitude envers lui qui, auparavant, n’avait jamais porté la moindre attention à sa personne, Oga vivait depuis ce jour dévorée par le désir de devenir la compagne du jeune homme.
Le soleil de cette fin d’après-midi était encore chaud et aucun souffle de vent ne venait troubler l’air chargé de l’inlassable bourdonnement des mouches qui se relayaient autour des restes du repas, et du bruit des femmes occupées à creuser une fosse à rôtir. Ayla, assise auprès d’Iza, ne l’avait pas quittée de la journée, mais à présent la guérisseuse devait accomplir certains rites en compagnie de Mog-ur, afin de se préparer au rôle important qu’elle aurait à jouer lors de la cérémonie d’inauguration de la caverne, fixée pour le lendemain. Elle prit la petite fille par la main et la conduisit auprès des autres femmes. Le trou qu’elles creusaient non loin de l’entrée de la caverne serait tapissé de pierres puis on allumerait un grand feu qui brûlerait toute la nuit. Au matin, elles déposeraient au fond le bison dépecé et coupé en quartiers enveloppés de feuilles, puis recouvert d’argile sous laquelle il cuirait jusqu’au soir.
L’excavation exigeait du temps et beaucoup d’effort. Les femmes ameublissaient avec leurs bâtons la terre qu’elles ramassaient à la main pour la déposer sur une peau de cuir qu’elles hissaient et déchargeaient hors du trou. Cependant, une fois creusée, la fosse pouvait être utilisée autant de fois qu’on le désirait, son entretien n’exigeait que l’enlèvement des cendres. Tandis que les femmes creusaient, Oga et Vorn ramassaient du bois et rapportaient des pierres du ruisseau.
Les femmes s’arrêtèrent de travailler en voyant arriver Iza avec Ayla.
— Il faut que je voie Mog-ur, signala Iza en poussant gentiment Ayla vers le groupe.
Elle s’éloigna rapidement après avoir fait comprendre à la petite fille, tentée de la suivre, qu’elle ne devait pas bouger.
C’était le premier contact d’Ayla avec les autres membres du clan. Loin de la présence réconfortante d’Iza, elle resta clouée sur place, les yeux baissés. A l’encontre de tous les usages, les femmes examinèrent avec insistance la fillette qu’elles avaient pour la première fois l’occasion de voir de près.
Ebra fut la première à réagir.
— Elle peut ramasser du bois, fit comprendre la femme du chef à Ovra, avant de se remettre à creuser.
Ovra se dirigea vers un boqueteau en appelant d’un signe Oga et Vorn incapables de détacher leurs regards d’Ayla. Ovra fit le même geste à l’adresse d’Ayla qui hésita, incertaine de ce qu’on attendait d’elle. Puis, comme Ovra lui faisait signe de nouveau avant de se diriger vers le bouquet d’arbres, elle s’en fut d’un pas hésitant derrière Oga et Vorn qui traînaient les pieds dans le sillage de leur aînée.
Arrivée aux arbres, Ayla regarda les deux jeunes ramasser des branches mortes, tandis qu’Ovra élaguait de grosses bûches à l’aide de son coup-de-poing de pierre. Oga faisait la navette entre le tas de bois et les rondins que taillait Ovra. Elle s’efforçait de traîner une lourde bûche quand Ayla se porta à son aide en prenant l’autre extrémité. Les deux petites filles se dévisagèrent un long moment.
Quoique fondamentalement différentes, elles possédaient de nombreux points communs. Issues d’une même origine, leurs ancêtres avaient suivi une évolution différente qui conférait aux deux enfants une intelligence vive, mais totalement dissemblable. Toutes deux homo sapiens, toutes deux dominantes pendant une époque, le fossé les séparant n’était pas considérable, mais de subtiles particularités engendreraient des destins opposés.
Comme elles s’en retournaient après avoir déposé leur charge sur le tas de bois, les femmes suspendirent un instant leurs gestes pour les observer. Elles étaient à peu près de la même taille, bien que l’une fût deux fois plus âgée que sa compagne. L’une était élancée et blonde, l’autre courtaude et brune. Les femmes les comparèrent, mais les deux fillettes, comme tous les enfants, oublièrent vite leurs différences. Avant la fin de la journée, elles avaient trouvé, à partager les tâches, le moyen de communiquer et même de s’amuser.
Ce soir-là, elles dînèrent côte à côte, découvrant les premières joies de l’amitié. Heureuse qu’Oga ait accepté Ayla comme compagne de jeu, Iza attendit que la nuit tombât pour l’emmener se coucher. Les deux fillettes se séparèrent après avoir échangé un long regard puis Oga alla se glisser dans la fourrure d’Ebra, obligée, ainsi que le reste du clan, à dormir séparée de son compagnon jusqu’à leur emménagement dans la nouvelle caverne. Ainsi en avait décidé Mog-ur.
Iza ouvrit les yeux aux premiers rayons de soleil. Elle resta allongée à écouter le chant intarissable des oiseaux saluant le jour nouveau. D’ici peu, pensa-t-elle, elle s’éveillerait dans la caverne. Il ne lui déplaisait pas de dormir à la belle étoile, quand le temps était clément, mais il lui tardait de retrouver la sécurité des parois d’une grotte. Elle songea à la cérémonie et à toutes les tâches qui l’attendaient, et elle se leva promptement, sans faire de bruit.
Creb était déjà réveillé. En le retrouvant exactement comme elle l’avait quitté la veille, assis devant le feu, elle se demanda si seulement il avait dormi. Elle mit de l’eau à chauffer, et quand elle lui apporta son infusion de menthe et d’ortie, Ayla était déjà assise auprès du vieil homme. Elle alla quérir pour la fillette des restes du dîner de la veille car, ce jour-là, les hommes et les femmes ne mangeraient pas avant le festin rituel.
Vers la fin de l’après-midi, des fumets exquis s’échappaient de plusieurs feux où mijotait la nourriture, aux abords de la caverne. Les femmes avaient déballé les ustensiles de cuisine qu’elles avaient pu sauver du tremblement de terre. Des récipients d’osier tressé selon des trames variées servaient aussi bien à puiser de l’eau dans la mare qu’à y cuire ou contenir divers aliments. On faisait le même usage des bols en bois. Les larges os iliaques servaient, eux, de plats et de plateaux, tandis que les cuillers à touiller étaient faites de côtes. Mâchoires, os frontaux offraient de leur côté un assortiment de coupes et de louches. Enfin des écorces de noisetier collées ensemble avec de la résine de pin et renforcées astucieusement par des tendons formaient une variété de récipients de toutes formes.
Dans une outre, suspendue au-dessus d’un feu à trépied lié par une lanière de cuir, mitonnait un savoureux potage, objet d’une surveillance sans défaut, car il fallait que le niveau du liquide dépasse toujours les flammes, maintenant ainsi une température trop basse pour que la peau risque de prendre feu. Ayla observait Uka remuer doucement des morceaux de viande coupés dans le cou du bison, qui avaient été mis à cuire avec des oignons sauvages, du pas-d’âne, et diverses herbes. Uka goûtait de temps à autre le potage, dans lequel elle avait ajouté des champignons coupés en lamelles, des chardons ébarbés, des bulbes et des bourgeons de lis, du cresson sauvage, des bourgeons de laiterons ainsi que des airelles datant d’une cueillette précédant le cataclysme et que les femmes avaient également emportées.
Les fibres dures de vieux rhizomes de massettes avaient été broyées et ôtées. Des myrtilles séchées et des graines grillées agrémentaient la pâte des galettes de pain sans levain qui cuisaient sur des pierres près du feu. Des ansérines, du jeune trèfle et des feuilles de pissenlit cuisaient dans une autre marmite d’osier, tandis qu’une sauce faite d’une compote de pommes séchées mélangée à des pétales de roses et à du miel mijotait sur un autre feu.
Iza avait été particulièrement contente de voir Zoug rentrer de sa chasse avec quelques lagopèdes : leur vol bas en faisait des proies faciles pour l’habile frondeur. C’était le mets préféré de Creb. Farcis d’herbes odorantes et enveloppés dans des feuilles de vigne sauvage, les goûteux volatiles cuisaient à part dans une petite fosse à rôtir. Des lièvres et des hamsters géants, dépecés et vidés, rôtissaient au-dessus des braises, tandis que des tas de petites fraises sauvages brillaient d’un rouge vif au soleil.
C’était un festin à la hauteur de l’événement.
Ayla n’en pouvait plus d’attendre. Elle avait passé la journée entière à errer autour des plats fumants. Iza et Creb semblaient des plus affairés ; quant à Oga, elle aidait les femmes à la cuisine. Personne n’avait le temps ni le moindre désir de s’occuper de la petite fille qui, après s’être fait rabrouer à plusieurs reprises, s’efforça de se tenir à distance.
Tandis que le soleil couchant allongeait les ombres autour de la caverne, un silence attentif s’abattit sur le clan. Tout le monde s’approcha de la fosse où mijotaient les quartiers de bison. Ebra et Uka commençaient déjà à retirer l’argile chaude qui recouvrait la bête ; ôtant la couche de feuilles roussies, elles découvrirent l’appétissante chair exhalant un fumet qui mit l’eau à la bouche de chacun. La viande fut extraite du foyer avec précaution, tant les quartiers cuits à point risquaient de se détacher. Puis le soin de découper et de servir échut à Ebra, la compagne du chef, qui, avec orgueil, offrit le premier morceau à son fils.
Broud s’avança pour recevoir son dû sans afficher la moindre modestie. Une fois les hommes servis, les femmes, puis les enfants reçurent leur part, la dernière étant réservée à Ayla, et un grand silence tomba sur le clan tout occupé à dévorer la viande savoureuse.
Ce fut un interminable festin où chacun eut le loisir de se resservir à volonté. Si les femmes avaient travaillé dur, les louanges qu’elles en tirèrent les récompensèrent largement de leur peine, ainsi que la pensée de ne plus avoir à cuisiner de plusieurs jours. Quand tous furent gavés, ils se reposèrent, car une longue nuit les attendait.
Quand la pénombre s’installa, l’atmosphère doucement paresseuse de l’après-midi se chargea peu à peu de fébrilité. Sur un regard de Brun, les femmes firent rapidement disparaître les reliefs du repas et prirent place autour d’un feu dressé à l’entrée de la caverne. La disposition des membres du clan obéissait à des règles très strictes, correspondant au rang de chacun. Les femmes avaient pris place d’un côté de l’assemblage de branches mortes, et les hommes de l’autre, chacune et chacun selon sa position hiérarchique. Seul Mog-ur ne se trouvait pas parmi eux.
Brun fit signe à Grod qui s’avança dignement, sans se presser, et sortit de sa corne d’aurochs le charbon ardent provenant en ligne directe du feu allumé dans l’ancienne caverne. La survie de ce feu était étroitement liée à celle du clan. L’allumer à l’entrée de leur nouvelle demeure consacrait la possession et la pérennité de celle-ci.
La maîtrise de ce feu était primordiale pour l’homme en ces régions froides. La fumée même possédait des vertus. Son odeur seule suscitait le sentiment de sécurité d’avoir un abri. La fumée pénétrerait dans la caverne, monterait jusqu’à la voûte, s’insinuerait dans les fissures de la roche, éloignerait les forces du mal, assainirait la grotte et l’imprégnerait de l’essence même de l’homme.
Allumer le feu n’était qu’un des rites marquant l’inauguration d’une nouvelle caverne. L’un d’eux avait pour but de familiariser les esprits des totems protecteurs avec leur nouvelle résidence. Célébré par Mog-ur, ce rituel s’accomplissait sous la direction du sorcier par sexes séparés. A cette occasion, c’était Iza qui préparait le breuvage de la cérémonie consacrée aux hommes.
L’heureuse issue de la chasse avait témoigné de l’approbation des totems, et le festin confirmait leur intention d’en faire un lieu de résidence permanent, même si le clan était appelé à s’absenter plus ou moins longuement à certaines époques. Les esprits totémiques voyageaient également, mais tant que les membres du clan étaient en possession de leurs amulettes, leurs totems pouvaient les rejoindre depuis la caverne à chaque fois que leur présence était requise.
Dans la mesure où les esprits étaient forcément présents lors de la cérémonie d’inauguration d’une caverne, d’autres rituels pouvaient y être adjoints. Dans ce cas, ces derniers, associés à un événement aussi solennel que l’entrée en possession d’une nouvelle demeure, s’en trouvaient considérablement grandis.
C’était à Mog-ur qu’incombait le soin de décider des rituels susceptibles d’être associés, une tâche dont il ne s’acquittait toutefois qu’en accord avec Brun. Ainsi la consécration de leur nouvelle caverne allait-elle s’accompagner de la nomination de Broud au rang d’homme et de la désignation des totems de certains jeunes membres du clan, celle-ci étant accomplie par ailleurs dans le désir de plaire aux esprits. Le temps n’était pas un facteur important, et tout rituel pouvait se prolonger à plaisir quand les conditions s’y prêtaient. Auraient-ils été épuisés ou en danger, le simple fait d’allumer un feu aurait suffi à consacrer la caverne.
Avec une gravité à la mesure de l’importance de sa tâche, Grod s’agenouilla, déposa la braise rouge sur un tas de brindilles, puis se mit à souffler dessus. Le clan se pencha en avant dans une attitude anxieuse et de toutes les poitrines s’exhala un soupir de soulagement quand les flammes commencèrent de crépiter et que le bois sec s’embrasa rapidement. Soudain, surgissant de nulle part, un personnage effrayant apparut si près du feu qu’il semblait en être l’émanation. Un crâne blanc surmontait son visage rouge vif qui semblait flotter au milieu du brasier.
Ayla tressaillit à cette apparition, et Iza lui pressa la main pour la rassurer. L’enfant perçut le sourd martèlement des épieux sur le sol tandis que Dorv marquait le rythme sur une grande calebasse en bois. La fillette sursauta de nouveau alors que le plus proche des chasseurs bondissait devant les flammes. C’était Broud, entamant sa danse de la chasse.
Broud s’accroupit, la main en visière pour se protéger d’un soleil imaginaire, bientôt imité par les autres chasseurs qui mimèrent avec lui la chasse au bison. Leur art de la pantomime, affiné par des siècles de langage gestuel, était si parfait qu’ils parvenaient à recréer l’intense émotion de la traque au gros gibier. Les femmes du clan, sensibles aux nuances les plus fines de leurs gestes, se sentaient transportées dans les plaines torrides ; il leur semblait percevoir le tremblement du sol sous le martèlement de milliers de sabots et elles partageaient avec les chasseurs l’exaltation de la mise à mort. C’était là un rare privilège pour elles que d’entrevoir le domaine sacro-saint de la chasse. Même l’étrange fillette blonde était fascinée par le spectacle.
Broud avait pris la direction de la danse. Ç’avait été sa chasse, et c’était sa nuit. Conscient des réactions de son auditoire et de la peur des femmes, il y allait de ses plus belles mimiques, savourant le plaisir de se voir le centre de l’attention générale. Comédien consommé, il était parfaitement dans son élément sur cette scène primitive éclairée par les flammes d’un feu de camp, et le frisson qu’il faisait passer parmi les femmes avait une qualité érotique. Mog-ur, debout derrière son rempart de feu, suivait ses mimiques avec une attention passionnée ; s’il avait souvent entendu les hommes faire le récit de leurs chasses, il ne partageait réellement leurs émotions qu’à l’occasion de ces fêtes. Ce garçon s’est bien comporté, estima le sorcier ; il a bien mérité de son totem, et il est normal qu’il ait son heure de gloire.
Le dernier bond du jeune homme le fit atterrir devant le grand Mog-ur, tandis que le battement sourd des épieux et le contrepoint plus sec de la calebasse s’achevaient sur un dernier roulement. Le vieux sorcier et le jeune chasseur se firent face. Mog-ur aussi connaissait bien son rôle. Le maître de cérémonie, dont la silhouette bancale malgré la peau d’ours qui l’enveloppait se détachait sur le fond du brasier, attendit que l’excitation de la danse fût apaisée. Son visage teinté d’ocre rouge lui donnait l’apparence d’un être surnaturel.
Seuls les craquements du feu, la brise soufflant à travers les arbres et le cri d’une hyène dans le lointain venaient troubler le silence de la nuit. Les yeux brillants, le cœur battant, Broud ne parvenait pas à reprendre son souffle, après la danse exténuante, mais aussi en raison d’une peur incontrôlable qui l’envahissait soudain. Il savait ce qui l’attendait, mais plus le temps passait, plus ses frissons se muaient en tremblements. Le moment était venu où Mog-ur allait imprimer dans sa chair la marque de son totem. Jusqu’ici Broud avait chassé cette pensée de son esprit, et à présent l’aura dégagée par le sorcier bien plus que la douleur physique à venir l’emplissait d’effroi.
Il allait en effet pénétrer dans le monde des esprits, bien plus terrifiant que tous les bisons de la terre, qui sont au moins des créatures palpables, appartenant au monde visible, sans rien de commun avec le monde surnaturel puissant et invisible, capable de faire trembler la terre. Broud n’était pas le seul parmi l’assistance à frissonner au souvenir du dernier cataclysme qui avait douloureusement frappé le clan. Seuls les sorciers osaient pénétrer dans les contrées de l’impalpable, et le jeune homme pétri de superstition souhaitait que Mog-ur en finisse au plus vite.
En réponse au désir muet de Broud, le sorcier leva le bras, les yeux rivés sur le croissant de lune. Alors il adressa un appel passionné, qui n’était pas destiné au clan fasciné mais au monde éthéré des esprits. Eux seuls étaient capables de comprendre les gestes lents et éloquents de ce corps difforme et de cet unique bras. Lorsqu’il eut terminé, le clan se sentait pénétré de l’essence des totems protecteurs ainsi que de bien d’autres esprits connus, et Broud trembla de plus belle.
Soudain, avec une rapidité qui arracha un hoquet de stupeur à quelques bouches, le sorcier fit surgir de sa fourrure une pierre acérée qu’il brandit au-dessus de sa tête. D’un geste vif, il l’abaissa sur la poitrine de Broud, comme s’il allait lui porter un coup fatal. Mais il lui fit seulement deux entailles superficielles incurvées, se rejoignant en un point, telle la corne du rhinocéros.
Broud avait fermé les yeux mais il ne broncha pas quand le couteau lui grava la chair. Le sang jaillit, laissant des sillons rouges le long du torse. Puis Goov se porta aux côtés du sorcier pour lui présenter un bol d’onguent à base de graisse de bison mélangée à de la cendre de frêne. Mog-ur fit pénétrer la pommade noirâtre dans les entailles, interrompant l’hémorragie et assurant ainsi la formation d’une cicatrice noire. Elle indiquerait que Broud était un homme ; un homme placé sous l’éternelle protection du puissant et imprévisible rhinocéros.
Le jeune homme regagna sa place, sensible à l’attention générale dont il faisait l’objet et plus que jamais disposé à en jouir maintenant que le pire était passé. Il était persuadé que son courage et son adresse à la chasse, le récit éloquent qu’il avait su en donner en dansant, enfin l’impassibilité dont il avait fait preuve en recevant la marque de son totem fourniraient pendant longtemps un sujet de conversation animée aux membres du clan. Il se voyait déjà tel un personnage légendaire dont on se conterait les exploits lors des longues soirées hivernales et des rassemblements claniques. Sans moi, cette caverne ne serait pas nôtre, se dit-il. Si je n’avais pas tué ce bison, nous n’aurions pu célébrer cette cérémonie et nous serions toujours à la recherche d’une caverne. Broud, grisé par son succès, n’était pas loin de croire que la nouvelle et heureuse situation du clan n’était due qu’à lui seul.
Ayla assista au rite, fascinée et terrorisée par la vue du sang. Aussi, quand Iza l’emmena auprès du sorcier, essaya-t-elle de s’enfuir, se demandant ce qu’allait lui faire ce personnage vêtu d’une peau d’ours et qui venait de taillader cruellement la poitrine d’un jeune chasseur. Elle fut cependant rassurée de voir Aga portant Oga dans ses bras, et Ika avec Borg, s’approcher également de Mog-ur.
Goov tenait à présent le panier cérémoniel contenant l’ocre rouge sacrée réduite en poudre et mélangée avec de la graisse animale. Mog-ur s’adressa de nouveau à la lune, haute dans le ciel, en exécutant les gestes convenus pour demander aux esprits de veiller sur les enfants dont les totems allaient leur être révélés. Puis, plongeant ses doigts dans la pâte rouge, il dessina une spirale sur la hanche du petit garçon, évoquant la queue d’un sanglier. Un murmure étouffé s’éleva de l’assistance qui, par gestes, commenta éloquemment le bien-fondé d’un tel choix.
— Esprit du Sanglier, Borg se trouve désormais sous ta protection, indiqua par signes le sorcier tout en passant autour du cou de l’enfant une petite bourse attachée avec une lanière de cuir.
Ika baissa la tête en signe d’approbation et de satisfaction, car le totem du sanglier était fort et respectable. Heureuse de ce choix pour son fils, elle s’écarta.
Le sorcier s’adressa de nouveau aux esprits puis, reprenant un peu de pâte dans le panier que lui présentait Goov, il dessina un cercle rouge sur le bras d’Ona.
— Esprit du Hibou, mima-t-il, Ona se trouve désormais sous ta protection.
Mog-ur passa ensuite au cou de la petite fille l’amulette que lui avait confectionnée sa mère, et une fois encore les gestes et les grognements allèrent bon train. Aga était heureuse pour sa fille, convenablement protégée d’ores et déjà, et qui plus tard se verrait à coup sûr présenter un compagnon au totem encore plus puissant. Il le fallait si Oga voulait être mère sans trop de difficultés.
Les bustes se penchèrent en avant avec curiosité quand Iza prit Ayla dans ses bras. La fillette n’était plus le moins du monde effrayée. Maintenant qu’elle était proche de lui, elle avait reconnu Creb sous l’inquiétante peinture rouge. La tendresse se lisait dans les yeux du sorcier lorsqu’il posa son regard sur elle.
A la grande surprise de l’assistance, le sorcier exécuta non pas les gestes auxquels on s’attendait, mais ceux qu’il avait coutume d’accomplir à chaque fois qu’il devait donner son nom à un nouveau-né, sept jours après sa naissance. Non seulement la fillette étrangère allait connaître son totem, mais elle allait être adoptée par le clan ! Mog-ur traça une ligne rouge sur le visage de l’enfant, partant du milieu du front et descendant le long de l’arête du nez.
— L’enfant s’appelle Ayla, déclara-t-il en prononçant lentement son nom, de manière à ce que le clan et les esprits le comprennent bien. Iza se tourna vers l’assistance, le cœur battant, aussi stupéfaite que les autres devant cette révélation. Cela signifie donc, pensa-t-elle, qu’Ayla est ma fille, mon premier enfant. Seule la mère a le droit de présenter son enfant pour qu’il reçoive un nom. Cela fait-il sept jours que je l’ai trouvée ? Je n’en suis pas sûre ; il faudra que je demande à Creb. Après tout, il est juste qu’elle soit ma fille ; qui d’autre que moi pourrait être sa mère ?
Tous les membres du clan défilèrent devant Iza, qui portait la fillette de cinq ans comme un bébé, et tous répétèrent le nom avec plus ou moins d’exactitude. Puis Iza se retourna vers le sorcier qui, une fois encore, appela les esprits. Utilisant à son avantage l’attention impatiente du clan, Mog-ur décrivit délibérément de larges mouvements lents, pour bien faire durer l’expectative. Puis, prenant un peu de la pâte rouge et grasse, il traça une ligne sanglante sur la cuisse d’Ayla, exactement superposée à la première des cicatrices laissées par les griffes du félin.
De quel totem s’agissait-il ? se demandait le clan, interdit. Le sorcier plongea de nouveau la main dans le panier rouge et dessina une deuxième ligne sur la cicatrice suivante. Ayla sentit Iza frémir. Figé, le clan retenait sa respiration. Au troisième tracé, Brun jeta un regard insistant et contrarié à Mog-ur, mais ce dernier refusa d’y prêter attention. Quand la quatrième ligne fut tracée, tout le monde avait compris, mais personne ne pouvait en croire ses yeux. Après tout, ce n’était pas la bonne jambe. Alors Mog-ur releva la tête et regarda Brun dans les yeux tandis que de sa main il traçait la formule consacrée.
— Esprit du Lion des Cavernes, Ayla se trouve désormais sous ta protection.
Le geste rituel balaya les derniers doutes. Comme Mog-ur passait l’amulette autour du cou d’Ayla, l’agitation des mains traduisait la stupeur du clan. Comment était-ce possible ? Une fille pouvait-elle posséder l’un des plus puissants totems réservés aux hommes, le Lion des Cavernes ?
Le regard de Creb à son frère était aussi ferme intraitable. Ils s’affrontèrent ainsi pendant un long moment en un combat muet. Mais Mog-ur se sentait sûr des raisons qui avaient inspiré son choix. Il n’avait fait que confirmer le signe que le lion lui-même avait gravé dans la chair de la fillette. C’était là une raison plus forte que toutes les raisons voulant qu’une femme ne reçoive jamais la protection d’un totem aussi puissant. Brun n’avait jamais mis en question les révélations dont son sorcier de frère faisait l’objet de la part des esprits, mais cette fois-ci il avait le sentiment d’avoir été trompé par Creb, même s’il devait admettre qu’il n’avait jamais vu de totem révélé de manière aussi évidente. Il fut le premier à détourner les yeux, mais il n’était pas heureux.
Accepter cette enfant des Autres au sein du clan n’était déjà pas chose facile, et voilà que son totem créait une situation tout à fait irrégulière, anormale. Et Brun n’aimait pas les anomalies dans son clan bien ordonné. Les dents serrées, il se promit qu’il n’y aurait pas d’autre dérogation à l’avenir. Si la fillette était appelée à devenir un membre du clan, elle devrait se conformer aux règles, que son totem soit ou non le Lion des Cavernes.
Stupéfaite, Iza baissa la tête en signe d’acceptation. Puisque Mog-ur l’avait décidé, il devait en être ainsi. Elle savait que le totem d’Ayla était puissant, mais de là à penser au Lion des Cavernes ! A présent, elle était convaincue que la petite fille ne trouverait jamais de compagnon, et cette certitude l’encouragea dans sa décision de lui transmettre son savoir de guérisseuse, afin qu’elle puisse jouir d’un statut particulier. Creb l’avait nommée, l’avait reconnue, et lui avait révélé son totem alors qu’Iza la tenait dans ses bras. C’était cela qui la désignait comme sa fille, car la naissance seule ne suffisait pas. Iza songea que si elle menait sa grossesse à terme, elle, qui n’avait jamais eu d’enfant, en aurait bientôt deux.
A en juger par l’agitation et le brouhaha guttural qui régnaient, la nouvelle avait provoqué le plus vif émoi dans le clan. Iza, gênée, reprit sa place sous les regards emplis de stupeur que lui lançaient à la dérobée aussi bien les hommes que les femmes. Toutefois, tous s’efforçaient de ne pas fixer des yeux d’Iza et la fillette, car il était malséant de le faire. Tous, sauf un.
Il y avait plus que de l’étonnement dans les yeux de Broud. La haine qu’y lut Iza l’effraya, et elle tenta de s’interposer entre Ayla et le regard malveillant de l’orgueilleux jeune homme. Broud n’était plus le centre de l’attention générale ; plus personne ne parlait de lui. Oubliée sa chasse, oubliée sa danse merveilleuse, oublié son courage exemplaire lorsque Mog-ur lui avait gravé sur le torse la marque de son totem. Plus personne ne lui prêtait d’intérêt. Il entendait certains dire que c’était ce petit laideron qui avait découvert la caverne ! Son totem était le Lion des Cavernes ? Et alors ? Était-ce elle qui avait tué le bison ? Ayla était en train de lui voler son plaisir, l’admiration et le respect du clan.
Il continuait de fixer la fillette d’un regard mauvais, quand il remarqua qu’Iza s’était levée pour se rendre au campement, près du ruisseau, et son attention se porta vers Mog-ur. Bientôt, très bientôt il allait participer aux cérémonies secrètes des hommes. Il ignorait ce qui l’attendait ; on lui avait seulement laissé entendre qu’il apprendrait pour la première fois ce qu’était la mémoire. C’était là le dernier pas qui lui ferait franchir le seuil de l’âge d’homme.
Au campement, Iza ôta sa peau de bête et prit l’écuelle en bois et les racines séchées qu’elle avait préparées pour la cérémonie. Après avoir rempli d’eau l’écuelle, elle regagna le gigantesque feu de joie qui crépitait de plus belle depuis que Grod y avait ajouté des branchages.
Sa peau de bête avait masqué pour une part la raison des longues absences d’Iza durant la journée : quand elle s’avança devant le sorcier, son corps entièrement nu, à l’exception de son amulette, était marqué de dessins à la peinture rouge. Un large cercle accentuait encore la plénitude de son ventre ; des cercles plus petits soulignaient également ses seins et ses fesses. Ces symboles énigmatiques, connus de Mog-ur seul, la protégeaient comme ils protégeaient aussi les hommes. Il était considéré comme dangereux d’impliquer une femme dans les rites religieux, mais l’événement autorisait qu’on déroge à cette règle.
Iza se tenait si près de Mog-ur qu’elle voyait les gouttelettes de sueur perler sur son visage à se tenir devant le feu dans sa peau d’ours. Sur un signe imperceptible de lui, elle leva l’écuelle en se tournant face au clan. C’était une écuelle très ancienne, exclusivement consacrée à certains rites depuis des générations. Il y avait très longtemps de cela, une guérisseuse avait évidé un petit billot taillé dans un arbre, puis l’avait longuement poli en le ponçant avec du sable et une pierre ronde. Un dernier polissage avec des rameaux de fougère lui avait donné un aspect soyeux, et l’intérieur avait pris une patine blanche due à toutes les fois où elle avait contenu le breuvage cérémoniel.
Iza porta les racines séchées à sa bouche et les mâcha lentement, en prenant bien soin de ne pas en avaler. Puis, elle cracha la pulpe ainsi obtenue dans l’écuelle remplie d’eau et remua le mélange jusqu’à ce qu’il devienne d’un blanc laiteux. Seules les guérisseuses de la lignée d’Iza connaissaient le secret de cette plante assez rare mais cependant familière qui, consommée fraîche, perdait de ses qualités narcotiques. Mais la guérisseuse en avait fait sécher les racines pendant au moins deux ans, suspendues la tête en haut, contrairement à la pratique courante. Si seules les guérisseuses étaient habilitées à préparer ce breuvage, seuls les hommes avaient le droit de le boire.
Selon une très ancienne légende, transmise de mère en fille, en des temps très reculés seules les femmes absorbaient cette drogue puissante. Bientôt cependant, les hommes les privèrent de ce privilège et s’octroyèrent l’exécution des rites qui l’accompagnaient, mais ils ne purent leur arracher le secret de sa préparation. Les guérisseuses qui le possédaient refusèrent avec intransigeance de le dévoiler à quiconque, si ce n’est à leurs descendantes directes. Aujourd’hui encore, le breuvage n’était remis aux hommes qu’en échange d’un équivalent. C’est ainsi qu’une fois la boisson prête, Iza adressa un signe de tête à Goov qui s’avança avec un bol de datura, tel qu’il le préparait d’ordinaire pour les hommes mais qui, en cette occasion, était destiné aux femmes. Ils échangèrent solennellement les écuelles, puis Mog-ur entraîna les hommes à sa suite dans la petite caverne.
Après leur départ, Iza fit passer le datura à la ronde parmi ses compagnes. La guérisseuse savait utiliser cette plante à des fins diverses : selon le mode de préparation, elle avait des effets anesthésiants, calmants, soporifiques, et Iza avait également une préparation sédative destinée aux enfants. Les femmes ne pouvaient en effet se détendre complètement qu’en sachant que leurs enfants ne viendraient pas réclamer leur attention et qu’ils seraient en même temps en sécurité. Ainsi Iza s’assurait-elle du sommeil des petits quand les femmes s’offraient le luxe rare d’une cérémonie.
Elles ne tardèrent pas à coucher leurs enfants tout ensommeillés avant de s’en retourner près du feu. Après avoir bordé Ayla dans sa fourrure, Iza retourna la calebasse dont Dorv s’était servi pendant la danse de la chasse et se mit à battre un rythme lent et régulier dont elle faisait varier la sonorité en frappant à son gré sur les bords ou bien au centre de l’instrument.
Au début, les femmes demeurèrent assises sans bouger, habituées qu’elles étaient à manifester la plus grande réserve en présence des hommes. Mais petit à petit, à mesure qu’elles ressentaient les effets de la drogue et prenaient conscience de l’absence de leurs compagnons, certaines commencèrent à se balancer au rythme lancinant de la calebasse. Ebra fut la première à se lever. Elle exécuta des pas complexes autour d’Iza qui accéléra le tempo, éveillant le désir d’un grand nombre de femmes. Elles ne tardèrent pas à rejoindre en chœur la compagne du chef.
Comme le rythme s’accélérait encore, les femmes, d’ordinaire si pudiques, se débarrassèrent de leurs peaux de bêtes, pour se donner plus librement et plus érotiquement à la danse. Elles ne s’aperçurent même pas qu’Iza avait abandonné son instrument pour danser avec elles. Un rythme interne les possédait et elles s’abandonnaient, exprimant des émotions que la vie quotidienne les obligeait à refouler. Dans une débauche de tourbillons, de bonds et de contorsions, elles dansèrent ainsi jusqu’à l’aube, avant de s’écrouler épuisées et de s’endormir sur place.
Les hommes commencèrent à quitter la caverne aux premières lueurs du jour. Enjambant les corps inertes des femmes, ils gagnèrent leurs couches pour sombrer dans un sommeil sans rêves. Leur propre cérémonie, plus réservée, plus intérieure, les avait tout autant épuisés.
Comme le soleil apparaissait à l’horizon, Creb sortit de la caverne en claudiquant et contempla le spectacle de ces corps abandonnés. Il avait eu le privilège d’assister une fois à la cérémonie des femmes. Le vieux magicien, dans sa sagesse, comprenait leur besoin de détente. Il savait les hommes extrêmement curieux d’apprendre ce qui mettait leurs compagnes dans un tel état d’épuisement, mais il ne leur avait jamais rien révélé. Les hommes auraient été choqués par le total abandon des femmes, comme celles-ci l’auraient été de surprendre leurs fiers compagnons suppliant les esprits protecteurs de ne pas les abandonner.
Mog-ur s’était souvent demandé s’il serait capable de faire remonter la pensée des femmes jusqu’à leurs origines premières. Leurs souvenirs étaient de nature différente, mais elles avaient la même capacité que les hommes à se rappeler leurs connaissances ancestrales. Pourraient-elles partager les rites des mâles, se demandait Mog-ur, bien décidé cependant à ne pas risquer de déchaîner la colère des esprits pour en avoir le cœur net. Le clan irait à sa perte le jour où une femme serait admise aux cérémonies masculines.
Creb se dirigea péniblement vers le campement où il retrouva sa fourrure. Il aperçut le désordre d’une chevelure blonde dans la couche d’Iza et se prit à repenser aux événements survenus depuis l’éboulement de leur ancienne caverne. Comment cette étrange fillette était-elle parvenue à gagner aussi vite son affection ? Il se sentait blessé par les sentiments hostiles de Brun à l’égard d’Ayla. Quant aux regards haineux de Broud, ils ne lui avaient pas échappé. Les dissensions au sein de ce petit groupe homogène avaient entaché la fête et fait naître en lui un certain malaise.
Broud n’en restera pas là, pensa-t-il. Le Rhinocéros Laineux ne pouvait mieux convenir comme totem à notre futur chef. Broud peut se révéler courageux mais il est pétri d’orgueil. Le voici calme et raisonnable, et même doux et aimable, et l’instant d’après, sans raison apparente, il peut charger aveuglé par la rage. J’espère qu’il ne se retournera pas contre Ayla.
Allons, ne sois pas idiot, se reprocha-t-il. Le fils de Brun ne va tout de même pas prendre ombrage d’une enfant ! Il est appelé à être un jour le chef de ce clan, et puis Brun désapprouverait tout geste hostile envers la fillette. Broud est maintenant un homme, et il lui faudra bien apprendre à se maîtriser.
Le vieillard se rendit compte en s’allongeant combien il était las. Depuis le tremblement de terre, pour la première fois, il pouvait se laisser aller au repos. La caverne était désormais la leur et les totems intronisés dans leur nouvelle demeure où le clan pourrait emménager dès le lendemain matin. Le sorcier bâilla, s’étira, puis ferma son œil unique.