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Les préparatifs pour la chasse au mammouth, prévue au début de l’automne, mirent le clan en émoi. Tous les membres valides feraient partie de l’expédition, qui se dirigerait vers le nord de la péninsule pendant la période où les chasseurs seraient occupés à voyager, puis à traquer le mammouth, sans avoir la certitude d’en rencontrer ni même de réussir à en tuer un, ils délaisseraient tout autre gibier. Seule la perspective, en cas de succès, de rapporter au camp de la viande en suffisance pour plusieurs mois et de la graisse en grande quantité rendait le risque digne d’être connu.

Les chasseurs se livrèrent toutefois à de nombreuses chasses dès le début de l’été, afin de constituer un maximum de réserves de viande pour l’hiver. Ils ne pouvaient jouer leur avenir sur une chasse aléatoire, ni se dispenser de faire des provisions en vue de la saison froide. Le prochain Rassemblement du Clan devait avoir lieu l’été suivant et ils n’auraient alors guère l’occasion de chasser car il leur faudrait consacrer toute la saison à faire le voyage jusqu’à la caverne du clan hôte, participer à la grande fête et retourner chez eux. Une longue expérience de telles expéditions avait appris à Brun qu’il fallait prévoir à l’avance la constitution de réserves pour l’hiver qui suivait le Rassemblement. C’est ce qui le décida à organiser la chasse au mammouth. Si les fruits d’une chasse couronnée de succès venaient s’ajouter aux provisions déjà entreposées, ils pourraient faire face en toute tranquillité. Leurs réserves de viande séchée, de légumes, de fruits et de céréales leur permettraient facilement, s’ils se montraient vigilants, de tenir deux ans.

Toute la préparation de la chasse baignait dans une atmosphère rituelle. Le succès de l’entreprise dépendant pour une grande part de la chance, chacun avait tendance à voir un présage dans le moindre des événements et n’entreprenait les activités les plus quotidiennes qu’avec une extrême circonspection, veillant à ne pas susciter la colère d’un esprit et attirer ainsi sur lui et sur le clan une mauvaise fortune. Les femmes surveillaient attentivement la préparation des repas, car un plat brûlé pouvait être un mauvais présage.

A chaque stade des préparatifs, les hommes organisaient des cérémonies pour se concilier les forces invisibles qui les entouraient. Mog-ur s’affairait en pratiques magiques fabriquant des charmes puissants, le plus souvent à l’aide des ossements trouvés dans la petite caverne sacrée. Tout événement heureux était interprété comme un présage favorable, et toute difficulté suscitait l’inquiétude. Chacun se sentait nerveux et Brun ne connut plus aucune véritable nuit de repos à partir du moment où il prit la décision d’organiser cette expédition. Il lui arrivait parfois de regretter d’y avoir songé.

Le chef réunit les hommes afin de décider qui participerait à la chasse et qui resterait à la caverne. Il leur fallait aussi penser à protéger leur refuge.

— Je me demande s’il ne faudrait pas que l’un de nous reste à la caverne, commença-t-il en regardant les chasseurs. Nous serons absents pendant au moins une lune entière, peut-être même deux, et nous ne pouvons laisser notre demeure aussi longtemps sans protection.

Les chasseurs évitèrent le regard de Brun. Aucun ne voulait être exclu de la chasse, et chacun redoutait de voir les yeux du chef se poser sur lui.

— Brun, tu auras besoin de tous tes chasseurs, intervint Zoug. Si mes jambes sont trop faibles pour traquer le mammouth, mon bras peut encore lancer un épieu. La fronde n’est pas la seule arme dont je sache me servir. Quant à Dorv, si sa vue baisse, ses muscles sont encore puissants ; il est toujours capable de manier la massue ou l’épieu et de défendre la caverne avec moi. Tant que nous ne laisserons pas le feu mourir, aucun animal n’approchera. Bien sûr, la décision t’appartient, mais je pense que tu devrais emmener tous les chasseurs.

— Je suis d’accord avec Zoug, Brun, ajouta Dorv en clignant des yeux. Zoug et moi, nous protégerons la caverne pendant que vous serez partis.

Brun regarda attentivement Zoug et Dorv. Il n’avait aucune envie de se laisser démunir de l’un de ses chasseurs, et ne voulait rien faire qui pût compromettre ses chances de réussite.

— Tu as raison, Zoug, finit par répondre Brun. Ce n’est pas parce que Dorv et toi n’êtes plus capables de chasser le mammouth que vous ne pouvez défendre la caverne. C’est une chance pour le clan que de pouvoir compter sur vos capacités, et je suis heureux de profiter encore de tes sages conseils.

Brun avait voulu faire entendre au vieil homme combien celui-ci était encore utile à la communauté, et les autres chasseurs se sentirent soulagés. Ils partiraient donc tous. Il allait de soi que Mog-ur, n’étant pas chasseur, ne participerait pas à l’expédition. Mais Brun l’avait déjà vu brandir son gourdin avec une force certaine, et il le compta en son for intérieur parmi les défenseurs de la caverne. A eux trois, ils feraient certainement aussi bien qu’un seul chasseur.

— Et maintenant, quelles femmes allons-nous emmener ? demanda Brun. Ebra viendra.

— Uka aussi, ajouta Grod. Elle est forte, expérimentée, et n’a pas d’enfant en bas âge.

— C’est entendu, approuva Brun. Elle nous accompagnera ainsi qu’Ovra, dit-il en regardant Goov qui hocha la tête en signe d’approbation.

— Et Oga alors ? s’enquit Broud. Brac commence à marcher et il sera bientôt sevré. Il ne l’encombrera pas trop.

— Je n’y vois pas d’objection, répondit Brun après avoir réfléchi un moment. Les autres femmes l’aideront à s’occuper de Brac, et Oga est une excellente travailleuse. Elle nous sera utile.

Broud avait l’air ravi, heureux de la bonne opinion exprimée par le chef au sujet de sa compagne. C’était un compliment pour la manière dont il l’avait éduquée.

— Certaines femmes devront rester pour s’occuper des enfants, déclara Brun. On pourrait choisir Aga et Ika : Groob et Igra sont trop petits pour un si long voyage.

— Aba et Iza pourraient les surveiller, proposa Crug. Igra ne leur posera aucun problème.

La plupart des hommes préféraient que leurs compagnes les suivent lors des grandes expéditions afin de ne pas dépendre de la compagne d’un autre pour se faire servir.

— Je ne sais pas ce qu’il en est pour Ika, intervint Droog, mais je pense qu’Aga ferait mieux de rester au camp cette fois-ci. Elle a trois enfants encore petits.

— Aga et Ika resteront, décida Brun, ainsi que Vorn. Il n’est pas assez grand pour chasser, et il nous sera d’autant moins utile qu’il rechignera à aider les femmes, surtout en l’absence de sa mère pour le commander. Il aura bien le temps de participer à d’autres chasses au mammouth.

Mog-ur, qui n’était pas intervenu jusqu’à présent, sentit le moment propice venu.

— Iza est trop faible pour vous suivre, et elle doit rester pour s’occuper d’Uba, mais il n’y a aucune raison pour qu’Ayla ne vienne pas.

— Ce n’est même pas une femme, répliqua Broud, et cela pourrait déplaire aux esprits de voir cette étrangère parmi nous.

— Elle est plus grande qu’une femme et aussi forte, affirma Droog. C’est une bonne travailleuse, habile de ses mains et elle a la faveur des esprits. Souvenez-vous de la caverne. Souvenez-vous d’Ona. Je pense au contraire de toi qu’elle nous portera chance.

— Droog a raison, conclut Brun. Elle travaille vite et bien. Elle n’a pas d’enfant et possède quelques rudiments du savoir des guérisseuses qui pourront nous être utiles. Ayla viendra avec nous.


Ayla fut si heureuse d’apprendre qu’elle participerait à la chasse au mammouth qu’elle ne tint plus en place. Elle accabla Iza de questions sur ce qu’elle devait emporter et fit et refit plusieurs fois son panier au cours des jours précédant leur départ.

— N’emporte pas trop de choses, Ayla. Vous serez lourdement chargés au retour si la chasse a été bonne. Viens, j’ai ici quelque chose pour toi. Je viens juste de le terminer.

Des larmes de joie montèrent aux yeux d’Ayla en voyant la petite sacoche que lui tendait Iza. Elle avait été confectionnée dans une peau de loutre entière, dont on avait gardé intactes la fourrure, la tête, la queue et les pattes. Iza avait demandé à Zoug de lui tuer l’animal, dont elle avait caché la peau au foyer de Droog en mettant Aga et Aba dans le secret.

— Une trousse de guérisseuse, rien que pour moi ! s’écria Ayla, et elle sauta au cou d’Iza.

Elle s’assit aussitôt pour sortir ses petites bourses de remèdes et les aligna comme elle avait vu Iza le faire si souvent. Elle ouvrit chaque petit sac, en huma le contenu, puis le referma en veillant à refaire scrupuleusement le même nœud.

Il était en effet difficile de distinguer à leur odeur les herbes et les racines séchées, quoique les plus dangereuses fussent souvent mélangées à une herbe inoffensive mais très parfumée pour éviter les méprises. En fait, les bourses étaient classées selon la cordelette qui les fermait et le type de nœud utilisé. Ainsi étaient-elles fermées par différentes tresses faites de crin de cheval, de poils de bison ou de tout animal à la robe possédant une caractéristique, ou encore de tendons ou de ficelles confectionnées dans diverses tiges végétales nouées chacune de manière distinctive. Pour savoir où se trouvait tel ou tel remède, il suffisait donc de mémoriser le type de fermeture correspondante.

Ayla mit les bourses dans sa sacoche de guérisseuse et rangea celle-ci près de son panier avec les grands sacs destinés à transporter la viande de mammouth. Tout était prêt. Seule une chose la préoccupait encore. Que ferait-elle de sa fronde ? Elle craignait qu’Iza ou Creb la découvre si elle la laissait dans la caverne. Elle pensa la cacher dans les bois, mais y renonça de peur que les animaux et les intempéries viennent à l’abîmer. Elle décida finalement de l’emporter, cachée dans un repli de son vêtement. Il faisait encore nuit lorsque le clan s’éveilla le jour du départ des chasseurs. Ils se mirent en marche dès les premières lueurs, mais après avoir franchi l’escarpement qui protégeait la caverne, ils découvrirent le soleil levant illuminant la plaine de tous ses feux. Ils eurent tôt fait de gagner les steppes, et Brun adopta un pas rapide. Le fardeau des femmes était léger, mais leur manque d’habitude les obligeait à de grands efforts pour suivre le mouvement. Ils marchèrent ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, couvrant autant de distance en un jour qu’ils l’avaient fait quand le clan errait en quête d’une nouvelle caverne. Les femmes n’eurent pas à préparer de repas chaud et se contentèrent de faire bouillir de l’eau pour l’infusion d’herbes. On ne chassait pas non plus durant le voyage, se contentant des rations que les chasseurs avaient coutume d’emporter en expédition : de la viande séchée, hachée menu, mélangée à de la graisse, et des fruits secs, le tout présenté sous forme de galettes. Ces aliments hautement nutritifs suffisaient amplement à leurs besoins énergétiques.

A mesure qu’ils avançaient vers le nord, le froid devenait plus vif, mais, réchauffés par la marche, ils ne s’en apercevaient que lors des étapes. Avec l’entraînement, les courbatures des premiers jours, surtout chez les femmes, disparurent, et la petite troupe repartait chaque matin d’un bon pas.

Le terrain se fit plus accidenté une fois qu’ils atteignirent la partie nord de la péninsule. De vastes plateaux butaient soudain contre de hautes falaises ou disparaissaient en de profonds ravins, résultats des convulsions qui continuaient encore d’agiter la terre. D’abruptes parois flanquaient d’étroits canyons, dont certains se terminaient en culs-de-sac. D’autres recevaient des cours d’eau allant des ruisseaux saisonniers aux torrents impétueux, aux bords desquels poussait une végétation composée de pins, de bouleaux et de saules rabougris qui brisaient quelque peu la monotonie des étendues herbeuses. En de rares endroits, où quelque contrefort protégeait des vents incessants une vallée arrosée par un cours d’eau, les arbres – des conifères et quelques espèces à petites feuilles caduques – avoisinaient leurs proportions habituelles.

Le voyage se déroula sans incident particulier. Pendant dix jours, ils avancèrent au même pas, jusqu’à ce que Brun décide d’envoyer des éclaireurs dans les alentours, ce qui ralentit leur progression au cours des jours suivants. Ils approchaient maintenant de leur destination, là où la péninsule s’étrécissait légèrement entre la grande mer et la mer intérieure. Ils ne devraient pas tarder à apercevoir des mammouths, s’il y en avait dans la région.

La petite troupe fit halte au bord d’une rivière. Brun avait envoyé Broud et Goov en éclaireurs plus tôt dans l’après-midi et il se tenait à l’écart, scrutant l’horizon dans la direction qu’ils avaient prise. Il faudrait bientôt décider s’ils allaient installer leur camp près de cette rivière ou continuer plus loin.

Brun, son long manteau de fourrure battant au vent coupant qui soufflait de l’est, continua de guetter les deux hommes, tandis que les ombres s’allongeaient insensiblement. Soudain, il eut l’impression d’apercevoir au loin un mouvement, et un instant plus tard il distingua la silhouette des deux chasseurs en train de courir. Peut-être s’agissait-il d’une intuition, peut-être était-ce la manière dont il percevait leur course, mais lorsqu’ils arrivèrent en agitant les bras, Brun connaissait déjà la nouvelle qu’ils apportaient.

— Mammouth ! Mammouth ! criaient les éclaireurs hors d’haleine en se précipitant vers leurs compagnons.

— Un grand troupeau vers l’est ! s’exclama Broud avec de grands gestes.

— A quelle distance ? demanda Brun.

— A quelques heures, indiqua Goov en décrivant avec son bras un court arc de cercle.

— Montrez-nous le chemin, dit Brun en faisant signe aux autres de se mettre en route.

Ils avaient encore le temps de se rapprocher du troupeau avant la nuit.

Le soleil déclinait à l’horizon lorsque les chasseurs aperçurent au loin une masse sombre en mouvement. C’est un grand troupeau, estima Brun en ordonnant la halte. Il leur faudrait se contenter de l’eau qu’ils avaient emportée du campement précédent car il faisait trop sombre pour se mettre en quête d’une rivière. Au matin, ils chercheraient un site plus hospitalier. L’important était d’avoir découvert les mammouths.

Le lendemain, après avoir établi le camp près d’un petit ruisseau serpentant entre deux haies de maigres buissons, Brun partit avec les chasseurs pour reconnaître les lieux. Il fallait élaborer une stratégie pour prendre au piège les lourds pachydermes. Brun et ses hommes explorèrent les ravins et les canyons des alentours, à la recherche d’une gorge ou d’un défilé bordé de rochers, se terminant de préférence en cul-de-sac, point trop éloigné du troupeau qui se déplaçait lentement.


A l’aube du second jour, Oga se présenta devant Brun, la tête baissée, tandis qu’Ovra et Ayla attendaient, inquiètes, derrière elle, l’issue de sa requête.

— Que veux-tu, Oga ? demanda Brun en lui tapant sur l’épaule.

— La femme qui est devant toi a une requête à te présenter, commença-t-elle avec hésitation.

— Oui ?

— La femme qui est devant toi n’a jamais vu de mammouth. Ovra et Ayla non plus. Le chef nous permettrait-il d’approcher le troupeau ?

— Et Ebra et Uka, est-ce qu’elles veulent elles aussi voir un mammouth ?

— Elles disent qu’elles verront assez de mammouth comme ça avant qu’on reparte. Elles n’ont pas envie de venir avec nous, répondit Oga.

— Ce sont des femmes sages, mais il est vrai qu’elles ont déjà vu des mammouths. Nous sommes sous le vent ; cela ne devrait pas affecter le troupeau si vous ne vous approchez pas trop.

— Nous ferons attention, promit Oga.

— Je crois que quand vous les aurez vus, vous n’aurez aucune envie de vous avancer trop près. Oui, vous pouvez y aller, décida-t-il.

Cela ne poserait pas de problème de laisser les jeunes femmes satisfaire leur curiosité, pensa-t-il. Elles avaient peu d’occupations pour le moment, et elles auraient bientôt tant à faire... si les esprits étaient avec eux.

Les trois jeunes femmes étaient tout excitées à l’idée de cette aventure. C’était Ayla qui avait convaincu Oga de formuler la demande. L’expédition leur avait fourni l’occasion de mieux se connaître ; Ovra, de nature calme et réservée, avait toujours considéré Ayla comme une enfant. Quant à Oga, elle n’avait pas encouragé leurs relations, connaissant les sentiments de Broud à l’égard de la jeune fille. Elles étaient adultes, vivaient en couple, possédaient un foyer, alors qu’Ayla était encore une enfant qui n’avait pas les mêmes responsabilités.

Ce n’était que depuis cet été-là que les femmes avaient commencé de considérer Ayla autrement que comme une enfant. Sa grande taille lui donnait l’apparence d’une adulte, et les chasseurs la traitaient d’ailleurs comme si elle était une femme. Crug et Droog particulièrement faisaient appel à ses services, car leurs compagnes étaient restées à la caverne, et la disponibilité d’Ayla leur évitait de demander aux autres chasseurs l’aide de leurs compagnes. Leur participation commune à la chasse avait créé entre les trois jeunes femmes des rapports plus amicaux. Ayla, qui n’avait jusqu’alors vraiment connu qu’Iza, Creb et Uba, découvrait avec bonheur la chaleur de l’amitié entre femmes.

Elles se mirent aussitôt en route comme pour une promenade, tout occupées par une conversation animée. Mais à l’approche des animaux, elles parlèrent de moins en moins, pour peu à peu se taire tout à fait, bouche bée devant les imposants mastodontes.

Les mammouths étaient des animaux parfaitement adaptés aux rudes conditions climatiques de leur environnement. Leur peau épaisse était couverte d’une fourrure dense et de longs poils brun-roux hirsutes. Ils étaient en outre protégés contre le froid par une épaisse couche de graisse. Leur énorme tête disproportionnée s’élevait en un dôme pointu entre les épaules massives, et ils avaient de petites oreilles, une queue courte et une trompe de modeste dimension, terminée par deux appendices préhenseurs placés l’un au-dessus de l’autre. De profil, ils présentaient un creux profond à la hauteur de la nuque, entre leur tête pointue et une grosse bosse de graisse située sur le garrot. Leur échine suivait une courbe rapide jusqu’à leurs pattes arrière, légèrement plus courtes. Mais le plus impressionnant était encore leurs longues défenses recourbées.

— Regardez celui-là ! s’écria Oga en désignant un vieux mâle, dont les défenses étaient enroulées sur elles-mêmes.

Le mammouth arrachait des touffes d’herbe avec sa trompe, et enfournait dans sa gueule le fourrage sec avant de le broyer dans un crissement de molaires. Un animal plus jeune, dont les défenses plus courtes conservaient leur efficacité, déracina un mélèze et entreprit d’arracher les branchages et l’écorce.

— Je n’aurais jamais cru qu’il puisse exister des animaux aussi grands, s’exclama Ovra. Comment vont-ils s’y prendre pour en tuer un ? Ils ne pourront même pas le tuer avec leurs épieux.

— Je ne sais pas, répondit Oga, tout aussi inquiète.

— Je regrette d’être venue, déclara Ovra. La chasse sera dangereuse. Il y aura peut-être des blessés. Que deviendrais-je s’il arrivait quelque chose à Goov ?

— Brun a sans doute un plan, dit Ayla, sinon il n’aurait pas entrepris cette chasse. J’aimerais bien assister à ce qui va se passer, ajouta-t-elle avec regret.

— Pas moi, dit Oga. Je serai bien contente quand tout sera terminé.

— Il faut rentrer à présent, dit Ovra. Brun ne veut pas que nous approchions et nous sommes déjà beaucoup trop près pour mon goût.

Les trois jeunes femmes rebroussèrent chemin. Ayla se retourna plusieurs fois tandis qu’elles pressaient le pas, perdues dans leurs pensées.

Le lendemain, Brun ordonna aux femmes de lever le camp après le départ des chasseurs. Il avait découvert un endroit qui lui semblait propice : la chasse aurait lieu le jour suivant, et il désirait que les femmes se tiennent à l’écart du danger. Il avait repéré la veille le canyon qui lui convenait, mais il se trouvait trop éloigné du troupeau. A présent, les mammouths, en se déplaçant vers le sud-ouest, s’étaient avancés assez près pour rendre utilisable cette configuration du terrain, ce qu’il interpréta comme un présage des plus favorables.


Une neige légère et poudreuse balayée par les vents d’est accueillit la petite troupe quand elle s’extirpa au petit matin de ses abris de peaux. Mais ni le froid ni le ciel gris n’auraient pu faire obstacle à l’impatience des chasseurs : aujourd’hui ils allaient traquer le mammouth. Les femmes s’empressèrent de faire des infusions, car les chasseurs, tels des athlètes affûtés pour les jeux, n’absorberaient rien d’autre. En attendant que l’eau frémisse dans les écuelles de bois, ils entreprirent de s’échauffer, feignant de lancer leurs épieux afin d’assouplir leurs muscles engourdis par le sommeil. L’air était chargé d’une grande excitation.

Grod prit un charbon ardent dans le feu et le plaça dans la corne d’aurochs qu’il portait à la ceinture. Goov en fit autant. Ils troquèrent leurs épaisses fourrures contre de plus légères qui n’entraveraient pas leurs mouvements. Ils n’auraient pas froid une fois dans le feu de l’action. Brun exposa une dernière fois rapidement le plan d’attaque.

Chaque homme ferma les yeux en portant la main à son amulette, puis s’empara d’une torche éteinte confectionnée la veille au soir, et on se mit en route. Ayla les regarda partir en regrettant de ne pouvoir les accompagner, puis elle se joignit aux femmes qui ramassaient des herbes sèches, de la bouse et des branchages pour le feu.

Les hommes arrivèrent vite à proximité du troupeau. Les mammouths s’étaient déjà remis en marche après le repos de la nuit. Les chasseurs se tapirent dans l’herbe haute tandis que Brun examinait les animaux. Il remarqua le vieux mâle aux gigantesques défenses recourbées. Quel trophée cela ferait, se dit-il en éliminant néanmoins cette proie éventuelle dont les défenses constitueraient un fardeau excessif au cours de leur long voyage de retour. Il leur serait plus facile de transporter celles d’un animal plus jeune, dont la chair en outre serait plus tendre. Et cela importait plus que la gloire d’un beau trophée.

Les jeunes mâles étaient cependant plus dangereux. Leurs défenses, plus courtes, ne leur servaient pas seulement à déraciner les arbres : elles représentaient aussi des armes redoutables. Brun attendit patiemment. Il n’avait pas préparé aussi minutieusement cette chasse et entrepris ce long voyage pour agir avec précipitation au dernier moment. Il connaissait les conditions qui devaient se trouver réunies et préférait revenir le lendemain plutôt que de compromettre leurs chances de réussite. Les autres chasseurs attendaient, non sans impatience.

Le soleil avait fini par réchauffer le plafond bas, et les nuages s’éloignaient. La neige avait cessé, cédant la place à de belles éclaircies.

— Quand va-t-il se décider à donner le signal ? signifia silencieusement Broud à Goov. Regarde comme le soleil est déjà haut à présent. Pourquoi partir de si bonne heure pour rester ensuite à ne rien faire ? Mais qu’est-ce qu’il attend ?

Grod surprit les gestes de Broud.

— Brun attend le moment propice. Préférerais-tu rentrer les mains vides ? Sois patient, Broud, et apprends. Un jour, c’est toi qui devras choisir le moment opportun. Brun est un bon chasseur. Tu as de la chance de l’avoir pour maître.

Broud n’apprécia guère le sermon de Grod. Il ne sera pas mon second le jour où je serai chef, décida-t-il. De toute façon, il commence à se faire vieux.

Le soleil était haut dans le ciel quand Brun prévint enfin ses hommes de se tenir prêts et tous les chasseurs ressentirent un violent émoi. Une femelle, grosse d’un petit, se tenait à l’écart du troupeau. Son état en ferait assurément une proie plus facile ; quant au fœtus, sa chair délicate et tendre constituerait un régal pour tous.

La bête se dirigeait vers une belle touffe d’herbe, s’éloignant de ses congénères. Lorsqu’elle se trouva suffisamment isolée, Brun donna le signal de la chasse. Grod porta alors la braise à la torche qu’il tenait prête, et souffla dessus jusqu’à ce qu’elle s’enflamme. Droog en alluma deux autres à la première et en tendit une à Brun. Aussitôt Grod et Brun se précipitèrent vers le mammouth et mirent le feu aux herbes sèches de la prairie.

Les mammouths ne se connaissaient pas d’ennemis naturels, hormis l’homme. Seuls les très jeunes ou les très vieux risquaient de succomber sous les crocs des grands carnassiers. Mais ils redoutaient le feu. Les feux de prairie dus à des causes naturelles pouvaient parfois ravager la steppe durant des jours, détruisant tout sur leur passage. Le feu provoqué par l’homme n’était pas moins dévastateur.

Sitôt qu’elles humèrent l’odeur de la fumée, les bêtes affolées se regroupèrent instinctivement tandis que Grod et Brun prenaient position entre le troupeau et la femelle solitaire. Comme les flammes commençaient à crépiter, les paisibles mastodontes furent pris d’une panique indescriptible et leurs barrissements retentirent à travers la prairie. La femelle essaya de rejoindre le troupeau, mais il était trop tard ! Un mur de feu la séparait de ses congénères qui s’éloignaient en direction du couchant.

Barrissant d’effroi, le mammouth se rua dans la direction opposée. Droog courut à sa rencontre, en hurlant et en agitant sa torche pour le pousser dans le canyon. Puis Crug, Broud et Goov, les chasseurs les plus jeunes et les plus vigoureux, s’élancèrent à toutes jambes au-devant de l’animal, tandis que Brun, Grod et Droog couraient derrière. Une fois lancé, le mammouth fonça droit dans la direction qu’on voulait lui faire prendre.

Les trois jeunes chasseurs parvinrent à l’entrée du défilé. Fébrile et hors d’haleine, Goov saisit sa corne d’aurochs, priant son totem pour que la braise fût toujours incandescente. Le brandon rougeoyait encore mais personne n’ayant assez de souffle pour l’attiser, ce fut le vent qui s’en chargea. Brandissant leurs torches enflammées, les jeunes gens guettèrent l’arrivée de l’énorme pachyderme. Le mammouth terrorisé ne fut pas long à se présenter dans un vacarme de barrissements déchirants. Les courageux chasseurs se ruèrent alors au-devant de la bête qui fonçait sur eux et, agitant leurs torches, entreprirent la tâche dangereuse entre toutes de la faire pénétrer dans le canyon.

Pris de panique devant les torches, le mammouth chercha désespérément à s’échapper. Il fit un brusque écart, et fonça tête baissée dans l’étroit goulet sans issue, au bout duquel il se retrouva bloqué et, faute d’espace, dans l’impossibilité de se retourner.

Broud et Goov s’étaient précipités derrière la bête. Broud avait en main l’un des couteaux savamment taillés par Droog et consacrés par Mog-ur. D’un mouvement aussi vif que l’éclair, il se jeta sur les pattes arrière du pachyderme et lui trancha les tendons du pied gauche, tandis que Goov surgissait derrière lui pour blesser l’autre patte. Un horrible barrissement fendit l’air et la femelle tomba lourdement sur les articulations.

Caché derrière un rocher, Crug bondit devant l’animal et plongea son épieu dans la gueule ouverte. Mue par un dernier sursaut instinctif, la bête chercha à attraper l’homme, crachant du sang sur son assaillant désarmé qui s’empressa de se saisir d’une nouvelle lance. Au même instant, Brun, Grod et Droog pénétraient dans le défilé et, escaladant les rochers, encadraient le mammouth, dans les flancs duquel ils plongèrent les pointes effilées de leurs lances. Brun parvint à enfoncer un autre épieu dans l’un des yeux du pachyderme, qui ne tarda pas à s’écrouler en poussant un dernier barrissement déchirant.

Un silence soudain environna les hommes éreintés dont le cœur battait d’excitation. Ils se regardèrent quelques secondes, interloqués, et comprenant soudain l’exploit qu’ils venaient de réaliser, un fantastique hurlement de joie jaillit de leurs poitrines, couronnant leur victoire.

Six hommes, ridiculement petits comparés à leur proie, venaient, à force d’intelligence, de ruse et de courage, de tuer la puissante bête. Broud bondit sur le rocher à côté de Brun, puis grimpa sur la gigantesque femelle. En un clin d’œil, Brun le rejoignit, suivi de près par les quatre autres chasseurs qui donnèrent libre cours à leur joie en dansant sur le dos du mammouth terrassé.

— Nous devons remercier les esprits, déclara Brun à ses compagnons. A notre retour, Mog-ur organisera une cérémonie en leur honneur. En attendant, partageons-nous le foie et gardons-en une part pour Zoug, Dorv et Mog-ur. Nous en enterrerons également un morceau pour l’Esprit du Mammouth à l’endroit où nous l’avons abattu. Quant au cerveau, Mog-ur m’a bien recommandé de ne pas y toucher et de le laisser à sa place. Qui a porté le premier coup ? Broud ou Goov ?

— C’est Broud, répondit Goov.

— Eh bien, c’est lui qui recevra le premier morceau de foie, mais le mérite de la chasse revient également à tous.


Broud et Goov partirent chercher les femmes auxquelles incombait à présent la lourde tâche de découper et de préparer la viande. Les autres commencèrent à vider la bête et sortirent le fœtus parvenu pratiquement à terme. A l’arrivée des femmes, les hommes les aidèrent à dépecer le mastodonte, dont la taille gigantesque requérait la collaboration de tous. Ils en découpèrent certains morceaux de choix qu’ils mirent à l’abri dans des caches entre des pierres. Ensuite, ils allumèrent des feux autour de la carcasse pour éloigner les inévitables charognards et l’empêcher de geler.

Ce fut avec le plus grand soulagement que tout le monde se glissa, épuisé mais heureux, dans les chaudes fourrures, après un repas de viande fraîche, le premier depuis qu’ils avaient quitté la caverne. Le lendemain matin, les femmes s’attelèrent à l’ouvrage, pendant que les hommes se réunissaient pour revivre l’éprouvante chasse et se complimenter les uns les autres sur leur courage. Un cours d’eau coulait non loin de l’étroit cul-de-sac où gisait le mammouth, ce qui, dans un premier temps, obligea les femmes à de fatigantes allées et venues. Ce ne fut que lorsqu’elles eurent débité la chair de la bête en gros quartiers, ne laissant qu’un squelette sanglant aux charognards, qu’elles se transportèrent au bord de la rivière.

Presque tout le mammouth pouvait être utilisé. Sa peau épaisse servirait à confectionner de solides chausses, des coupe-vent, des récipients, des lacets. La sous-couche au poil chaud et doux entrerait dans la confection d’oreillers ou de paillasses ; les poils longs ou les tendons donneraient des cordes à toute épreuve ; la vessie, l’estomac et les intestins deviendraient des outres étanches. Il ne resterait presque plus rien sur la bête une fois le travail achevé. A tout cela, il fallait ajouter la graisse, denrée des plus précieuses pour le clan. Outre son utilité alimentaire, elle permettrait de faire prendre feu au bois mouillé ou de fabriquer des torches à combustion lente, des lampes de pierre qui procureraient chaleur et lumière ; Iza en aurait usage pour la fabrication d’onguents et d’émollients.

Chaque jour, en se mettant au travail, les femmes scrutaient le ciel. Si le temps se maintenait au beau, la viande sécherait en une semaine, avec l’aide du vent soufflant en permanence. Elles n’avaient nul besoin d’allumer des feux, afin de faire de la fumée, car le froid ambiant éliminait toute présence d’insectes, et c’était une bonne chose, car le combustible manquait dans ces étendues arides, d’où les arbres étaient pratiquement absents. Mais si les nuages et la pluie survenaient, il faudrait trois fois plus longtemps pour que la viande sèche. La neige légère que charriait parfois le vent n’était pas non plus un obstacle. Un réchauffement de l’atmosphère était beaucoup plus à craindre. C’est pourquoi les femmes souhaitaient que le temps reste sec et froid, et que les énormes quantités de chair de mammouth sèchent dans les meilleures conditions possibles, afin de pouvoir les transporter jusqu’à la caverne.

La peau couverte de poils drus, avec son épaisse couche de graisse et de vaisseaux sanguins, de nerfs et de follicules, fut raclée. Les femmes disposèrent de gros morceaux de graisse durcie par le froid dans une grande marmite de cuir suspendue au-dessus d’un feu afin de la faire fondre et d’en garnir des segments d’intestins préalablement nettoyés et liés comme des saucisses. Le cuir lui-même, avec ses poils, fut découpé en larges plaques roulées sur elles-mêmes et laissées à geler pour en faciliter le transport. Ce ne serait que plus tard à la caverne, pendant l’hiver, qu’il serait rasé et tanné. Les hommes avaient arraché les défenses du squelette, pour les disposer fièrement sur le campement, en attendant de les rapporter à la caverne.

Tandis que les femmes s’activaient, les hommes chassaient le petit gibier ou montaient la garde. Le fait de s’être rapproché du cours d’eau facilitait le travail, mais l’expédition devait maintenant faire face à une autre nuisance, celle des charognards attirés par la forte odeur de sang. Il leur fallait surveiller sans cesse la viande mise à sécher. Une grosse hyène particulièrement se montrait audacieuse. Chassée à plusieurs reprises, elle n’en continuait pas moins de rôder autour du camp, échappant aux timides tentatives des hommes pour la tuer. La bête, qui avait réussi par deux ou trois fois à voler un morceau de viande, était une véritable calamité.

Ebra et Oga se dépêchaient de découper en tranches fines les énormes quartiers de viande, afin de les mettre à sécher. Uka et Ovra étaient occupées à bourrer de graisse un gros intestin tandis qu’Ayla en lavait un autre à la rivière, dont les glaces commençaient à ralentir le cours. Quant aux hommes, installés auprès des défenses du mammouth, ils étaient en grande discussion pour savoir s’ils iraient chasser la gerboise à la fronde.

Assis près de sa mère, Brac jouait avec de petits cailloux. Se lassant bientôt de son jeu, il décida de trouver quelque chose de plus amusant et s’écarta des femmes qui, tout à leur besogne, ne le virent pas s’éloigner. Mais une autre paire d’yeux guettait.

Soudain, on entendit Brac pousser un terrible hurlement de frayeur.

— Mon enfant ! s’écria Oga. Une hyène emporte mon enfant ! L’horrible charognard, prédateur à ses heures et toujours prêt à fondre sur une vieille bête amoindrie ou un jeune égaré, avait attrapé le bambin par le bras et, le serrant dans ses redoutables mâchoires, l’entraînait au loin.

— Brac ! Brac ! hurla Broud en courant derrière le fils de sa compagne, suivi de tous les hommes.

Sortant sa fronde, il se baissa pour ramasser une pierre et se dépêcha de la lancer avant qu’il ne soit trop tard.

— Oh non ! gémit-il de rage comme il ratait la bête pour avoir tiré trop court. Brac ! Brac !

Et tout à coup, venant de la direction opposée, retentit le bruit mat de deux pierres projetées l’une après l’autre. Touchée à la tête, la hyène s’écroula.

Interdit, Broud vit alors Ayla se précipiter, la fronde à la main, vers l’enfant en larmes. En entendant crier Brac, sans songer un seul instant aux conséquences de son geste, elle avait saisi sa fronde et envoyé deux pierres. Ce fut seulement après avoir libéré l’enfant de l’emprise du charognard qu’elle mesura toute la portée de son acte, en voyant les visages consternés tournés vers elle. Son secret se trouvait dévoilé à la vue de tous. Ils savaient qu’elle pouvait chasser. Une peur glacée l’envahit. Que vont-ils me faire ? se demanda-t-elle.

Serrant l’enfant dans ses bras, elle se dirigea vers le camp en évitant les regards. Ce fut Oga qui se remit la première de son étonnement et courut à leur rencontre. A peine arrivée, Ayla entreprit d’examiner le petit garçon, non seulement pour se rendre compte de l’importance de ses blessures, mais aussi pour ne pas avoir à affronter le regard de sa mère. Elle constata que la bête lui avait déchiré le bras et l’épaule et cassé l’avant-bras. Si elle n’avait jamais eu l’occasion de remettre en place un bras cassé, Ayla avait observé Iza le faire. Elle ranima le feu sur lequel elle mit de l’eau à bouillir, et elle alla chercher son sac de guérisseuse.

Encore sous le choc de la découverte, les hommes demeuraient silencieux, peu désireux de se rendre à l’évidence. Pour la première fois de sa vie, Broud ressentait une certaine reconnaissance envers Ayla qui avait sauvé Brac d’une mort horrible, mais les pensées de Brun allaient beaucoup plus loin.

Le chef ne fut pas long à mesurer toutes les conséquences du geste d’Ayla et se vit brusquement confronté à un dilemme épouvantable. En effet le châtiment infligé aux femmes coupables d’avoir utilisé une arme n’était autre que la Malédiction Suprême. Ainsi le voulaient les usages du Clan, si profondément ancrés qu’on ne les mentionnait plus depuis longtemps. Les femmes se gardaient bien d’outrepasser cet interdit, mais la loi n’en subsistait pas moins. D’autre part, Ayla était née chez les Autres.

Brun adorait le fils de la compagne de Broud. Seul Brac avait le don de l’attendrir. L’enfant pouvait faire de lui tout ce qu’il désirait : lui tirer la barbe, lui mettre les doigts dans les yeux, lui baver dessus ; Brun acceptait tout. Comment pouvait-il condamner à mort la fillette qui venait de lui sauver la vie ?

Comment a-t-elle pu réussir son coup ? se demanda-t-il.

L’animal se trouvait hors de portée des hommes, et Ayla était encore plus éloignée qu’eux. Brun s’approcha du cadavre de la hyène et toucha le sang qui coulait encore de ses blessures. Ses yeux ne l’avaient pas trompé quand il avait cru voir filer deux pierres. Personne, pas même Zoug, n’était capable de tirer deux pierres à la fronde avec une telle rapidité, une telle précision et une telle force.

Jamais personne d’ailleurs n’avait tué de hyène à la fronde. Pourtant Zoug avait toujours prétendu l’entreprise réalisable, mais Brun n’y avait jamais cru. A présent, il détenait la preuve que le vieil homme disait vrai. Était-il donc possible de tuer un loup, voire un lynx, à la fronde, comme il le prétendait également ? s’interrogea Brun, dont les yeux s’ouvrirent tout grands sous l’effet de la surprise. Un loup ou un lynx ? Ou alors un glouton, un chat sauvage, un blaireau, un furet ou tout autre prédateur trouvé mort récemment !

Mais c’est évident ! s’exclama-t-il en son for intérieur. C’est elle ! Et ce n’est pas d’hier qu’elle chasse ! Autrement, comment aurait-elle pu acquérir une telle adresse ? Elle est pourtant femme, et elle a parfaitement assimilé le savoir-faire propre à sa condition féminine. Alors comment a-t-elle pu en même temps apprendre à chasser ? Et pourquoi s’en prendre exclusivement aux carnassiers ? Des carnassiers dangereux. Pourquoi ?

Si elle avait été un homme, elle aurait fait l’envie de tous les chasseurs. Mais Ayla est une femme, pensa-t-il, et elle doit mourir pour avoir désobéi, sous peine de déplaire aux esprits et de provoquer leur colère. Leur déplaire ? Provoquer leur colère ? Il y a longtemps qu’elle chasse, manifestement, et ils n’ont jamais manifesté le moindre signe de mécontentement ou de réprobation, bien au contraire. Ne venons-nous pas de tuer un mammouth sans qu’aucun chasseur n’ait été blessé ? N’avons-nous pas eu jusqu’ici la faveur des esprits ?

Profondément décontenancé, Brun secoua la tête. Les esprits ! Je ne les comprendrai jamais. Ah, si Mog-ur était ici ! Droog prétend qu’Ayla porte chance. Il est vrai que nous n’avons jamais été aussi fortunés que depuis qu’Iza l’a recueillie. Si les esprits la protègent, seront-ils contrariés de la voir mourir ? Mais que faire avec les traditions du Clan ? Elle a beau nous porter chance, elle ne cesse de me poser des problèmes. Il faut que je parle à Mog-ur avant de prendre une décision.

Brun regagna le campement. Après avoir administré un analgésique à l’enfant qui finit par s’assoupir, Ayla entreprit de nettoyer la blessure avec une solution antiseptique et de réduire la fracture. Elle enveloppa son bras d’une écorce de bouleau mouillée qui, en séchant, durcirait et maintiendrait les os dans la bonne position. Elle veillerait toutefois à ce que l’attelle ne serre pas trop et n’entrave pas la circulation du sang. Elle frémit de peur en voyant Brun revenir, mais le chef passa devant elle sans mot dire. Elle comprit alors que son sort ne serait fixé qu’à leur retour à la caverne.

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