Goov sortit de la caverne, se frotta les yeux, ébloui par le soleil, et s’étira. Il vit Mog-ur, assis tout voûté sur une souche, fixant le sol d’un air absent, et songea à lui demander la permission de regarnir les lumignons de peur que quelqu’un ne se perde dans le dédale des tunnels. Mais à la vue de la mine défaite et accablée du grand sorcier, il préféra ne pas l’importuner. Je m’en occuperai tout seul, décida-t-il.
Mog-ur se fait vieux, songea le servant en regagnant la caverne, une vessie de graisse d’ours ainsi que de nouvelles mèches à la main. J’ai tendance à oublier son âge. Le voyage a été une rude épreuve pour lui, et la cérémonie l’a vidé de toute son énergie. Il doit appréhender le retour, c’est naturel. Étrange tout de même, se fit-il la remarque, je ne l’avais encore jamais à ce jour considéré comme un vieux.
Quelques hommes sortirent de la caverne en clignant leurs paupières alourdies par leur profond sommeil et contemplèrent le spectacle des femmes nues affalées par terre en se demandant, comme à chaque fois, ce qui avait bien pu les mettre dans cet état. Les premières femmes à se réveiller coururent à leurs vêtements et se mirent en devoir de secouer leurs compagnes avant que tout le monde soit sorti.
— Ayla, dit Uba, en tapant sur l’épaule de la jeune femme, Ayla, réveille-toi.
— Mmmmmm... geignit Ayla en se retournant.
— Ayla ! Ayla ! insista Uba, la secouant. Ebra, je n’arrive pas à la réveiller !
— Ayla ! s’exclama la femme en la bousculant sans ménagement. Ayla ouvrit faiblement les yeux et esquissa un geste, puis les referma et se roula en boule.
— Ayla ! Ayla ! cria Ebra, qui parvint à lui faire ouvrir les yeux. Va finir ta nuit dans la caverne. Tu ne peux pas rester dehors, les hommes vont arriver.
La jeune femme tituba vers la grotte. Un instant plus tard, elle en ressortait, parfaitement réveillée, mais le visage décomposé.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Uba. Tu es toute blanche. On dirait que tu as vu un esprit.
— Uba ! Oh, Uba ! L’écuelle ! gémit Ayla en se laissant tomber par terre, le visage enfoui dans ses mains.
— L’écuelle ? Quelle écuelle, Ayla ?
— Elle est cassée, répondit Ayla avec des gestes empreints de désespoir.
— Et tu te tracasses pour une écuelle cassée ? intervint Ebra. Tu en fabriqueras une autre, voilà tout.
— Non, c’est impossible. Il ne peut y en avoir deux comme celle-ci. C’est l’écuelle d’Iza, celle que sa mère lui a remise.
— Le bol cérémoniel ? demanda Uba, devenue blême.
Le bois sec et fragile de l’ancienne relique avait perdu toute sa solidité au fil des générations. Une imperceptible fissure avait commencé de se former sous le dépôt blanchâtre collé au fond. Le choc subi en échappant des mains d’Ayla lui avait été fatal. Elle s’était fendue en deux.
Creb avait relevé la tête quand Ayla s’était ruée hors de la caverne. La nouvelle que l’écuelle vénérable était cassée vint confirmer inexorablement les sombres pensées qui l’agitaient. Tout se vérifie, pensa-t-il. Nous ne boirons plus jamais le breuvage magique. Je n’accomplirai plus jamais les rites pour lesquels il était indispensable. Le Peuple du Clan les oubliera. Le vieil infirme s’appuya sur son bâton pour se relever. Toutes ses articulations le faisaient souffrir. Je suis trop vieux, c’est à Goov de prendre le relais. En intensifiant sa formation, il sera prêt d’ici un an ou deux. Il le faut. Qui sait combien de temps il me reste à vivre ?
Brun remarqua une nette transformation dans le comportement du sorcier et prit son accablement pour le contrecoup de la récente euphorie de ce Rassemblement. Néanmoins, il s’inquiéta de la difficulté que rencontrerait Creb pendant le voyage du retour ; il veillerait à ne pas forcer l’allure. Il organisa une dernière expédition avec ses chasseurs pour échanger de la viande fraîche contre des vivres puisés dans les réserves de leurs hôtes afin de reconstituer des provisions pour la route.
Un certain nombre de clans étaient déjà partis. Après une chasse heureuse, une fois les festivités terminées, Brun se sentit soudain impatient de regagner la caverne, sa demeure, et tous ceux qu’il y avait laissés. Jamais sa position ne s’était trouvée aussi menacée, et la victoire n’en avait que plus de saveur. Il était satisfait, content de son clan, content d’Ayla. Il avait de nouveau eu l’occasion de vérifier qu’elle était une authentique guérisseuse. A l’instar d’Iza, elle oubliait tout et fonçait à travers les dangers pour tenter de sauver la vie de quelqu’un. Il savait que Mog-ur avait considérablement contribué à faire accepter la guérisseuse par les autres sorciers, mais c’était elle seule qui avait réussi à s’imposer en sauvant le jeune chasseur.
Mog-ur ne fit jamais la moindre allusion à l’intrusion d’Ayla dans la grotte sacrée tout au fond de la caverne, à l’exception d’une unique fois. La veille du départ, il surgit dans la seconde caverne où Ayla était en train de ranger ses affaires. Il n’avait cessé de l’éviter jusqu’alors. Il s’arrêta net en la voyant et s’apprêtait à faire demi-tour quand elle se jeta à ses pieds. Il contempla sa tête baissée en poussant un profond soupir et lui tapa sur l’épaule.
Elle releva la tête et fut bouleversée en découvrant combien il avait vieilli au cours de ces derniers jours. La cicatrice qui le défigurait ainsi que la paupière qui recouvrait son orbite vide s’étaient creusées et semblaient disparaître dans l’ombre de ses fortes arcades sourcilières. Sa barbe grise pendait tristement et son front bas et fuyant était encore accentué par une calvitie croissante. Mais ce fut surtout le profond chagrin qui se lisait dans son œil unique qui l’affligea. Que lui avait-elle fait ? Elle aurait aimé pouvoir effacer cette terrible nuit dans la grotte.
— Qu’y a-t-il, Ayla ? demanda-t-il.
— Mog-ur... je... je... balbutia-t-elle avant de poursuivre précipitamment. Oh, Creb, je ne supporte pas de te voir souffrir ainsi. Que puis-je faire ? J’irai voir Brun si tu le désires, je ferai tout ce que tu voudras. Mais dis-moi...
Que pourrais-tu faire, Ayla, pensa-t-il. Tu ne peux pas changer ta nature. Tu ne peux pas réparer les dégâts que tu as causés. Le Clan va disparaître, et il ne restera plus que toi et tes semblables. Nous sommes un peuple très ancien. Nous avons conservé nos traditions, honoré les esprits et le Grand Ursus, mais notre temps est passé. Sans doute cela devait-il arriver. Sans doute n’es-tu pas responsable, Ayla. C’est ton peuple qui est responsable. Est-ce pour cela que tu nous as été envoyée ? Pour nous prévenir ? Le monde que nous laissons est beau et riche, il a satisfait tous nos besoins pendant des générations et des générations. Dans quel état le laisserez-vous quand votre tour viendra ?
— Il est une chose que tu peux faire, Ayla, dit Mog-ur en s’exprimant avec des gestes empreints de gravité et en la fixant d’un regard intense. C’est ne plus jamais faire allusion à cela.
Creb se tenait aussi droit que le lui permettait son unique jambe valide. Puis, faisant appel à toute sa fierté et à celle de son Peuple, il fit demi-tour avec raideur et sortit dignement de la caverne.
— Broud !
Le jeune homme se dirigea vers celui qui l’avait appelé. Les femmes du clan de Brun se dépêchaient de terminer le repas du matin, car le départ aurait lieu juste après, et les hommes profitaient de cette dernière occasion de s’entretenir avec ceux qu’ils ne reverraient plus que dans sept ans. Ils commentaient les divers aspects des festivités, comme pour en prolonger un instant le plaisir.
— Tu t’es montré valeureux, Broud, le félicita un homme du clan de Norg. Tu seras chef au prochain Rassemblement.
— La prochaine fois vous ferez peut-être aussi bien que nous, répondit Broud, gonflé d’orgueil. Nous avons simplement eu de la chance.
— C’est vrai que vous avez de la chance. Votre clan est le premier, votre mog-ur est le premier, et même votre guérisseuse est la première. Tu sais, Broud, vous êtes vraiment chanceux d’avoir Ayla parmi vous. Je connais peu de guérisseuses qui oseraient braver un ours des cavernes pour sauver un chasseur.
Broud se renfrogna légèrement et, apercevant Voord, il alla à sa rencontre.
— Voord ! le héla-t-il avec un salut de la main. Tu t’es surpassé cette fois. J’étais content qu’ils t’aient accordé la deuxième place. Nouz est bon, mais tu lui es nettement supérieur.
— Mais tu as bien mérité ta première place, Broud. Tu as fait une excellente course. Votre clan tout entier mérite bien son rang. Votre guérisseuse elle-même est la meilleure, quoi que j’en aie pensé au début. J’espère seulement qu’elle ne grandira pas davantage. Entre nous, ça me fait un drôle d’effet d’avoir à lever la tête pour regarder une femme.
— Oui, c’est vrai, elle est bien trop grande, répondit Broud avec des gestes qui trahissaient sa réticence.
— Mais qu’importe, du moment qu’elle a des dons, n’est-ce pas ?
Broud fit un vague signe d’approbation et s’éloigna. Ayla, Ayla. Toujours Ayla, pensa-t-il, exaspéré.
— Broud ! Je voulais te voir avant ton départ, lui signifia un homme en se portant à sa rencontre. Tu sais qu’il y a dans mon clan une femme dont la fille présente les mêmes difformités que le fils de votre guérisseuse. J’en ai parlé à Brun, qui veut bien l’accepter pour être la compagne du garçon, mais il m’a demandé de te consulter. Tu seras sans doute le chef quand ils seront en âge de partager un foyer. La mère a promis de bien élever sa fille, pour en faire une femme digne du premier des clans et du fils de la première guérisseuse. Tu n’y vois pas d’objection, n’est-ce pas, Broud ? Ils seront bien assortis.
— Non, répondit Broud d’un geste cassant, et il tourna les talons. S’il n’avait pas été aussi furieux, il aurait certes élevé des objections, mais il n’était pas d’humeur à se lancer dans une discussion au sujet de cette fille.
— A propos, c’était une belle course, Broud.
Le jeune homme, qui s’éloignait déjà, ne vit pas le commentaire flatteur. Comme il se dirigeait vers la caverne, il surprit deux femmes en grande conversation. Il savait qu’il devait détourner les yeux pour ne pas voir ce qu’elles disaient, mais il passa outre et, regardant droit devant lui, fit semblant de ne pas les avoir remarquées.
— Je ne pouvais pas croire qu’elle fût une femme du Clan, surtout quand j’ai vu son bébé... Mais quand elle a marché droit sur Ursus, sans la moindre peur, comme si elle avait été une femme du clan de Norg... Jamais je ne me serais risquée à m’approcher comme ça.
— Je lui ai parlé un peu. Elle est très gentille et elle se conduit tout à fait normalement. Crois-tu qu’elle arrivera à trouver un compagnon ? Je me le demande... Elle est tellement grande, pas un homme ne voudra d’une femme plus grande que lui, en dépit de son rang de première guérisseuse.
— Quelqu’un m’a dit qu’un des clans désirait considérer la question, mais je n’ai pu en savoir plus. Je crois qu’ils enverront un messager s’ils l’acceptent.
— On dit que le premier des clans a une nouvelle caverne. Il paraît que c’est la guérisseuse qui l’a découverte, qu’elle est très vaste et que les esprits la protègent.
— Je crois qu’elle est près de la mer et que les sentiers sont bien tracés. Un bon messager pourra les trouver facilement.
Broud dut faire un effort pour ne pas corriger ces deux commères bavardes et paresseuses. Il avait le droit de corriger toute femme, de tout clan, mais la politesse exigeait qu’on en demande la permission au chef du clan auquel elle appartenait, à moins que la faute n’ait été flagrante et publique. Or les raisons de sa colère paraîtraient probablement incompréhensibles à tout le monde.
— Notre guérisseuse prétend qu’elle est experte, était en train de dire Norg quand Broud pénétra dans la caverne.
— Elle est la fille d’Iza, qui l’a parfaitement formée, répondit Brun.
— Quel dommage qu’Iza n’ait pas pu venir. J’ai appris qu’elle était malade.
— Oui, et c’est une des raisons pour lesquelles je dois me dépêcher. Nous avons un long chemin à parcourir. Ton hospitalité a été parfaite, Norg. Ce fut un Rassemblement des plus réussis. Nous nous en souviendrons longtemps, dit Brun.
Broud leur tourna le dos, les poings serrés, et ne vit pas le compliment que Norg adressait à Brun au sujet du fils de sa compagne. Ayla, Ayla, Ayla. C’est tout ce qu’ils savent dire ! Ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! On dirait vraiment que personne n’a rien fait, à part elle, au cours de cette fête ! Elle a peut-être sauvé la vie à ce chasseur, mais il ne pourra probablement plus marcher. Elle est laide, elle est trop grande, son fils est difforme et personne ne sait comme elle est insolente !
A cet instant, Ayla passa en courant, les bras chargés de ballots. Elle frémit en croisant le regard haineux que lui jeta Broud. Qu’ai-je bien pu lui faire ? se demanda-t-elle. Elle ne l’avait pratiquement pas vu de tout leur séjour.
Dès le repas du matin terminé, les femmes se dépêchèrent de ranger les derniers ustensiles de cuisine. Tout le monde était impatient de partir. Après avoir fait ses adieux aux autres guérisseuses et à la compagne de Norg, Ayla prit place dans le rang, à la tête des femmes du clan de Brun. Au signal de son chef, la petite colonne s’ébranla. Avant de disparaître au détour du chemin, les voyageurs s’arrêtèrent et se retournèrent une dernière fois vers la caverne. Norg et son clan au grand complet se tenaient sur le seuil.
— Qu’Ursus vous accompagne ! leur lança Norg avec de grands gestes.
Brun se remit en marche. Ils ne reverraient pas Norg avant sept ans, et peut-être même plus jamais. Seul l’Esprit du Grand Ours des Cavernes le savait.
Ainsi que l’avait prévu Brun, le voyage de retour se révéla particulièrement pénible pour Creb. Son vieux corps, usé par les ans, n’était plus stimulé par l’approche des festivités et le vieillard sentit ses forces lui manquer plus d’une fois. Il ne mettait plus le moindre entrain à accomplir les rites du soir, et ses gestes étaient raides, comme s’il officiait à contrecœur. Brun n’avait jamais vu le sorcier aussi abattu. Il avait remarqué que Creb et Ayla gardaient leurs distances, et si la jeune femme n’avait aucun mal à suivre, il était évident que sa démarche avait perdu toute sa vivacité. Il a dû se passer quelque chose entre eux, pensa-t-il.
Ils avaient traversé de vastes prairies aux herbes hautes et desséchées pendant une bonne partie de la matinée. Brun jeta un coup d’œil derrière lui. Creb n’était pas en vue. Il allait faire signe à l’un de ses hommes quand il changea d’avis et s’approcha d’Ayla.
— Retourne chercher Mog-ur, dit-il.
Étonnée, Ayla acquiesça. Confiant Durc à Uba, elle revint sur ses pas en courant et découvrit Creb qui marchait péniblement, courbé en deux sur son bâton. Elle n’avait su que lui dire depuis la réponse qu’il lui avait faite après qu’elle lui eut confié sa peine. Elle savait que ses articulations enflammées le faisaient durement souffrir, mais il avait refusé ses soins avec une telle obstination qu’elle n’osait plus rien lui proposer. Il s’arrêta net en la voyant.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
— C’est Brun qui m’a envoyée.
Creb bougonna et se remit en route, Ayla sur ses talons. Après l’avoir observé qui avançait tout doucement et à grand-peine, la jeune femme, n’y tenant plus, le dépassa pour se jeter à ses pieds, en lui barrant le passage. Creb attendit un long moment avant de lui donner une tape sur l’épaule.
— Cette femme aimerait savoir pourquoi Mog-ur est en colère.
— Je ne suis pas en colère, Ayla.
— Alors, pourquoi refuses-tu que je te soigne ? s’écria-t-elle. Cela ne t’est jamais arrivé. Cette femme est guérisseuse, ajouta Ayla en s’efforçant de retrouver son calme. Elle ne supporte pas de voir Mog-ur souffrir. Oh ! Creb, laisse-moi t’aider ! Je te considère comme le compagnon de ma mère. Tu m’as nourrie, tu m’as défendue, je te dois la vie. Je ne sais pas pourquoi tu as cessé de m’aimer, mais moi, je t’aime toujours ! déclara Ayla, le visage baigné de larmes.
Pourquoi a-t-elle ce mal aux yeux à chaque fois qu’elle me soupçonne de ne plus l’aimer ? Et pourquoi à chaque fois suis-je prêt à faire n’importe quoi pour qu’elle n’ait plus mal ? Est-ce que tous les siens ont cette particularité ? Elle a raison, je l’ai toujours laissée me soigner, pourquoi l’en empêcherais-je maintenant ? Elle n’est pas une femme du Clan. Quoi que peuvent en penser les miens, elle ne pourra jamais se fondre dans notre peuple. Elle ne le sait pas elle-même. Elle se prend pour une du Clan, elle se prend pour une guérisseuse. Guérisseuse, je dois reconnaître qu’elle l’est, et avec un grand talent, même si elle ne descend pas de la lignée d’Iza, et j’ai pu voir avec quelle volonté elle s’est efforcée de devenir une femme selon les coutumes du Clan, aussi dur que cela ait pu l’être parfois pour elle. Ce n’est pas la première fois qu’elle a les yeux qui coulent, mais combien de fois a-t-elle retenu cette eau qui montait ? C’est surtout quand elle croit que j’ai perdu toute affection pour elle que le phénomène échappe à sa volonté. Son chagrin serait-il si grand ? Souffrirais-je moi-même à ce point à la pensée qu’elle ne m’aime plus ? Certainement plus que je ne voudrais me l’avouer. Comment peut-elle être si différente de moi, et de nous, si elle éprouve le même amour ? Creb avait beau essayer de la voir comme une étrangère, une femme née chez les Autres, elle resterait toujours pour lui Ayla, l’enfant de la compagne qu’il n’avait jamais eue.
— Nous ferions mieux de nous dépêcher, Ayla. Brun nous attend. Essuie tes yeux, et quand nous ferons une halte, tu pourras me préparer une infusion d’écorce de bouleau, guérisseuse.
Un large sourire apparut derrière les larmes. Au bout de quelques pas, Ayla vint se placer à hauteur du sorcier. Il la contempla un instant, puis hocha la tête d’un air résigné et s’appuya sur elle pour continuer sa route.
Brun remarqua immédiatement l’amélioration de leurs rapports et en profita pour accélérer le pas. Si le vieil homme avait toujours l’air un peu mélancolique, il faisait tous ses efforts pour le cacher. Je me doutais bien qu’il y avait quelque chose entre ces deux-là, se dit Brun, satisfait de sa perspicacité. Mais on dirait que ça s’est arrangé.
Creb ne s’opposa plus à ce qu’Ayla prenne à nouveau soin de lui comme elle avait toujours su si bien le faire. Mais une certaine distance demeurait entre eux. Le fossé qui les séparait était bien trop large pour qu’il pût l’ignorer.
Creb ne pouvait oublier la divergence des destinées de son peuple et de celui des Autres, et cette conscience douloureuse et cruelle de se savoir condamné à disparaître parasitait la douce et paisible harmonie de toutes ces années passées dans la compagnie d’Ayla.
Les journées étaient chaudes, mais les nuits se rafraîchissaient à mesure que le clan de Brun cheminait vers ses quartiers. A la vue des montagnes enneigées à l’ouest, leurs cœurs se réchauffèrent, mais dans cette immensité l’impression de ne pas avancer les fit rapidement se désintéresser du spectacle des pics étincelants. Comme ils continuaient toujours en direction de l’ouest, ils distinguèrent mieux les glaciers veinés du bleu translucide des crevasses et des tons mauves que prenaient les pentes verglacées.
Après avoir marché jusqu’à la tombée de la nuit, ils établirent enfin leur premier campement dans les steppes. Le lendemain matin tout le monde se réveilla aux aurores pour entreprendre la dernière étape. Ils croisèrent un rhinocéros paisiblement occupé à brouter dans une belle prairie verdoyante et la rencontre de cet animal familier leur mit du baume au cœur. Ils approchaient de leur demeure. En atteignant le sentier qui grimpait à travers la colline, ils pressèrent le pas et, le cœur battant, ils contournèrent l’escarpement qui dérobait la caverne à leur vue. Ils étaient enfin de retour chez eux.
Aba et Zoug se précipitèrent à leur rencontre. Aba accueillit sa fille et Droog, serra de joie les autres enfants avant de prendre Groog dans ses bras. Zoug fit un signe à Ayla tout en courant vers Grod et Uka, et Ovra et Goov.
— Où est Dorv ? demanda Ika.
— Il nous a quittés pour le monde des esprits, répondit Zoug. Ses yeux étaient devenus si faibles qu’il ne voyait plus rien de ce qu’on lui disait. Il n’avait même pas le courage d’attendre votre retour. Le jour où les esprits l’ont appelé, il les a suivis. Nous montrerons à Mog-ur l’endroit où il est enterré pour qu’il accomplisse les rites funèbres.
Prise d’une angoisse soudaine, Ayla regarda autour d’elle.
— Où est Iza ?
— Elle est très malade, Ayla, répondit Aba. Elle n’a pas quitté sa couche depuis la dernière lune.
— Iza ! Iza ! s’écria Ayla en s’élançant dans la caverne.
En arrivant au foyer de Creb, elle jeta par terre tous ses paniers et se précipita vers la femme allongée sous les fourrures. La vieille guérisseuse ouvrit faiblement les yeux.
— Ayla, murmura-t-elle d’une voix à peine audible. Les esprits ont exaucé mon souhait. Tu es de retour.
Elle tendit les bras, et Ayla serra contre elle le corps fragile et émacié. Les cheveux d’Iza étaient devenus tout blancs et la peau parcheminée de son visage accentuait les creux des joues et des orbites. Elle semblait parvenue à l’extrême vieillesse, alors qu’elle n’avait que vingt-huit ans.
Ayla avait le plus grand mal à distinguer ses traits à travers le voile de ses larmes.
— Pourquoi a-t-il fallu que j’aille à ce Rassemblement ! J’aurais dû rester ici et prendre soin de toi, se reprocha la jeune femme. Je savais que tu étais malade. Pourquoi suis-je partie ?
— Non, Ayla, non, tu n’as rien à te reprocher, lui dit Iza avec des gestes qui trahissaient une très grande faiblesse. Je savais que j’allais mourir, quand tu es partie. Tu n’aurais pas pu m’aider, personne ne l’aurait pu. Ce que je voulais seulement, c’était te revoir une dernière fois avant qu’il soit temps pour moi de rejoindre les esprits.
— Non, tu ne vas pas mourir ! s’écria Ayla. Je vais te guérir !
— Ayla, Ayla. Il existe des états contre lesquels la meilleure guérisseuse du monde ne peut rien.
L’effort que venait de faire Iza déclencha une terrible quinte de toux. Ayla l’aida à se soulever et roula en boule une fourrure pour la soutenir et lui permettre de respirer plus aisément. Puis elle se mit à fouiller parmi les remèdes rangés près de la couche de la malade.
— Où est l’aunée ? Je n’arrive pas à la trouver.
— Je ne pense pas qu’il en reste, dit Iza avec beaucoup d’effort. J’en ai fait une grande consommation ces derniers temps, et je n’ai pas eu la force d’aller en cueillir davantage. Aba n’a pas réussi à m’en trouver, elle ne m’a rapporté que des hélianthes.
— Je n’aurais jamais dû partir, se lamenta Ayla en sortant précipitamment de la caverne. (Comme elle croisait Creb et Uba, qui portait Durc dans ses bras, elle leur signifia en ralentissant à peine sa course :) Iza va très mal, et elle n’a même plus d’aunée ! Je vais en chercher. Uba, allume un feu dans le foyer, il n’y en a pas non plus. Ah ! jamais je n’aurais dû partir ! Jamais je n’aurais dû la laisser, malade comme elle l’était !
Et le visage blême sous la poussière du chemin, sillonné par les larmes, elle poursuivit sa course vers la rivière, tandis que Creb et Uba se précipitaient dans la caverne.
Elle traversa d’un bond la rivière, courut vers la prairie où poussait l’aunée, en arracha plusieurs pieds qu’elle lava sommairement en repassant le cours d’eau et se dépêcha de regagner le foyer.
Uba avait allumé un feu mais l’eau qu’elle avait mise à bouillir était à peine tiède. Creb, debout aux pieds d’Iza, invoquait les esprits avec des gestes empreints d’une ferveur qu’il n’avait pas éprouvée depuis bien des jours, les suppliant de donner à Iza la force de vivre et de ne pas la rappeler à eux. Uba avait installé Durc sur une natte, et le petit garçon se mit à ramper à quatre pattes vers sa mère occupée à couper en morceaux les racines d’aunée. Comme il essayait de grimper sur sa mère pour téter, elle le repoussa. Elle n’avait pas le temps de s’en charger. Elle plongea les racines dans l’eau et ajouta d’autres pierres pour qu’elle chauffe plus vite. Durc, délaissé et meurtri, se mit à pleurer.
— Montre-moi un peu Durc, dit Iza. Il a beaucoup grandi.
Uba prit l’enfant et l’installa sur les genoux d’Iza. Mais Durc, qui n’était pas d’humeur à se laisser cajoler par une vieille femme dont il n’avait conservé aucun souvenir, se débattit pour redescendre.
— Il est beau et fort, dit Iza. Et il tient sa tête bien droite à présent.
— Il a même une compagne, dit Uba, ou du moins une petite fille lui a été promise pour plus tard.
— Une compagne ? Quel clan a bien pu lui promettre une fille alors qu’il est si petit et difforme ?
— Il y avait une femme au Rassemblement du Clan, qui avait une fille anormale, expliqua Uba. Cette femme s’appelle Oda. Elle est venue nous parler dès le premier jour. Son enfant ressemble énormément à Durc et elle craignait de ne jamais pouvoir lui trouver de compagnon. Brun et le chef de l’autre clan se sont mis d’accord. Je crois que la fille viendra vivre avec nous après le prochain Rassemblement, même si elle n’est pas encore une femme. Ebra a dit qu’elle pouvait vivre à son foyer jusqu’à ce que tous les deux soient en âge d’être unis. Oda était ravie, surtout après qu’Ayla eut été autorisée à préparer le breuvage de la cérémonie.
— Alors, ils ont accepté Ayla en tant que guérisseuse de ma lignée. Je me demandais comment les choses allaient tourner, dit Iza, avant de s’interrompre.
Parler l’épuisait, mais le bonheur de revoir les siens lui redonnait une vigueur qu’elle savait éphémère et qu’elle économisait.
— Comment s’appelle la petite fille ? demanda-t-elle quand elle se fut reposée un peu.
— Ura, répondit Uba.
— C’est un joli nom... Et Ayla ? demanda-t-elle après un court silence. S’est-elle trouvé un compagnon ?
— Les parents que Zoug a dans un autre clan sont en train d’y réfléchir. Au début, ils ont refusé, mais après sa reconnaissance par les mog-ur de son rang de première guérisseuse, ils ont aussitôt retiré leur refus. Le temps a manqué pour prendre une décision avant le départ. Il se pourrait bien qu’ils acceptent Ayla, mais pas Durc en tout cas.
Iza hocha la tête, puis elle ferma les yeux.
Ayla hachait de la viande, dont elle ferait un bouillon pour Iza, tout en jetant des coups d’œil impatients à l’infusion de racines qui frémissait. Durc n’avait pas oublié sa tétée, mais sa nouvelle tentative pour parvenir au sein de sa mère fut encore repoussée.
— Donne-le-moi, Uba, demanda Creb.
Une fois assis sur les genoux de Creb, le petit garçon se calma, tout intrigué par la longue barbe du vieil homme. Mais il s’en lassa vite et, après s’être longuement frotté les yeux, se débattit pour redescendre, pour ramper derechef vers sa mère. Il était fatigué, il avait faim. Ayla surveillait le feu, absente, indifférente à tout ce qui n’était pas l’urgence de tenter de soulager Iza. Elle ne sentit même pas son bébé qui s’agrippait à un pli de sa robe. Creb se leva, laissa tomber à terre son bâton et fit signe à Uba de lui donner Durc à porter. Boitant pesamment sans son soutien habituel, il gagna le foyer de Broud et déposa Durc sur les genoux d’Oga.
— Durc a faim, et Ayla est trop occupée avec Iza. Veux-tu le nourrir, Oga ?
Oga acquiesça et prit le bébé dans ses bras pour lui donner le sein. Broud avait un air courroucé, qu’il s’efforça de cacher au plus vite sous le regard noir que lui jeta Mog-ur. Sa haine d’Ayla ne pouvait s’étendre à l’homme qui la protégeait et veillait à ses besoins. Broud redoutait bien trop Mog-ur pour le haïr. Il avait découvert dès son jeune âge que le puissant sorcier intervenait rarement dans les affaires intérieures du clan, réservant ses activités au monde des esprits. Mog-ur n’avait jamais empêché Broud d’exercer ses prérogatives sur la jeune femme qui partageait son foyer, mais Broud n’avait nulle envie d’entrer ouvertement en conflit avec le sorcier.
Mog-ur regagna son foyer pour y chercher la bourse de graisse d’ours des cavernes, la part qui lui revenait de l’animal sacrifié, et qui devait se trouver quelque part dans les bagages à moitié défaits. Uba le vit commencer de fouiller d’un air agité, et elle se porta à son secours. Creb s’en retourna ensuite à petits pas tordus dans son sanctuaire, déterminé malgré son manque d’espoir à user de tous ses pouvoirs magiques pour aider Ayla à maintenir Iza en vie.
Les racines avaient fini par bouillir le temps nécessaire, et Ayla était maintenant impatiente que la décoction refroidisse. Le bouillon chaud qu’elle avait fait prendre à Iza en lui soulevant la tête, comme la guérisseuse l’avait fait avec elle, quand elle était toute enfant et près de mourir, avait redonné quelque force à la vieille femme. Elle avait très peu mangé depuis qu’elle s’était alitée. Souvent elle n’avait même pas touché à la nourriture que ses compagnons lui apportaient. Elle avait trouvé l’été interminable. Sans personne autour d’elle pour la surveiller et s’assurer qu’elle s’alimentait, elle oubliait de le faire ou bien n’en ressentait pas le besoin. Ses trois compagnons avaient bien tenté de l’aider quand ils l’avaient vue faiblir à ce point, mais ils n’avaient su que faire, hors lui tenir compagnie.
Iza s’était levée quand la fin de Dorv avait été proche, mais le plus vieux membre du clan s’était éteint rapidement, et elle avait seulement essayé, à l’aide des puissants sédatifs qu’elle connaissait, de lui rendre moins pénibles ses derniers moments. La mort de Dorv avait assombri tout le monde. La caverne leur semblait plus vide encore sans lui, et ils mesuraient combien ils étaient eux aussi près de partir dans l’autre monde. C’était le premier décès depuis le tremblement de terre.
Assise auprès d’Iza, Ayla soufflait sur le bouillon dans la coupe en os, y trempant le doigt de temps à autre pour vérifier s’il avait suffisamment refroidi. Son attention était tout entière portée sur Iza, au point qu’elle n’avait pas remarqué que Creb avait confié Durc à Oga avant de disparaître de nouveau dans sa grotte, pas plus qu’elle ne s’était aperçue de la présence de Brun. Elle écoutait le sourd gargouillement que produisait la respiration courte et saccadée d’Iza. Elle savait que sa mère adoptive était en train de mourir, mais elle ne pouvait l’accepter. Il devait bien y avoir un traitement, se disait-elle, se remémorant tout ce qu’elle savait des plantes efficaces contre les affections de la gorge et des bronches. Elle était prête à préparer toutes les décoctions possibles, à ensevelir Iza sous les cataplasmes, à l’étouffer sous les inhalations de plantes balsamiques, à tout faire, à tout tenter pour prolonger le plus possible la vie de la seule mère qu’elle eût jamais connue. L’idée de sa mort lui était insupportable.
Uba aussi était bouleversée ; elle savait très bien que sa mère n’en avait plus pour longtemps. Elle avait vu Brun arriver. Il était rare qu’un homme se rende au foyer d’un autre homme en l’absence de ce dernier, et la présence de Brun l’intimidait d’autant plus qu’elle ne savait que faire ni que dire pour l’accueillir, car Iza avait les yeux fermés et Ayla la regardait, étrangère à tout ce qui l’entourait.
Brun observait les trois femelles, la vieille guérisseuse, la vive jeune femme qui n’avait aucun des traits du clan, et qui cependant en était la guérisseuse la plus élevée, et Uba qui, elle aussi, suivait les traces de ses deux aînées. Il avait toujours aime sa sœur. Née après lui dans le foyer du chef, elle avait été accueillie avec d’autant plus de joie que son frère Brun, appelé à être chef un jour, promettait d’être un solide gaillard. Brun avait toujours protégé Iza. Il n’aurait jamais choisi cet homme qu’on lui avait donné pour compagnon, un bravache qui se moquait de son frère difforme. Iza n’avait pas eu le choix, mais elle avait finement joué son rôle. La mort de son compagnon l’avait libérée d’un grand poids, et depuis lors elle avait été manifestement plus heureuse. C’était une femme généreuse, courageuse, une excellente guérisseuse. Le clan la regretterait.
La fille d’Iza a bien grandi, pensa-t-il en l’observant. Elle sera bientôt une femme. Il serait temps que je voie quel compagnon lui donner. Il me faudrait trouver un garçon qui lui plaise, avec qui elle s’entende bien. Un chasseur est meilleur quand il a une compagne aimante. Mais qui, à part Vorn ? Il me faut également penser à Ona, et elle ne peut pas être unie à Vorn, car c’est son frère. Uba devra attendre que Borg devienne un homme. Si elle devient une femme plus tôt que prévu, elle pourrait bien avoir un enfant avant que Borg soit en âge d’avoir un foyer. Je devrais peut-être commencer à l’entraîner. Après tout, il est plus âgé qu’Ona. Quand il sera capable de chevaucher une femme, il sera alors capable d’accomplir sa première chasse. Et Vorn sera-t-il un bon compagnon pour Uba ? Droog a une bonne influence sur lui, et je l’ai vu se pavaner autour d’elle. Peut-être pourront-ils s’entendre, se dit-il.
L’infusion était tiède, et Ayla réveilla doucement la vieille femme qui s’était assoupie, pour lui soulever la tête et lui faire prendre le remède. Je ne crois pas que tu la tireras de là, cette fois, Ayla, pensa Brun, regardant le visage émacié de sa sœur. Comment a-t-elle pu vieillir si vite ? Elle était la plus jeune, et elle parait aujourd’hui plus âgée que Creb. Je me souviens de la fois où elle a soigné mon bras cassé. Elle n’était pas tellement plus âgée qu’Ayla quand celle-ci a remis celui de Brac, mais déjà femme et unie à un homme. Elle aussi a fait du bon travail, cette fois-là. Je n’ai jamais eu à me plaindre de mon bras par la suite, sauf quelques tiraillements depuis peu, mais c’est l’âge qui veut ça. Mes jours de chasse sont comptés, et je devrai remettre bientôt les guides de notre clan à Broud.
Est-il prêt à être chef ? Il s’est vaillamment comporté au Rassemblement. J’ai même failli lui passer le commandement, là-bas. Il est courageux, tout le monde m’a dit que j’avais bien de la chance d’avoir un tel homme pour me succéder. J’ai de la chance, et j’ai eu peur qu’Ursus ne le choisisse pour l’accompagner dans l’autre monde. C’eût été un grand honneur, mais un honneur qu’heureusement je n’ai pas eu à accepter. Gorn était un homme valeureux, et c’est une perte pour le clan de Norg. Mais Ursus ne choisit jamais que les plus braves. Néanmoins, je suis heureux que le fils de ma compagne soit toujours de ce monde. C’est un garçon intrépide, trop peut-être. Il est bien qu’un homme jeune fasse preuve d’audace, mais un chef se doit à plus de mesure. Il lui faut penser à ses hommes. Il lui faut préparer soigneusement la chasse, si l’on veut qu’elle soit réussie, sans mettre en danger la vie des chasseurs. Je devrais peut-être lui confier la direction de quelques chasses, pour qu’il acquière un peu d’expérience. Il doit savoir que l’audace et la bravoure ne suffisent pas pour être un bon chef. Il faut se montrer responsable, avisé, capable de se dominer.
Pourquoi cette haine qu’il a d’Ayla ? se demanda Brun. Pourquoi s’abaisse-t-il comme il le fait, à vouloir rivaliser avec elle ? Malgré son courage et ses dons, Ayla ne sera jamais qu’une femme. Je me demande si le parent de Zoug la prendra pour compagne. Cela me manquera de ne plus la voir, maintenant que je suis habitué à elle. C’est une bonne guérisseuse, et elle renforcerait singulièrement tout clan qui l’accepterait. Je ferai de mon mieux pour les convaincre de sa valeur. Voyez comme elle est toute à Iza, à celle qui souffre ; pas même son fils ne parvient à l’arracher à sa mission. Et il y en a peu qui oseraient braver un ours des cavernes en furie pour sauver un chasseur. Elle s’est remarquablement tenue pendant le Rassemblement ; à la fin, tout le monde ne tarissait plus d’éloges à son sujet.
— Brun, chuchota Iza, soudain consciente de sa présence. Uba, apporte vite une infusion. Ayla, donne à Brun une fourrure pour s’asseoir. Cette femme regrette de ne pouvoir servir elle-même le chef, ajouta-t-elle en essayant de se redresser.
Elle restait la maîtresse du foyer de Creb.
— Iza, ne t’inquiète pas. Je ne suis pas venu pour boire une infusion, mais pour te voir, dit Brun en prenant place auprès d’elle.
— Depuis combien de temps es-tu là ? demanda Iza.
— Pas longtemps. Ayla était occupée, je ne voulais pas la déranger dans ses préparations. Tu nous as manqué au Rassemblement, Iza.
— Tout s’est-il bien passé ?
— Oui, notre clan est encore le premier de tous. Les chasseurs se sont montrés excellents ; Broud a été choisi pour la Cérémonie de l’Ours. Ayla aussi s’est très bien comportée. On lui a fait beaucoup de compliments.
— Des compliments ? Qui a besoin de compliments ? Les esprits vont être jaloux. Si elle a fait honneur au clan, cela seul suffit.
— Elle a très bien rempli son office. Elle a été acceptée et s’est conduite à la perfection. Elle est de ta lignée, Iza, on ne pouvait s’attendre à moins.
— Oui, tout autant qu’Uba. J’ai vraiment de la chance, car les esprits ont choisi de m’accorder deux filles qui toutes deux deviendront de bonnes guérisseuses. Ayla pourra achever l’éducation d’Uba.
— Non ! coupa Ayla. C’est toi qui le feras ! Tu vas te rétablir. Maintenant que nous sommes de retour, nous allons te soigner.
— Ayla, mon enfant, les esprits m’attendent. Je vais les rejoindre bientôt. Ils ont exaucé mon dernier souhait : revoir mes deux filles bien-aimées avant de partir, mais je ne peux pas les faire attendre plus longtemps.
Le bouillon et le remède avaient stimulé les dernières forces d’Iza dont la fièvre ne cessait d’augmenter, faisant briller ses yeux et rougir ses joues. Mais son visage avait un éclat translucide que Brun connaissait bien ; on l’appelait l’éclat de l’Esprit. C’était la dernière apparition de l’énergie vitale avant qu’elle disparaisse à tout jamais.
Oga avait gardé Durc au foyer de Broud et ne l’avait ramené que longtemps après que le soleil se fut couché. Uba l’allongea sur les fourrures d’Ayla. La fillette se sentait complètement perdue, sans personne vers qui se tourner. Elle n’osait détourner l’attention d’Ayla, qui veillait Iza. Creb n’avait passé que quelques instants dans son foyer pour tracer sur le corps d’Iza des symboles magiques à l’ocre rouge et à la graisse d’ours. Puis il avait gagné la petite grotte sacrée pour ne plus en bouger.
Uba avait tout rangé dans le foyer, préparé un repas que personne n’avait pris et qu’elle avait fini par mettre de côté. Ne sachant que faire, elle s’assit à côté du bébé qui dormait. S’activer lui avait permis de contenir tant bien que mal son angoisse, mais à présent il n’y avait qu’un grand vide devant elle et sa mère qui mourait. Elle se rapprocha de l’enfant endormi et se coucha contre lui, pour trouver quelque chaleur et une présence dans cette solitude désespérante.
Ayla ne quittait pas Iza des yeux. Elle la veilla toute la nuit, sans oser la laisser un seul instant de peur qu’elle s’éteigne en son absence. Cette nuit-là, elle ne fut pas la seule à rester éveillée. Si les petits enfants dormaient, dans tous les foyers, les hommes et les femmes contemplaient d’un air absent les braises des feux mourants ou bien restaient allongés sur leurs fourrures, les yeux grands ouverts.
Dehors, la nuit était noire, le ciel sans étoiles. La pénombre régnait dans la caverne, et un mur de ténèbres cachait toute vie au-delà des faibles lueurs des feux couvant sous la cendre. Dans le profond silence qui précéda l’aube, Ayla sursauta, brusquement tirée d’un moment de somnolence.
— Ayla, répéta Iza, en un murmure rauque.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai quelque chose à te dire avant de partir, dit la vieille femme qui avait à peine la force de faîte les gestes indispensables pour se faire comprendre.
— N’essaie pas de parler, maman. Repose-toi. Tu te sentiras mieux au matin.
— Non, mon enfant, il faut que je parle maintenant ; je ne serai plus là au matin.
— Mais bien sûr que tu seras là ! Il le faut. Tu ne peux pas t’en aller, répondit Ayla.
— Ayla, mon heure est venue, et il te faut l’accepter. Laisse-moi finir, je n’ai pas beaucoup de temps.
Iza se tut quelques instants sous le regard douloureux d’impuissance d’Ayla, puis elle reprit :
— Ayla, je t’ai toujours aimée plus que personne. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi. J’ai voulu que tu restes près de moi avec le clan, mais je vais bientôt partir. D’ici peu, ce sera le tour de Creb de rejoindre le monde des esprits, et Brun aussi se fait vieux... Alors Broud sera le chef. Ayla, tu ne pourras pas rester ici le jour où Broud sera le chef.
Iza se tut de nouveau et ferma les yeux en essayant de rassembler ses dernières forces.
— Ayla, ma fille, mon étrange enfant, j’ai fait de toi une guérisseuse afin que tu aies un rang dans le clan, même si tu ne trouvais pas de compagnon. Mais tu es une femme, il te faut un homme, et un homme comme toi. Tu n’es pas du Clan, tu appartiens aux Autres. Tu dois partir, mon enfant, et retrouver les tiens.
— Partir ? gémit Ayla, bouleversée. Mais où donc pourrais-je aller, Iza ? Je ne connais pas les Autres, et je ne saurais même pas où les chercher.
— Il y en a beaucoup au nord, au-delà de la péninsule, sur la terre ferme. Tu ne peux pas rester ici, Ayla. Trouve ton propre peuple, trouve ton compagnon.
Les mains d’Iza retombèrent brusquement et ses yeux se fermèrent. Mais elle lutta pour prendre une dernière inspiration et rouvrit les yeux.
— Dis à Uba que je l’aime, Ayla. Mais tu as été mon premier enfant, la fille de mon cœur. Je t’ai toujours aimée... préférée... dit Iza dans un dernier geste.
Sa main retomba en même temps qu’un long soupir s’échappait de ses lèvres. Il n’y en eut pas d’autre.
— Iza ! Iza ! s’écria Ayla. Ne pars pas, maman ! Ne pars pas !
Les gémissements d’Ayla réveillèrent Uba qui se précipita vers la couche.
— Maman ! Oh, non ! Ma maman est morte ! Ma maman est morte !
La petite fille et la jeune femme se regardèrent.
— Elle m’a dit de te dire qu’elle t’aimait, Uba, dit Ayla.
Encore sous le choc, elle ne pleurait pas. Puis Creb s’avança vers elles. Il avait quitté sa grotte avant même d’entendre les cris d’Ayla. Secouée par un violent sanglot, la jeune femme tendit les bras vers la petite fille et le vieil homme, et les étreignit de toute la force de son désespoir, les baignant tous les trois de ses larmes.