5

Les branches feuillues se balançaient doucement sous la brise du soir, silhouettes dansantes se découpant sur le ciel assombri. Le camp silencieux se préparait pour la nuit. A la faible lueur des braises du foyer, Iza vérifiait le contenu de ses bourses de peau rangées en bon ordre sur sa couverture, tout en jetant des regards inquiets dans la direction où elle avait vu disparaître Creb. Elle n’aimait pas le savoir seul, dans des bois inconnus, sans armes pour se défendre. La fillette dormait déjà et, à mesure que la nuit tombait, l’inquiétude de la guérisseuse grandissait.

Quelques instants plus tôt, elle était allée se rendre compte de la variété des plantes qui poussaient aux alentours de la caverne, désireuse de réapprovisionner et d’étendre sa pharmacopée. Elle ne se séparait jamais de son sac en loutre où elle serrait des feuilles séchées, des fleurs, des racines, des graines et des écorces, mais c’était là sa trousse d’urgence. Dans la nouvelle grotte, elle disposerait de tout l’espace voulu pour stocker et conserver toutes les plantes médicinales dont elle pourrait faire moisson.

Iza vit enfin arriver en claudiquant le vieux sorcier et, soulagée, elle s’empressa de mettre à chauffer son repas et de faire bouillir de l’eau pour son infusion favorite. Il s’approcha, silhouette voûtée par la fatigue, et s’assit à ses côtés pendant qu’elle rangeait ses bourses dans le sac en peau de loutre.

— Comment va l’enfant ce soir ? lui demanda-t-il par gestes.

— Mieux. Elle n’a presque plus mal. Elle t’a réclamé, répondit Iza.

— Tu lui feras une amulette demain matin, Iza.

La femme baissa la tête en signe d’acquiescement puis, incapable de rester en place tant sa joie était grande, elle se précipita pour surveiller le repas. Ayla allait rester parmi eux. Creb a parlé à son totem, se dit-elle, le cœur battant. Les mères de deux autres enfants leur avaient confectionné des amulettes ce jour même, au vu et au su de tous, pour que l’on sache que leurs rejetons connaîtraient bientôt leurs totems lors de la cérémonie de consécration de la caverne. Cette coïncidence était pour eux un présage de chance, et les deux mères ne s’en montraient pas peu fières. Pourquoi Creb s’était-il absenté si longtemps ? Il devait avoir eu du mal à découvrir le totem d’Ayla, songea Iza, s’abstenant de poser la moindre question à Creb, qui d’ailleurs ne lui aurait sans doute pas répondu.

Elle déposa le repas devant son frère, et de l’infusion pour tous les deux. Assis l’un près de l’autre, ils se sentaient envahis par une douce et réconfortante tendresse. Quand Creb eut fini de manger, ils étaient les seuls du clan à être encore éveillés.

— Les chasseurs partiront dans la matinée, dit Creb. S’ils font une bonne chasse, la cérémonie se déroulera le lendemain. Tu seras prête ?

— Je viens de vérifier, il me reste suffisamment de racines. Je serai prête, lui indiqua Iza en montrant sa petite sacoche.

Celle-ci était différente des autres. Le cuir en avait été teint en brun-rouge foncé, avec une poudre d’ocre rouge mélangée à la graisse d’ours qui avait servi à tanner la peau. Aucune autre femme ne possédait rien de teint en rouge sacré, mais toutes portaient sur leurs amulettes une petite marque d’ocre rouge.

— Je me purifierai demain matin, ajouta-t-elle.

Pour tout commentaire, Creb se contenta d’un grognement. C’était là une forme de réponse coutumière aux hommes lorsqu’ils s’adressaient à une femme. Ils restèrent un long moment silencieux, puis Creb posa son bol et regarda sa sœur.

— Mog-ur va s’occuper de toi et de la fillette ; de ton enfant à naître aussi, si c’est une fille. Tu partageras mon feu dans la nouvelle caverne, Iza, dit-il.

Et, s’aidant de son bâton, il se redressa avec peine et s’en fut se coucher.

Iza, qui avait commencé de se lever, se rassit lourdement sur le sol, stupéfaite par cette déclaration. C’était la dernière chose à laquelle elle se fût attendue. Depuis la disparition de son compagnon, elle savait qu’un autre homme allait devoir se charger d’elle. Elle s’était en vain efforcée de chasser de son esprit cette préoccupation, car le choix d’un compagnon n’était pas de son ressort mais de celui de Brun. Elle ne pouvait que passer en revue les hommes qui pourraient lui échoir.

Il y avait Droog, seul depuis la mort de la mère de Goov. Iza le respectait. Il était le meilleur tailleur d’outils du clan. N’importe qui était capable de tailler un bloc de silex pour confectionner un coup-de-poing ou un grattoir, mais Droog possédait un authentique talent, faisant voler d’un seul coup des éclats de la taille et de la forme qu’il avait choisies. Ses couteaux, ses grattoirs et autres instruments étaient hautement prisés. Si elle avait été libre de le faire, Iza aurait choisi Droog entre tous. Il s’était montré bon envers la mère du servant de Mog-ur, et il y avait toujours eu entre elle et lui une relation affectueuse.

Cependant, il était plus probable qu’Aga serait donnée au tailleur de pierres. Elle était plus jeune qu’Iza et déjà mère de deux enfants. Son fils, Vorn, aurait bientôt besoin de la présence d’un homme pour assumer son éducation en matière de chasse, et il en fallait un aussi à la petite Ona pour prendre soin d’elle. Droog accepterait sans doute aussi Aba, la vieille mère d’Aga. Toutes ces responsabilités bouleverseraient la vie jusqu’ici tranquille et rangée du tailleur de pierres. Aga était parfois sujette à des sautes d’humeur, et elle n’avait pas la compréhension qu’avait toujours manifestée la mère de Goov, mais ce dernier fonderait bientôt son propre foyer, et Droog avait besoin d’une femme.

Par ailleurs, il était impensable qu’elle fût unie à Goov, qui était bien trop jeune. Jamais Brun ne lui donnerait une vieille femme pour compagne. Iza aurait le sentiment d’être sa mère plus que sa femme.

Iza avait songé à partager le foyer de Grod et d’Uka qui vivaient avec Zoug, le compagnon de la mère de Grod. Grod était un homme distant et peu disert, mais dépourvu de toute cruauté, et sa loyauté envers Brun ne faisait aucun doute. Il n’aurait pas déplu à Iza de devenir la seconde compagne de Grod, mais Usa était la sœur d’Ebra et elle n’avait jamais pardonné à Iza son rang qui lui portait ombrage. En outre, elle ne s’était jamais consolée de la mort de son jeune fils, et pas même sa fille Ovra ne parvenait à adoucir son chagrin. Ce foyer était trop mélancolique pour le goût d’Iza.

Quant au foyer de Crug, elle y avait à peine songé. Ika, sa compagne, la mère de Borg, était une femme ouverte et aimable. Et la réticence d’Iza tenait précisément au fait que ces deux-là étaient trop jeunes pour elle, et puis elle ne s’était jamais bien entendue avec Dorv, le compagnon de la mère d’Ika, qui partageait le foyer des jeunes gens.

Restait Brun, dont elle ne pouvait devenir la seconde épouse, du fait qu’elle était née de la même mère bien que son rang de guérisseuse eût pu lui permettre de surmonter cet interdit. Iza n’était pas comme cette vieille femme qui avait rejoint le monde des esprits durant le tremblement de terre. Celle-là était veuve et venait d’un autre clan. Hébergée de foyer en foyer, sans position, elle n’avait jamais été qu’une charge pour les uns et les autres.

L’idée de partager le foyer de Creb ne l’avait pas effleurée un seul instant. Il n’était dans le clan d’homme ou de femme auxquels elle fût plus attachée. De plus, il aimait Ayla, elle en était persuadée. C’était là un arrangement parfait, à moins qu’elle ne donnât le jour à un garçon. Un garçon avait besoin d’un homme qui lui apprenne à chasser, et Creb n’était pas un chasseur.

Iza envisagea un moment de prendre une potion pour perdre l’enfant qu’elle attendait et s’assurer ainsi, une fois pour toutes, de ne pas avoir un garçon. Mais sa grossesse était bien avancée, et elle savait qu’elle désirait vraiment ce bébé. Malgré son âge, Iza avait de fortes chances de mener cet enfant à terme, et les enfants étaient trop précieux pour qu’on s’en débarrasse aussi légèrement. Je demanderai à mon totem de me donner une fille, décida-t-elle. L’esprit de mon totem sait que j’ai toujours voulu une fille ; ne lui ai-je pas promis de prendre grand soin de moi, afin que l’enfant naisse en bonne santé, à la condition que ce soit une fille ?

Iza n’ignorait pas que des femmes de son âge risquaient d’avoir des problèmes, et elle avait veillé à prendre des aliments et des remèdes favorisant une bonne gestation. Bien qu’elle n’eût jamais enfanté, Iza en connaissait plus sur la question que la plupart des femmes. Elle surveillait les grossesses, participait aux accouchements, dispensant volontiers ses connaissances. Mais il y avait certains remèdes, dont les formules se transmettaient de mère à fille, qui étaient tellement secrets qu’Iza serait morte plutôt que de les révéler, particulièrement aux hommes, car ils en auraient interdit absolument l’usage.

Si le secret avait pu être ainsi gardé, la raison en était que personne, homme ou femme, ne questionnait jamais une guérisseuse sur sa magie. Cette discrétion était presque une loi. Toute guérisseuse pouvait partager son savoir avec quiconque en manifestait sincèrement l’intérêt, mais elle se gardait bien d’aborder certains aspects de son art, car serait-il venu à l’esprit d’un homme de la questionner à ce propos, elle n’aurait pas pu refuser de lui répondre, de même qu’elle aurait été incapable de lui mentir. Le mode de communication dépendait trop des gestes, des expressions et des attitudes pour que tout mensonge ne fût pas détectable. La notion même de mensonge était absente des pensées, et les seules tentatives de dissimulation qui pouvaient parfois se produire se bornaient à une réticence à parler, réticence qui, par ailleurs, était souvent tolérée.

Iza tenait de sa mère de nombreux remèdes magiques et secrets qu’elle avait utilisés sans jamais en parler à personne. L’un d’entre eux était destiné à empêcher la conception, à empêcher l’esprit du totem d’un homme de concevoir un enfant. Son compagnon n’avait jamais songé à lui demander pourquoi elle n’avait pas d’enfant. Il la croyait dotée d’un totem trop puissant pour une femme et s’en plaignait fréquemment aux autres. Mais Iza désirait par-dessus tout l’humilier aux yeux du clan. Elle voulait que le clan sache que le totem de l’homme était impuissant à briser les défenses du sien, que le fluide de son propre ventre était plus fort que le fluide de l’homme, et que celui-ci pouvait toujours la battre, il n’y changerait rien.

L’homme lui infligeait de sévères corrections destinées à soumettre son totem, mais Iza savait qu’il prenait plaisir à ces sévices. Elle avait détesté cet homme avant même qu’on le lui donne pour compagnon. Elle avait supplié sa mère mais celle-ci ne pouvait rien pour elle. Iza était la guérisseuse, et son haut rang dans le clan était comme un défi pour cet homme envieux qui n’avait pas supporté de voir sa virilité mise en question par la stérilité de sa compagne. Ne pouvant la dominer en la fécondant, il s’était mis à la battre.

Iza savait que Brun désapprouvait un tel comportement et elle était sûre qu’il n’aurait pas fait de cet homme son compagnon, s’il avait été chef du clan à ce moment-là. Brun ne tenait pas pour une preuve de force la domination physique d’une femme. Le Peuple du Clan considérait comme indigne d’un homme de s’en prendre à un adversaire plus faible ou de se laisser emporter à cause d’une femme. Un homme devait se faire obéir d’une femme sans violence, il devait chasser et pourvoir son foyer de la nourriture nécessaire, sans montrer de signe de douleur quand il souffrait. Il arrivait que des hommes corrigent des femmes coupables de manquements à la discipline établie, mais peu en faisaient une pratique, encore moins un plaisir.

Quand Creb s’était installé avec eux, son compagnon avait pensé en tirer un bénéfice. En effet, Iza n’était pas seulement la guérisseuse du clan mais elle était également celle qui cuisinait pour Mog-ur. L’homme s’était imaginé que le reste du clan croirait que le sorcier l’initiait à sa magie. En réalité, Creb lui prêtait tout juste attention et, bien qu’il n’en dît jamais rien, n’appréciait pas la brutalité du compagnon de sa sœur.

Malgré les coups, Iza n’en avait pas moins continué à faire usage de ses potions contraceptives. Toutefois, lorsqu’elle se découvrit enceinte, elle accepta son sort avec résignation. Un moment elle pensa que le totem de son compagnon avait finalement vaincu le sien mais le tremblement de terre sembla le démentir : si le totem de l’homme avait été si fort, pourquoi l’avait-il soudain abandonné ? S’il avait survécu au cataclysme, Iza aurait probablement provoqué une fausse couche. Sa mort l’en avait dissuadée, et elle s’était accrochée à l’espoir de donner le jour à une fille, afin de prolonger sa lignée de guérisseuses. A présent, ce désir d’une fille était d’autant plus fort que cela lui permettrait de vivre aux côtés de Creb.

Iza rangea sa sacoche et se glissa dans la fourrure, auprès de l’enfant qui dormait paisiblement. Ayla est vraiment favorisée par la chance, pensa-t-elle. Elle a découvert une nouvelle caverne, elle obtiendra le droit de rester avec moi, et nous allons partager le feu de Creb. Puisse sa chance me faire donner naissance à une fille. Iza serra la fillette dans ses bras en se blottissant contre le petit corps chaud.


Le lendemain, après le repas matinal, Iza fit signe à l’enfant de la suivre pour chercher des plantes le long du cours d’eau. Elle aperçut bientôt une clairière de l’autre côté de la rivière et passa sur l’autre rive. Il y poussait de grandes plantes aux feuilles mates, pourvues de petites fleurs vertes disposées en grappes épaisses. Iza cueillit quelques-unes de ces ansérines aux racines rouges, puis se dirigea vers les marais où elle découvrit des prêles et, un peu plus haut, des saponaires. Ayla la regardait faire avec intérêt, désolée de ne pouvoir communiquer avec elle, la tête pleine de questions qu’elle était incapable de formuler.

De retour au campement, Iza remplit d’eau et de pierres brûlantes un panier finement tressé où elle ajouta les tiges de prêles. Puis elle découpa avec un éclat de silex un morceau circulaire dans une couverture dont la peau, bien que souple, était assez solide. A l’aide d’un instrument pointu, elle perça de petits trous au bord du cercle, dans lesquels elle passa une sorte de lien confectionné avec une écorce filandreuse torsadée qu’elle tira ensuite pour obtenir une petite bourse. Enfin, d’un coup de couteau, elle trancha un bout de la longue lanière de cuir qui maintenait fermé son vêtement, après en avoir mesuré la longueur en le passant autour du cou d’Ayla.

Quand l’eau se mit à bouillir, Iza ramassa les plantes qu’elle venait de cueillir ainsi que le bol d’osier tressé, et retourna à la rivière. La femme et la fillette longèrent son cours jusqu’à ce qu’elles découvrent un endroit où la rive descendait en pente douce dans l’eau. Iza entreprit alors d’écraser la racine de saponaire à l’aide d’un gros caillou rond dans une anfractuosité de la roche en forme de cuvette et il se forma bientôt une riche mousse savonneuse. Puis elle sortit des plis de son vêtement quelques outils de pierre et divers objets, ôta sa robe de peau ainsi que l’amulette qu’elle portait autour de son cou.

Ayla fut enchantée quand Iza la prit par la main pour la conduire dans l’eau. Elle adorait se baigner. Mais après une rapide immersion, la femme la prit dans ses bras et la déposa sur le rocher où elle la savonna de la tête aux pieds. Elle la rinça ensuite dans le courant après lui avoir appliqué la lotion à base de prêle, destinée à exterminer la vermine tapie dans ses cheveux. Ensuite Iza procéda aux mêmes ablutions sur sa personne pendant que la fillette jouait dans l’eau.

Tandis qu’elles se laissaient sécher au soleil, Iza ôta l’écorce d’une ramille avec ses dents et s’en servit pour démêler leurs cheveux. La finesse soyeuse des cheveux blonds pâle d’Ayla ne cessait de l’étonner. Elle trouvait cela aussi étrange que beau, certainement le meilleur et, peut-être le seul avantage physique de la fillette, songea-t-elle en l’observant à la dérobée. Maigre, la peau claire, les yeux d’un bleu tendre, l’enfant était d’une grande laideur. Sans doute les Autres étaient-ils des humains, mais comme ils étaient laids ! Pauvre enfant, comment trouverait-elle jamais un compagnon ?

Si elle n’a pas de compagnon, quelle place pourra-t-elle avoir dans le clan ? Je ne voudrais pas qu’elle devienne comme cette vieille femme morte dans le tremblement de terre, pensait Iza. Si elle était réellement ma fille, elle aurait son propre rang. Je me demande si je ne pourrais pas lui apprendre l’art de soigner ? Cela lui conférerait de l’importance. Si je donne le jour à une fille, je pourrais leur enseigner mon art à toutes les deux ; et si c’est un garçon qui vient au monde, il n’y aura donc pas de femme pour prolonger ma lignée de guérisseuses. Pourtant il en faudra bien une pour me remplacer tôt ou tard. Si Ayla devient la dépositaire de mon savoir, le clan l’acceptera plus volontiers, et peut-être un homme voudra-t-il d’elle ? Pourquoi ne serait-elle pas ma fille ? Une idée commença de germer dans l’esprit d’Iza.

Elle s’aperçut soudain que le soleil était haut dans le ciel et qu’il se faisait tard. Reprenant conscience de ses responsabilités, elle décida qu’il était grand temps de préparer l’amulette d’Ayla ainsi que le breuvage à base de racines.

— Ayla, cria-t-elle à l’enfant qui s’était remise à jouer dans l’eau. La fillette arriva en courant. Iza remarqua que l’eau avait légèrement gonflé ses cicatrices, mais la guérison était presque achevée. Elle se hâta d’envelopper l’enfant dans sa peau de bête et, ramassant son bâton à fouir et la petite bourse de sa confection, elle gagna avec Ayla la crête qui surplombait la rivière. La veille, juste avant qu’elle découvre la caverne en allant chercher la petite fille, elle avait remarqué un fossé de terre rouge. Parvenue sur les lieux, elle gratta le sol de son bâton pour en détacher de petites mottes d’ocre rouge. Elle en ramassa quelques-unes qu’elle montra à Ayla. La fillette les examina sans trop savoir ce qu’on attendait d’elle, et finit par en toucher une. Iza prit le morceau de terre et le mit dans sa bourse qu’elle referma. Avant de se remettre en route, elle scruta les environs et aperçut de petites silhouettes qui se déplaçaient au loin dans la plaine au pied de la colline. Les chasseurs étaient partis de fort bonne heure ce matin-là.


En des temps plus reculés, les hommes et les femmes, plus primitifs encore que Brun et ses cinq chasseurs, apprirent à chasser en observant les prédateurs et en s’inspirant de leurs méthodes. Ils remarquèrent, par exemple, comment les loups, chassant en bande, avaient raison de proies dix fois plus grandes et plus fortes qu’eux. Avec le temps et l’emploi d’outils et d’armes en guise de crocs et de griffes, ils apprirent qu’ensemble eux aussi pouvaient abattre les grands animaux qui partageaient leur environnement. L’évolution de ces hommes dut beaucoup à la chasse.

La nécessité de rester silencieux afin de ne pas alerter le gibier donna naissance à tout un code de signes et de gestes leur permettant de communiquer entre eux durant les actions de chasse. Bien que la branche de l’arbre humain aboutissant au Peuple du Clan ne comportât pas de mécanismes vocaux capables d’évoluer en un langage proprement dit, leur habileté de chasseur ne s’en trouvait pas amoindrie pour autant.

Les six hommes s’étaient mis en route dès les premières lueurs de l’aube. De leur position dominante, ils virent le soleil pointer timidement à l’horizon puis étendre franchement ses rayons sur la terre alentour. Dans la direction du nord-ouest, un nuage de poussière masquait une masse ondulante de massives silhouettes brunes, qui laissaient derrière elles un large sillage de terre labourée, dénudée de toute végétation. Le troupeau de bisons avançait lentement tout en paissant l’épais tapis herbeux qui s’étendait à l’infini. Les six chasseurs couvrirent rapidement la distance qui les séparait des steppes.

Laissant les collines derrière eux, ils s’approchèrent au petit trot du troupeau sous le vent et, une fois à proximité, ils se tapirent dans les hautes herbes pour observer les gigantesques ruminants aux encolures massives surmontées d’une grosse bosse, aux flancs étroits, au crâne crépu d’où s’élançaient deux immenses cornes noires, dont la longueur pouvait atteindre près d’un mètre chez les grands mâles. L’odeur musquée et douceâtre des bovidés agglutinés en masse compacte leur parvint aux narines, tandis que la terre résonnait du piétinement de milliers de sabots.

Brun, une main en visière pour s’abriter les yeux de l’éclat du soleil, étudia longuement les bêtes défilant très lentement devant eux, pour choisir la proie qui leur conviendrait le mieux. A le voir, il eût été difficile de deviner l’état de tension extrême qui était le sien. Seul un battement aux tempes et ses mâchoires serrées trahissaient sa nervosité. Il participait à la chasse la plus importante de sa vie, celle dont dépendait leur installation dans la nouvelle caverne. Une bonne chasse non seulement fournirait la viande indispensable au festin qui allait accompagner la cérémonie d’inauguration, mais elle serait la preuve que les totems du clan approuvaient leur choix. Si les chasseurs rentraient bredouilles, le clan se verrait contraint de repartir en quête d’une caverne plus digne des esprits protecteurs. C’était ainsi que les totems se faisaient comprendre quand un choix était malheureux. Brun se sentait toutefois rassuré devant ce troupeau de bisons, incarnations de son propre totem.

Il jeta un coup d’œil à ses chasseurs qui attendaient anxieusement son signal. L’attente constituait de loin le moment le plus pénible, mais tout mouvement prématuré pouvait compromettre l’issue de l’expédition. Dans la mesure du possible, Brun entendait mettre toutes les chances de son côté. Il surprit l’expression inquiète de Broud et, l’espace d’un instant, il regretta de lui avoir confié la mise à mort. Puis il se rappela avec tendresse l’orgueil qui brillait dans les yeux du garçon quand il lui avait dit de se préparer à sa première chasse. Il est naturel que Broud soit nerveux, pensa-t-il. Ce n’est pas seulement la première fois qu’il chasse, mais l’installation du clan dans sa nouvelle demeure dépend de la force de son bras.

Broud surprit le regard de Brun et il maîtrisa sur-le-champ son inquiétude, ou du moins la dissimula du mieux qu’il put. Il ne savait pas combien un bison pouvait être impressionnant, vu de près. La bosse qui surmontait l’encolure devait le dépasser de près d’un mètre ! Et que dire de l’impression éprouvée en présence de tout un troupeau ! Il lui faudrait infliger la première blessure. Et si je manque ma cible ? Que la bête s’enfuie ?

Où était passé ce sentiment de supériorité qu’il ressentait en présence d’Oga, quand celle-ci venait le voir s’entraîner au lancement de l’épieu et qu’elle le regardait avec adoration ? Il feignait alors de l’ignorer ; elle n’était qu’une gamine. Mais elle serait bientôt une femme, et elle ne serait pas une mauvaise compagne, pensait Broud. Elle aurait besoin d’un bon chasseur pour la protéger, maintenant que sa mère et son père avaient disparu. Broud appréciait son empressement à le servir, depuis qu’elle vivait dans leur foyer. Mais que pensera-t-elle de moi si je rate ma première chasse ? se demanda-t-il avec anxiété. Si je ne peux être déclaré homme à la cérémonie de la caverne ? Que pensera Brun ? Que pensera le clan ? Quel malheur si par ma faute nous devions quitter cette belle caverne dans laquelle repose l’esprit du grand Ursus ! Broud serra fort son épieu et saisit son amulette en priant le Rhinocéros Laineux de lui donner courage et force.

Brun avait l’intention de laisser Broud courir sa chance, mais il avait prévu de rester à proximité de la bête pour la tuer lui-même s’il le fallait. Il tenait pour le moment à ce que Broud soit persuadé que le destin de la nouvelle caverne dépendait de lui. S’il était appelé à devenir chef un jour, autant qu’il en mesure les responsabilités dès aujourd’hui. Brun espérait toutefois ne pas avoir à intervenir. Broud était orgueilleux, et son humiliation serait grande, mais Brun n’entendait aucunement sacrifier la caverne pour ménager la fierté de son fils.

Brun remarqua un jeune bison qui se tenait légèrement à l’écart du troupeau. L’animal avait atteint son plein développement mais il était encore jeune et inexpérimenté. Le chef attendit qu’il s’éloigne encore un peu et, quand il fut bien isolé, il donna le signal.

Les hommes se dispersèrent instantanément, Broud à leur tête. Brun les observa se poster à intervalles réguliers, sans pour autant quitter des yeux le jeune bison. Sur un autre signe de lui, les hommes se précipitèrent vers le troupeau en poussant de grands cris et en agitant les bras. Les bêtes situées en bordure détalèrent vers le reste du troupeau, Brun s’élança pour couper la route au jeune bison et l’éloigner davantage. Rassemblant toute son énergie, il se mit à pousser l’animal aussi vite que ses jambes le lui permettaient, crachant et toussant, aveuglé par la poussière qui lui emplissait les narines et lui coupait le souffle. Hors d’haleine, à bout de forces, il vit que Grod venait prendre le relais.

Pressé par Grod, le bison infléchit sa course, tandis que les autres chasseurs couraient pour former un grand cercle destiné à rabattre la bête vers Brun qui, haletant, s’efforçait de lui couper toute issue. Le vaste troupeau filait à travers la prairie. Il ne restait que le jeune bison pris de panique, fuyant devant une créature d’une force dérisoire comparée à la sienne, mais douée d’une intelligence et d’une détermination suffisantes pour compenser la différence. Grod maintint son effort jusqu’à ce que son cœur menace d’éclater. La sueur ruisselait sur son corps couvert de poussière. Quand il sentit ses jambes fléchir sous lui, il céda à son tour la place à Droog.

L’endurance des chasseurs était considérable, mais le jeune bison luttait de toutes ses forces qui étaient grandes. Droog, de loin l’homme le plus grand du clan, poussa la bête en avant et, dans un dernier sursaut d’énergie, l’empêcha de rejoindre le troupeau qui s’éloignait. Au moment où Crug prit le relais, l’animal commençait à fatiguer. Crug talonna la bête, la forçant encore un peu en la piquant au flanc de la pointe de son épieu.

Lorsque Goov prit sa suite, le bison éperdu courait maintenant à l’aveuglette, suivi de près par le chasseur qui s’acharnait à user ses dernières forces. Brun s’avança également et il entendit Broud pousser un cri au moment où il s’élançait à la poursuite de leur proie. Mais le fils du chef n’eut pas à courir longtemps. La bête n’en pouvait plus. Elle ralentit, puis s’arrêta net, les flancs fumants, la tête baissée, la gueule écumante. Son épieu bien en main, le garçon s’approcha du taureau épuisé.

Avec la justesse d’appréciation que lui conférait une longue expérience, Brun jeta un coup d’œil à la situation. Le bison était-il réellement à bout de forces ? Certains s’immobilisaient ainsi, donnant tous les signes d’épuisement, et soudain chargeaient sans qu’on s’y attende, et leurs charges pouvaient s’avérer meurtrières. Devait-il lui empêtrer les pattes d’un jet de ses bolas ? Le museau de l’animal effleurait le sol et son halètement témoignait de son épuisement. Si Brun l’entravait de ses bolas, la première mise à mort de Broud aurait moins d’éclat. Il décida de lui laisser entièrement l’honneur de la chasse.

Sans donner au bison le temps de reprendre son souffle, le garçon fondit sur lui, son épieu levé. Avec une dernière pensée pour son totem, il projeta son arme, qui se ficha profondément dans le flanc de la bête. La pointe durcie au feu perça le cuir épais et fracassa une côte, portant un coup prompt et fatal à l’animal. Le bison beugla de douleur et, les pattes flageolantes, fit un effort désespéré pour charger son adversaire. Brun prévint la menace en s’élançant aux côtés de son fils et en abattant sa massue sur le crâne de la bête de toute la force de ses muscles puissants. Le bison s’écroula sur le flanc, battit l’air de ses sabots et, après quelques soubresauts, cessa de bouger.

Broud resta quelques secondes stupéfait et légèrement étourdi, puis il poussa un hurlement de triomphe. Il avait réussi sa première chasse ! Il était enfin un homme !

Exultant, il saisit la hampe de son épieu profondément enfoncé dans la chair de l’animal et, comme il l’arrachait d’un coup sec, un jet de sang chaud lui gicla au visage. Brun, plein de fierté, lui tapa sur l’épaule.

— Bien joué, lui signifia-t-il d’un geste éloquent, tout heureux de pouvoir compter dans ses rangs ce nouveau chasseur, ce vaillant chasseur qui faisait sa joie et l’honorait, le fils de sa compagne, l’enfant de son cœur.

La caverne leur appartenait désormais. La cérémonie rituelle scellerait définitivement une possession que la mise à mort de Broud leur avait assurée : les totems étaient satisfaits de leur choix. Broud brandit sa lance maculée de sang tandis qu’accouraient les chasseurs, tout joyeux à la vue de la bête abattue. Brun dégaina son couteau et ouvrit le ventre du bison pour l’étriper avant de le transporter à la caverne. Il ôta le foie, le découpa en tranches et donna un morceau à chacun des hommes. C’était un morceau de choix, réservé aux chasseurs, destiné à leur conférer force et acuité visuelle. Puis il trancha le cœur qu’il enterra auprès de l’animal pour en faire présent à son totem.

En mâchant le foie cru imprégné de chaleur, Broud goûta pour la première fois la saveur de l’âge adulte et crut que son cœur allait exploser de bonheur. Il allait être intronisé en tant qu’homme du clan lors de la cérémonie sanctifiant la caverne. Il conduirait la danse de la chasse, et il aurait allégrement donné sa vie rien que pour avoir vu l’orgueil qui se lisait sur le visage de Brun. Broud savourait déjà l’intérêt qu’il susciterait au sein du clan, sans compter le respect et l’admiration qui lui reviendraient assurément. Le clan entier ne résonnerait que du récit de ses prouesses. Cette nuit serait sa nuit, et dans les yeux d’Oga se lirait toute la dévotion éperdue d’une jeune fille pour le héros de ses rêves.

Les hommes attachèrent deux à deux les pattes du bison, au-dessus de la jointure des genoux. Grod et Droog lièrent leurs lances ensemble, imités par Crug et Goov, et obtinrent ainsi deux perches fort résistantes qu’ils glissèrent transversalement entre les pattes avant et entre les pattes arrière. Brun et Broud saisirent chacun l’animal par une corne ; Grod et Droog se placèrent de part et d’autre du bison pour porter la perche avant, tandis que Crug et Goov procédaient de même pour celle de derrière. Au signal de leur chef, les six hommes se mirent en branle, moitié traînant, moitié soulevant l’énorme bête. Le voyage du retour dura plus longtemps que l’aller, les porteurs peinant pour transporter leur fardeau à travers les steppes jusqu’à la caverne.

Oga, qui guettait leur retour, les aperçut au loin dans les plaines. En arrivant dans la montagne, ils découvrirent que le clan tout entier les attendait pour les escorter pendant la fin du trajet. La position de Broud en tête du cortège indiquait clairement la part qu’il avait prise dans cette chasse. L’enthousiasme était général et Ayla elle-même, sans trop comprendre ce qui se passait, se sentait déborder d’allégresse.

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