13

L’hiver survint et, avec lui, le ralentissement des activités coutumières.

La vie suivait son cours, paisiblement. Ayla n’était pas mécontente de l’arrivée du froid qui lui permettrait de reprendre auprès de la guérisseuse son apprentissage interrompu par la belle saison. A peu de choses près, cet hiver se déroula semblable au précédent et céda à son tour la place à un printemps tardif et humide.

La fonte des neiges, jointe à des pluies torrentielles, transforma la rivière en un impétueux torrent débordant de son lit, entraînant des arbres entiers et des buissons sur son passage. Une vague de chaleur qui favorisa l’éclosion de timides bourgeons se trouva brutalement interrompue par des tempêtes de grêle qui ravagèrent les fleurs fragiles des arbres fruitiers, anéantissant tous les espoirs d’une récolte estivale. Puis, comme si la nature, ayant soudain changé d’avis, désirait suppléer à l’absence de fruits, l’été fournit une profusion de légumes, de racines et de courges.

Il tardait au clan de se rendre comme chaque printemps au bord de la mer pour y pêcher le saumon, et grande fut la joie de chacun le jour où Brun annonça qu’ils iraient bientôt à la pêche à l’esturgeon et à la morue. Si certains chasseurs parcouraient fréquemment la distance qui les séparait de la mer intérieure pour y ramasser des coquillages et les œufs des milliers d’oiseaux nichant dans les falaises, la pêche au gros poisson était une des activités du clan qui exigeait la présence des hommes et des femmes.

Droog se réjouissait particulièrement de cette expédition. Les fortes pluies printanières avaient détaché de nombreux fragments de silex des sédiments calcaires, les charriant en aval du cours d’eau. Cette sortie serait une excellente occasion de renouveler le matériel nécessaire à la fabrication des outils. Il était en effet plus commode de tailler sur place que de rapporter à la caverne de lourds morceaux de roche. Droog n’avait pas travaillé pour le clan depuis un certain temps. Les hommes avaient dû se contenter d’outils plus grossiers fabriqués par eux-mêmes, lorsqu’ils avaient cassé ceux taillés de main experte par Droog.

Une humeur allègre régna pendant les divers préparatifs. Il était rare pour le clan de quitter la caverne au complet et la perspective de dormir au bord de l’eau enchantait tout le monde et plus spécialement les enfants. Pendant leur séjour, Brun enverrait chaque jour deux hommes à la caverne pour entretenir le feu afin d’éloigner d’éventuels prédateurs. Creb lui-même était heureux de s’absenter un peu de son foyer, dont il ne s’éloignait presque jamais.

Les femmes s’appliquèrent à réparer les filets ; elles consolidèrent les zones les plus fragiles avec des cordelettes provenant de tiges ou d’écorces fibreuses, d’herbes résistantes, et de longs poils d’animaux. Bien qu’extrêmement solides, les nerfs et les tendons n’étaient pas utilisés car ils durcissaient beaucoup trop au contact de l’eau et se montraient peu perméables à la graisse destinée à les assouplir.

Au début de l’été, l’imposant esturgeon désertait, au moment du frai, les eaux tièdes de la mer pour la fraîcheur des rivières. Quoique ressemblant fort au requin, il se nourrissait exclusivement d’invertébrés et de petits poissons en raison de son absence de dents. Quant à la morue, plus petite, dont le poids moyen avoisinait les douze kilos, bien que certains spécimens puissent atteindre cinquante kilos et plus, elle gagnait les hauts-fonds tous les étés, en direction du nord, et remontait à la surface pour y chercher sa nourriture.

Durant les deux semaines que durait le frai, les embouchures des rivières regorgeaient d’esturgeons. Moins impressionnants par leur taille que les spécimens remontant les grands fleuves, ceux-ci ne se laissaient pourtant pas prendre facilement. A l’approche des migrations, Brun envoya tous les jours un homme observer la côte. Et, dès que le premier gros esturgeon fut aperçu à l’embouchure de la rivière, il fixa le départ pour le lendemain matin.

Ayla se réveilla ce jour-là en proie à la plus vive excitation. Elle avait déjà préparé toutes ses affaires, fait un paquet de sa fourrure, rangé dans son panier de la nourriture et quelques ustensiles de cuisine, et plié par-dessus le tout une grande peau de bête qui servirait à les abriter. Iza, qui ne se déplaçait jamais sans son sac de guérisseuse, était encore en train d’en vérifier le contenu quand Ayla sortit de la caverne pour voir si tout le monde était prêt.

— Dépêche-toi, Iza, lui cria-t-elle en revenant auprès d’elle en courant. On part bientôt.

— Du calme, petite. La mer nous attendra, répliqua Iza en serrant le cordon de sa sacoche en peau de loutre.

Ayla hissa le panier sur son dos et prit Uba dans ses bras. Iza la suivit tout en jetant un dernier regard derrière elle pour s’assurer qu’elle n’avait rien oublié, comme elle en avait la fâcheuse habitude. Oh, Ayla pourra toujours revenir, si jamais il me manque quelque chose, se dit-elle. Tout le monde était déjà dehors, et quand Iza eut pris sa place dans le rang, Brun donna le signal du départ. Ils avaient à peine parcouru une centaine de mètres qu’Uba s’agita dans les bras d’Ayla pour descendre.

— Je ne suis plus un bébé, je veux marcher toute seule ! demanda-t-elle par gestes avec une fierté enfantine.

A trois ans et demi, Uba commençait d’imiter les adultes et les enfants plus âgés qu’elle et refusait les marques d’attention dont faisaient l’objet les bébés et les plus jeunes. Elle grandissait. Dans quatre ans, elle serait presque une femme. Et durant ces quatre années, elle aurait beaucoup à apprendre, et le sentiment inné de sa maturité précoce la poussait à son insu à se préparer aux responsabilités qui seraient bientôt les siennes.

— D’accord, Uba, répondit Ayla en la laissant descendre. Mais reste bien derrière moi.

Ils descendirent la colline en suivant la rivière, empruntant un nouveau chemin pour éviter une partie du sentier inondé. Ils arrivèrent avant midi sur une longue plage où ils dressèrent en retrait des abris pour la nuit, à l’aide de peaux de bêtes tendues sur une armature de bois. Puis ils allumèrent des feux et vérifièrent le filet qui serait utilisé le lendemain matin. Une fois le campement installé, Ayla partit se promener au bord de l’eau.

— Je vais me baigner, maman, dit-elle.

— Mais pourquoi veux-tu toujours aller dans l’eau, Ayla ? C’est dangereux et tu t’aventures beaucoup trop loin.

— Mais c’est délicieux, Iza ! Je ferai bien attention.

Chaque fois qu’Ayla entrait dans la mer, Iza s’inquiétait horriblement. La fillette était la seule à savoir nager, la lourde ossature du Peuple du Clan lui interdisant cette activité. Ils avaient le plus grand mal à flotter et redoutaient particulièrement l’eau profonde. S’ils acceptaient volontiers de marcher dans la mer pour pêcher, ils s’arrêtaient toujours dès que l’eau leur arrivait à la ceinture. Ayla, au contraire, aimait nager, et le clan considérait cette prédilection pour l’élément liquide comme l’une des particularités de la jeune fille. Ce n’était pas la seule.

A neuf ans, elle dépassait par sa taille toutes les femmes, ainsi que la plupart des hommes du clan, bien qu’elle ne manifestât toujours aucun signe de maturité. Iza se demandait parfois si elle arrêterait jamais de grandir. Certains pensaient que son puissant totem mâle l’empêchait d’atteindre la féminité et qu’elle était peut-être condamnée à rester ainsi toute sa vie, sur la frontière incertaine entre les deux sexes, ni femme ni homme.

Creb s’approcha en boitant de la guérisseuse qui regardait Ayla s’éloigner vers le rivage. Son corps élancé et vigoureux, ses muscles nerveux et ses longues jambes auraient dû lui donner l’air gauche et maladroit, ce que démentait la souplesse de ses mouvements. De toute sa personne irradiait une confiance en elle inconnue des autres femmes du clan. C’était une chasseresse. Pas un seul homme du clan n’était aussi bon qu’elle à la fronde, elle en avait désormais la certitude. Elle ne pouvait pas feindre envers les hommes une soumission qu’elle ne ressentait pas. Elle ne pouvait avoir cette humilité naturelle des femmes du clan à l’égard du sexe fort. Et aux yeux des hommes, elle n’apparaissait pas seulement laide avec ses longs membres et son absence d’attributs féminins, mais masculine dans son attitude.

— Creb, dit Iza, Aba et Aga prétendent qu’elle ne deviendra jamais une femme. Elles pensent que son totem est trop puissant.

— Mais bien sûr qu’elle deviendra femme ! Tu crois que les Autres ne peuvent pas avoir d’enfants ? Son séjour parmi nous ne changera rien à sa nature, et il est fort possible que dans son peuple les femmes se forment plus tard. Chez nous, d’ailleurs, certaines jeunes filles ne deviennent femmes qu’à dix ans. Alors prends patience au lieu d’aller imaginer des sottises ! répliqua Creb.

Légèrement rassurée, la guérisseuse regarda Ayla qui venait de plonger dans l’eau, pour réapparaître quelques brasses plus loin. La jeune fille aimait l’impétuosité de la mer. Incapable de se souvenir de ses premières tentatives pour nager, il lui semblait avoir toujours su. Non loin du rivage, la couleur plus foncée et la fraîcheur de l’eau indiquaient à Ayla qu’elle venait de dépasser la limite où elle avait pied. Se retournant sur le dos, elle se laissa paresseusement bercer par les vagues. La marée descendait et elle fut portée vers l’embouchure de la rivière. La puissance des courants contraires lui rendit le retour difficile, mais après quelques efforts, elle regagna la plage et alla s’écrouler devant le feu qui crépitait au camp, épuisée mais heureuse.

Après avoir mangé, Ayla contempla rêveusement l’horizon, se demandant ce qu’il y avait au-delà des eaux. Les oiseaux de mer, en quête de fretin, rasaient une dernière fois les vagues avant que la nuit ne tombe. Les troncs blanchis d’arbres rejetés par la marée dressaient leurs silhouettes torturées dans le crépuscule. L’obscurité fondit bientôt toutes choses, à l’exception des foyers des hommes qui rougeoyaient en bordure de la plage.

Après avoir couché Uba, Iza alla s’asseoir à côté de Creb et d’Ayla, près du feu dont les volutes de fumée s’envolaient vers le ciel étoilé.

— Qu’est-ce que c’est, Creb ? demanda Iza en montrant les étoiles dans le ciel.

— Des feux. Chacun d’eux représente le foyer de l’esprit de quelqu’un qui nous a quittés pour l’autre monde.

— Pourquoi sont-ils si nombreux ?

— Parce qu’ils représentent également le foyer de ceux qui ne sont pas encore nés, et aussi celui des esprits des totems ; or, la plupart des totems possèdent plusieurs esprits. Regarde, tu vois ces feux ? indiqua Creb. C’est la fameuse Grande Ourse. Et ceux-là ? Ce sont les feux de ton totem, Ayla, le Lion des Cavernes.

— C’est bon de dormir dehors quand on peut voir tous ces petits feux briller dans le ciel, fit remarquer la fillette.

— C’est beaucoup moins agréable quand le vent souffle et que la neige tombe à gros flocons, dit Iza.

— Uba aussi aime tous ces petits feux, dit l’enfant surgissant de l’obscurité pour se joindre à eux.

Je croyais que tu dormais, Uba, dit Creb.

— Non, Uba regarde les feux comme Ayla et Creb.

— Allez, il est temps d’aller nous coucher, proposa Iza. Nous aurons demain une rude journée.


Le lendemain matin, le filet fut tendu en travers de l’embouchure du cours d’eau. Des vessies d’esturgeon, conservées de la pêche précédente, soigneusement lavées et séchées pour qu’elles durcissent à l’air, faisaient office de flotteurs pour le pourtour du filet, et des pierres attachées en quelques points lui donnaient du poids. Brun et Droog tirèrent une extrémité vers la rive opposée et, sur un signe de leur chef, les adultes et les enfants les plus grands entrèrent dans l’eau. Uba allait les suivre quand Iza l’en empêcha.

— Non, Uba, dit-elle, tu restes ici. Tu n’es pas encore assez grande pour nous suivre.

— Mais Ona vous aide bien, répliqua l’enfant, l’air obstiné.

— Ona est plus grande que toi, Uba. Tu nous aideras plus tard, quand nous aurons ramené le poisson. Regarde, Creb aussi reste sur la rive.

— Oui, maman, répondit Uba avec des gestes empreints de déception. Avançant tout doucement pour agiter l’eau le moins possible, les hommes et les femmes déplièrent le filet en un large demi-cercle. Puis ils attendirent que le sable se dépose à nouveau, jusqu’au signal de Brun. Ayla se tenait les jambes fermement campées dans le sable pour lutter contre la force du courant. Elle avait pris position au milieu du lit, le dos à l’embouchure et à la mer. Elle vit une longue silhouette sombre fendre les eaux à quelques brasses d’elle. Les esturgeons commençaient à remonter la rivière.

Quand Brun leva le bras, tout le monde se mit à crier et à agiter l’eau en soulevant de grandes gerbes écumantes. Ce qui semblait un indescriptible désordre était en réalité une habile manœuvre, destinée à entraîner le poisson à l’intérieur du filet tout en rétrécissant le cercle. Bientôt le filet se referma sur une masse de poissons affolés, prisonniers dans un espace de plus en plus réduit, qui se débattaient entre les mailles, menaçant de les rompre. Toutes les mains s’agrippèrent au filet, le poussant vers le rivage, tirant, luttant pour hisser hors de l’eau les énormes prises agitées de terribles soubresauts.

Levant la tête, Ayla vit Uba, de l’eau jusqu’aux genoux, qui essayait désespérément d’attirer son attention.

— Uba, ne reste pas là ! lui cria-t-elle.

— Ayla ! Ayla ! s’écria l’enfant en montrant la mer du doigt. Ona !

Ayla se retourna et entrevit une petite tête noire qui dansait dans l’eau, menacée d’être engloutie à tout moment. L’enfant, à peine plus âgée qu’Uba, avait perdu pied et le courant l’entraînait vers l’embouchure. Dans la confusion, personne ne s’en était aperçu. Seule Uba, qui regardait avec envie les évolutions de sa petite compagne de jeu, avait assisté au drame et s’efforçait désespérément de prévenir quelqu’un.

Ayla plongea dans la rivière bouillonnante, fendant les flots en direction du large. Portée par le courant descendant de la rivière, elle n’avait jamais nagé aussi vite, mais le même courant éloignait l’enfant avec une force presque égale. Ayla vit de nouveau la tête émerger à la surface, et elle redoubla de vitesse, gagnant du terrain peu à peu. Si jamais Ona atteignait la barre au point de rencontre de la rivière et de la mer avant qu’elle l’ait rattrapée, elle serait engloutie dans les eaux tourbillonnantes.

L’eau se faisait de plus en plus salée. La petite tête sombre émergea une fois de plus à quelques brasses devant elle, puis disparut à sa vue. Ayla tenta un plongeon désespéré, les mains tendues vers la vague silhouette qui s’enfonçait devant elle. Ses doigts se refermèrent sur la longue chevelure de l’enfant.

Elle eut alors l’impression que ses poumons allaient éclater, faute d’avoir eu le temps de prendre une grande inspiration avant de plonger, et elle craignit de s’évanouir tandis qu’elle remontait à la surface, chargée de son précieux fardeau. C’était la première fois qu’elle nageait en tirant quelqu’un mais, soutenant d’un bras l’enfant en veillant à lui garder la tête hors de l’eau, et se propulsant de ses jambes et de son bras libre, elle parvint à regagner la rive.

Le clan qui avait suivi ses efforts, paralysé par l’angoisse, accourut à sa rencontre, quand il la vit enfin reprendre pied.

Elle souleva le corps inerte d’Ona pour la tendre à Droog, et s’aperçut alors de son épuisement. Creb la soutint d’un côté et avec une vive surprise elle vit Brun la soutenir de l’autre. Droog les avait devancés, et au moment où Ayla s’écroula sur le sable, Iza était déjà en train d’éjecter l’eau des poumons de l’enfant.

Ce n’était pas la première fois qu’un membre du clan échappait à la noyade, et Iza savait ce qu’il fallait faire en pareil cas. Ona se mit soudain à tousser et à cracher, et entrouvrit légèrement les yeux.

— Mon bébé ! Mon bébé ! s’écria Aga en se jetant à genoux. J’étais sûre qu’elle était morte. Je pensais qu’elle était partie. Oh, mon enfant, ma petite fille !

Droog prit l’enfant des bras de sa mère et, la serrant à son tour contre lui, il la ramena au campement. Contrairement à la coutume, Aga marchait à ses côtés en caressant sa fille rescapée.

Personne n’en croyait ses yeux. Personne n’avait jamais regagné le rivage une fois entraîné vers le large, et des regards incrédules et admiratifs suivaient Ayla tandis qu’elle remontait la plage. Pour le clan, le sauvetage d’Ona était un véritable miracle. La chance accompagne cette fille, pensait chacun. Elle en a toujours eu. N’a-t-elle pas découvert la caverne ?

Les poissons s’agitaient encore spasmodiquement sur le rivage, pris au piège dans le filet. Certains avaient pu s’échapper quand le clan s’était rendu compte de ce qui se passait et qu’ils avaient tous couru à la rencontre d’Ayla revenant avec Ona, mais le plus gros de la pêche était sauvé. Les hommes assommèrent les prises à coups de massue, et les femmes entreprirent de les vider.

— Une femelle ! s’exclama Ebra en ouvrant le ventre d’un énorme esturgeon, ce qui fit accourir tout le monde.

— Regardez ça ! s’écria Vorn en prenant une poignée de ces petits œufs noirs dont le clan raffolait.

La tradition voulait que chacun puise à volonté dans les entrailles de la première femelle attrapée et se régale à satiété. Les autres prises seraient salées et conservées pour être consommées plus tard, mais le poisson n’était jamais aussi délicieux que frais pêché. Ebra arrêta le geste du garçon et se tourna vers Ayla.

— Toi d’abord, Ayla, dit-elle.

La fillette jeta à la ronde des regards surpris, gênée de se trouver au centre de l’attention générale.

— Vas-y, Ayla, l’encouragèrent les autres.

Elle regarda Brun qui hocha la tête d’un air approbateur. Puis, timidement, elle s’avança pour prendre une poignée d’œufs noirs et brillants. Alors Ebra donna le signal, et chacun plongea la main dans le ventre de l’esturgeon dans un joyeux désordre. Un grand malheur venait de leur être épargné et ils désiraient fêter ça.

Ayla regagna lentement leur abri. Elle mesurait tout l’honneur qui lui avait été fait. Avec chaque bouchée d’œufs il lui semblait savourer le plaisir merveilleux d’avoir été réellement acceptée par le clan. Ce plaisir-là, elle n’était pas près de l’oublier.


Une fois le poisson assommé, les hommes avaient coutume de laisser aux femmes la tâche de le vider et de le préparer pour la conservation. Outre les outils de silex tranchants utilisés pour ouvrir et découper leurs prises, elles se servaient d’un instrument spécial. C’était une sorte de couteau dont la partie supérieure était émoussée pour permettre un maniement plus facile, et qui comportait également, vers la pointe, un léger renflement pour y placer l’index et contrôler avec précision la pression de la main, afin d’écailler le poisson sans l’abîmer.

La pêche était bonne : outre les esturgeons, le filet était plein de morues, de carpes d’eau douce, de quelques grosses truites et même de crustacés. Les oiseaux, attirés par le poisson, se disputaient leurs entrailles, dérobant à l’occasion quelques morceaux de choix. Une fois les poissons préparés, les femmes étendirent dessus le filet, tout d’abord pour le faire sécher, mais aussi pour empêcher les oiseaux de s’emparer d’un butin chèrement gagné.

Bien avant la fin de la pêche, l’odeur et le goût du poisson dégoûtaient le clan, mais le festin de la première nuit était toujours un régal, essentiellement composé de morue fraîche à la chair blanche et délicate, parfumée aux herbes aromatiques et enveloppée dans de grandes feuilles vertes pour être ensuite cuite sur un lit de braises. Bien que personne ne le lui ait annoncé explicitement, Ayla savait que ce festin était célébré en son honneur. Les femmes lui choisirent les meilleurs morceaux et Aga lui prépara tout spécialement un filet entier.

Le soleil venait de disparaître à l’horizon, et la plupart des pêcheurs avaient rejoint leurs abris pour la nuit. Iza et Aba bavardaient près des braises rougeoyantes, tandis qu’Ayla et Aga regardaient en silence Ona et Uba qui jouaient. Groob, le petit garçon d’un an d’Aga, dormait paisiblement dans les bras de sa mère, après avoir eu son content de lait.

— Ayla, dit Aga d’un ton hésitant, je voulais te dire quelque chose. Je n’ai pas toujours été gentille avec toi...

— Mais non, Aga, l’interrompit Ayla. Tu t’es toujours montrée très courtoise envers moi.

— Ce n’est pas la même chose que d’être gentille, dit Aga. J’en ai parlé à Droog. Tu sais qu’il adore Ona, ma fille, bien qu’elle ne soit pas née chez lui, car il n’y a jamais eu d’enfant dans son foyer. Il m’a dit que désormais une partie de l’esprit d’Ona t’appartenait à tout jamais. Quand un chasseur sauve la vie d’un autre chasseur, il emporte avec lui un peu de son esprit. Ils deviennent frères en quelque sorte. Je suis heureuse que tu partages l’esprit d’Ona, Ayla, et qu’elle soit encore là pour le partager avec toi. Si j’ai la chance d’avoir un autre enfant, et que ce soit une fille, Droog a fait la promesse de l’appeler Ayla. Ayla était stupéfaite.

— Mais c’est un trop grand honneur, Aga. Ayla n’est pas un nom du clan.

— Il l’est maintenant, répondit Aga.

La femme se leva et, après avoir appelé Ona, se dirigea vers son foyer.

— Je m’en vais, dit-elle en se retournant.

C’était, pour les membres du clan, la manière habituelle de se dire au revoir. Plus couramment, ils se contentaient de partir sans cérémonie. Ils ne possédaient en outre aucun terme pour dire « merci ». La gratitude ne leur était pas étrangère mais elle était chargée d’un sentiment d’obligation, généralement dû par une personne d’un rang inférieur envers une autre à la position plus élevée. Ils s’entraidaient néanmoins volontiers, ainsi que le voulaient leurs traditions et les nécessités de leur survie. Tout présent, toute faveur exigeait une réciproque de valeur égale, et cela par entente tacite, sans démonstration de remerciements. Aussi longtemps qu’Ona vivrait, elle serait redevable envers Ayla, à moins que l’occasion se présente à elle de lui sauver à son tour la vie et de s’assurer ainsi une partie de son esprit. L’offre d’Aga ne représentait pas le paiement de son obligation envers elle, mais plus que cela, c’était sa manière à elle de lui dire merci.

Aba se leva peu après le départ de sa fille.

— Iza a toujours dit que tu portais chance, dit la vieille femme comme elle passait devant Ayla. Je le crois, à présent.

— Iza, dit Ayla en venant s’asseoir aux côtés de la guérisseuse, Aga prétend qu’une partie de l’esprit d’Ona m’appartient pour toujours. Mais je n’ai fait que la ramener au rivage, c’est toi qui l’as sauvée réellement. En fait, nous l’avons sauvée l’une et l’autre. Tu possèdes donc une partie de son esprit, et de nombreux autres esprits doivent t’appartenir, toi qui as sauvé la vie à tant de monde ?

— Et d’où vient à ton avis le rang élevé de la guérisseuse, Ayla ? Elle porte en elle une partie de l’esprit de chaque membre du clan, aussi bien homme que femme. Et de tout le Peuple du Clan, en vérité. Elle aide chacun à venir au monde et veille sur leur santé tout au long de leurs vies. Quand une femme devient guérisseuse, elle reçoit une partie de l’esprit de chacun, même de ceux qu’elle n’a pas eu l’occasion de guérir, car personne n’est à l’abri d’un accident ou d’une maladie.

« Quand une personne meurt et s’en va dans le monde des esprits, poursuivit Iza, la guérisseuse perd une partie de cet esprit. Toutes les femmes ne sont pas aptes à devenir guérisseuse. Une guérisseuse doit posséder en elle le désir profond de secourir les autres. Mais toi, Ayla, tu l’as déjà en toi, cette volonté, et c’est pourquoi j’ai commencé à te former. Je l’ai su quand tu as rapporté à la caverne ce lapin blessé, juste après la naissance d’Uba. Quand tu t’es portée au secours d’Ona, tu n’as pas songé un seul instant au danger que tu pouvais courir, tu désirais la sauver avant tout. Les guérisseuses de ma lignée ont le rang le plus élevé. Le jour où tu seras guérisseuse, Ayla, tu seras toi aussi de cette lignée.

— Mais je ne suis pas ta vraie fille, Iza. Tu es la seule mère dont je puisse me souvenir, mais je ne suis pas née de toi. Comment puis-je appartenir à ta lignée ? Je ne possède même pas tes souvenirs...

— Ma lignée possède le rang le plus élevé parce que ses guérisseuses ont toujours compté parmi les meilleures. Ma mère, et la mère de ma mère, et leurs mères avant elles ont été de grandes guérisseuses qui se sont transmises les unes aux autres leur savoir. Tu es du clan, Ayla, tu es ma fille, formée par mes soins. Tu posséderas le savoir que je t’aurai enseigné. Si tu ne possèdes pas toutes mes connaissances, ce que tu sais sera néanmoins suffisant car tu as un don inestimable, le don de comprendre et de deviner l’origine du mal et, à partir de là, de le guérir. Je ne t’ai jamais dit de placer de la neige sur la brûlure de Brun quand Oga a renversé sur lui le bol de soupe. J’aurais fait la même chose, et pourtant je ne t’en avais rien dit. Ce don que tu possèdes peut se révéler aussi puissant et efficace, et peut-être plus même, qui sait, que tous les souvenirs dont nos têtes sont pleines. Oui, tu seras de ma lignée, Ayla, parce que je sais que tu feras une excellente guérisseuse. Tu seras digne du rang le plus élevé.


Le clan s’installa dans la routine des occupations quotidiennes. On ne faisait qu’une seule pêche par jour, mais cela suffisait amplement à tenir les femmes occupées jusque tard dans la soirée. Ona ne fut plus autorisée à aider les pêcheurs à battre l’eau, Droog ayant décidé qu’elle attendrait l’année suivante pour leur prêter main-forte. Vers la fin de la saison de l’esturgeon, les prises se firent de plus en plus réduites, ce qui laissa aux femmes le temps de souffler un peu. Les claies chargées de poissons à sécher s’étendaient à présent tout le long de la plage.

Droog passa au peigne fin le lit de la rivière, à la recherche de rognons de silex ayant dévalé la montagne, et il en rapporta quelques-uns au campement. Pendant l’après-midi, on le voyait souvent en train de façonner de nouveaux outils. Un jour, peu avant leur départ, Ayla le vit prendre son baluchon et se diriger vers la souche d’un arbre mort où il avait l’habitude de travailler. Elle le suivit et s’assit à ses pieds, tête baissée.

— La fillette qui se tient devant toi aimerait te regarder travailler. Y vois-tu une objection ? lui demanda-t-elle quand il l’eut autorisée à parler.

Droog acquiesça d’un grognement.

Ayla trouva une place sur le tronc de l’arbre abattu et l’observa en silence. Ce n’était pas la première fois qu’elle le regardait travailler. Droog savait qu’elle ne le dérangerait pas mais manifesterait au contraire un vif intérêt pour tout ce qu’il exécuterait. Si seulement Vorn pouvait en faire autant, pensa-t-il avec regret. Aucun des enfants du clan ne semblait doué pour la fabrication des outils, déplorait-il, lui qui, comme tous les bons artisans, désirait transmettre et partager son savoir.

Peut-être Groob prendra-t-il la relève, pensa-t-il avec espoir. Il était heureux que sa nouvelle compagne ait donné naissance à un garçon si tôt après qu’Ona eut été sevrée. Droog n’avait jamais eu un foyer aussi peuplé, mais il était content d’avoir pris avec lui Aga et ses deux enfants. Et la présence d’Aba était d’autant moins une gêne que la vieille femme s’occupait de lui quand Aga était avec le bébé. Aga n’avait pas la douce compréhension de la mère de Goov, et au début Droog s’était vu forcé de remettre la jeune femme à sa place. Mais elle était saine et avait eu un fils, dont il espérait fermement faire son élève. Il avait lui-même appris l’art de tailler la pierre avec le compagnon de la mère de sa mère et il comprenait aujourd’hui le plaisir qu’avait manifesté le vieil homme à le voir, alors qu’il était encore enfant, s’enthousiasmer pour cette discipline.

Seule Ayla, depuis son arrivée au clan, se passionnait pour son travail et semblait adroite de ses mains. Les femmes étaient libres de fabriquer des outils, tant qu’ils n’étaient pas destinés à devenir une arme. Il n’y avait donc pas un grand intérêt à former une fille, qui ne pourrait jamais exercer son habileté dans tous les domaines de la taille, mais elle avait déjà taillé quelques pierres avec adresse, et une élève-fille était mieux que pas d’élève du tout.

L’artisan ouvrit son baluchon et étendit la peau renfermant ses instruments. Il décida de donner à Ayla quelques notions utiles en matière de pierres, et il en prit une qu’il avait écartée la veille. De longues années d’expérience, de tâtonnements, avaient amené Droog à la conclusion que seul le silex possédait l’ensemble des qualités indispensables à la fabrication de bons outils.

Ayla écoutait attentivement ses explications. D’abord une pierre devait être suffisamment dure pour gratter, couper ou fendre une grande variété de matières végétales ou animales. Nombre des minéraux siliceux de la famille des quartz possédaient la dureté nécessaire mais le silex avait une qualité qui manquait à la plupart d’entre eux, ainsi qu’à d’autres pierres. Le silex se brisait aisément sous une pression ou un choc. Ayla tressaillit tandis que Droog, en matière de démonstration, frappait la pierre défectueuse contre une autre, la brisant en deux morceaux et révélant un matériau de différente nature au cœur du silex d’un gris foncé et brillant.

En outre, le silex devait posséder une troisième qualité que Droog avait le plus grand mal à définir, bien que son long apprentissage lui ait appris à la reconnaître, et qui tenait à la façon particulière dont il se cassait et à son homogénéité.

La plupart des minéraux se brisaient en suivant la ligne de leur structure cristalline, et ne pouvaient donc se tailler que dans une direction bien précise, ne laissant au tailleur de pierre qu’un nombre restreint de possibilités. Lorsqu’il en trouvait, Droog se servait d’obsidienne, cette roche volcanique noire moins dure que la plupart des autres minéraux et dépourvue de structure nettement définie, qui se taillait dans n’importe quel sens.

La structure cristalline du silex était si dense, son homogénéité telle qu’elle laissait au tailleur la possibilité de le façonner à sa guise, la seule limitation résidant dans l’habileté de l’artisan, et c’était précisément là qu’intervenait tout le talent de Droog. Le silex n’en restait pas moins assez dur pour sectionner nettement les tiges végétales les plus fibreuses et les plus résistantes, et il était assez cassable pour se briser en laissant un profil de coupe plus tranchant que le couteau le plus affûté. Droog prit l’un des morceaux du silex défectueux et en montra le bord à Ayla. Elle n’avait pas besoin d’y poser le doigt pour mesurer la finesse de la brisure.

Droog se prit à penser à ses années d’expérience, tandis qu’il laissait choir à ses pieds le morceau de silex et étalait sa peau sur ses genoux. Pour commencer, un bon tailleur de pierre devait savoir choisir ses matériaux, avoir l’œil pour distinguer les variations de couleur de la gangue de calcaire recouvrant un silex au grain fin. Il fallait du temps pour développer l’intuition que tel nodule à tel endroit était de meilleure qualité, moins sujet à des inclusions de matières étrangères.

Le voyant disposer ses outils, examiner soigneusement ses pierres puis fermer les yeux en tenant son amulette, Ayla crut que Droog l’avait oubliée. Elle fut d’autant plus surprise quand il se mit à parler par gestes.

— Les outils que je vais faire sont d’une extrême importance ; Brun a décidé que nous irions à la chasse au mammouth. Dès l’automne, nous partirons en direction du nord à la recherche du troupeau. Je vais fabriquer des outils qui me serviront à tailler les armes spécialement réservées à cette chasse. Mog-ur va préparer un charme puissant pour que les esprits nous portent assistance. Mais si je ne rencontre aucune difficulté, ce sera un bon présage.

Ayla ne savait pas très bien si Droog s’adressait à elle, ou s’il se parlait à lui-même. Elle savait seulement qu’elle devait se tenir tranquille et ne rien faire qui pût le distraire, et elle s’était presque attendue à ce qu’il lui ordonne de partir, maintenant qu’elle savait toute l’importance des outils qu’il s’apprêtait à façonner.

En revanche, elle ignorait que Droog, depuis le jour où elle avait découvert la caverne, était persuadé qu’elle portait chance, conviction qui s’était affermie avec le sauvetage de la petite Ona, et c’est pourquoi il acceptait de la garder auprès de lui en travaillant. Il ignorait si elle-même était chanceuse, mais sa présence à ses côtés dans cette circonstance particulière lui semblait propice et, quand il la vit porter la main à son amulette en le voyant prendre le premier nodule, il fut certain qu’elle dispenserait la chance de son puissant totem sur le travail délicat qu’il allait accomplir.

Droog était assis par terre, sa peau sur les genoux, un rognon de silex dans la main gauche. Puis il choisit une pierre de forme ovale qu’il soupesa un long moment pour l’avoir bien en main. Il avait mis longtemps à trouver ce percuteur dont les nombreuses entailles attestaient l’ancienneté. Il fit délicatement sauter la gangue de craie qui recouvrait le silex. L’artisan s’arrêta un instant pour examiner la pierre d’un œil critique. La texture était parfaite, la couleur convenable et il n’y avait pas d’inclusions. Il entreprit alors de dégrossir la masse à l’aide d’un coup-de-poing. Des éclats tranchants et épais volaient à chaque coup, creusant une profonde dépression dans le cœur de la pierre.

Enfin, Droog posa son percuteur pour prendre un morceau d’os avec lequel il affûta délicatement le bord acéré du silex. Son instrument, plus souple, lui permit d’enlever des éclats beaucoup plus longs et fins que le marteau de pierre, sans risquer d’émousser l’arête tranchante du futur outil.

Quelques instants plus tard, Droog brandissait son œuvre achevée. C’était un outil relativement mince, long d’une quinzaine de centimètres, acéré, pointu à son extrémité, dont les deux faces auraient été parfaitement lisses sans les légères dépressions laissées par les éclats. On pouvait s’en servir pour couper du bois, ou pour évider une défense de mammouth, pour briser les os des animaux dépecés et dans toutes les circonstances nécessitant l’usage d’un instrument tranchant.

C’était un outil fort ancien, et les ancêtres de Droog en avaient façonné de semblables pendant des millénaires. Un outil de base, simple, toujours utile. Mais la fabrication de ce coup-de-poing n’était pour Droog qu’un exercice de mise en train, une façon de se faire la main. Il porta son attention sur un autre rognon de silex qu’il avait choisi pour la finesse de son grain, et qui nécessiterait une technique plus évoluée, plus difficile.

Droog se sentait à présent détendu et prêt pour la taille suivante. Il prit l’os de pied de mammouth qui lui servait d’enclume et le serra entre ses jambes, puis il y déposa la pierre qu’il tint fermement. S’emparant de son percuteur, il dégagea avec précaution la gangue de calcaire en veillant à ce que le rognon de silex garde sa forme ovoïde, grossièrement aplatie. Il le tourna sur le côté et, avec l’aide du morceau d’os, travailla le silex des bords vers le centre jusqu’à ce que le gros œuf de pierre présente une extrémité supérieure plate et ovale.

Droog marqua alors un temps d’arrêt, porta la main à son amulette et ferma les yeux. Ce qui venait ensuite exigeait autant d’adresse que de chance. Il étendit les bras, fit jouer ses doigts et reprit le morceau d’os dont il se servait comme d’un marteau. Ayla retint son souffle.

Droog devait préparer un plan de frappe – une surface plane – en faisant sauter un petit éclat de pierre du bloc de silex. Cette plateforme de percussion était nécessaire pour détacher proprement un éclat aux bords acérés. Il examina les deux extrémités de la surface ovale, en choisit une et, affermissant sa prise, il frappa un coup sec. Droog maintint le nucleus[8] sur l’enclume et, évaluant la distance et le point d’impact, frappa l’entaille qu’il avait faite avec le percuteur en os. Une lame parfaite sauta. Longue, ovale, avec des bords tranchants, aplatie sur une face, lisse et renflée sur l’autre.

Droog contempla le bloc à nouveau, le retourna et, de la même façon, fit voler une autre lame. En quelques instants, il était parvenu à débiter six grandes lames ovales, en forme d’amande, qui s’amincissaient en pointe à l’extrémité la plus fine. Droog les aligna soigneusement, elles étaient prêtes pour les retouches qui en feraient les outils voulus. D’un bloc de pierre identique à celui qu’il avait utilisé pour faire un seul coup-de-poing, il avait tiré grâce à une nouvelle technique six lames tranchantes.

Avec une petite pierre ronde légèrement aplatie, Droog procéda à de petits enlèvements sur le bord acéré de la première lame pour en affiner la pointe ; et il en émoussa le talon afin qu’il ne soit pas coupant. Il regarda le couteau d’un œil critique, fit sauter encore quelques minuscules éclats, puis, satisfait, le posa et passa à l’outil suivant. Il réalisa, selon le même procédé, un second couteau.

La lame que Droog choisit ensuite était plus grande, avec une arête presque droite. Après l’avoir calée contre l’enclume, Droog exerça une pression avec un petit os, détacha un petit fragment du bord effilé, puis plusieurs autres, pratiquant ainsi une série d’encoches en forme de V. Il émoussa le dos de l’outil, réexamina l’espèce de petite scie qu’il venait de fabriquer, puis hocha la tête, et la posa.

Ensuite, Droog s’attaqua à une autre pierre, plus petite et plus ronde, lui donnant une forme convexe pour en faire un outil muni de bords coupants, assez massif pour résister aux pressions exercées en raclant du bois ou des peaux. Ramassant un autre éclat de bonne taille, il y fit une seule et profonde encoche tranchante particulièrement destinée à l’affûtage des pointes d’épieux. Enfin, il gratta les deux faces d’un dernier éclat bien pointu, obtenant un outil propre à percer des trous dans le cuir ou à forer le bois ou l’os.

Ce travail accompli, Droog fit signe à Ayla qui l’avait observé sans oser faire un mouvement. Il lui tendit le racloir ainsi que plusieurs grands éclats de silex provenant de la fabrication du coup-de-poing.

— Tiens, tu peux les garder. Ils te seront utiles si tu viens avec nous à la chasse au mammouth, déclara-t-il.

Ayla, rayonnante de plaisir, reçut ces présents comme s’il se fût agi d’un trésor.

— La fille qui est devant toi gardera précieusement ces outils jusqu’à la chasse au mammouth, où elle s’en servira pour la première fois si elle y est autorisée, répondit Ayla.

Droog approuva d’un grognement tout en secouant la peau sur laquelle il travaillait pour en faire tomber tous les petits fragments et y envelopper le pied de mammouth, le marteau de pierre, le percuteur en os, ainsi que les deux petits instruments réservés aux retouches. Il serra bien son baluchon et l’attacha avec une lanière de cuir. Puis il ramassa les outils récemment fabriqués et se dirigea vers le campement. Il en avait terminé pour la journée. Il avait réalisé quelques outils parfaits, et il ne fallait pas trop exiger de la chance.

— Iza ! Iza ! Regarde ce que m’a donné Droog ! Il m’a même laissée regarder comment il s’y prend, s’écria Ayla, ponctuant ses phrases d’une seule main, à la manière de Creb, tandis qu’elle tenait de l’autre son précieux trésor. Il a dit que les hommes allaient partir à la chasse au mammouth cet automne et qu’il fabriquait des outils spéciaux pour cette occasion ! Il a dit que je pourrais en avoir besoin si je les accompagne. Crois-tu que j’aurai la permission de partir avec eux ?

— C’est possible, Ayla. Mais je ne comprends pas ce que tu trouves d’excitant à cela. Il y aura beaucoup de travail. Il faudra faire fondre toute la graisse et sécher la viande, et tu ne peux t’imaginer combien on en trouve dans un mammouth ! De plus le voyage sera long et tu seras lourdement chargée.

— Ça ne me fait pas peur. Je n’ai jamais vu de mammouth et j’ai tellement envie d’y aller ! Oh, Iza, pourvu qu’ils m’emmènent !

— Les mammouths fréquentent peu nos régions. Ils préfèrent le froid et nos étés sont beaucoup trop chauds pour eux. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas mangé de cette viande. Il n’y a rien de plus succulent ni de plus tendre, et leur graisse sert à de multiples usages.

— Tu crois qu’ils me permettront d’y aller ? insista Ayla, toute excitée.

— Brun ne m’a pas fait part de ses projets, Ayla. Tu en sais plus que moi à ce sujet, répondit Iza. Mais je pense que Droog ne t’aurait rien dit s’il n’en était pas question. Je crois qu’il t’est reconnaissant d’avoir sauvé Ona, et qu’il a voulu te le faire savoir en te donnant ces outils et en te parlant de la chasse. Droog est un homme respectable, Ayla. Tu as de la chance qu’il t’ait jugée digne de ses présents.

— Je lui ai dit que je les utiliserai pour la première fois pendant la chasse au mammouth, si j’y vais.

— Tu lui as fait une excellente réponse. C’est exactement ce qu’il fallait lui dire.

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