Devant l'attachée de presse, j'ai gardé un visage sobre, sans expression. Elle minaudait, me remerciait d'avoir fait le chemin. Elle semblait en transe rien qu'à l'idée de me montrer le parfum. Je l'ai suivie dans un long couloir feutré, peuplé d'autres dames longilignes en mules avec des bracelets clinquants, des cheveux brillants, comme elle. Malgré mon tailleur classique, mes escarpins, je sentais que je ne ressemblerais jamais à ces femmes-là.
Nous sommes entrées dans une petite pièce fermée à clef, sans fenêtres, blanc laqué, où il n'y avait rien à part une table et deux chaises. Elle m'a demandé de m'asseoir et nous avons attendu ainsi quelques instants. Silence. Elle m'a demandé poliment comment allaient mes enfants. Pourquoi cette question ? Je n'avais jamais parlé d'enfants avec elle. Nous n'avions parlé que de salaire, de texte, d'envoi par e-mail, par fax, de date butoir pour rendre le travail. Comment savait-elle, d'ailleurs, que j'avais des enfants ? C'était écrit sur mon front ? « Multipare » en grosses lettres ? Que lui dire ? La vérité ? Mon fils est dans le coma. Il est à l'hôpital.
Avant que je puisse lui répondre, quelqu'un a frappé à la porte. Elle s'est levée d'un bond, a ouvert presque fébrilement. Un jeune homme est entré, un sac en plastique noir dans ses mains. Il le portait précautionneusement, comme s'il s'agissait d'un objet fragile d'une valeur inestimable. L'attachée de presse a dit : « Ah ! nous y voici. » Elle m'a présenté le jeune homme qui s'occupait aussi du lancement du parfum. Gilles quelque chose. Il était brun, bouclé, les yeux clairs. Les deux semblaient étrangement excités. L'attachée de presse m'a dit, avec une voix grave, de circonstance :
— Vous allez être la seule personne en France, à part Gilles et moi, à voir le flacon, à sentir le parfum.
Ils portaient tous les deux sur moi des regards empreints d'une intensité bizarre. Le jeune homme a posé le sac délicatement sur la table. Il l'a ouvert, puis il a pris dans ses mains un flacon qu'il a donné à la jeune femme, avec des gestes révérencieux, comme s'il lui tendait le Graal.
Elle a saisi l'objet, puis me l'a montré, en me faisant comprendre que je pouvais regarder, mais pas toucher. Les deux semblaient attendre un commentaire de ma part. Je n'ai rien dit. Je trouvais leur comportement tellement ridicule que j'ai failli m'esclaffer.
L'attachée de presse a appuyé sur le vaporisateur, vers le plafond. Puis elle m'a dit : « Sentez. »
J'ai tenté d'attraper l'effluve en avançant mon nez. Sans succès. Agacée, elle a recommencé, plus près de moi cette fois. J'ai dit que je ne sentais rien, pouvait-elle le vaporiser sur moi ? Les deux m'ont regardée, scandalisés. Sur moi ? Mais je n'y pensais pas. C'était de la folie. Quelqu'un pourrait le sentir, et ce serait foutu. Tout ce travail, toute cette préparation, tout ce lancement serait foutu. J'ai dit : « Sur un morceau de papier alors, un mouchoir ? »
Elle a accepté, de mauvaise grâce. Sur un Kleenex j'ai capté une odeur sucrée, médicamenteuse, qui m'a rappelé les inhalations que me faisait subir ma mère lorsque j'étais enrhumée, tête recouverte par une serviette, penchée au-dessus d'une bassine.
— Inouï, non ? a dit l'attachée de presse.
Elle a plissé les yeux avec délices, caressant le flacon triangulaire d'un geste presque sexuel. Rien ne semblait aussi important que ce parfum. Le monde entier tournait autour de ce parfum. Ces gens étaient capables de me payer une petite fortune rien que pour ma traduction d'un texte ridicule concernant ce parfum. Il allait y avoir des publicités immenses, des affiches, des spots pour lancer ce parfum. Il allait sortir simultanément en Europe et aux États-Unis. On n'allait plus parler que de lui.
Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée, aussi lointaine. Aussi décalée. L'impression d'être dans un film surréaliste. Cette pièce laquée, cette odeur écœurante de médicament, ce flacon irisé, et mon fils, à l'hôpital, ses yeux clos, son corps qui ne bougeait plus.
L'attachée de presse me regardait. Le jeune homme également. Ils attendaient que je m'extasie moi aussi. J'ai simplement dit que j'allais me remettre au travail. Je suis partie, avec le poids de leurs regards dans mon dos.