Vingt heures. De retour devant Etche Tikki. La villa bourdonnait de bruits, le générique du journal télévisé, une dispute d'enfants, le vrombissement d'un lave-linge. Je n'avais pas réfléchi à quelque chose de particulier. J'étais revenue, tout simplement. J'allais sonner, et lui parler. C'était simple. Les mots étaient prêts au bout de ma langue.

— Bonsoir, vous ne me connaissez pas, je m'appelle Justine Wright. Il a un mois, vous avez renversé mon fils sur un passage piétons, à Paris, avec votre Mercedes. Vous étiez avec un homme. Vous avez pris la fuite. Mon fils est dans le coma. La police vous a retrouvée. Elle se manifestera bientôt. Moi je ne suis pas là pour faire la police, madame. Je suis là pour essayer de comprendre comment vous, une mère de famille, car j'ai vu que vous étiez mère d'un petit garçon, vous avez pu renverser mon enfant, et partir. Je suis venue pour que vous m'expliquiez.

J'ai imaginé sa stupeur. Ils étaient en plein dîner. Exhalaisons de rôti, de pommes de terre sautées. L'homme à l'after-shave écœurant, la fourchette figée à mi-parcours entre son assiette et sa bouche. Le gamin, transi, me fixant de son regard particulier, à la fois fuyant et précis. Le repas, qui refroidissait. Eva Marville, un torchon à la main, statufiée sur le seuil de sa porte. Que pourrait-elle me dire ? « Entrez donc, madame. Vous prendrez bien un petit quelque chose ? » Ou alors, me claquerait-elle la porte au nez ? Qu'importe. J'étais là. J'étais venue. Que savait son mari ? Était-il avec elle le jour de l'accident ? Que faisaient-ils à Paris ce jour-là ? Et l'enfant, se trouvait-il sur la banquette arrière ? C'était peut-être le mari qui lui avait dit de ne pas s'arrêter. C'était peut-être lui qui avait eu peur. Et ils avaient poursuivi leur route, comme si de rien n'était. Ils n'en avaient jamais reparlé. Personne ne savait.

Plus pour longtemps. J'ai souri en moi-même. Non, plus pour longtemps.

Je me suis approchée de la maison, du panneau des interphones. Plusieurs noms. Puis, sur un carré de papier collé à un des boutons, une grosse écriture ronde « Marville-Bonnard ». Bonnard. Son nom de jeune fille ? Le nom du monsieur aux cheveux courts ? J'ai avancé l'index pour sonner. Puis j'ai remarqué que la porte vitrée de l'entrée était entrouverte. Je l'ai poussée et me suis glissée dans le vestibule. Je n'ai pas allumé la minuterie, je suis restée quelques instants dans la pénombre, à écouter les bruits de la maison, et à me demander à quel étage habitait Eva Marville. J'avais le ventre contracté, durci. Du mal à respirer. Mais je pensais à Malcolm sur son lit d'hôpital, à son visage livide, et la détermination m'enveloppait à nouveau.

J'avançais sans bruit, me baissant à chaque porte pour déchiffrer le nom près de la sonnette. Et si on me voyait ? Et si quelqu'un sortait d'un appartement ? J'avançais toujours, le cœur dans la gorge, les paumes moites. Premier étage. Moquette épaisse sur escalier d'origine. Elle avait dû être belle, cette villa, dans le temps. Avant qu'on lui bouche sa vue sur la mer d'un gros pâté gris et qu'on la divise comme une vulgaire galette des rois. L'escalier était en chêne sombre, avec une rambarde sculptée. Le premier étage semblait borgne, privé de fenêtres. Des murs s'avançaient de chaque côté. Les portes des appartements étaient petites et modernes, du contre-plaqué. Des faux plafonds, trop bas, achevaient de donner une ambiance préfabriquée, empruntée.

Pourtant, il y a trente ou quarante ans, la maîtresse de maison devait dormir à cet étage, dans une chambre spacieuse et claire qui donnait sur la mer, les hortensias, le jardin qui à présent n'existait plus. Les enfants avaient sûrement leurs quartiers au dernier étage, sous le toit de tuiles orange. Une grande maison de famille, des réceptions, des goûters d'anniversaire, des bals masqués. Tout un passé évanoui. Un faste oublié. Je me suis demandé si un membre de cette famille était retourné dans la villa depuis sa métamorphose. Qu'avait-il pensé des faux plafonds, de la moquette industrielle couleur rouille, du jardin transformé en parking ? Si j'avais été lui, ou elle, si j'avais grandi ici, j'en aurais pleuré.

Au bout du couloir, j'ai trouvé l'appartement d'Eva Marville. La même grosse écriture ronde sur la sonnette. J'ai allumé la minuterie. Je voulais qu'elle me voie, en pleine lumière. Qu'elle voie la mère de Malcolm. J'ai rajusté ma veste en jean, lissé mes cheveux. Je n'ai pas hésité, j'ai sonné. Un coup bref. J'ai attendu. Personne. J'ai sonné encore, plus longuement cette fois.

Silence. Elle n'était pas là. Comment était-ce possible ? J'étais venue, et elle n'était pas là. J'avais pensé à tout, sauf à ça. Mon courage, ma bravoure s'échappaient, sortaient de moi comme l'air d'un ballon percé. Je me suis laissée glisser le long du mur, et je suis restée accroupie, comme un animal blessé. Où était-elle allée ? Un dîner ? Au cinéma ? Avec son mari et son gamin ? Sa vie remplie d'insouciance, de légèreté. Sa vie facile. Sa vie loin de nous, de moi. Loin de mon fils, prisonnier d'une nuit sans fin, à cause d'elle.

Je pouvais l'attendre. Rester là, jusqu'à son retour.

Oui, je pouvais faire cela. Mais l'énergie me manquait. La minuterie s'est éteinte. Le noir me faisait du bien. Je me sentais invisible, protégée. De temps en temps, un éclat de rire, ou le claquement d'une porte parvenaient jusqu'à moi.

La nuit était tombée. La lumière du phare perçait l'obscurité avec ce rythme que je connaissais bien, maintenant. Un éclair long. Deux éclairs brefs. Je ne pouvais plus attendre ici. Des crampes dans mes cuisses, le bas de mon dos m'élançaient. L'idée de rentrer chez Candida était insupportable. Impression de tourner en rond, de perdre du temps.

Pourquoi ne pas aller me promener sur la Côte des Basques, et remonter d'ici une heure ou deux ? Elle serait rentrée. Le garçon était encore petit, il ne devait pas se coucher bien tard. Il fallait m'en aller, revenir à un autre moment. Je me suis levée d'un coup, la tête bourdonnante.

En partant, le corps déjà dirigé vers l'escalier, j'ai hésité. Je me suis retournée, je me suis baissée, j'ai machinalement tendu la main vers le paillasson. Je l'ai soulevé. Geste inexplicable.

La clef était là, petite, argentée et fine. J'ai saisi la clef et je l'ai introduite dans la serrure à toute vitesse.

Un grincement et un cliquetis. La porte d'Eva Marville s'est ouverte en grand sur une entrée exiguë tapissée de beige. Je suis restée sur le seuil, interdite. Y avait-il quelqu'un dans l'appartement ? Allais-je vraiment rentrer chez elle aussi facilement ? Ne devrais-je pas faire demi-tour et détaler ?

J'ai sonné à nouveau. J'ai dit : « Madame Marville ? », d'une drôle de voix chevrotante. Personne. Je suis entrée dans la pièce, doucement, comme une intruse, comme un voleur. Mon cœur battait très fort. J'ai remis la clef sous le paillasson et j'ai refermé la porte derrière moi, sans bruit.

J'étais chez elle.

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