J'ai suivi l'enfant des yeux. Je redoutais qu'il aille chercher sa mère, qu'il lui apprenne qu'une étrangère était en train de regarder à l'intérieur de la Mercedes, mais il n'est pas rentré dans la villa, il est resté devant le porche à jouer avec une balle. Il parlait tout seul, en éclatant de rire de temps en temps.
La villa était vaste, délabrée mais toujours belle, vert et blanc, dans un style basque, avec des géraniums rouges aux fenêtres. Eva Marville devait avoir une famille nombreuse pour vivre là-dedans. En m'approchant discrètement, j'ai pu découvrir une plaque d'interphones devant l'entrée. La villa avait été divisée en appartements et était occupée par plusieurs locataires. Elle devait faire partie des rares maisons qui avaient échappé aux promoteurs immobiliers, ceux qui rasaient tout pour reconstruire des horreurs. Comme elle ne donnait pas sur la mer, elle n'avait pas dû attiser de grandes convoitises. Je me suis demandé à quel étage vivait la famille d'Eva Marville. Il était encore tôt, à peine huit heures. Peut-être prenait-elle son petit déjeuner ? Le garçon frisé jouait avec sa balle, fluette figure solitaire.
La villa semblait silencieuse, vide. Combien de temps allais-je rester là à attendre ? Attendre pour faire quoi ? Pour dire quoi ? Aucune idée. Je suis allée m'asseoir sur un banc, derrière le parking. Il fallait réfléchir, échafauder un plan. Mais plus j'y pensais, plus ma tête se vidait. Le temps passait. Je me sentais impuissante, inutile. Un homme est enfin sorti de la maison. Il était grand, costaud, les cheveux courts. Une trentaine d'années. Un costume d'été bariolé. Une boucle d'oreille, ce que j'avais toujours trouvé très laid, chez un homme. Le vent m'apporta son after-shave, effluve viril, écœurant. Il a crié quelque chose au petit garçon qu'il semblait gronder. Le gamin est rentré dans la villa en tramant les pieds. L'homme est parti vers la falaise, son téléphone portable rivé à la tempe. Qui était-ce ? Le mari d'Eva Marville ? L'homme qui était avec elle le jour de l'accident ?
Je suis restée assise sur le banc encore quelque temps. Un couple âgé est sorti de la maison, muni d'un panier à provisions. Une femme brune d'une cinquantaine d'années s'est installée sur le balcon du deuxième étage et a allumé une cigarette. Était-ce elle ? Non, Eva Marville était blonde et bouclée, d'après la déposition du chauffeur de bus belge. Ce n'était pas cette femme-là. J'étais à la fois déçue et rassurée.
Une heure que j'étais là. Une heure perdue. Sans avancer. Sans Malcolm. Le manque de mon fils a foré un nouveau trou en moi. J'ai posé mes mains sur mon ventre, là où je l'avais porté. Puis je suis partie, j'ai emprunté le chemin de la falaise vers le Rocher de la Vierge. Je marchais mollement, sans savoir où j'allais, le cœur lourd. Fallait-il revenir à la villa ? L'affronter ? La police débarquerait chez elle dans quelques jours, quelques semaines. Mais j'aurais voulu être là avant eux. J'aurais voulu comprendre, avant eux. J'aurais voulu tout savoir de ce mercredi-là. L'entendre de sa bouche, à elle. C'était mon privilège, mais ma croix à porter, aussi.
J'ai marché le long de la Grande Plage. Le sable se peuplait petit à petit en ce début de saison estivale.
Touristes, autochtones, colonies de vacances. Brouhaha de musique, rires, pleurs d'enfant. Fracas des vagues. Odeurs de crêpes, de sucre. J'ai ôté mes sandales pour sentir la mer sur mes pieds, mes chevilles. Froid, mais bon. En continuant mon chemin de bord de mer, je suis passée devant le Palais, où quelques happy few se prélassaient au bord de la piscine, puis j'ai abouti devant l'hôtel Miramar, monstrueuse construction des années 70, sorte de pyramide blanche qui s'avançait vers la mer tel un ponton. Candida, qui vivait à Biarritz depuis quarante ans, nous avait raconté comment l'ancien hôtel Miramar avait été détruit sous ses yeux, comment elle en avait été bouleversée. Coups de massue sur une belle bâtisse dorée, une des nombreuses gloires disparues de Biarritz. Hier soir, Candida nous avait montré un album de photographies jaunies par le passage du temps de ces anciennes villas aux noms évocateurs, détruites dans les années 60 et 70. Les villas Marbella, Pélican, la tour Genin, le Chalet Nadaillac, les hôtels Carlton, d'Angleterre. Tous rasés pour laisser la place à des blocs gris sans grâce.
J'ai levé les yeux vers l'immeuble de Candida, qui jouxtait l'hôtel, et j'ai vu Georgia et sa grand-mère côte à côte, accoudées à la rambarde, qui semblaient m'attendre. Je leur ai fait signe de venir me rejoindre. Nous avons rebroussé chemin vers le Rocher de la Vierge. Georgia dégustait un « beignet abricot ». Une fine couche de sucre s'étalait autour de sa lèvre supérieure.
Arabella était silencieuse, pensive. Elle déambulait près de moi, de son étrange pas dansant. Je sentais qu'elle avait besoin de parler, mais qu'elle attendait le moment. Au bout de la passerelle, les vagues se fracassaient avec un bruit menaçant contre la digue. J'ai montré à Georgia les croix érigées sur les rochers çà et là, devant l'entrée du port. J'imaginais que de nombreux bateaux avaient fait naufrage ici, qu'il y avait eu des noyés, des disparus.
La mer était mauvaise, sifflante, tourbillonnante. Je tenais la petite contre moi. J'avais peur qu'elle m'échappe et qu'elle glisse à travers les interstices de la balustrade. C'est à ce moment-là qu'Arabella a dit, en anglais (ce qui était inhabituel chez elle) : « Quand Mark est mort, j'ai voulu comprendre. Alors que Harry s'enfermait dans le silence, un peu comme Andrew maintenant, moi, j'ai voulu comprendre. »
Georgia a demandé, en anglais également, d'une petite voix : « Qui est Mark, Granbella ? »
Sourire doux : « C'était mon fils, mon petit dernier. Le petit frère de ton papa. Il est mort à l'âge de un an. »
Silence. Toutes les trois, nous étions tournées vers la mer, vers les vagues qui arrivaient, gros rouleaux compacts bordés d'écume blanche et mousseuse. Georgia me regardait, interdite. Elle n'avait jamais entendu parler de Mark. Arabella a poursuivi, d'une voix neutre, mais assurée.
— Il est mort pendant son sommeil, une nuit. Nous nous sommes réveillés, Harry et moi, et nous l'avons trouvé sans vie dans son berceau. Nous n'avons jamais su pourquoi il est décédé. Il était en pleine santé. Il venait juste d'apprendre à marcher, il avait une énergie extraordinaire.
Arabella regardait devant elle, les mains sur les épaules de ma fille. Le vent avait dénoué son chignon et ses mèches argentées virevoltaient au-dessus de sa tête. Georgia et moi l'écoutions, saisies d'émotion. Elle a poursuivi.
— Mais il n'y avait rien à comprendre, hélas. Mark est mort naturellement. Ce sont des choses, terribles, qui arrivent. J'ai mis longtemps à tourner cette page, à aller de l'avant. J'ai mis longtemps à m'en remettre. Ce que j'essaie de vous dire, Justine, c'est que lors d'un drame, un couple ne réagit pas de la même façon. Harry et moi, cela a failli détruire notre mariage.
Elle me regarda enfin, et j'ai vu que ses yeux brillaient d'une lueur mouillée. Puis elle a dit à voix très basse, pour que la petite n'entende pas :
— Je sais pourquoi vous êtes ici. Je vous comprends. Je pense que j'aurais fait exactement la même chose, si j'étais à votre place. Mais Andrew, lui, il ne comprend pas. Il ne comprend rien.