— Djoustine, c'est moi.

La voix de ma belle-mère à l'autre bout du fil. Arabella Wright. Voix grave, éraillée. Elle était à la gare du Nord. Elle serait chez nous dans une demi-heure. Elle venait voir the little one, le petit.

J'avais toujours été fascinée par la haute taille de cette femme, par sa distinction, son port de tête, son épaisse crinière de cheveux argent qu'elle n'avait jamais voulu teindre, et qu'elle avait eus très tôt, d'après les photographies que j'avais pu voir d'elle, vers vingt-cinq, trente ans. Elle ressemblait à une autruche d'une grande élégance, avec un nez pointu, aquilin, une petite tête, et une démarche particulière, pieds en dedans, genoux qui se frottaient, le tout pourtant d'une grâce folle. Elle persistait à me parler en français. C'était sa fierté, sa joie. Elle le parlait assez correctement, ne parvenait pas à tutoyer, mais ne s'avouait jamais vaincue quand elle ne trouvait pas le mot qu'elle voulait. Lorsqu'elle prononçait mon prénom, elle disait : Djoustine. Ce « J » à l'anglaise, infiniment plus dur, plus sec que notre « J » français, si doux, trop soumis.

Elle m'avait aimée dès le départ. Dès ce premier week-end chez eux, à Londres, où j'étais venue avec Andrew passer quelques jours. Tout était facile avec Arabella. La conversation. La cuisine. Le jardinage.

Les courses. Elle adorait m'emmener faire du shopping, me demandait mon avis sur tout, les couleurs, les tissus, la coupe, comme si le simple fait d'être parisienne signifiait que j'étais forcément une spécialiste de la mode, ce qui était loin d'être le cas. Elle m'avait fait découvrir des romancières anglaises contemporaines que j'appréciais presque autant que Daphné Du Maurier : Penelope Lively, Rose Tremain, Joanna Trollope, A.S. Byatt. Elle avait même réussi à me faire cuisiner « british », à la stupéfaction de mon entourage français. Désormais, je maîtrisais à la perfection le kedgeree, le Coronaîion chicken et même le redoutable Christmas pudding, ses six heures de cuisson et qu'on prépare deux mois à l'avance.

Je me sentais bien chez eux, dans leur duplex londonien délabré, jamais rangé, au joyeux bazar coloré de Sunday papers qu'on ne jetait pas, de grosses chaussures de marche qui encombraient l'entrée, de chapeaux en tous genres empilés les uns sur les autres, et où le vieux labrador noir, Jasper, venait invariablement poser son museau grisonnant sur mes genoux, dès que je m'asseyais quelque part. Harry écoutait Le Messie de Haendel en boucle. De sa grande cuisine désordonnée, tandis qu'elle préparait un cottage pie ou une salade de poires au Stilton, Arabella chantait divinement faux. O daughter of Jérusalem, rejoice ! J'aimais la regarder pendant qu'elle s'affairait, vêtue d'un tablier d'homme, une mèche argentée qui lui tombait dans l'œil, domptant sa vieille cuisinière Aga de quelques gestes experts.

Chaque matin, lorsque j'étais chez eux, Arabella me pressait mon jus d'orange, me demandait si je préférais des œufs, du bacon, ou nos céréales préférées à Malcolm et moi, les Grape-Nuts, dont de petits morceaux restaient coincés entre les dents. Harry lisait son journal dans un silence religieux. Il fallait toujours lui réserver le début de la bouteille de lait (celle déposée chaque matin par le « milkman »), la partie la plus crémeuse, la plus onctueuse. Après le petit déjeuner, il fallait promener Jasper, qui à la vue de sa laisse retrouvait une seconde jeunesse. Arabella parlait aux chiens comme s'il s'agissait d'êtres humains. Au bout de la rue, on avait accès à un jardin privé. Chaque habitant de Queensgate Place en avait la clef. L'endroit était impeccablement tenu. Jasper avait seulement droit à une partie du jardin et il fallait bien sûr ramasser ses déjections. « Come on, old boy, lançait Arabella au chien qui se traînait en ahanant, such a lazy fellow. » Jasper me regardait d'un air las, comprenant parfaitement qu'elle le traitait de paresseux. Depuis l'Eurostar, j'emmenais souvent les enfants voir leurs grands-parents. Avant, c'était long, compliqué. À présent, on était au cœur de Londres en quelques heures.

— Je serais venue plus vite, vous savez, Djoustine, me dit-elle en arrivant, tandis que Georgia se précipitait sur elle, mais Andrew avait vraiment l'air de croire que the little one allait réveiller. J'ai cru. Puis j'ai trouvé que c'était longue, alors j'ai venu.

J'ai pris son châle rose, son sac. Georgia dansait autour de sa grand-mère en piaillant comme un moineau. Dans la cuisine, j'ai fait chauffer de l'eau pour du thé. Andrew croyait ça, tiens donc. Andrew était tellement plus positif que moi. Andrew ne voulait pas inquiéter sa mère. Mais la fine Arabella avait su lire entre les lignes.

J'ai dit :

— Andrew se protège, vous savez. Chacun fait comme il peut.

Elle posa sa grande main osseuse sur mon avant-bras. Effluves de Blue Grass. Elle ne parla pas, mais son silence m'enveloppa comme une caresse. Arabella savait donner son affection. Elle l'avait toujours fait. J'ai failli me retourner, blottir mon visage contre ses salières pointues, pleurer, tout lâcher, mais je n'ai rien fait de cela, j'ai continué à surveiller l'eau de la bouilloire qui n'avait pas besoin d'être surveillée. J'aurais voulu tout lui dire, pourtant.

Lui raconter mes journées, leur douleur, leur poids. Ces trajets que je m'étais mise à faire dans le métro, pour aller nulle part, toute la ligne 6 ou 4 ou 13, aller-retour, yeux vitreux, tête dodelinante. Voyages sans destination, sans but. Il suffisait de monter dans le wagon, de tirer un strapontin vers soi, de s'asseoir, d'attendre. Plus rien à faire. Juste attendre. Le ballet des stations qui défilaient. Les visages de ces inconnus qui vaquaient à leur vie. Le signal sonore. Les cliquetis des portes qui se refermaient, qui s'ouvraient. La crasse du sol. La voix monotone des SDF qui venaient vendre un journal ou mendier. Au terminus, descendre, faire le tour du quai, remonter, repartir. Quand un adolescent montait, je baissais les yeux. Je ne regardais que les vieillards, les femmes de mon âge, les hommes, et les enfants. Impossible de regarder tout ce qui se rapprochait de Malcolm. Parfois, je pleurais. Larmes silencieuses. Sanglots contenus. Yeux surpris, puis indifférents. Les gens détournaient leurs visages pour ne pas me voir. D'autres me dévisageaient avec une insistance malsaine. Une seule fois, une femme, un peu plus âgée que moi, était venue vers moi me demander si j'avais besoin d'aide.

J'aurais voulu raconter mes nuits à Arabella. Le sommeil ne venait plus. Pour ne pas déranger Andrew, j'allais m'allonger sur le canapé du salon, et j'attendais que la nuit se déroule. Interminable. Le médecin me proposait des calmants, des somnifères, mais je les refusais. Lorsque je m'endormais enfin, d'un sommeil lourd, opaque, je me réveillais quelques heures plus tard, en sursaut, le souffle court, avec un poids immense sur la poitrine qui m'empêchait de respirer. Atroce sensation d'étouffement, de noyade. Mes doigts tâtonnants ne parvenaient pas à trouver l'interrupteur. Mon cœur battait à tout rompre. J'avais envie de crier, d'appeler Andrew tant j'étais certaine que j'allais mourir, là, étouffée.

J'aurais voulu dire tout ça à Arabella, me libérer de ce poids que je sentais encore sur moi, rien que d'y penser. Pendant qu'elle buvait son thé, Georgia installée sur ses genoux, Arabella me contemplait. Étranges yeux bleu pâle, tachetés de jaune. J'ai piqué du menton. Elle, si élégante, je savais bien ce qu'elle pensait. Que sa belle-fille se laissait aller. Cheveux négligemment attachés à la va-vite. Visage nu. Ongles rongés. Vêtements fripés. Mais son regard était empreint d'amour, d'encouragement.

— Ne perdez pas le foi, Djoustine. Ne le perdez pas, darling.

Je me suis souvenue alors de tout ce que je savais de ma belle-mère, sans jamais lui en avoir parlé. La maladie qu'elle avait eue jeune, et dont elle avait guéri de justesse. Un mariage laborieux, conflictuel avec Harry, union dont je ne savais pas grand-chose, sauf que c'était avec l'âge qu'ils avaient su faire la paix, et que l'enfance d'Andrew, et de sa sœur Isabella, avait pâti de cette longue discorde. Et, last but not least, le décès d'un petit dernier, Mark, quand Andrew avait huit ans, Isabella, six. Personne n'en parlait. Dans le grand duplex de Queensgate Place où Andrew avait grandi, parmi les photographies de lui et de sa sœur sur le mur de l'entrée, il y avait le cliché d'un bébé mystérieux, porté avec amour par Arabella et Harry. Andrew m'avait dit : « Le jour où Mark est mort, j'ai tout oublié. » Je n'avais pas osé le questionner. Mort de quoi ? Mort comment ? Où ? Je ne l'avais jamais su. Never explain, etc.

Je me suis souvenue de mon premier Noël chez mes beaux-parents, juste après notre mariage. La température glaciale de l'appartement que personne ne semblait remarquer, sauf moi. Le cérémonial joyeux du houx drapé sur chaque coin de tableau, d'embrasure de porte. Le gui sous lequel on s'embrassait affectueusement. La cuisinière en fonte bleue qui chauffait la journée entière et sur laquelle mijotaient toutes sortes de plats appétissants. La dégustation des mince-pie, petits gâteaux chauds et sablés, fourrés de confiture, qu'on mangeait pendant les fêtes de fin d'année. Il ne fallait pas parler pendant qu'ils étaient en bouche, sinon ça portait malheur. Isabella et Andrew faisaient tout leur possible pour faire rire leur mère, mais Arabella tenait bon, les ignorait, mâchait son mince-pie dans un mutisme stoïque.

En buvant mon thé, tandis que ma belle-mère admirait les dessins de Georgia, je contemplais son long visage à la Virginia Woolf, ses mains immenses et racées, ses bras d'échassier distingué. Arabella dégageait une énergie paisible, une harmonie qui parvenait à me calmer. Elle était bien la seule personne de mon entourage qui avait ce pouvoir-là sur moi. Pourquoi n'était-elle pas venue plus tôt ? Pourquoi n'avais-je pas pensé à elle dans ces moments si noirs, si difficiles ?

Elle me tendit un petit paquet de cartes. Un mot de Harry, très affectueux. Une longue lettre d'Isabella, d'une gentillesse et d'une tendresse qui m'ont fait venir les larmes aux yeux. Et des missives d'autres membres de la famille, Auntie Lilias, la sœur d'Arabella, qui vivait à Bath, Uncle Humbo, le frère de Harry, de son Ecosse brumeuse, et quelques cousines et cousins d'Andrew : Sarah, Virginia, Lawrence. Tous nous souhaitaient beaucoup de courage et nous envoyaient leur « love ». Oui, les Anglais envoient leur amour. Cela m'avait toujours enchantée. « Send you lots and lots of love. Send you ail my love. Send Malcolm ail our love. » Et les petites croix-xxx- pour signifier des baisers.

Plus tard, au chevet de Malcolm, alors qu'Arabella se tenait à mes côtés, son bras passé autour de mes épaules, j'ai perçu de plein fouet sa puissance prodigieuse. Je m'y suis accrochée de toutes mes forces. Arabella me galvanisait, m'obligeait à fuir toute passivité, à redresser la tête, à carrer mes épaules.

À voix basse, elle m'a demandé où cela en était avec l'enquête. Je lui ai tout dit. Les fausses pistes. Les fausses espérances. Les lenteurs de la police. Les vacances judiciaires. Andrew et sa patience qui me rendait folle.

Arabella se tenait droite comme un I, son profil acéré se découpait contre les murs trop blancs, trop lisses. Elle ne disait rien, mais comme toujours, je savais qu'elle m'accompagnait de sa pensée.

Sa main pesait sur mon épaule, et pour la première fois, j'ai puisé dans sa force, pour me nourrir d'elle, pour grandir avec elle.

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