Arabella m'attendait dans la cuisine. Elle m'avait préparé un petit déjeuner. Muffins, crumpets et un reste de treacle pudding. Ses traits étaient tirés. Elle ne m'a rien demandé sur ma nuit, ne m'a pas parlé de la sienne.
— Are you ready ?
— Oui, j'ai répondu. Je suis prête. « Elle » a un magasin, en ville. Il doit ouvrir vers dix heures. On va y aller.
— With Georgia ?
— Oui, j'ai dit. Avec Georgia.
Sous la douche, j'ai senti que ma perception du temps s'était encore modifiée. Cette fois, les secondes s'écoulaient avec une précision mécanique, inexorable. Plus rien de flou, de fuyant. Chaque nouvelle minute me rapprochait d'elle. Chaque seconde.
Tout est allé vite, après. Réveil de la petite, son pain au chocolat, son lait chaud. Arrivée de Candida.
— Well, have a nice walk, then, sweeties.
Embrassades.
— Back for lunch, are you ?
La rue, les passants. L'heure qui tournait. Chaque minute. Chaque seconde. Chaque pas. Georgia a dû remarquer une détermination particulière dans ma façon de lui tenir la main, de me mouvoir. Elle n'arrêtait pas de lever son petit visage pointu vers le mien, de m'interroger du regard. Je marchais, mâchoires serrées, sa main menue dans la mienne, sans parler, sans baisser mes yeux vers elle. Qu'aurais-je pu lui dire ? On va voir la dame qui a renversé Malcolm ? Impossible. Derrière moi, Arabella, son pas dansant et glissant que je sentais dans mon dos. Chaque minute, chaque seconde, chaque pas. Eva Marville. La grosse blonde. Se doutait-elle que je me rapprochais ? Le sentait-elle ? Le haut de sa rue maintenant. J'ai failli m'arrêter, stopper net au milieu du trottoir, mais dans mon dos, Arabella. Le poids de ses yeux comme une main plaquée au creux de mes omoplates.
— Come on, girl. Nearly there.
Presque arrivées. J'ai vu nos reflets dans la devanture d'une boutique. La petite. Si frêle. Moi, le visage sévère, mes cheveux tirés, ma bouche crispée. Arabella, tige élancée, drapée d'un de ses pasheminas vieux rose. Drôle de trio. Plutôt inoffensif. Personne ne pourrait se douter de notre mission. De pourquoi on était là. De pourquoi on marchait si vite, comme si notre vie en dépendait.
Biarritz Parfums. C'était là. Je me suis arrêtée enfin. En vitrine, des produits de maquillage, des parfums. Des crèmes solaires. Des bijoux fantaisie. Des colifichets. J'ai croisé le regard de ma belle-mère. Elle a levé le menton. J'ai poussé la porte. Tintement d'une sonnette.
Relents de cire chaude. De poudre. De cosmétique. De vernis à ongles. Personne dans la boutique. Spacieuse, bien rangée, colorée.
— On va acheter quelque chose, maman ?
J'ai murmuré : « Oui, oui. » Arabella se penchait sur un présentoir de rouges à lèvres comme si cela la passionnait. Toujours personne. Une voix dans l'arrière-boutique. De la musique en fond sonore. Une jeune femme est apparue. Petite, brune, menue, vêtue d'une blouse rose. Sourire nimbé de gloss.
— Je peux vous aider ?
Je m'attendais à voir Eva Marville, sa blondeur, sa corpulence, pas cette jeune femme fluette. Je suis restée sans voix. Arabella a dit : « Je voudrais choisir une rouge à lèvres, please. »
La jeune femme s'est penchée elle aussi sur le présentoir, et, sur le dos de sa main, esquissait des petits traits avec les bâtons de rouge qu'elle montrait ensuite à Arabella et Georgia. Je n'écoutais pas leur babillage. Où était-elle » ? Pourquoi n'était-elle pas là ? Mélange de frustration et de soulagement, Qu'allais-je faire maintenant ? J'étais venue jusqu'ici. Ce serait ridicule de repartir.
Sensation d'impuissance, d'amertume. Georgia et Arabella écoutaient la jeune brune sérieusement. Je trépignais, l'énervement me gagnait. Ne fallait-il pas nous en aller, quitter Biarritz, retrouver Malcolm, retrouver Andrew ? À quoi cela servait-il de rester là ? Je n'avais plus envie de perdre mon temps. Je n'avais plus envie de « la » voir. Je voulais fuir. De nouveau, Arabella m'a lancé un regard. Ses yeux étaient flegmatiques, calmes. Elle m'exhortait d'attendre, d'être patiente. J'ai hoché la tête en retour. Elle avait raison. Bien sûr qu'elle avait raison. Elle avait toujours raison.
J'ai laissé mes yeux traîner sur les étagères. Crèmes de jour, de nuit, masques hydratants, purifiants, gommages, sérums antifatigue. Je n'utilisais pas ces produits. Juste quelques crèmes hydratantes, achetées en pharmacie. J'imaginais que beaucoup de femmes dépensaient des fortunes dans ce genre de magasin. Moi, cela ne m'intéressait pas. Je n'étais pas coquette. Ma sœur non plus. Peut-être avions-nous été dégoûtées à vie de la coquetterie par une mère trop apprêtée, trop maquillée. Profusion de produits devant mes yeux. Il y en avait jusqu'au plafond. Eva Marville devait savoir exactement où chaque produit était rangé. Elle faisait ça toute la journée. À nouveau, le mépris qui montait en moi. La haine de cette femme. De sa petite vie nourrie de crèmes de beauté et de fonds de teint. De parfums, de houppettes, d'épilations « maillot », de laits autobronzants.
— Vous cherchez quelque chose de particulier ?
Une voix grave, presque rauque. Je me suis retournée.
« Elle » était là, devant moi.