Le plus dur, c'était de tenir. Tenir. Calquer le quotidien sur l'horreur qui nous arrivait. Et puis le réveil. Le moment où on ouvrait les yeux, on ne se souvenait de rien, on se sentait léger, du moins le croyait-on. Puis tout revenait. Le poids qui s'installait, qui étouffait. On se souvenait qu'on avait un fils dans le coma, à l'hôpital. Et qu'il fallait se lever, et continuer. Vivre sa vie, malgré tout. Tenir pour la petite. Tenir pour soi. Tenir. Aller au Franprix, errer dans les rayons, poussant son Caddie. La radio qui passait des vieux airs de Mylène Farmer. Les clients qui chantaient malgré eux « Je suis libertine, je suis une catin ». Ne pas regarder les céréales et les pains au chocolat qu'il fallait stocker en masse pour Malcolm. Ne pas les voir. Passer devant. Avoir envie de les acheter quand même. Tenir. Répondre au gentil monsieur du magasin de journaux, qui n'était pas au courant, que Malcolm allait bien. Pleurer sur le chemin du retour. Dans l'ascenseur, essuyer ses larmes. Tenir.
Parce que je devais me dépenser, d'une façon ou d'une autre, brûler ce désespoir qui me rongeait, j'allais nager dans la piscine municipale qui sentait le chlore et les pieds, je faisais des longueurs, une longueur après l'autre, crawl, brasse coulée, dos crawlé, un ersatz de papillon, des longueurs à en perdre haleine. Jamais je n'avais nagé avec une telle férocité, une telle détermination, mes mains aux doigts collés fendaient l'eau avec une puissance nouvelle, j'avançais encore et encore, une longueur après l'autre, et encore une autre, mes bras et mes jambes battaient l'eau, luttaient contre elle, et je sortais de là exsangue, la peau fripée, les yeux rougis malgré mes lunettes spéciales, et le corps élastique, léger. Léger, avant que le poids se réinstalle et prenne possession de moi.
Une autre façon de tenir, c'était de me jeter dans le travail. J'avais accepté la traduction du livre américain. C'était sûrement une erreur, mais au point où j'en étais, je n'avais pas le choix. Le livre était dense, riche. J'allais mettre des mois à le traduire. Je n'avais jamais traduit un texte où il était question d'actes sexuels explicites. Cela ne me faisait pas peur. J'avais besoin de mettre la barre très haut. J'avais besoin de plonger dans la difficulté. De ne plus y voir clair. De m'enfoncer dans quelque chose d'obscur, d'interminable. La première scène érotique ne m'a pas impressionnée. Ce n'étaient que des mots, après tout. Et mon travail, c'était les mots. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de sourire, à cause de ces mots-là. Ils n'avaient rien à voir avec les mots que je traduisais d'habitude. Ils étaient les mots qu'on ne disait pas. Les mots qu'on ne prononçait pas. Pourtant ils étaient là, noir sur blanc, sur l'écran de mon ordinateur. Cock. Fuck. Dick. Ass-hole. Cunt. Pussy. Twat. Blow-job. Me paraissaient-ils moins obscènes en anglais ? Moins forts, moins puissants, car ils n'étaient pas dans ma langue maternelle ? Ils ne me faisaient pas rougir, devant mon clavier. Ce qui me faisait rougir, c'étaient ces hommes croisés rue de la G., à dix heures du matin, qui sortaient pressés des sex-shops aux rideaux pailletés (devantures qui fascinaient Georgia : « Mais maman, c'est quoi ces magasins avec les jolis rideaux où il n'y a que des messieurs ? »). Des hommes comme Andrew, comme mon frère ou mon père, des hommes aux yeux furtifs, honteux, l'attaché-case à la main, et qui n'osaient pas soutenir mon regard. Je les imaginais dans leur petite cabine poisseuse, visionnant ces films aux couleurs criardes, le Kleenex à la main, un quart d'heure de plaisir solitaire avant d'aller travailler ou de retrouver leur vie, leur femme. Bizarrement, c'étaient ces hommes-là qui me faisaient rougir, c'était leur gêne, leur malaise, leur façon de s'éloigner rapidement, tête basse. Leur honte me faisait rougir.