Andrew était aussi calme que le flic. Il a hoché la tête. C'est bien, ils ont une piste, c'est bien, il faut les laisser travailler. Je ne supportais plus qu'il dise ça. J'avais envie de le gifler. Comment faisait-il pour rester si calme, si imperturbable ? Je ne comprenais pas. Il venait d'une autre planète. Il n'y avait qu'Emma pour comprendre et partager ma fébrilité. Emma pour me dire au bout du fil, devant son ordinateur, en baissant la voix pour ne pas réveiller son bébé qui dormait : « Secrey, Jacques, c'est ça ? Attends, je vais sur pages blanches, je clique, attends… Juju, ça y est, on les a. Ils ne sont pas sur liste rouge. 28, rue de P., Orange. On les tient. »

M. et Mme Jacques Secrey, 28, rue de P., 84100 Orange.

Pendant la soirée, leur nom, leur adresse ne m'ont pas quittée. Pendant que je travaillais sur la traduction, pendant que je mettais le couvert, préparais les lasagnes, faisais réciter la poésie de Georgia, leur nom revenait encore et encore, comme un refrain. Je les imaginais, dans une maison proprette, des géraniums et un jardin ordonné, la Mercedes marron dans le garage. Madame, blonde et bouclée, pimpante. Monsieur, replet, chauve, qui tondait le gazon, suivi d'un Yorkshire qui jappait. Ils avaient peut-être des petits-enfants de l'âge de Malcolm et Georgia, des gamins qui les appelaient papy et mamie, qui venaient goûter les week-ends. Une petite vie tranquille, des parties de bridge, des siestes d'après-midi à l'ombre d'une tonnelle, des sauts à Avignon pour le festival, quand il ne faisait pas trop chaud. Madame au volant. Blonde, il avait dit, le conducteur de bus. Blonde ménopausée, comme dirait Emma. J'avais une envie folle de leur téléphoner, de leur dire d'une horrible voix chuchotante :

— Voilà, c'est fini pour vous, la petite vie pépère, tranquille, c'est fini, demain matin, la police va vous appeler et vous demander ce que vous faisiez le mercredi 23 mai à quatorze heures trente, boulevard M., à Paris. Et vous allez dire la vérité, vous allez dire que vous étiez pressés, et que vous n'avez pas vu le gosse, et que vous avez eu peur de vous arrêter. Vous allez dire tout ça, et on va vous embarquer, et votre petite vie de retraités, c'est fini.

Que faisaient-ils à Paris ce jour-là ? Madame au volant. Pressée. Étaient-ils montés d'Orange en voiture ? Un sacré bout de chemin, pour deux vieux. Avaient-ils de la famille à Paris ? J'ai tapé « Secrey » sur le site « pages blanches, région parisienne ». Plusieurs réponses. Dont une Estelle Secrey, 12, avenue S., dans le 15e. C'était peut-être leur fille. Ils étaient venus à Paris la voir, ce jour-là. Et madame avait brûlé le feu. Pourquoi ne s'était-elle pas arrêtée ? Une mère. Une grand-mère. C'était abominable. Incompréhensible. J'ai regardé la peau autour de mon pouce droit. J'avais tout rongé. Ça faisait des petits lambeaux rouges. C'était laid.

Je me suis souvenue de ce film avec Andy Garcia. Océans 11. George Clooney vient de cambrioler le casino de Garcia, d'empocher des milliards de dollars. Garcia n'y croit pas, n'a pas encore compris qu'il est victime d'un vol machiavélique et ingénieux. Garcia menace l'acolyte de Clooney, Brad Pitt, au téléphone. Il susurre :

— Run and hide, ass-hole, run and hide.

Je voyais encore sa lèvre supérieure se retrousser, dévoiler ses dents d'un mouvement à la fois animal et sensuel. Oui, j'avais envie de leur dire ça, à ces deux inconnus que je haïssais déjà, à ces deux vieux croûtons dont je ne connaissais même pas le visage, mais dont j'imaginais si bien la vie :

— Run and hide, ass-holes, courez vous planquer, trous du cul, mais il est trop tard, vous n'irez pas bien loin, parce que demain matin, c'est fini, demain matin, ce sera fini pour vous. Terminé. Over.

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