Il est arrivé sur une moto. Casque noir, T-shirt noir. Des Ray Ban Pilote vertes, celles qu'on mettait dans les années 70 et qui étaient devenues à la mode. Il était bronzé. Pas rasé. Il n'avait rien d'un flic. Un homme en vacances, le visage reposé. Je me suis demandé s'il portait une arme. Des menottes. Sa carte de policier.

Ses yeux se sont accrochés sur moi comme ceux de tous les hommes ce matin, depuis le maquillage d'Eva Marville. Cela devait le déstabiliser. Je ne ressemblais plus à la mère pâle et sanglotante de l'autre soir. De celle qui lui faisait face dans le commissariat. De celle qu'il avait tenue dans ses bras.

Nous nous sommes assis à l'ombre dans un café de la Grande Plage, à côté du Club Mickey où le petit Arnaud ne voulait pas aller parce qu'on se moquait de lui.

Laurent avait posé son casque sur la chaise vide entre nous.

— Le petit ? Des nouvelles ?

— Il a ouvert les yeux ce matin.

— Il est sorti du coma, alors ?

— Non, il n'est pas sorti du coma.

Il a commandé un café pour lui, une eau minérale pour moi. Il a allumé une cigarette.

— Racontez-moi, Justine. Vous et cette femme.

J'ai regardé mes mains, posées sur la table en plastique blanc.

— Il n'y a rien à raconter. Je suis allée dans son magasin, sa parfumerie. Je ne lui ai rien dit, enfin rien sur mon fils.

— Pourquoi vous êtes venue ici ?

J'ai levé les yeux. Le mascara formait des petites tiges noires autour de mon champ de vision.

— Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Il a fumé en silence, tout en me dévisageant. Il a ôté ses lunettes. Yeux clairs qui me détaillaient.

Autour de nous, les gens passaient, discutaient, riaient, avec en fond sonore les vagues, qui encore et encore se fracassaient sur la plage. Les enfants sautaient sur les trampolines du Club Mickey en piaillant de plaisir. Des adolescentes aux nombrils gansés de piercings chuchotaient dans leurs portables. Une mère de famille grondait son fils parce qu'il avait mis du sable dans le pique-nique.

— J'ai eu le commissariat. Mes collègues débarqueront lundi matin chez elle, à la première heure.

— Lundi matin ?

— Oui. Ça va aller vite, maintenant. J'ai réussi à faire bouger les choses malgré les vacances judiciaires.

Je ne savais pas si je devais le remercier, dire quelques mots. Je ne savais pas lesquels. J'ai juste souri.

Yeux clairs sur mon visage, ma bouche.

— J'ai pris des risques pour vous, Justine. J'ai fait des trucs qu'un flic ne doit pas faire. Vous donner son nom, par exemple. Venir ici vous voir, pendant mes vacances. Vous parler de tout ça, vous livrer tous ces détails. J'aimerais que vous en teniez compte. Ce que je vous ai dit l'autre jour, j'aimerais bien que vous vous en souveniez. Pas de conneries, Justine. Laissez-nous faire notre boulot. Rentrez à Paris, allez retrouver votre fils. Vous n'avez plus rien à faire ici.

Sa voix était douce. Mais ferme.

J'ai hoché la tête. Puis j'ai dit, sans le regarder :

— Elle est gentille, cette femme, vous savez. Pas agressive. Plutôt sympa. Simple. Pas jolie, mais du charme. Un beau sourire.

— Ça vous a fait quoi de la voir ?

— J'aurais voulu la détester. La haïr. Mais ça ne venait pas. Je l'ai trouvée calme, agréable. Je ne pouvais pas faire autrement que de la trouver sympathique. Elle a un gamin autiste. Ça n'a pas l'air évident, son fils.

— Comment le savez-vous ?

— Je suis allée dans sa boutique, elle m'a fait ce maquillage. En une heure, elle a eu le temps de me dire tout ça. Et j'ai vu le gamin.

— Et vous, vous ne lui avez rien dit ? Sur votre fils, l'accident ?

Le fond de teint me démangeait.

— Non. Mais non. Je n'ai pas eu le courage. Je me suis dégonflée. C'est nul, je sais. Nul.

Il a eu un geste d'impatience.

— Arrêtez, Justine. Arrêtez de vous dénigrer en permanence, de vous tirer vers le bas.

Il avait l'air agacé.

— Vous êtes toujours comme ça, à douter de vous ? C'est insupportable, à la fin. Regardez-vous.

Vous n'avez pas le droit de vous traiter si mal.

J'ai ri.

— Me regarder ? Mais oui, je me vois ! Je vois une idiote qui n'a pas de couilles. Ma sœur, elle y serait allée tout de suite, elle aurait tout dit, d'un coup, à cette bonne femme. Elle lui aurait tout balancé, elle lui aurait tout sorti. Elle n'en aurait rien eu à foutre de son sourire et de sa gentillesse. Elle aurait foncé. Et moi…

Les larmes ont brouillé ma vision. J'ai frotté mes yeux, j'ai senti que les fards s'étalaient sous mes doigts.

— Votre beau maquillage.

J'ai hoqueté, malgré moi.

— Vous avez fini votre petit numéro ?

Je me suis redressée, j'ai hoché la tête.

— Écoutez-moi. Vous allez repartir pour Paris, OK ? Aujourd'hui, dès que possible. Je vous appellerai pour vous tenir au courant de l'affaire. Vous pouvez compter sur moi.

Sa main est venue sur la mienne. Une large main brune. Des poils blonds.

— On s'en fout de votre sœur. Restez comme vous êtes.

Sa peau était chaude. Lisse.

J'ai dit :

— Vous allez retourner à Hossegor ?

— Oui, c'est à une demi-heure par autoroute. Je vous ramène chez votre amie ?

Candida n'habitait pas loin. Mais il y avait la côte à monter, et je me sentais vidée, tout à coup.

— Je n'ai pas de casque.

Il a ri.

— Vous oubliez que vous êtes avec un flic.

Pour grimper derrière lui sur la moto, j'ai dû retrousser ma jupe sur mes jambes. Derrière la visière, j'ai vu les yeux clairs parcourir ma peau nue. Un petit frisson m'a traversée. Un petit frisson que je n'avais pas senti depuis longtemps. J'ai dû mettre les bras autour de sa taille pour ne pas chuter. Son odeur m'était familière. Tabac blond, un effluve de lessive, quelque chose de frais. Son corps était plus petit mais plus costaud, plus puissant que celui d'Andrew. J'étais bien, derrière lui. Je n'étais pas montée sur une moto, derrière un homme, depuis des années. Depuis avant mon mariage. C'était intime comme position, ces cuisses ouvertes, mon sexe plaqué sur ses fesses, ce corps à corps. Tout à coup, alors qu'il prenait de la vitesse en montant la côte, je me suis dit que j'aurais voulu rouler longtemps avec lui, rouler vers le sud, vers l'Espagne, partir, tout oublier, faire une folie, quitter tout, mon mari, mon fils dans le coma, ma fille, ma sœur, mon frère, les laisser derrière moi, filer, fuir, droit devant, avec ce type dont l'odeur me plaisait, dont les yeux clairs me plaisaient, ce flic dont je ne savais rien, à part qu'il devait me trouver émouvante, courageuse, opiniâtre.

Devant la résidence de Candida, il a enlevé son casque. Il était toujours assis sur sa moto, moi debout devant lui. Nous n'avons pas trouvé les mots. Juste la rencontre des yeux, et quelques sourires. J'aurais pu marmonner merci, mais cela n'est pas venu. Je ne savais pas comment lui dire au revoir. Lui tendre la main, lui faire un signe amical en me retournant ? C'est lui qui a posé sa paume derrière ma nuque, qui m'a tirée vers lui, qui m'a embrassée sur le coin de la bouche, rapidement. Le frisson a fait un zigzag fou dans mon ventre.

Dans le miroir de l'ascenseur, j'ai vu une femme, une belle femme aux yeux cerclés de noir, au maquillage maculé. Malgré moi j'ai gloussé, comme une adolescente prise en faute.

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