J'entendais des bruits, des voix qui venaient de la cuisine. Le rire cristallin de ma fille, celui plus grave d'Arabella. Le timbre musical de Candida. Elles devaient déjeuner. Silencieusement, je suis allée dans la salle de bains, puis j'ai rapidement ôté le maquillage d'Eva Marville. Impression de revivre, de respirer enfin. Et il y avait, au coin de mes lèvres, la sensation chaude et moite de la bouche de Laurent, même si elle s'était posée là une fraction de seconde. Dans la chambre, je me suis allongée sur le lit, le dos raide. Ma nuit sans sommeil se faisait sentir. J'ai fermé les yeux et pendant un laps de temps, j'ai dû m'assoupir.
Mon portable était bondé de messages, de textos. Mes amies, qui voulaient des nouvelles, qui ne comprenaient pas où j'étais. Mon frère qui s'inquiétait. Ma sœur qui insistait pour que je la rappelle. Mon père, toujours aussi pincé. Et puis une offre de travail, un texte en urgence, pour une agence de communication. Pas de nouvelles d'Andrew. J'ai essayé de le joindre, sans succès. Puis j'ai appelé l'hôpital, pour Malcolm. État stationnaire. J'ai fini par éteindre le téléphone, je l'ai posé sur la table de nuit. Je n'avais pas envie de parler à qui que ce soit.
Je ne savais pas quoi dire à ma belle-mère, comment lui avouer ma défaite. Lui avouer qu'on était venues ici pour rien. J'avais peur de lui parler. Honte aussi. Je l'avais entraînée jusqu'ici. Et je n'avais même pas été capable d'agir. Il ne me restait qu'à prendre les billets, remplir les valises, et partir. C'était ce que voulait Laurent. Pas de conneries, Justine. M'embrasser, ce n'était pas une connerie, peut-être ? Pourquoi m'embrasser ? Qu'aurait-il voulu que je fiasse ? Que je l'embrasse en retour ? Que j'aille faire l'amour avec lui quelque part, dans un petit hôtel voisin, une petite chambre aux volets clos, le lit frais, les peaux nues, un corps inconnu sous mes doigts ? Je n'avais jamais trompé Andrew. Oui, j'aurais pu. Il y avait eu quelques tentations. Un journaliste croisé dans un cocktail, chez un éditeur. Un avocat rencontré dans un avion. Et d'autres encore, oubliés. Mais j'avais toujours été retenue, bridée, même lorsque j'avais su qu'il me trompait, lui. J'aurais pu agir par vengeance, faire comme lui, lui rendre la pareille. Mais non, je m'étais terrée dans ma douleur, dans mon silence. Comme d'habitude.
Arabella est entrée dans ma chambre, avec un plateau. Du Lapsang Souchong fumant et des scones. Du beurre et un petit pot de Marmite, cette étrange mixture noirâtre, amère, adorée des Anglais. J'avais appris à l'apprécier, fait exceptionnel pour une Française. Elle s'est assise au bord du lit, sans un mot. Elle attendait. Je me suis appuyée sur un coude, j'ai pris du thé, un scone que j'ai tartiné d'une pointe de Marmite. J'ai affronté le regard gris-bleu, les paupières tombantes à la Charlotte Rampling.
Elle a hoché la tête.
— Vous voulez faire quoi, maintenant, Djoustine ?
— La police arrivera chez « elle » lundi matin. Le flic en charge de l'enquête me l'a confirmé.
Silence, juste ses yeux sur moi. Encore une différence entre les Anglais et nous. Les Anglais n'ont pas besoin de parler. Les Français parlent trop. Eux pas assez, peut-être. Mais ça, j'en avais l'habitude.
— Je n'ai pas dit grand-chose à Eva Marville, vous savez. C'était compliqué. Je n'ai pas pu.
Hochement de sa tête. Elle ne me jugeait pas. Elle m'écoutait, elle me soutenait, à sa façon, dans son silence. Elle s'est levée, a défripé sa jupe sur ses longues cuisses fines. Un sourire, empreint de tendresse. Un petit mordillement de ses lèvres, pour me montrer qu'elle était tout de même inquiète, qu'elle était là, si je voulais en parler. Puis elle est partie.
C'est quand elle a refermé la porte, doucement, que j'ai compris ce qu'il me restait à faire.
Tout à coup, ce fut très clair dans ma tête.