V
Comme hier soir, la porte vitrée de l'entrée n'était pas fermée. J'ai gravi l'escalier, une main sur la rampe, rapidement. Je savais exactement où j'allais. Je n'hésitais plus. Il me semblait connaître par cœur la Villa Etche Tikki, son odeur de vieille maison un peu moisie, un peu humide, ses relents de repas différents qui émanaient de chaque appartement, le bourdonnement sourd de télévisions, conversations, musiques.
Je savais qu'« elle » était là, car en arrivant, j'avais levé les yeux, et j'avais vu que ses fenêtres étaient allumées. Ils devaient avoir terminé leur repas, ils regardaient un film, le petit était peut-être déjà couché. Eva Marville m'avait oubliée. Pour elle, j'étais une cliente de plus, une cliente qu'elle avait sûrement trouvée étrange, peu loquace, et qui s'était enfuie une fois le maquillage payé. Elle ne pensait plus à moi, pourquoi d'ailleurs penserait-elle à moi ? Je faisais partie de son passé, une femme de plus à maquiller, une femme d'une quarantaine d'années, une femme comme une autre. Elle n'avait rien vu, elle n'avait rien su. Elle se croyait à l'abri, et son mari aussi. Ils avaient renversé Malcolm et ils avaient pris la fuite. Ils ne pensaient pas une seconde que j'allais les retrouver. Ils avaient tourné la page.
Je n'ai même pas hésité devant sa porte, j'ai sonné, un coup sec et bref. C'est lui qui m'a ouvert. Il était vêtu d'un T-shirt jaune et d'un pantalon de jogging. De près, sa peau était rugueuse, ses cheveux courts, huileux. Des yeux bovins, fades, sans expression. Et toujours cette odeur d'after-shave sucrée, faussement virile. Il était grand, plus que je ne l'avais cru, assez musclé.
J'entendais le bruit de la télévision derrière lui. Il m'a semblé que l'atmosphère devenait de plus en plus oppressante avec l'orage qui allait éclater d'une minute à l'autre. Le vent soufflait, poussait contre les fenêtres. On entendait le grondement de la mer s'amplifier.
Il a dit : « Oui ? » en levant le menton d'un geste autoritaire, agressif. Il avait de grosses mains aux doigts courts, une alliance qui lui comprimait les phalanges.
— Je viens voir Eva Marville.
Les mots sont sortis de ma bouche avec une facilité ahurissante.
Il s'est gratté le cuir chevelu de ses doigts trapus.
— Vous êtes qui ?
Il avait un accent du Sud-Ouest beaucoup plus prononcé qu'elle.
Il semblait se méfier de moi. Il a regardé sa montre, vingt-deux heures, tout de même, et le petit qui était couché. Je voyais tout ça passer dans sa tête, se refléter dans ses yeux sans éclat. La télévision s'est arrêtée.
— Vous avez vu l'heure ?
Avant que je puisse répondre, elle est apparue à l'entrée du salon. Elle portait une chemise de nuit mauve, courte, qui laissait voir ses cuisses. Des cuisses vastes, molles, bronzées. Pieds nus. Une cigarette à la main. Pour la première fois, elle m'a paru laide, comme lui, vulgaire, primaire. Ils me semblaient hideux tous les deux, gras, tassés sur eux-mêmes, vautrés dans une intimité qui me répugnait.
Elle m'a observée en tirant sur sa cigarette. Puis elle m'a reconnue.
Son sourire, démesuré. Mais il ne me faisait plus aucun effet.
— Y a eu un souci avec le maquillage ? Une allergie ?
Son mari a grogné.
— C'est qui cette dame ?
Elle l'a repoussé, doucement.
— Laisse, Dan, c'est une de mes clientes. Fais pas de bruit, on va réveiller le petit.
Je n'avais toujours rien dit.
— Venez, entrez. Vous vouliez me parler ?
Son visage empreint de gentillesse. Son regard sincère. Ses grosses cuisses tremblotantes. J'ai presque eu pitié d'elle.
Elle s'est effacée pour me laisser entrer, et m'a montré le salon d'une main. Elle a écrasé sa cigarette dans un cendrier. Lui nous suivait, les bras croisés sur son torse. Le front buté. Je me suis dit qu'il devait se douter. Il devait avoir compris. Mais pas elle. Elle ne se doutait de rien. Je me suis dit qu'elle devait être d'une grande stupidité. D'une stupidité incommensurable.
L'orage a éclaté avec une férocité prodigieuse. J'ai sursauté. Une foudre blanche, violente, aussi claire que la lumière du jour, est venue transpercer la nébulosité. Un torrent d'eau a commencé à se déverser sur le toit.
Puis les plombs ont sauté.
Tous les trois, debout dans le noir. Eva Marville a glapi.
— Je déteste les orages, j'ai peur !
Le mari a marmonné : « Putain ! » et a tâtonné pour attraper un briquet. Il a allumé une bougie. À la lueur chancelante de la flamme, Eva Marville avait l'air d'une petite fille craintive. Elle se bouchait les oreilles, fermait les yeux en poussant des cris. Son mari soupirait. Il devait la trouver ridicule. Je m'attendais à ce que le petit débarque, terrorisé, sa bouche grande ouverte comme hier soir, au moment où il avait entendu mon portable vibrer. Mais il n'est pas venu.
Le mari a allumé plusieurs bougies, et je pouvais à présent voir autour de moi ce décor que je connaissais déjà. Les livres dans la bibliothèque, les aquarelles, les rideaux ivoire, les coussins au tissu fleuri. Ils ne savaient pas, ni l'un, ni l'autre, que j'étais déjà venue chez eux, à leur insu. Ils devaient croire que c'était la première fois que je mettais les pieds ici. Dans cette semi-obscurité, la pièce avait une autre allure, plus inquiétante, presque angoissante, balayée par le faisceau immuable du phare.
— Vous vouliez me dire quelque chose.
Sa voix, rauque, posée, aimable.
Je me suis redressée. Je l'ai regardée droit dans les yeux, là où les bougies se reflétaient, virevoltaient dans le noir de ses iris.
— Je sais que c'est vous.
Je l'ai dit de façon péremptoire, assurée.
Je les ai bien vus, tous les deux, chacun à leur manière, essayer d'appréhender le sens de ma phrase. Ils la retournaient dans tous les sens, la décortiquaient, l'étudiaient, la disséquaient, mais ces quelques mots, insignifiants, possédaient une vie à part, et ondulaient dans l'air entre nous, comme calligraphiés en lettres de feu. Lui avait la bouche un peu ouverte, les yeux étrangement brillants. Elle secouait la tête, sans comprendre.
J'ai embrayé.
— Ce n'est pas la peine de nier. Je sais que c'est vous.
Elle s'est avancée vers moi. Elle était tout près. Elle a voulu me toucher, j'ai reculé. Le vacarme de la foudre l'a stoppée dans son élan. Elle s'est reprise.
— Excusez-moi, madame, mais je ne comprends rien à ce que vous me dites.
Son mari a haussé les épaules, la lippe mauvaise.
— Vous débarquez comme ça chez nous et vous nous balancez des trucs qui ne veulent rien dire.
J'ai senti mes lèvres se tendre en un sourire qui devait faire peur.
— Alors je vais vous rafraîchir la mémoire. J'avais prévu de vous dire tout ça ce matin, en venant dans votre magasin, mais je n'ai pas pu. J'ai attendu un peu, et je me suis décidée à venir ce soir. Mais la police sera ici lundi matin, à la première heure. Et elle fera son travail.
— De quoi parlez-vous ? a demandé Eva Marville d'une voix chétive.
Avait-elle peur ? Elle semblait déboussolée, perdue.
Le courant est revenu d'un coup, brutal. La lumière était blanche, impitoyable, après la douceur dorée des bougies. Le visage du mari semblait blafard, celui d'Eva Marville congestionné, empourpré. La peau de son décolleté avait rougi aussi, constellée de grandes plaques écarlates.
— Le garçon que vous avez renversé au mois de mai. C'était mon fils. Il est dans le coma.
À nouveau le silence après le choc de mes mots. Eva Marville se frottait le cou d'un geste nerveux, répétitif. Dehors, l'orage se calmait, la pluie qui tombait était moins drue, plus fine.
— Je pense que vous devez faire erreur.
— Non, je ne crois pas faire erreur. Des témoins ont pu noter le numéro de la voiture qui a pris la fuite. C'était une Mercedes ancien modèle, marron. 66 LYR 64. Ça vous dit quelque chose ?
Elle semblait réfléchir, se concentrer. Je me suis dit qu'elle jouait bien la comédie, oui, elle était vraiment douée.
— C'est le numéro de ma plaque, en effet. Mais c'est impossible. Je n'ai renversé personne ! Je m'en serais souvenue, tout de même.
Le mari ne disait rien. Il regardait ses pieds. Puis ses mains. Il semblait stupéfait, sonné.
— Je suis venue vous voir, vous parler, parce que j'essaie de comprendre. Depuis que je sais que vous étiez au volant, depuis que je sais que vous êtes mère de famille, j'essaie de comprendre comment vous avez pu faire ça, renverser un adolescent et prendre la fuite. La police sera là après-demain, mais je vous demande de me l'expliquer, maintenant. Je suis venue pour ça.
Eva Marville se grattait le cou à nouveau. Elle secouait la tête de droite à gauche, elle respirait de façon agitée, elle haletait presque.
— Mais enfin vous entendez de quoi vous m'accusez ! C'est monstrueux ! Je n'ai jamais renversé votre fils, je n'ai jamais renversé personne ! Vous êtes folle, oui, complètement folle. Pour qui vous prenez-vous ?
Elle criait maintenant, et sa voix n'avait plus rien de guttural, sa voix était stridente, perçante comme une sirène. Insoutenable.
J'ai crié aussi, d'une voix aussi puissante que la sienne.
— Ça suffit maintenant ! Vous dites tout ça parce que vous êtes cuite. Vous savez bien que c'est la vérité. Vous avez peur et vous essayez de vous défendre. Et je vois bien à la tête de votre mari que j'ai raison. Il était là avec vous, ce jour-là, n'est-ce pas ? C'était vous au volant, mais il était avec vous. Vous êtes des lâches. Des monstres. Et j'espère que la police fera bien son boulot et que vous écoperez de la plus grosse peine possible.
Elle a tourné la tête vers lui. Lui semblait encore plus blême que tout à l'heure, le visage vidangé de toute couleur.
— Mais enfin, Dan, dis quelque chose, ce n'est pas possible de nous accuser d'un truc pareil. C'est une horreur.
Il a osé me regarder enfin. Il semblait toujours aussi effaré, il cherchait ses mots.
— Vous vous trompez, c'est pas nous, c'est pas elle. Maintenant partez, ça a trop duré. Laissez-nous !
J'ai senti mes poings se serrer, devenir deux petites boules d'os et de chair haineuses.
— Non, je ne partirai pas. Je veux savoir pourquoi vous ne vous êtes pas arrêtés. J'ai le droit de le savoir, et de toute façon vous allez devoir l'expliquer au juge. J'attends.
Je me suis assise sur le canapé derrière moi, les bras croisés. Les bougies qu'il avait allumées brûlaient toujours. Petites flammes pointues et jaunes.
— Vous jouez bien la comédie. Vous auriez pu être actrice, je trouve. Vous, monsieur, un peu moins. On voit bien que vous êtes très emmerdé que je vous aie retrouvés et que la police débarque lundi. Mais vous, madame, chapeau. Rien à dire.
Eva Marville s'est assise lentement à côté de moi. Les mains posées sur ses genoux rondelets, elle tentait de reprendre pied.
— Bon, vous allez tout m'expliquer, madame, d'accord ? On ne va pas s'énerver, on va rester calmes. On reprend depuis le début.
Elle me parlait comme si j'étais une débile, une idiote. Le mari se tenait à ma gauche, rigide, je ne voyais pas son visage. Mais je le devinais hérissé, mal à l'aise, même s'il ne parlait plus.
— C'était où cet accident, madame, alors ?
— Vous le savez très bien.
— Dites-le-moi.
— Boulevard M.
— À Paris ?
— Évidemment, à Paris.
J'avais envie de la gifler. Comment osait-elle jouer avec moi ? Faire semblant de ne rien savoir ? Je la haïssais. Je la maudissais.
Elle souriait. Elle souriait de toutes ses grandes dents.
— Sachez que je n'ai pas été à Paris depuis deux ans.
— Vous y étiez en mai dernier puisque vous avez renversé mon fils sur le passage piétons, en face de l'église. Avec votre Mercedes.
— Non, je n'ai pas été à Paris depuis deux ans, je vous le répète. C'était quand au mois de mai ?
— Vous le savez aussi bien que moi. Le mercredi 23 mai à quatorze heures trente.
Silence à nouveau. Juste la pluie qui tombait sur les tuiles du toit. Une petite voix s'est fait entendre, du bout de l'appartement.
Le mari me foudroyait du regard.
— Le gosse est réveillé, putain !
— Va le voir, Dan. Va le voir.
Il est sorti de la pièce de son pas lourdaud, disgracieux.
Tout à coup, j'ai eu une illumination.
— Je crois savoir pourquoi vous jouez la comédie devant lui.
Elle a allumé une cigarette.
— Ah oui ?
Son insolence. Sa morgue.
— Vous étiez avec un autre homme que lui ce jour-là. Votre amant.
Elle a tiré une grande bouffée de sa cigarette.
— Vous savez, je vous ai trouvée bizarre dès le départ. Dès que vous êtes entrée dans ma boutique, dès que je vous ai vue. Et ce maquillage bidon que vous m'avez demandé. Le mariage de votre sœur. N'importe quoi.
— Ne changez pas de sujet. Je sais pourquoi vous niez. Vous étiez avec un autre. C'est pour ça que vous ne vous êtes pas arrêtée. Vous avez eu peur. Peur que votre mari le sache. Maintenant votre mari, il va savoir non seulement que vous le trompez, mais qu'en plus vous êtes une lâche de la pire espèce. Une femme capable de renverser un enfant et de fuir.
Elle a éclaté de rire. Un rire odieux, amer.
— Mais vous êtes vraiment grave, vous. Vous ne vous arrêtez jamais ? Vous êtes complètement timbrée. Vous faites ça souvent, arriver chez les gens et raconter des trucs pareils ? Vous devriez vous faire soigner. Vite fait. Je suis désolée pour votre gamin, mais je n'ai rien à voir avec cet accident.
Je me suis rapprochée d'elle. Assez près pour qu'elle sente mon souffle sur elle.
— Non, je ne m'arrêterai jamais, vous avez raison. De toute façon, c'est trop tard pour vous. La police sera là lundi matin. Et vous leur raconterez vos salades.
— Je n'étais pas à Paris ce jour-là. Je vous l'ai dit.
— Prouvez-le.
Elle m'observa quelques instants sans ciller.
— Très bien. Je vais vous le prouver.
Elle se leva, passa dans l'entrée, et revint avec la chemise en plastique bleue que j'avais déjà vue sur la commode de sa chambre. Et un agenda.
— Je vous l'ai dit ce matin, à propos de mon fils. Vous vous souvenez ? Le syndrome d'Asperger ? Tenez, regardez. Lisez cet article. Le 23 mai, il y avait une conférence internationale sur le sujet, à Barcelone. J'y étais, avec Arnaud. On a rencontré des grands professeurs, on a fait le point sur lui, ça a duré deux jours. Cela faisait six mois qu'on attendait ce moment. Tenez, voilà les reçus de nos billets d'avion, on est partis de Biarritz-Parme direct pour Barcelone. On a dormi chez une cousine de ma mère, qui vit là-bas. Vous pouvez lui téléphoner, si vous voulez. Tout de suite.
Les reçus des billets aller-retour. Au nom d'Eva Marville-Bonnard et d'Arnaud Bonnard. L'article sur la conférence.
Et dans son agenda, qu'elle me montra, deux jours barrés par les mots « Barcelone/Arnaud/Asperger ». Le mercredi 23, le jeudi 24 mai.
— Et voici le dossier médical d'Arnaud, et les commentaires des professeurs qui l'ont ausculté. Tenez. Regardez. La date. 23 mai.
J'ai à peine vu ce qu'elle me présentait. Mes yeux ont survolé la page de garde. C'était en anglais.
Child, male, 8 years old, mild Asperger, regular symptoms.
J'ai senti le désespoir monter en moi. Et une sensation atroce d'impuissance. J'ai fermé les yeux. J'avais l'impression que tout était perdu. Que je ne remonterais jamais la pente. J'en avais mal au ventre. J'étais anéantie. Tout reprendre de zéro. Tout recommencer. Le coma qui s'éternisait. Ma vie qui ne ressemblait plus à rien. Ma vie dont je ne voulais plus. Cette vie dont je ne voulais plus. Plus d'espoir. Plus de courage. Plus rien.
Elle fumait en silence. Puis elle a dit, doucement :
— Je suis désolée pour vous.
J'ai ouvert les yeux. Elle semblait triste, un peu gênée. Son visage avait perdu de sa méchanceté, de son agressivité. Elle était redevenue la Eva Marville que je connaissais, celle que j'avais malgré moi trouvée sympathique.
— Vous devez être très mal. Pardonnez-moi pour tout ce que je vous ai dit. Comment s'appelle votre fils ?
— Malcolm.
J'avais du mal à parler, ma gorge était sèche, comme si elle était tapissée de papier de verre.
— Il a quel âge ?
— Quatorze ans en septembre.
— Que s'est-il passé ?
— Il rentrait de son cours de musique. Une voiture a grillé le feu. L'a percuté. Et ne s'est pas arrêtée. Quelques témoins ont pu noter la plaque, mais elle était incomplète.
— Je vais vous chercher un verre d'eau.
Elle est sortie de la pièce, me laissant seule dans le salon. Qu'allais-je faire à présent ? Tout était fichu. Tout était à reprendre. Je n'en avais pas le courage. Je n'avais plus le courage de rien. Je n'avais plus le courage de me battre, ni pour moi, ni pour mon fils.
J'ai bu l'eau fraîche qu'elle me tendait. Mes mains tremblaient.
— Il est toujours dans le coma, votre fils ?
— Oui.
— À Paris ?
— Oui.
— Pourtant vous m'aviez dit ce matin que vous n'aviez pas d'enfants.
Il n'y avait pas de reproche dans sa voix, juste un constat.
— Oui, je vous ai dit ça, mais c'était faux. J'ai aussi une petite fille, Georgia. Elle a un an de plus que votre fils. Elle était avec moi, ce matin. Avec ma belle-mère, la dame anglaise.
— Vous êtes anglaise ?
— Non, c'est mon mari qui est anglais.
Elle a souri.
— Voilà pourquoi vous aimez la pop.
J'ai souri aussi, un petit sourire laborieux. Je me revoyais repartir tout à l'heure dans la nuit, seule, dans le vent, dans le noir. Loin de Malcolm, loin d'Andrew. Tout ça, pour rien. Tout ça, pour quoi ? Andrew m'avait dit : « Why are you doing this ? What for ? » Et j'avais répondu : « Je le fais parce que je suis une mère, une maman, et je ne dormirai pas tant que je ne saurai pas qui a fait ça, je ne dormirai plus tant que je n'aurai pas retrouvé cette personne, pour comprendre. » Il n'avait pas compris, alors j'avais essayé de lui décrire les canetons qu'on avait vus l'hiver dernier, dans le parc Montsouris. Une cane tentait de protéger ses petits qui piaillaient derrière elle, et dès que l'on s'approchait trop du bassin, elle se dressait sur ses pattes dans l'eau et battait des ailes tout en poussant des caquètements puissants. La maman canard, c'était moi. Mais moi, je n'avais pas su protéger Malcolm. Andrew avait soupiré, excédé :
« Je ne comprends rien à tes histoires de ducks, ta place est avec ton fils, tu es sa mère, il a besoin de toi. »
— Vous allez retourner à Paris ?
— Oui, je pense.
— Retrouver votre fils, votre mari ?
— Oui, ils me manquent.
— Votre mari, il sait que vous êtes venue me retrouver ?
— Oui, et il n'est pas d'accord du tout. Personne n'est d'accord, sauf ma belle-mère, la grande dame anglaise que vous avez vue ce matin avec moi.
— Mais vous cherchiez quoi, exactement, en venant ? Vous vouliez quoi ?
— Comprendre. Juste comprendre. Comprendre comment on peut renverser un adolescent et ne pas s'arrêter.
— Oui, je vois. Si on avait fait ça à mon fils, je ferais comme vous. Exactement comme vous.
Elle m'a souri, un sourire chaleureux, complice. Elle alluma une autre cigarette. Je fus à nouveau frappée par le fait qu'on était confortable en sa compagnie, à l'aise. Elle avait la faculté de vous détendre, vous tranquilliser. Je me suis demandé ce que c'était. Son sourire ? Son regard ? Sa voix ?
— Surtout qu'avec mon fils… Vous avez vu comment il est… j'ai tendance à le surprotéger. J'ai peur pour lui, tout le temps peur pour lui, parce qu'il est dans un autre monde. À l'école, ils sont terribles avec lui, les autres gamins. J'ai dû aller voir la maîtresse, le directeur, tellement ils étaient méchants. Mais je ne pourrai pas tout le temps être là derrière lui. (Elle s'interrompit.) Je vous pompe avec mes histoires, pardonnez-moi. Vous voulez quelque chose d'autre à boire ? Un Coca ? Du vin ?
— Oui, je veux bien du vin.
— Du blanc, du rosé ?
— Du blanc, s'il vous plaît.
Elle est revenue avec deux verres de blanc. J'ai bu quelques gorgées. Puis j'ai dit :
— Je me sens un peu ridicule d'avoir fait irruption chez vous comme ça.
Le grand sourire malicieux.
— Ce n'est pas grave, le film était nul.
— Je suis désolée. Pour votre mari aussi.
— L'important, c'est que vous retrouviez la personne qui a fait ça. La police travaille bien ?
J'ai pensé à Laurent, à tout ce qu'il avait fait pour moi, pour Malcolm.
— Oui, il y a un jeune flic dynamique. Il se donne du mal pour nous.
— La police va venir ici lundi matin ?
— Oui, le flic me l'a dit.
— Heureusement que j'ai gardé les billets pour Barcelone.
— Oui.
Silence.
— Vous pensiez vraiment que c'était moi ?
— J'étais persuadée que c'était vous. La plaque, la couleur de la voiture, la marque de la voiture, tout correspondait.
— Vous devez vous sentir découragée.
— Oui. Très. J'étais si sûre. Les témoins avaient même noté la couleur de vos cheveux.
Elle a haussé les sourcils.
— Mes cheveux ?
— Oui, les témoins ont vu une femme au volant, une blonde aux cheveux longs et bouclés, et un homme à sa droite.
Son visage s'est crispé. D'un seul coup.
Cela m'a surprise. Elle était blanche, soudain, terriblement blanche sous son hâle.
— Une blonde, aux cheveux longs et bouclés ?
— Oui. Comme les vôtres.
Elle ne bougeait plus. Ses yeux me fixaient, exorbités. Des yeux énormes, noirs.
— Les témoins ont vu ça ?
Sa voix était encore plus rauque que d'habitude.
— Oui.
Elle semblait suffoquer. Incapable de parler. Son regard m'impressionnait. Je n'osais pas lui demander ce qu'elle avait. Je ne savais pas quoi faire. La cigarette qu'elle tenait se consumait entre ses doigts. Une fine langue de cendre est tombée sur la moquette.
— Qu'avez-vous ? Que se passe-t-il ?
Mais elle ne me répondait pas. C'était comme si je n'étais plus là. J'ai pris la cigarette qui menaçait de finir sur la moquette, je l'ai éteinte dans le cendrier.
Eva Marville a enfoui son visage entre ses mains, s'est mise à gémir tout bas. Des gémissements de douleur. Comme ceux d'une bête mortellement blessée.