Devant l'école, « l'heure des mamans ». Georgia s'est blottie contre moi. Je l'ai serrée très fort. Elle a commencé à me poser des questions tout de suite.
— Maman, il est où Malcolm ? Je peux le voir, dis ? On peut aller le voir ? Il dort toujours, maman ? Il va se réveiller quand ?
Dans la boulangerie en face de l'école, j'ai acheté son pain au chocolat habituel. Je ne savais pas quoi lui répondre. C'était difficile de lui dire que moi aussi, j'avais peur, que moi aussi, j'étais terrifiée, que je ne pensais plus qu'à ça, mon fils dans le coma. Elle a dû voir quelque chose dans mon visage, elle a dû deviner. Sa lèvre inférieure s'est mise à trembler. Elle n'a pas touché à son goûter.
Nous sommes rentrées sans parler, main dans la main. Plus tard, quand elle prenait son bain, elle m'a dit, d'une petite voix blanche : « Maman, pourquoi le monsieur qui a renversé Malcolm il s'est pas arrêté ? » J'avais envie de lui répondre : Parce que c'est un salaud, le pire des salauds, un lâche, j'avais envie de le crier, très fort, pour que ma voix résonne dans la salle de bains. Mais j'ai dit, d'une voix normale, calme : « Parce que qu'il a eu peur, chérie. Alors il est parti. » Georgia a semblé réfléchir. Elle ne comprenait pas pourquoi le monsieur avait eu peur. Peur de quoi ? J'ai dit : « C'est comme toi, quand tu as fait une grosse bêtise, tu as peur de le dire à moi ou à papa. » Elle a compris.
— Le monsieur, il est parti parce qu'il a peur d'être puni.
Le téléphone a sonné. C'était le collège. On voulait savoir pourquoi Malcolm n'était pas venu ces derniers jours. Personne n'avait appelé pour signaler son absence. Était-il souffrant ? Pendant un instant, je me suis imaginée en train de dire à cette femme : Oui, pardon, madame, j'ai oublié de vous prévenir, il a une gastro, mais ça va mieux, il sera là demain. J'aurais tant voulu pouvoir prononcer ces mots-là. Ces mots faciles, anodins. Mais je lui ai dit la vérité. L'accident, le traumatisme, le coma. Le délit de fuite. Elle est restée sans voix. J'aimais bien cette femme. Elle était chaleureuse, dynamique. Elle faisait bien son boulot de surveillante générale. Les enfants l'appréciaient, malgré sa sévérité.
Elle m'a dit : « Mon Dieu, madame, je ne peux pas y croire. Ce n'est pas possible. Mon Dieu, je ne sais pas quoi vous dire, je pense beaucoup à vous, madame. »
Elle m'a parlé longuement d'une voix hachée. Elle m'a dit qu'elle allait prévenir les délégués de la classe de Malcolm. Qu'elle me rappellerait pour avoir des nouvelles, que je pouvais appeler aussi. Que je pouvais compter sur elle, sur le collège.
J'ai dit : « Oui, merci, merci, oui, au revoir. » J'étais à la fois touchée et agacée. J'aurais voulu qu'elle ne dise rien aux délégués, qu'elle n'en parle pas au collège. Mais je comprenais que les amis de Malcolm devaient être prévenus, et je n'avais pas le cœur à le faire moi-même.
Je connaissais peu les amis de Malcolm. Depuis les portables, depuis Internet, les copains n'appelaient plus à la maison, le soir. On n'entendait jamais : Bonsoir, madame, est-ce que je peux parler à Malcolm, c'est de la part de… C'était fini, tout cela. On ne passait plus par les parents.
Je me suis souvenue du seul grand ami que je lui connaissais, Etienne. Ils étaient inséparables. Etienne venait dormir à la maison, passer le mois de juillet chez nous, en Bourgogne, Malcolm allait chez lui en retour, les week-ends, et en août, en Bretagne. J'étais devenue amie avec la mère, par la force des choses. Une femme divorcée, assez masculine, qui fumait deux paquets de cigarettes par jour, et qui avait des faux airs de Jeanne Moreau jeune. On pensait, avec Andrew, que cette amitié-là allait durer une vie, que Malcolm et Etienne seraient témoins à leurs futurs mariages, parrains de leurs enfants respectifs. On avait tant pris l'habitude de voir Etienne à la maison, qu'il était presque comme un fils adoptif, le frère de Malcolm. On connaissait ses goûts, on savait ce qui le faisait rire. On l'aimait bien, ce gosse. Puis il y a eu ce jour où Malcolm est rentré de l'école, livide. Il n'a rien voulu dire. Je pensais qu'il avait eu une mauvaise note, un problème avec un professeur. Il s'est enfermé dans sa chambre, sans un mot. La semaine entière, il est resté muet, blanc. J'ai compris très vite. Etienne l'avait laissé tomber, du jour au lendemain. Il ne lui avait plus adressé la parole. Il s'était trouvé un nouvel ami, avec qui il se pavanait devant Malcolm. On avait essayé de lui en parler, Andrew et moi, de lui dire que c'était idiot de la part d'Etienne, qu'Etienne était déplorable, lamentable de l'avoir abandonné comme ça, que c'était sûrement une broutille, une bêtise, que cela n'allait pas durer, qu'Etienne réagissait en gamin débile, que tout ça n'avait rien à voir avec Malcolm. Mais on n'avait pas mesuré à quel point Malcolm en souffrait. Et on n'avait pas prévu qu'Etienne le laisse vraiment tomber, pour toujours. J'avais retrouvé mon fils une nuit dans la cuisine, son cochon d'Inde blotti contre lui. Il était en larmes. Sa voix brisée, son visage gonflé : « Mais pourquoi, maman, pourquoi il ne veut plus être mon ami ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Il ne veut même plus me parler, il ne me regarde même plus. Ça me fait tellement mal, maman, tellement mal. »
J'avais essayé de le consoler comme je pouvais. Sa tristesse me faisait mal aussi, mal au ventre. J'avais eu envie de pleurer comme lui. J'avais eu envie d'aller trouver Etienne sur-le-champ et de lui demander des explications. Le lendemain, j'avais téléphoné à Caroline, la mère. J'avais essayé de lui parler de l'incompréhension de Malcolm, de sa détresse absolue. Elle m'avait répondu que son fils choisissait lui-même ses amis, et que ces enfantillages ne l'intéressaient pas.
J'ai décidé de ne plus la voir. J'ai tenu parole. Malcolm a changé de collège et n'a jamais reparlé à Etienne. Quand il nous arrive de croiser Etienne ou sa mère dans le quartier, personne ne se dit bonjour.