Des e-mails auxquels je ne répondais pas. Des clients qui ne comprenaient plus. Moi, Justine Wright, irréprochable sur les délais, jamais en retard pour rendre un travail. Moi, Justine Wright, je ne les prenais plus au téléphone, je ne leur répondais plus. J'attendais jeudi.

Andrew, le soir avant mon départ.

— Que se passe-t-il ? Je te trouve étrange. Es-tu malade ?

Je l'ai regardé avec un sourire tordu.

— Malade ? Non, pas malade, Andrew.

Il semblait désemparé. Il ne comprenait plus. Je m'étais enfermée dans une bulle, selon lui.

— Mais je pourrais dire la même chose de toi, Andrew ! Toi aussi, tu es dans ta bulle. Nous vivons deux vies parallèles, qui se télescopent seulement au chevet de notre fils. Ne le vois-tu pas ?

Non, il n'avait pas vu. Pour lui, ça venait de moi. C'était moi qui me renfermais. C'était moi qui ne parlais plus. Je devais penser à lui, à Georgia. Je devais faire un effort. Je devais m'arranger aussi, physiquement ; je me laissais aller, selon lui. Mes cheveux, mes vêtements. C'était n'importe quoi. Il fallait que je me regarde dans une glace. Que je réagisse.

J'ai vu rouge. Comment osait-il ? Comment pouvait-il me dire des choses pareilles ? J'ai eu envie de le frapper aussi, comme ma mère l'autre jour. Mais une immense lassitude s'est emparée de moi. À quoi bon ? À quoi bon me battre avec mon mari ? Je me suis détournée de lui. Je lui ai montré mon dos, ma nuque.

Un mur. Voilà ce que nous étions devenus lui et moi, un mur. Dos à dos. Lui dans sa souffrance, moi dans la mienne. Incapables de la partager. Incapables de nous aider l'un l'autre. Des incapables. Andrew avait toujours été là pour moi, dans les moments difficiles. Et moi, je l'avais toujours écouté, conseillé. Nous étions une équipe. On disait de nous, Justine la bavarde, l'espiègle, la rigolote, Andrew le roc, Andrew le silencieux. Une fine équipe. Une équipe qui allait durer. Alors que tous nos amis divorçaient autour de nous à tour de rôle, se disputaient la garde des enfants, se battaient à coups de pensions alimentaires, nous on tenait. Le roc et le rire. La force et la joie de vivre. Les Wright. Justine et Andrew, c'était du costaud. Justine et Andrew, c'était pour la vie. Oui, il y avait eu cette petite rouquine, oui, une histoire de fesses, sans importance, ils avaient su tourner la page, Justine merveilleuse de dignité, Andrew de franchise, et l'orage était passé. Justine et Andrew, le couple admirable. Dos à dos. Le mur. Moi dans le salon. Lui dans notre lit. Notre couple admirable.

Dans la pénombre du salon, je regardais le plafond. Demain, il fallait parler à Arabella. Comment lui dire ? Comment lui expliquer ? Je vous emmène à Biarritz pour voir la femme qui a renversé Malcolm. Pour la voir avant la police. Pour comprendre. Georgia vient avec nous. Absurde ? Fou ? Non, elle viendrait. Arabella viendrait. Je le savais. Demain.

Demain. « Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, je partirai. » Un poème appris par Malcolm, l'année dernière. Victor Hugo. La mort de sa fille Léopoldine, noyée avec son fiancé. Malcolm en train de me réciter le poème dans la cuisine, son cochon dinde sur les genoux. « J'irai par la forêt, j'irai par la montagne. » La voix de Malcolm, encore si présente. Le ronronnement du cobaye. Moi debout, le cahier de poésies à la main, une cuillère en bois dans l'autre pour touiller les pâtes. « Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »

Demain, dès l'aube. Le début du voyage. Eva Marville qui ne se doutait de rien. Elle devait dormir à cette heure-ci. Elle ne savait pas que demain, je serai dans un train, que chaque kilomètre avalé me rapprocherait d'elle. Elle dormait, tranquille. Dormez, madame. Dormez sur vos deux oreilles.

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