Un été, à Saint-Julien, il y avait cinq ou six ans, en arrivant un vendredi soir, on avait découvert un gros nid de frelons dans la chambre de Malcolm. Le nid s'étalait tel un ballon jaune clair, le long de la fenêtre. Des dizaines de frelons avaient envahi la pièce. Andrew avait insisté pour appeler les pompiers. Il ne fallait pas rigoler avec les frelons, disait-il. Deux piqûres de suite, et c'était la fin.

Les pompiers avaient débarqué, harnachés de tenues d'apiculteurs qui impressionnèrent Georgia, encore bébé. Nous étions restés dans notre chambre, tous les quatre, le temps qu'ils détruisent le nid. Ce fut l'affaire d'une demi-heure. Nous avions contemplé le nid vidé de ses habitants, éventré dans un sac-poubelle. Une construction étonnante, parfaitement symétrique, des milliers de losanges dans une spirale truffée de larves. Malcolm, sept ans, était resté muet. De toutes les chambres de la maison, les frelons avaient choisi la sienne. Et voilà qu'on avait fracassé leur beau nid si patiemment construit, qu'on les avait tués et chassés. Il s'était mis à pleurer de rage et de tristesse et n'avait rien voulu entendre quand on lui avait parlé des dangers de ces bestioles.

Pourquoi ces fragments de souvenirs me revenaient-ils ? Petites bulles de mon passé avec mon fils qui remontaient inopinément à la surface et me faisaient chanceler. Andrew vivait-il la même chose ? Il n'en parlait pas. Il ne me parlait pas. Il s'était enfermé dans un endroit secret où il ne voulait pas que je vienne. Il en avait le droit, après tout. Chacun réagissait à sa façon. Chacun se protégeait à sa façon. Certains se perdaient dans l'attente. D'autres avançaient à leurs risques et périls. Je savais qu'Andrew avait choisi d'attendre. Moi d'agir. La tristesse, c'était que j'avais besoin de lui. Et j'étais incapable de lui dire.

Treize ans. Avait-on idée de finir sa vie à treize ans ? Mais non, voyons, impossible. Treize ans, c'est toute la promesse de l'adulte à venir. Treize ans, c'est le premier soleil de la vie. On n'a pas le droit de mourir à treize ans. C'est hors de question.

Je suis allée fouiller dans des vieux papiers, prise d'une inspiration subite. Je me souvenais peu ou mal de mon adolescence. Une période pénible, laborieuse. Des pieds en dedans, des complexes, une sœur plus jolie. Non sans mal, au fond d'un dossier oublié, poussiéreux, j'ai repêché mes photos de classe, des lettres, des bulletins. Me voilà à l'âge de Malcolm. Je ne lui ai jamais montré tout ça. Une adolescente beaucoup plus avenante que dans mon souvenir. Longs cheveux châtains, yeux espiègles. Des jeans MacKeen. Un sweat-shirt UCLA. Des sabots suédois noirs. Un badge à l'effigie de Bjorn Borg. Un parfum, Green Apple. À mon étonnement, je me souvenais parfaitement du jour de cette photo de classe. Madeleine, à ma gauche, les yeux trop maquillés. Roxane et son décolleté. Antonella et ses Levi's serrés. Christine et sa coiffure dégradée. On était déjà des petites femmes. Derrière nous, les garçons se tenaient raides comme des piquets, pommes d'Adam apparentes, acnés fertiles.

J'ai compris en regardant cette photographie, à peine jaunie aux bords, qu'à treize ans, je ne me considérais pas du tout comme une petite fille. Je lisais Lolita de Nabokov, j'avais un amoureux – comment s'appelait-il… Ludovic –, et j'avais parfaitement conscience du monde qui m'entourait, des enjeux de l'amour, de la fragilité de la vie. Cette découverte me bouleversa. Malcolm savait donc déjà tant de choses. Il avait suffi que je regarde ce portrait de moi à son âge pour le situer, lui. Il ne possédait peut-être pas la maturité d'une fille, souvent plus précoce, mais il s'acheminait lui aussi vers l'adolescence, vers ce grand chambardement.

Eva Marville, la blonde au volant de sa Mercedes « moka » ancien modèle, avait pilonné tout ça, parce qu'elle était pressée un mercredi après-midi. Elle avait renversé un adolescent, elle avait pris la fuite, et elle continuait à vivre sa vie, insouciante, à Biarritz, pendant que Malcolm s'enfonçait dans le noir et moi avec.

Le téléphone a sonné. J'ai laissé le répondeur prendre l'appel. Mes parents. Ils avaient été voir Malcolm à l'hôpital, et pensaient me trouver encore là-bas. Maman avait sa mauvaise voix, larmoyante, chevrotante. « Ma petite chérie, on pense tellement à toi, ma pauvre petite fille, et à ton pauvre petit garçon. Ton père et moi, on est si tristes pour toi. Comment tu fais pour tenir, mon pauvre chou, ma petite fille…»

J'ai eu un haut-le-cœur. Le deuxième de la journée après l'affiche. Je suis sortie de la pièce, je ne pouvais plus l'écouter. Cette voix, ces mots. Comment je faisais pour tenir, maman ? Hein ? Comment ? Parce que je ne pouvais pas faire autrement, maman. Parce que c'était tenir ou crever, maman. Tu ne le savais pas, peut-être ?

Un mépris monstrueux pour ma mère montait en moi comme de la bile. C'était donc ça, la quarantaine, parvenir à mépriser ses parents sans en être coupable ? Ce n'était pas à l'adolescence qu'on les méprisait, non, c'était bien plus tard, quand on se rendait compte avec une sorte de terreur joyeuse qu'il n'était pas question qu'on finisse comme eux. Qu'il n'était pas question qu'on leur ressemble, plus tard.

Maman, pourquoi n'as-tu rien de la classe de ma belle-mère, de son instinct, de son maintien, de sa force, pourquoi dois-tu tout déballer, tout montrer, flancher, gémir ? Pourquoi toi et papa vous baissez les bras, vous chialez, vous pliez l'échine ? Moi je tiens, maman, je tiens, ta pauvre petite fille tient. Je tiens, parce que jeudi, je vais partir, voir cette femme. L'affronter. Lui mettre le nez dans sa merde. Partir. Voir. Comprendre. C'est ça ou crever, maman.

Pauvre petite maman pleurnicharde, toi-même. Et ton pauvre petit mari ratatiné, mon père.

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