Impossible de dormir. Andrew était parti se coucher. On s'était à peine parlé, à peine touchés. J'aurais voulu me blottir dans ses bras. J'aurais voulu qu'il m'embrasse, sentir sa chaleur, sa force. Son grand corps lisse. Mais il s'en était allé, en silence. Je suis restée dans le salon. La pièce me semblait plus grande que d'habitude, peu familière. Pourtant, cela faisait sept ans qu'on habitait ici. J'ai regardé les moulures, le parquet, les traces de la cheminée que le propriétaire avait fait enlever avant notre arrivée, à notre regret. J'ai regardé le mobilier, celui qu'Andrew avait hérité de grands-parents que j'avais un peu connus, qui avaient vécu dans un manoir glacial du Norfolk : le vaste canapé de velours bordeaux, fatigué, mais toujours vaillant, la table octogonale en ébène, tachetée d'humidité, les foot-stools garnis d'un point de croix jauni par le temps. Puis mes meubles, bien moins grandioses, Ikea ou Habitat, et qui déjà s'abîmaient avec les années, l'usure, les enfants.
À force de rester sans bouger, je me réappropriais mon chez-moi. Un petit univers tranquille, hors d'atteinte. Un nid familial. Les plantes aux fenêtres : une azalée rabougrie, mais qui fleurissait miraculeusement chaque année. Un petit olivier rapporté de Toscane. Les tableaux aux murs : les scènes d'intérieur qu'affectionnait Andrew, perspectives, ouvertures et jeux de lumière. Quelques natures mortes, dont une table de repas sans convives, après les agapes, nappe froissée, chaises aux dossiers pourpres, tasses de café vides et panier de fruits, signé Hortense Janvier, 1921. Les croquis d'architecte d'Andrew. Des plans de villas palladiennes. Le portrait de ma grand-mère Titine, à trente ans, cheveux très noirs, ondulés, yeux clairs. Les objets : la boîte Wedgewood bleu lavande que m'avait donnée ma belle-sœur pour un anniversaire, la petite statuette de Mercure avec ses talons ailés et son index pointé vers le haut, héritée du grand-père d'Andrew, le petit cheval cabré de Murano rapporté par Malcolm lors d'un voyage scolaire à Venise, et qui avait perdu sa patte avant.
Rien ne montrait ce qui s'était passé cet après-midi. Le décor était figé dans son calme habituel. Le silence de la nuit grandissait. Je ne voulais pas tourner la tête vers la commode dans le coin, là où il y avait les photographies encadrées, je voulais éviter le sourire de Malcolm, ses cheveux ébouriffés, sa grâce dégingandée de gamin longiligne qui a poussé trop vite. J'ai regardé le visage de sa sœur, sa blondeur, ses dents de lait. Georgia me manquait. J'aurais voulu aller dans sa chambre, la serrer fort contre moi, respirer son odeur sucrée de petite fille assoupie. Impossible d'aller rejoindre mon mari, de me déshabiller, d'aller au lit, de m'allonger comme si de rien n'était, de m'endormir comme si c'était une nuit comme les autres.
Je savais déjà que toute ma vie, je me souviendrais de cette nuit, que je garderais son empreinte sur moi, comme une cicatrice, une brûlure. Je me souviendrais des vêtements que je portais ce mercredi-là, un jean délavé, un pull kaki qui allait bien avec mes yeux, des Converse grises. Je me souviendrais de tout. Cette journée ne me quitterait jamais. Je me souviendrais de la vision de mes mains sur le volant, crispées, phalanges blanches, de l'air qui passait à la radio, un vieux tube disco, Sister Sledge, un air sur lequel j'avais dansé, dans une autre vie. Je me souviendrais de mes yeux dans le rétroviseur, un regard que je ne me connaissais pas.
Malcolm, ce matin, en retard, comme d'habitude, mal réveillé, mal embouché. Je l'avais pressé, houspillé. Il avait avalé ses pains au chocolat en quatrième vitesse. Il était parti maussade, en claquant la porte. La dernière image que j'avais de lui, c'était sa longue silhouette, si semblable à celle de son père, qui filait dans l'embrasure de la porte d'entrée. J'étais ensuite partie avec Georgia, car elle commençait l'école plus tard que son frère. Puis j'étais revenue à la maison pour travailler. Mercredi. Jour des enfants. Après la cantine, Malcolm était allé à son cours de musique, comme d'habitude, Georgia à son cours de danse, avec une petite amie et sa mère, comme d'habitude.
Pourquoi personne ne vous prévient, le matin, d'une horreur pareille ? Pourquoi ne se doute-t-on de rien, tandis qu'on se lave sous la douche, qu'on fait bouillir l'eau pour le Earl Grey, qu'on ouvre son courrier, qu'on lit ses mails ? Pourquoi ne reçoit-on pas de signe, pourquoi ne ressent-on rien de particulier, alors que le ciel va vous tomber sur la tête, alors que le téléphone va sonner, et qu'on va vous annoncer le pire ? Pourquoi, quand un enfant sort de vous, après l'effort, la douleur, et qu'on vous le pose sur le ventre, encore chaud, mouillé, on ne pense qu'au bonheur, à la joie, on ne pense pas aux drames à venir, à ces moments qui transpercent une vie ? Pourquoi est-on si mal préparé ? Mais comment pourrait-il en être autrement ? Fallait-il se répéter chaque matin en se brossant les dents : c'est peut-être aujourd'hui, ou ce sera demain ? Fallait-il se blinder, se dire qu'à tout moment on peut perdre un enfant, un parent, un mari, une sœur, un frère, une amie ? Être prêt ? Prêt au pire ? Mais comment vivre, alors ?
Je tentais de reconstituer ce mercredi noir, de réfléchir à ce que je n'avais peut-être pas vu, pas écouté. J'avais passé beaucoup de temps sur le dossier de presse d'un nouveau parfum d'une grande maison de luxe, une traduction bien payée, importante. Les délais étaient courts. Je m'étais lancée dedans, à fond. Si j'avais été moins concentrée, moins appliquée, est-ce que j'aurais entendu, capté un signal d'alarme ? Si j'avais moins parlé au téléphone avec l'attachée de presse, est-ce que j'aurais décelé une menace dans cette journée à venir ?
Comment Andrew faisait-il pour dormir ? Peut-être que les hommes ont besoin de reprendre des forces, de se reposer pour mieux affronter le lendemain. Peut-être que les femmes, elles, doivent veiller, attendre, protéger. Il ne fallait pas que je lui en veuille. Chacun réagissait à sa façon. Il ne fallait pas que je lui parle de ma solitude de cette nuit, de ma peur. Peur que le téléphone sonne dans le silence, dans le noir, peur des mots à l'autre bout du fil, peur d'entendre la voix du médecin. « Madame, votre fils…»
Je me suis installée devant l'ordinateur, à ma table de travail, et je me suis connectée sur Internet. J'ai tapé le mot « coma ». Les moteurs de recherche ont trouvé des dizaines de réponses. Malcolm était dans un coma stade 2 Glascow 8. Le médecin nous l'avait dit. Sur le moment, je n'avais pas pensé à lui demander ce que « Glascow » voulait dire. Maintenant, je savais. C'était une échelle de mesure, comme l'échelle de Richter mesurait la puissance des tremblements de terre. L'échelle de Glascow avait été mise au point en Ecosse, comme son nom l'indiquait. Elle évaluait les réactions du patient. Tout dépendait si le patient ouvrait les yeux, bougeait, murmurait des mots, avait les pupilles qui se (Mataient ou pas. Stade 2 Glascow 8, ce n'était pas terrible. Cela voulait dire que Malcolm ne réagissait pas à grand-chose. Mais j'ai lu aussi que les comas évoluaient au jour le jour. Un coma pouvait durer quelques nuits, quelques mois, une année, ou plus. On ne savait jamais, avec un coma. Et on ne savait pas non plus quelles étaient ses séquelles.
J'ai éteint l'ordinateur et je suis allée dans la chambre. Une fatigue immense s'était infiltrée en moi. J'avais mal au dos, aux reins, comme après un voyage pénible. Je devais me reposer, ne serait-ce que pour quelques heures. Andrew n'était pas dans notre lit. Ni dans la salle de bains. J'ai fini par le trouver dans la chambre de notre fils, allongé de tout son long sur le lit. Il dormait. Son visage dans la pénombre était empreint d'une douleur qui m'a remuée. Je me suis allongée à ses côtés, et je l'ai entouré de mes bras, doucement, pour ne pas le réveiller. Je l'ai embrassé sur son épaule, sur son avant-bras. Il n'a pas bougé.
L'oreiller sentait Malcolm, cette odeur d'adolescent, salée, particulière, encore imprégnée de l'enfance.