Des petites touches sur mon visage, sur les paupières, les sourcils. Douceur, application. Elle se donnait du mal. Elle voulait me faire un beau maquillage.

Celle qui avait renversé mon fils.

Telle était sa vie. Sa journée entière, elle la passait à rendre d'autres femmes plus belles, à leur fourguer des crèmes antirides, à les débarrasser de leurs poils, à leur peinturlurer un autre visage, comme elle le faisait avec moi. Toute la journée, elle devait toucher d'autres femmes, les voir en culotte et soutien-gorge, imaginer leur intimité. Peut-être qu'à la longue, comme un médecin blasé, elle ne voyait plus ses clientes à force de les manipuler. Qu'avait été son enfance ? Vu son accent, elle avait grandi ici. Elle avait toujours connu cette ville qui vivait au rythme de la saison touristique, et qui, l'hiver venu, se pelotonnait dans une hibernation frileuse en attendant l'été prochain.

Les yeux clos, je tentais de rassembler ma fureur, ma colère, celles qui m'avaient saisie chez elle, lorsque j'avais eu envie de tout casser, de tout briser. Où étaient-elles passées, cette fureur, cette colère ? Évanouies. Disparues. Évaporées. Et à leur place, je sentais sourdre une sensation inattendue, particulière, qui me stupéfiait. Je ressentais de la sympathie pour Eva Marville. Oui, elle m'était sympathique.

Comment était-ce possible ? Elle me plaisait, malgré tout ce qui en moi hurlait le contraire. Inexplicablement, je me sentais bien auprès d'elle. Son aisance, sa gentillesse, ses gestes pleins et souples, sa robustesse, son sourire charnu. On avait envie de se confier à elle. On avait envie de l'entendre rire. De partager des choses avec elle. Je m'attendais à tout, sauf à ça. Je m'attendais à une revêche, une antipathique dont la lâcheté serait écrite sur son visage, je m'attendais à une hautaine, une perverse, une méchante, une arrogante, je m'attendais à tout, mais pas à cette femme tranquille et paisible, pas à cette voix apaisante, pas à cette douceur amusée dans le regard. Je voulais la détester, mais je n'y arrivais pas.

Sa jeune collègue l'a appelée.

— Eva ! Téléphone pour vous ! C'est pour votre livraison de demain !

J'ai ouvert les yeux. Elle souriait, s'essuyait les mains.

— Excusez-moi, dit-elle, je reviens tout de suite, madame.

Je l'ai regardée partir. Ses attitudes majestueuses, les pieds minuscules, les hanches larges, le cul rond, imposant sous la blouse rose.

Coup d'œil vers la glace. J'avais un teint parfaitement lisse, clair, un teint de jeune fille. J'avais perdu dix ans.

Sur la table devant moi, les flacons, les poudres, les fluides qui m'avaient donné ce nouveau visage. Les fards à paupières étaient disposés sur un petit plateau, comme la palette d'un peintre. Or mauve. Vert lagon. Bleu d'Orient. Brun moka. Moka. Voilà que ce mot venait encore me chercher, ici, aujourd'hui.

Moka. Avant l'accident, « moka », c'était le café préféré d'Emma, celui qu'elle buvait délicatement en plissant les yeux, ce breuvage riche, noir d'aspect, à l'arôme chargé, puissant, qui me faisait parfois regretter ma passion du thé ; « moka », c'était le chat de Cécile et Stéphane, nos voisins du quatrième, chat noir tacheté de blanc qui venait s'asseoir sur le rebord de la fenêtre de la cuisine pour nous fixer de ses yeux jaunes ; c'était « mocha » en anglais, prononcé presque de la même manière, le « cha » dur comme un K, mais le « o » long et rond, comme dans motorway ; « moka », c'était cet inoubliable gâteau de biscuit garni à la crème au café qu'on avait dégusté en Suisse alémanique, un hiver avec Andrew. À présent, moka, c'était la Mercedes, l'éclair marron qui ne s'était pas arrêté. Moka, c'était les yeux chocolat d'Eva Marville. Moka, c'était le coma de mon fils.

Une présence. Je me suis retournée.

Le garçon frisé. Son regard noir, méfiant. Son petit visage de fouine derrière la porte.

— Bonjour, j'ai dit.

Il n'a pas répondu. Il est entré, sans me regarder, puis il s'est assis à même les lattes et il s'est mis à se balancer d'avant en arrière, en gémissant légèrement.

— Comment tu t'appelles ?

Aucune réponse. Juste le balancier régulier de son corps, sa respiration gémissante. Pourquoi ce gamin me mettait-il mal à l'aise ? J'avais l'impression qu'il ne me voyait pas. Ou qu'il ne voulait pas me voir. Je me suis demandé s'il se doutait que c'était moi, cachée hier soir chez lui.

Sa mère est arrivée.

— Arnaud !

Il s'est redressé, piteux.

— Qu'est-ce que tu fais là ? Je t'ai demandé de ne pas embêter les clientes. Sinon tu vas au Club Mickey, tu m'entends ?

Il s'est levé, le menton buté.

— Je ne veux pas aller au Club Mickey parce qu'ils me traitent tous de débile parce que je leur explique comment marchent les trains du futur et comment Anakin Skywalker est devenu Dark Vador parce qu'il est allé du côté sombre et qu'il a perdu sa maman et qu'il faisait des cauchemars et qu'il avait peur de perdre Padmé sa femme de la même façon.

Toujours cette voix tonitruante, pédante, qui résonnait dans la petite pièce.

Sa mère l'a poussé vers la porte, avec une impatience teintée de tendresse.

— Allez, va, chéri, laisse maman travailler.

— Il ne me dérange pas, j'ai dit.

Elle m'a souri. Puis elle a fermé la porte derrière lui.

— C'est gentil, madame. Mais il vaut mieux. Vraiment.

Je la regardais. Son visage semblait triste, creusé tout à coup.

— Il vaut mieux quoi ?

Elle a soupiré.

— Il n'est pas tout à fait comme les autres, voyez-vous.

Je n'ai pas su quoi dire.

— Arnaud est atteint du syndrome d'Asperger. C'est une forme d'autisme rare.

Elle avait du mal à se concentrer sur le maquillage. Elle laissa un pinceau en suspens devant mes yeux.

Asperger. Je me suis souvenue d'avoir vu ce mot dans son dossier, sur la commode, dans sa chambre, le soir où j'étais venue chez elle, à son insu.

— Ce sont des enfants qui ont l'air normaux, mais ils sont dans leur petit monde à eux. Ils ont du mal à communiquer. Ils prennent tout au pied de la lettre. Par exemple, vous ne pouvez pas dire à Arnaud : Je suis morte de fatigue, ou Donne ta langue au chat. Il ne comprend pas, il a peur. Mais ils sont souvent brillants, c'est le cas d'Arnaud. Il est passionné par l'espace, les planètes, le système solaire, les TGV, les vaisseaux spatiaux.

Elle m'observa. Petit sourire fugace.

— Je vous ennuie avec tout ça, madame. On reprend au niveau des paupières ? Fermez, s'il vous plaît.

J'ai fermé les yeux, obéissante. The Cure en fond sonore, Just Like Heaven, cette fois. Qui me faisait encore penser à Andrew. Et à Malcolm qui mimait le solo de guitare en grimaçant.

Puis la voix est revenue. Rauque, sa voix de fumeuse.

— Il paraît que des gens connus ont été atteints du syndrome d'Asperger. Léonard de Vinci, Einstein, le président Kennedy. Et c'étaient tous des personnes brillantes, des génies, même. J'essaie de ne pas me faire trop de souci pour Arnaud. Mais on se moque de lui à l'école. Vous avez vu comment il parle, comme s'il récitait un bouquin.

— Oui.

— Regardez vers le haut, s'il vous plaît. Je vous assure, ce n'est pas facile tous les jours, avec Arnaud. Et puis mon mari n'est pas patient avec lui, du tout. Il est vite énervé, vite agacé par le gosse, il ne se rend pas compte que le petit souffre.

— Oui, je vois.

— C'est difficile, parce que mon mari est un amour, à part ça, un amour, vraiment. Mais il a du mal à accepter la maladie de son fils, vous comprenez ? Il n'arrive pas à communiquer avec lui. Vous avez des enfants, madame ?

Vous avez des enfants, madame ?

J'ai retenu mon souffle.

Oui, j'ai un enfant, un enfant que tu as renversé, espèce de grosse pouffe, un gamin dans le coma, oui, oui j'ai un enfant, un ado qui ne va peut-être plus jamais se réveiller, ou qui sera peut-être paralysé, ou qui ne sera jamais le même, oui, mon enfant, et c'est toi qui as fait ça. C'est toi qui as fait ça.

Envie subite de la tuer. D'encercler son cou gras et rose avec mes mains et serrer de toutes mes forces. J'aurais pu, là, maintenant. Si facile. Si rapide. L'effet de surprise. Des bruits de strangulation. Elle titube dans ses sandales dorées taille 36. Elle devient écarlate. Elle s'effondre à mes pieds. Un bruit lourd et mou sur les lattes claires.

— Non, je n'ai pas d'enfants.

Un silence poli. Puis un « Ah ». Elle a semblé gênée.

J'avais du mal à parler. J'ai entrouvert les yeux. Elle était penchée sur moi. J'ai senti son haleine. Chaude, parfumée à la réglisse, ou la menthe. Un relent de tabac. Ses yeux sombres, puits sans fond. Les petites rides qu'elle avait au coin des yeux. Un léger duvet blond au-dessus de la lèvre supérieure. Elle était tout près de moi. Je me suis demandé ce qu'elle comprenait de l'expression dans mes yeux. Ce qu'elle comprenait de ma présence ici.

Elle a reculé, doucement.

— On va mettre du mauve sur les paupières, ça fera ressortir le vert de vos yeux. D'accord ?

Je suis parvenue à hocher la tête. Avait-elle peur de moi ? Pensait-elle qu'elle avait affaire à une dingue ?

— Je crois que votre portable vibre, madame.

J'ai mis une seconde ou deux à enregistrer ce qu'elle me disait. Gros bourdonnement du téléphone dans mon sac. J'ai farfouillé dedans.

Andrew.

— Malcolm a ouvert les yeux, tu m'entends, Justine, il a ouvert les yeux, comme l'autre jour avec toi. Ça a duré cinq ou six minutes.

Je me suis levée du fauteuil en poussant un petit cri inarticulé, de joie, de peur, des deux.

— Come back, Justine, dépêche-toi, reviens. Il a besoin de toi. Moi aussi j'ai besoin de toi. Qu'est-ce que tu fous là-bas, for God's sake ?

Eva Marville m'offrait son dos rond, se faisait discrète, la plus petite possible.

— Qu'ont dit les médecins ?

— Ils ne disent rien, comme d'habitude. Je ne sais rien de plus, je ne sais pas si Malcolm va rester comme ça toute sa vie, ou dans une chaise roulante, ou comme un légume, tout ce que je sais c'est qu'il faut que tu reviennes. Justine, tu m'entends ? Pourquoi tu ne dis rien ? Tu es où ? Tu fais quoi ? Réponds-moi !

S'il savait. S'il savait qu'à la seconde même où il me parlait, mes yeux se posaient sur les épaules dodues d'Eva Marville. Celle qui avait renversé notre fils. Celle a qui je n'avais encore rien dit.

Rien pu dire.

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