J'ai attendu que le phare prenne le pas sur la nuit qui tombait, qu'il transperce l'obscurité de son faisceau jaune. Puis j'ai repris le chemin de la Villa Etche Tikki. J'ai laissé un mot sur la table de la cuisine, j'ai écrit que je reviendrais rapidement. Georgia dormait. Candida et Arabella parlaient à voix basse dans le salon. Elles ne m'ont pas entendue sortir, j'ai fait attention de ne pas claquer la porte.

Presque vingt-deux heures. Vers l'ouest, sur l'horizon, une partie du ciel était encore claire, mouchetée d'orange par le soleil qui venait de se coucher. À l'est, la nuit arrivait, immense, sombre et bleue, auréolée d'une humidité palpable.

Je marchais vite, les mains dans les poches de mon blouson en jean. Les restaurants, les bars étaient bondés. Les gens mangeaient des tapas, des gambas, buvaient en riant, en parlant fort. Les voitures roulaient au pas, les motos pétaradaient. Sur la plage de la Côte des Basques, la marée était basse. Plus de surfeurs, mais quelques baigneurs nocturnes que je voyais, de loin, franchir la mousse blanche des vagues. Devant moi, les lumières de l'Espagne qui scintillaient. Plus près, on devait pouvoir repérer Guéthary, Saint-Jean-de-Luz, Hendaye, ces endroits dont je ne connaissais que le nom. La côte m'était inconnue, impossible de les localiser. Le vent venait du sud, orageux, moite, salé. On avait annoncé un orage nocturne. Je le flairais déjà, il se rapprochait avec la nuit. Puissant, chargé. Inquiétant.

Avec chaque pas, l'inimitié que je ressentais envers Eva Marville me galvanisait. Plus question de me laisser séduire par son sourire, ses gestes lents et calmes, sa voix, plus question d'avoir peur, de me museler, de rester en retrait. Plus je m'approchais de chez elle, plus le mépris, la hargne s'accroissaient, s'amplifiaient comme l'orage qui se tramait au-dessus des Pyrénées, et dont je voyais les éclairs hachurer la nuit. Non, je n'avais plus peur. Non, elle ne m'impressionnait plus. Non, je ne me laisserai plus faire.

À chaque pas, des pensées s'offraient à moi, des pensées étranges, inédites, que j'étudiais calmement. Est-ce que mes parents auraient fait ce que je m'apprêtais à faire ? Je tentais d'imaginer ma mère, en train de monter cette côte, ses petites jambes maigres arpentant le trottoir, le claquement sec de ses talons bobines, le moulinet de ses bras déterminés, sa bouche crispée, sa haute coiffure laquée malmenée par la houle qui se renforçait. Non, maman n'aurait pas fait ça. Maman aurait laissé la police faire son travail. Maman aurait eu la trouille. Emma ? Est-ce que ma sœur l'aurait fait ? Oui, sans doute, mais son colosse de mari l'en aurait empêchée. Peut-être serait-il allé voir Eva Marville lui-même. J'ai souri malgré moi. J'imaginais mon beau-frère, épais, rougeaud, sur son palier. Et en guise d'introduction, un uppercut explicite. Mon frère ? Oui, Olivier l'aurait fait, pour moi. Et mes amies ? Catherine, Laure, Valérie ? Oui, elles l'auraient fait, du moins je voulais m'en persuader. Elles l'auraient fait, et je les sentais derrière moi, comme si elles marchaient véritablement à mes côtés, volontaires, fortes, le visage grave. Mes trois meilleures amies, qui se connaissaient peu entre elles, mais qui avaient mon amitié en commun, mes trois fidèles. En arrivant vers la Promenade des Basques, je me suis rendu compte, pour la première fois, qu'elles avaient toutes les trois les yeux marron foncé, des yeux « moka », comme ceux d'Eva Marville.

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