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La maison était comme toutes les autres maisons de la rue. Un abri pour voiture à droite, une véranda devant, une véranda derrière, une allée étroite du trottoir au perron. Des haies sous les fenêtres. Une rambarde en fer pour monter les marches. Russell termina sa cigarette et resta un moment immobile puis ouvrit la boîte aux lettres et en retira une enveloppe sur laquelle était griffonné son nom. Il l’ouvrit et prit la clé à l’intérieur.

Sous l’abri était garé un vieux pick-up Ford dont la peinture rouge d’origine n’apparaissait plus que par endroits, le reste de la carrosserie ayant pâli et viré à l’orange. Il s’en approcha et passa la main sur les flancs du véhicule. Comme s’il caressait un cheval. Une fêlure craquelait toute la largeur du pare-brise et le hayon était légèrement enfoncé. Les pneus étaient essoufflés et le plateau rouillé aux quatre coins. Un pneu de rechange gisait à l’arrière. Il ouvrit la portière et s’assit derrière le volant. La banquette était entaillée çà et là et des morceaux de mousse dépassaient. Il y avait un mot posé sur le siège et il le prit et lut Va falloir la bichonner. Il froissa le bout de papier et le laissa tomber à ses pieds. La clé était sur le contact et il la tourna en appuyant sur l’accélérateur et le moteur ahana mais se mit à tourner, et il enfonça la pédale. Un temps, une brève pétarade, comme des coups de feu, puis un rugissement, et dans le rétroviseur il vit un panache de fumée grise jaillir du pot d’échappement et se répandre sur l’allée et il laissa le moteur tourner pendant deux minutes.

Il monta les marches de la véranda et lâcha son sac et il ouvrit la porte et entra. Une couche de vernis brun café avait été passée sur le parquet en bois et la cheminée du salon avait été murée avec des briques. Il passa d’une pièce à l’autre et constata que tous les murs avaient été repeints en blanc. Quelques meubles dépareillés se côtoyaient dans chaque pièce — un lit et une commode dans la chambre et une table basse et un canapé beige et une étagère dans le salon. Dans la cuisine il vit une table et deux chaises et sur le plan de travail trônaient une machine à café et un four à micro-ondes. À côté de ce dernier, un paquet neuf de cigarettes. Puis il ouvrit le frigo et trouva un pack de six bières. Ce cher vieux papa.

Il en prit une et ouvrit la porte de derrière. L’herbe du jardin était haute et au beau milieu gisait une brouette retournée. Dans un coin de la véranda, un seau de peinture de vingt litres, vide, des rouleaux et des pinceaux. Dans un autre coin, une chaise blanche en plastique. Il s’assit sur les marches et posa la bouteille de bière fraîche sur son arcade et il s’efforça de se détendre. Ferma les yeux et prit une grande goulée d’air lourd et libre. Une goutte d’eau glissa le long de la bouteille puis de sa joue avant d’aller se perdre dans la barbe qu’il avait commencé à laisser pousser deux semaines plus tôt pour entamer sa nouvelle vie. Puis il rouvrit les yeux et ouvrit sa bière. De minuscules insectes dansaient au-dessus des herbes hautes et les chênes faisaient barrage à la lumière du jour déclinant. De chaque côté du petit jardin les voisins avaient érigé des clôtures de deux mètres de haut pour profiter à leur aise de leurs barbecues. Il frotta de nouveau son œil endolori. Tâta l’œuf de pigeon sur son crâne. Ses côtes. Puis il s’allongea sur la véranda et regarda les toiles d’araignées tissées autour de la lampe. Un papillon y était pris au piège. Il se débattait en vain. Il entendit un chien aboyer quelque part, puis un autre.

Onze ans, songea-t-il.

Assez longtemps pour que tous ceux qu’il connaissait se soient mariés depuis. Plus d’une fois, peut-être. Ou plus de deux. Qu’ils aient eu le temps de faire des gosses. De décrocher un boulot qui aurait fini par leur réussir, leur valoir des promotions, des titres et des bureaux avec des fenêtres, peut-être même des cartes de crédit de leur boîte dans la poche. Assez longtemps pour que les étagères de leur salon se soient remplies d’albums photos où seraient archivés les clichés de leurs vacances d’été à Pensacola et Gulfport et au parc de Six Flags quand les enfants auraient grandi et peut-être même à Disneyworld. Assez longtemps pour en être à leur deuxième maison parce que la première serait devenue trop petite. Assez longtemps pour qu’ils soient aujourd’hui au volant de bagnoles qu’ils s’étaient autrefois juré de ne jamais avoir, des voitures à portières coulissantes avec une galerie sur le toit et des porte-gobelets pour tout le monde. Assez longtemps pour qu’ils aient oublié ceux qui n’étaient plus là. Assez longtemps pour que leur corps ait changé et que leur visage ait changé et que l’implantation de leurs cheveux ait changé et que leur personnalité ait changé et assez longtemps pour qu’aient surgi de nouveaux magasins et de nouveaux restaurants afin de satisfaire aux besoins de la nouvelle population.

Il se redressa puis se leva et alla libérer le papillon prisonnier de la toile d’araignée tant qu’il lui restait un souffle d’espoir dans les ailes. Il le prit du bout des doigts, sentit la membrane des ailes, crayeuse et fine comme un voile. Puis il le lâcha et le papillon essaya de s’envoler mais tomba en spirale et atterrit au bout de sa botte. Il savait que s’il le laissait là les fourmis en feraient leur affaire, et quelle sale façon de crever, alors il posa le pied sur le papillon et l’acheva puis le fit disparaître entre les lattes de la véranda d’une giclée de bière. Il alla s’asseoir dans la chaise en plastique et se mit à parler tout seul.

Elle est avec eux maintenant. Tu le sais bien.

Oui, je sais. Ça fait longtemps que j’ai compris. C’est juste que c’est pas pareil, quand on est assis là, libre, au lieu d’être derrière les barreaux. Ça te dérange que je me torture avec ça deux secondes ?

Pas du tout.

Parfait. Alors fous-moi la paix.

Il resta assis là et finit sa bière puis il posa la bouteille sur le sol de la véranda. Il se leva et rentra à l’intérieur, admira le soin des finitions. Remarqua à quel point la couche de vernis sur le parquet était uniforme. Sourit en imaginant son père, trop vieux pour avoir fait tout ça lui-même mais qui devait être resté en permanence à deux mètres du gars pour veiller à ce qu’il fasse correctement son boulot. Et il savait que son père était là. Qu’il l’attendait. Et il ne voulait pas le faire attendre plus longtemps.

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